Dingo/IX

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Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 298-327).


IX


Les paysans veillèrent davantage sur leurs bestiaux. Quand ils allaient travailler aux champs, ils s’armaient de vieux fusils, comme jadis au temps des invasions de loups. Et ils essayèrent de traquer Dingo, avec acharnement.

Dingo n’était pas un fou. Il savait très bien ce qu’il faisait et se montrait prudent, jusque dans les pires audaces. Se voyant épié, il ne se laissa plus approcher, se tint dans la campagne à distance des coups de fourches, des coups de feu, qui ne l’atteignirent point et des coups de main, auxquels il sut échapper avec un sang-froid étonnant. Il cheminait invisible dans cette grande plaine découverte, contournait la lisière des blés, se perdait dans l’ombre des meules, dans les petits bouquets de bois qui abritent les fermes contre les vents du Nord-Ouest. Et là, l’œil au guet, les oreilles à l’écoute, il attendait que l’occasion se présentât de faire un bon coup. Il avait peu de patience et les bons coups devenaient rares ; ils ne valaient pas la peine qu’il s’exposât pour un résultat si mince — un jeune lapin, ou un vieux rat — à des dangers qui eussent fini par lui être mortels à la longue. Il le comprit tout de suite et sortit moins souvent, ne sortit plus du tout de l’enclos. Alors, pour se distraire et qui sait ?… pour déshabituer les paysans de leur surveillance, il se mit à entreprendre l’éducation de Miche.

Ce fut un temps de répit qui me permit de régler quelques-unes de ces irritantes, de ces désastreuses affaires qu’il m’avait mises sur les bras. Et je pus croire que nos misères étaient passées.

Miche ayant été délaissée de bonne heure par sa mère, j’ai dit que Dingo s’était en quelque sorte chargé d’elle. Jusqu’ici il s’était borné à la défendre surtout contre des dangers imaginaires et à jouer avec elle. Cela ne lui parut pas suffisant. Il jugea que le moment était enfin venu de lui apprendre la vie, sérieusement. Elle y avait, d’ailleurs, de remarquables dispositions. Mais, de même que j’avais voulu traiter Dingo comme un homme, Dingo voulait traiter la petite chatte comme une chienne. De là un malentendu qui s’affirma dès le premier jour de leçon et fit que bientôt ils allèrent chacun de son côté à leurs plaisirs, à leurs affaires, à leurs passions, à leurs instincts. Et ils ne se trouvèrent plus d’accord qu’en ce qu’ils pouvaient comprendre d’eux-mêmes, qu’en ce qui leur était commun à l’un et à l’autre.

Je dois dire que, le pacte conclu, ils ne s’en aimèrent que mieux ; car leur amitié reposait désormais sur quelque chose de défini.

Les chats ont d’autres idées que les chiens sur la vie et ils exercent leurs facultés différentes, différemment. La témérité de Dingo, sa soudaineté d’entreprise, sa joie des découvertes, des aventures lointaines, même ce que son astuce avait toujours d’emporté, d’héroïque n’étaient point le fait de Miche. Elle ne pouvait pas admettre qu’on fût sans cesse en état de conquête et de violence.

Le chat est infiniment prudent, perpétuellement inquiet, réfléchi, calculateur, sédentaire. Au lieu de brusquer sa jouissance, il la prépare, l’entretient, la caresse, la file lentement, avec une véritable science d’amoureux ou d’artiste. Il n’a pas de souffle pour courir et se battre, rien que des nerfs pour sentir fortement et de l’imagination pour illimiter son champ d’action. Il opère, comme si c’était tout l’univers, dans un espace restreint, tout près de sa maison. Il est patient, comme ceux qui ont beaucoup médité, il est paresseux aussi, c’est-à-dire qu’il peut vivre en lui-même, sur lui-même, des jours et des jours et, pelotonné sur un coussin ou sur une table, immobile comme un bibelot de bronze, rêver des rêves merveilleux que nous ne connaissons pas.

