Diloy le chemineau/23

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Librairie Hachette et Cie (p. 265-275).

XXIII

Le déménagement. Les Marcotte se querellent


Enfin, la cloche sonna ; les trois petits avaient demandé instamment à attendre l’arme au bras, c’est-à-dire la serviette sous le bras, l’assiette à la main. Ils étaient postés à la porte d’entrée, quand Mme d’Orvillet, M. d’Alban donnant le bras à Mme de Saintluc, Gertrude et Félicie firent leur entrée dans la salle à manger.

Les petits serviteurs, prenant leur rôle au sérieux, ne voulaient pas se mettre à table, mais, le général ayant commandé arme bas, ils furent désarmés par Gertrude et Félicie, et on les obligea à prendre leur part du repas. Après le premier plat, on demanda d’autres assiettes.

Juliette, Laurent et Anne se précipitèrent pour faire leur service ; Anne cassa une assiette, dans son empressement à servir sa mère ; Laurent en fit rouler deux, mais sans les casser. Juliette profita du désordre causé par ces accidents pour remplacer lestement toutes les assiettes sales. Quand les morceaux furent ramassés, Laurent et Anne n’eurent plus rien à faire qu’à se remettre à table et continuer leur repas. Il s’acheva assez tranquillement ; il n’y eut d’autres accidents qu’une bouteille de vin répandue sur la nappe, une salière renversée, et la chute d’Anne avec sa chaise ; mais, comme elle ne s’était fait aucun mal, tout le monde rit de son accident, et elle demanda à continuer son service en mangeant debout, pour être prête à donner ce que demandaient les convives.

« N’est-ce pas, maman, que nous servons très bien ? dit Anne en finissant son déjeuner.

Madame d’Orvillet.

Sauf les accidents, c’était très-bien, mon enfant.

Laurent.

Les accidents, ce n’était pas notre faute ; n’est-ce pas, mon oncle ?

Le général, gaiement.

Certainement non. Si les assiettes n’étaient pas rondes, elles ne rouleraient pas.

Juliette.

Et le vin répandu, mon oncle ?

Le général, souriant.

Si le vin n’avait pas été liquide, il ne se serait pas répandu.

Félicie.

Et la chaise d’Anne, mon oncle ?

Le général, riant.

Si la chaise n’avait pas eu de pieds, elle ne serait pas tombée. »

Tout le monde se mit à rire et on se leva de table.

Laurent.

Allons-nous partir, mon oncle ?

Le général.

Pas encore, mon ami ; donne-nous le temps de faire une petite causette, et laisse les gens ôter le couvert et tout ranger.

Laurent.

Eh bien, Juliette, sais-tu ce que nous allons faire ? Nous irons tous chez les Marcotte, et nous les aiderons à faire leurs paquets.

— Oui, oui, allons vite, s’écrièrent Juliette et Anne.

Le général.

Halte-là ! Petits malheureux ! vous allez leur tout bouleverser, comme vous avez fait chez moi le jour de mon arrivée en m’aidant à déballer.

Gertrude.

Non, mon oncle ; ils ne feront aucun dégât, car nous allons y aller, Félicie et moi, et nous veillerons à ce qu’on ne dérange pas au lieu d’arranger.

Le général.

Dans ce cas, on peut y aller ; partout où tu es, tout marche bien.

Gertrude, embrassant son oncle.

Prenez garde de me gâter, mon oncle ; vous avez trop bonne opinion de moi ; je finirai par n’avoir plus confiance en vous, et ce serait très mal à moi.

Le général, riant.

Tu n’y entends rien ; je cherche à prouver, au contraire, la grandeur de mon intelligence en te jugeant comme je le fais. Mais je dois humblement avouer que ta tante d’Orvillet m’y a beaucoup aidé avant même ton arrivée… Et à présent, ma bonne fille, que je me suis expliqué, je te laisse aller. Empêche les petits de tout mettre sens dessus dessous. Cours vite, car tu es rouge comme une cerise ; l’air te fera du bien. »

Gertrude et Félicie suivirent les enfants qui étaient déjà partis.

« C’est étonnant, dit Félicie d’un air un peu piqué, comme mon oncle t’aime ! Il te fait toujours des compliments ; à l’entendre, il n’y a de parfait que toi.

Gertrude..

C’est parce que je viens d’arriver, tu vois bien ; il veut me mettre à l’aise. Je crains bien que dans quelques jours il ne pense autrement.

Félicie.

Non, je parie qu’il te croit réellement parfaite.

Gertrude.

Ce serait donc parce qu’il est si bon qu’il me juge d’après lui-même.

Félicie.

Tu trouves qu’il est très bon ? Je ne trouve pas, moi. Il gronde souvent et bien rudement, comme font toujours les militaires.

Gertrude.

Ah bien ! mon tour viendra bientôt ; ce sera toi qui me consoleras alors, car j’aurais beaucoup de chagrin d’être grondée par lui.

Félicie.

Pourquoi ça ?

Gertrude.

Parce que je l’aime beaucoup et parce que, s’il me gronde, c’est que je l’aurai mérité.

Félicie.

Il n’y a pas de quoi avoir du chagrin ; moi, cela ne me fait rien quand on me gronde : cela m’ennuie, voilà tout.

Laurent, accourant.

