Diloy le chemineau/8

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Librairie Hachette et Cie (p. 87-96).


VIII

Le bon oncle d’Alban


Félicie, humiliée de l’algarade de son oncle, resta immobile. Clodoald et Cunégonde étaient d’autant plus irrités qu’ils n’avaient osé riposter à un homme d’un grade et d’un rang aussi élevés. Ils restèrent donc silencieux tous les trois jusqu’à ce que M. d’Alban se fût éloigné. Quand ils se crurent en sûreté, Clodoald dit à voix basse :

« Vous avez un oncle qui n’est pas agréable, mademoiselle Félicie.

Félicie.

Chut ! S’il vous entendait, il nous ferait une scène terrible.

Cunégonde, bas.

Ces militaires sont si grossiers ! Ils croient toujours parler à leurs soldats. Et si on leur répond, ils se croient insultés et ils se jettent sur vous comme des bouledogues.

Félicie, bas.

Prenez garde ; il est capable d’avoir fait un détour dans le bois et de nous suivre le long des broussailles.

Clodoald, à mi-voix.

C’est agréable pour vous d’avoir cet oncle pendant un mois !

Félicie.

Et quand il dit un mois, c’est plutôt deux ou trois. Il aime beaucoup maman, qui l’aime beaucoup aussi, et, comme il y a deux ou trois ans qu’il n’est venu à la campagne, il va vouloir rester le plus longtemps possible.

Cunégonde.

Il y a trois ans que vous ne l’avez vu ?

Félicie.

Non, nous l’avons vu tous les hivers à Paris ; mais il n’y est pas venu beaucoup, parce qu’il est obligé de rester en Afrique. »

Ils continuèrent à s’éloigner, et, pour plus grande sûreté, ils sortirent du bois et s’assirent sur un banc au milieu de la prairie.

Félicie.

Ici nous sommes en sûreté ; nous pouvons causer à notre aise au moins. »

Pendant qu’ils se vengeaient de l’oncle en se moquant de lui et en disant tout le mal possible, M. d’Alban arrivait dans le petit jardin où les enfants continuaient à travailler avec ardeur. La bonne le vit venir ; elle allait avertir les enfants, mais le général lui fit signe de se taire ; il s’approcha doucement, et, saisissant Laurent et Anne dans ses bras, il les embrassa plusieurs fois avant qu’ils eussent pu revenir de leur surprise.

« Mon oncle Albert ! mon cher oncle ! » s’écrièrent ensemble les enfants.

Le général donna une poignée de main à la bonne.

« Bonjour, ma bonne Valérie, je suis content de vous retrouver près de ces chers enfants.

La bonne.

Bonjour, monsieur le comte, je suis bien heureuse de vous revoir, et ici surtout, car à Paris on ne vous voit qu’en passant.

Laurent.

Mon oncle, moi aussi je suis bien content ; vous resterez bien longtemps, n’est-ce pas ?

Anne.

Oh oui ! mon oncle, restez très, très longtemps.

Le général.

Oui, oui, je resterai un mois.

Laurent.

Un mois ? Ce n’est pas assez ; il faut rester tout l’été.

Anne.

Ou plutôt cent ans.

Le général.

Ha ! ha ! ha ! Tu n’y vas pas de main morte. Sais-tu compter ?

Anne.

Oui, mon oncle, je sais compter jusqu’à cent.

Le général.

Et sais-tu ce que c’est qu’un an ?

Anne.

Oh oui ! mon oncle, puisque j’ai cinq ans. Un an, c’est beaucoup de jours ; presque cent jours, je crois.

Laurent.

Un an, c’est trois cent soixante-cinq jours ; ainsi tu vois que tu as dit une bêtise à mon oncle.

Anne.

Tu crois cela, toi ? N’est-ce pas, mon oncle, que je n’ai pas dit une bêtise ?

Le général.

Tu as voulu dire une chose très aimable, ma bonne petite, mais tu as dit une chose impossible. Cent ans, c’est si longtemps, si longtemps, que nous serions tous morts de vieillesse avant d’y arriver. Mais sois tranquille, je resterai le plus que je pourrai. Voyons, mes enfants, racontez-moi ce qui vous est arrivé depuis que je ne vous ai vus.  »

Les enfants se mirent à lui raconter les événements les plus importants de leur vie, comme les premières fraises mûres dans les bois, une chasse au hérisson, la naissance de quatre petits chiens de garde charmants, les cerises des Germain.

Anne.

Et puis, Laurent, tu ne dis pas l’histoire du méchant ours.

Le général.

Un ours ! un vrai ours ! vivant ?

Il les embrassa plusieurs fois.
Anne.

Oui, mon cher oncle, un vrai ours, qui nous a un peu mangés.

Le général, riant.

Un peu, seulement ? Pourquoi n’a-t-il pas mangé tout ?

Laurent.