Mais arrivez donc, arrivez donc, voilà les Marcotte qui se disputent, et nous ne pouvons rien faire. »

Ils entrèrent tous chez les Marcotte et ils les trouvèrent en face l’un de l’autre, criant à qui mieux mieux.

Marcotte.

Je te dis que t’es sotte comme tout. Je ne veux point que tu mettes ma belle redingote en paquet.

Mère Marcotte.

Et je te dis que je la mettrons tout de même. T’as pas plus d’intelligence qu’un bourri. Crois-tu que je vas promener tes habits un à un d’ici à notre maison ?

Marcotte.

Si tu ne les prends point, je les porterai, moi, et chaque voyage te vaudra une bonne gifle.

Mère Marcotte, se rapprochant de son mari.

Ah ! tu crois ça, toi ? Est-ce que je n’avons pas bec et ongles pour me défendre contre toi, vieux serin ?

Marcotte, avançant vers sa femme.

Je saurai bien te réduire, vieille criarde.

Gertrude, se mettant entre eux.

Mes amis, pourquoi vous querellez-vous ainsi ? Ce n’est pas bien.

Marcotte.

Quoi donc que je puis faire, mam’selle ? Cette sotte femelle veut me gâter ma belle redingote ; je l’ai prise la fourrant zà force dans un paquet de linge sale.

Mère Marcotte.

T’es un menteur ; c’était du linge tout blanc et je la fourrais bien gentiment.

Marcotte.

Tu appelles ça gentiment, que tu tapais dessus comme sur une gerbe de blé.

Mère Marcotte.

Et toi qui me tapais sur le dos comme un vieux scélérat que tu es.

Marcotte.

Pourquoi que tu ne voulais pas m’écouter ?

Mère Marcotte.

Et pourquoi que tu t’en mêlais ? Est-ce l’affaire d’un homme, ça, de plier du linge et des habits ?

Marcotte.

Est-ce l’affaire d’une femme, ça, que de chiffonner zet endommager la redingote de son mari ?

« Je saurai bien te réduire, vieille criarde. »
Je n’en ai point une douzaine de rechange, moi, et je ne veux point qu’on me l’abîme.
Gertrude.

Mes bons amis, je vous en prie ; je vais tout arranger. Je me charge de votre redingote, mon bon père Marcotte ; elle vous gênerait pour l’ouvrage, et moi, qui n’ai rien à faire, je la porterai bien soigneusement sur mon bras.

Marcotte.

Oh ! mam’selle Gertrude, c’est trop de bonté. Tu vois bien, femme, ce que tu fais ? Voilà que t’obliges mam’selle Gertrude à porter ma redingote.

Mère Marcotte.

Moi ! mon bon Dieu ! Faut-y être menteur !

Gertrude.

Ma pauvre mère Marcotte, ne vous fâchez pas, je vous en prie. Le pauvre Marcotte a cru bien dire.

Mère Marcotte.

Ne croyez point ça, mam’selle. Il n’en fait jamais d’autres. Il n’a pas plus de cœur qu’une limace ; il ne songe qu’à injurier le pauvre monde.

Marcotte.

En voilà une fameuse ! Quand je vous dirai, mam’selle, que cette femme me dégoise des sottises toute la journée, que si je ne me respectais, je lui donnerais des raclées soignées.

Gertrude.

Mon Dieu, mon Dieu, mes pauvres amis, si vous saviez comme vous me faites de la peine ! »

Marcotte et sa femme se retournent indignés l’un vers l’autre et dirent ensemble, d’un accent de reproche :

« Tu vois bien ! cette bonne petite demoiselle Gertrude…

Gertrude.

Assez, assez, mes amis ; nous sommes venus tous pour vous aider à faire vos paquets ; ma tante et mon oncle vous aideront aussi ; toute la maison va venir.

Mère Marcotte.

Héla ! En voilà-t’y, de la bonté ! Nous pensions demander aux voisins Legras de venir nous aider et nous pensions en avoir pour deux jours.

Laurent.

Vous coucherez là-bas ce soir, mère Marcotte.

Mère Marcotte.

C’est-t’y possible ! Tu vois, Marcotte, quand je te disions que nous avions de bons maîtres.

Marcotte.

Et quand je te disions qu’il n’y a pas leurs pareils dans le monde !

Mère Marcotte.

Et quand je te disions qu’ils ne nous laisseraient manquer de rien !

Gertrude.

Bien, mes amis ; à présent aidons aux paquets. Félicie viens m’aider à retirer le linge de dedans les armoires. Juliette, Laurent et Anne, courez vite chercher des paniers, de grandes resses, nous y mettrons le linge et les habits. »

Les petits partirent en courant ; Gertrude et Félicie eurent bientôt vidé l’armoire ; elles arrangèrent le linge dans une caisse pour être emporté. Les enfants revinrent, traînant chacun deux grandes resses. Gertrude étala un torchon au fond de chaque resse, y plaça les vêtements de Marcotte de manière à le rassurer complètement sur le sort de ses beaux habits du dimanche ; la belle redingote s’y étalait au-dessus des gilets et des pantalons.

Dans un autre panier elles mirent les vêtements de la mère Marcotte. Les deux vieux regardaient avec admiration l’ordre et la promptitude que mettait Gertrude, seule d’abord, ensuite aidée de Félicie, à tout ranger sans rien chiffonner, rien abîmer. Les petits présentaient les objets à serrer, apportaient de la ficelle, du papier, etc.