Anne dit des bêtises, mon oncle. L’ours ne nous a pas mangés ; il a seulement voulu nous manger.  »

Laurent raconta à son oncle l’aventure de l’ours et du chemineau, interrompue souvent par Anne et expliquée par la bonne.

Le général y prit beaucoup d’intérêt ; il approuva beaucoup la visite de sa sœur et parut ne pas bien comprendre le rêve du chemineau, malgré les explications de la bonne.

Le général.

Écoutez, Valérie, je sais bien ce que c’est qu’un homme ivre, j’en ai assez vu dans ma vie pour connaître leurs habitudes. Un homme ivre oublie souvent ce qui lui est arrivé dans son état d’ivresse, mais il ne prend pas un rêve pour une chose vraie et il ne va pas faire des excuses, très pénibles pour lui, sans être bien sûr qu’il les doit… Je parie qu’il a donné, pour tout de bon, une raclée à cette sotte petite fille que j’ai rencontrée en arrivant.

Laurent.

Ah ! vous les avez rencontrés, mon oncle ?

Le général.

Oui, je les ai rencontrés ; ils disaient tous les trois des sottises, dont je les ai joliment grondés.

Laurent.

Et vous croyez que le chemineau a réellement battu Cunégonde ?

Le général.

Ma foi, je le croirais assez ; et, franchement, j’en aurais fait autant, sans frapper si fort pourtant. Mais je le saurai ; j’irai voir ce chemineau, qui me plaît, et je lui ferai raconter son affaire.

Laurent.

Et vous nous direz ce qu’il vous aura répondu, mon oncle.

Le général.

Oui, oui. Si Cunégonde a été battue par ce brave homme, tu le sauras, je te le promets.

Laurent.

Je serai bien content si on l’a battue tout de bon. Elle est méchante ! Il faut la punir.

Anne.

Et si on ne l’a pas battue, mon oncle, voulez-vous la fouetter pour le bon chemineau ?

Le général.

Oh non ! par exemple ! Je ne suis pas ivre ni brutal, comme le chemineau, qui n’aurait pas fait ce qu’il a raconté s’il avait été dans son bon sens ; je la taquinerai seulement ; elle sera assez vexée si je m’y mets. »

La bonne était mal à son aise ; elle n’osait pas dire au général l’histoire vraie telle qu’elle l’avait sue par Germain, et pourtant elle aurait voulu qu’il n’eût pas dit devant les enfants tout ce qu’il venait de dire, et surtout elle ne voulait pas lui laisser faire l’enquête qu’il avait annoncée ; elle se décida à en prévenir Mme d’Orvillet. En attendant, elle fit cesser les questions et les réflexions des enfants en leur disant :

« Mes chers petits, je crains que votre oncle ne vous trouve bien méchants de désirer tant de mal à Cunégonde ; pensez donc quelle terrible chose ce serait pour elle et pour ses parents si c’était vrai et si cela se savait. Il ne faut jamais souhaiter de mal à personne. Rien ne déplaît autant au bon Dieu et n’afflige nos bons anges gardiens comme le manque de charité.

Le général, riant.

Ah ! ah ! Valérie, c’est aussi pour moi que vous dites cela. Et vous avez raison ; nous avons été méchants tous les trois ; moi, en croyant et peut-être en espérant que le rêve n’était pas un rêve, et vous, mes enfants, en désirant qu’il fût vrai ; et, pour nous punir, nous n’en parlerons plus jusqu’à ce que je sache par le chemineau ce qui en est.

Laurent et Anne.

Mais alors vous nous le direz, mon oncle.

Le général.

Oui, je vous l’ai promis. À présent, je vais m’établir dans ma chambre. Vous allez m’y mener. Valérie me fera voir celle que je dois occuper.

La bonne.

Celle que vous habitez toujours, monsieur le comte. D’après votre dernière lettre, madame espérait bien vous revoir un de ces jours ; elle l’a fait arranger toute prête à vous recevoir.  »

Le général, accompagné des enfants, alla s’installer dans sa chambre. Les enfants l’aidèrent à défaire ses malles, et ils y aidèrent si bien qu’au bout d’un quart d’heure tout était pêle-mêle sur les meubles et même par terre. L’oncle commença par en rire, mais, voyant qu’il ne s’en tirerait pas avec ces deux aides de camp, il leur dit d’aller chercher son valet de chambre et de le laisser s’arranger sans leur secours.

« Et pendant que nous mettrons tout en place, mes enfants, amusez-vous à défaire avec votre bonne ces deux paquets qui sont pour vous. Toi, Laurent, tu trouveras dans le tien un équipement complet de zouave, et toi, ma petite Anne, tu as une jolie poupée avec un trousseau complet. Valérie y trouvera aussi un châle et de l’étoffe pour une robe. »

Les enfants embrassèrent leur oncle avec des cris de joie, et, tout occupés de leurs paquets, ils oublièrent sa commission. Mais l’oncle, se doutant de l’oubli, appela lui-même son valet de chambre, et en une demi-heure tout fut mis en place.