Miche n’avait encore exploré que les alentours immédiats de l’habitation, les petites touffes d’arbustes fleuris, les massifs de fusains, d’aucubas, où il ne se passe que peu de drames et des drames ordinaires. Elle se plaisait surtout aux dessous plus impressionnants des épicéas, qui, à eux seuls, lui représentaient toute la forêt et dont les aiguilles tombées font sur le sol abrité, de beaux tapis fauves et moelleux. Pas d’autre grand événement qu’un mulot surpris çà et là, qu’un petit rouge-gorge qui, un matin, avait exercé, amusé ses jeunes griffes.

Elle n’avait pas non plus osé se risquer jusque dans l’intérieur du potager. Pourtant ses vieux murs, pleins de trous moussus, d’antres secrets, la brousse des pois, les guirlandes entrelacées des haricots, les arroches pourprées, splendides et droites comme des futaies au soleil couchant, tout cela devait renfermer tant de vies pullulantes et désirables. Mais la présence d’hommes barbus, dont elle n’avait point l’habitude et puis les rangées de cloches éclaboussées de soleil, les châssis, les serres, les outils en mouvement, les gestes violents des jardiniers, les gerbes d’eau retombant sur les plantes lui faisaient peur. Elle venait quelquefois considérer ce spectacle à la fois terrible et tentant, du haut d’un pan de mur, bien dissimulée dans l’ombre d’une chélidoine. Si son imagination l’attirait là, sa prudence lui conseillait de ne pas sauter le mur, de ne pas s’aventurer à travers ces merveilles, avant d’avoir reconnu ce qu’elle pouvait en tirer d’avantages précis, ce qu’elle pouvait aussi en craindre de dangers certains. Pourtant elle avait vu à plusieurs reprises un chat gris et noir, le chat du voisin, à l’affût sous les asperges ou bien glisser dans les rayons des planches. Et elle n’avait pu s’empêcher de remarquer qu’il était très gras.

Le jour qu’il fut convenu que Dingo commencerait l’instruction pratique de Miche, celle-ci insista — vous sentez bien que ce n’est là qu’une supposition d’ailleurs plausible — pour qu’il la menât d’abord au potager. Dingo s’y refusa. Il détestait le jardinier qui ne lui pardonnait pas le meurtre de ses lapins blancs et qui toujours l’avait durement chassé du jardin. Dingo ne s’en était pas ému ; car, avec son esprit clair, il s’était rendu compte immédiatement qu’il n’y avait rien à faire pour lui dans ce jardin ; il l’abandonnait généreusement à la goinfrerie des moineaux et des merles. Au contraire, Miche pensait qu’il y avait beaucoup à faire pour elle.

— Il y a tant de cachettes !… disait-elle émerveillée…

— Mais non… mais non… répondait Dingo… Au jardin, on est surveillé, pourchassé… On n’y a pas une minute de tranquillité… C’est embêtant… Et puis quoi ?… un potager ?… Mais, ma petite, ce n’est bon que pour les végétariens… Écoute… je vais te mener dans le bois… Là au moins on est seul… on est libre… Rien à craindre… Là, il y a de la viande… de la viande de toute sorte… Ah ! tu verras des choses bien plus belles… Viens…

Et Miche le suivait en rechignant. Elle ne le comprenait pas toujours, mais elle avait pour lui — autant qu’un chat puisse respecter quelqu’un ou quelque chose — un certain respect.

Elle marchait derrière Dingo, d’un pas très allongé et très lent, s’attardait aux mille frivolités du chemin : insectes traversant les allées, grimpant aux arbres, bourdonnant dans l’air. Puis tout à coup elle s’arrêtait, inquiète de ce qu’elle voyait, frissonnant au moindre bruit. La peur agitait ses muscles, faisait courir des moires sur sa fourrure. Et sa queue battait l’air en rapides mouvements de fauve. Dès qu’elle eut franchi l’espace familier, elle se mit à miauler sur un ton suppliant, comme pour demander à Dingo de la reconduire à la maison.

D’impatience, Dingo piétinait, grattait le sol. De menus cailloux volaient au loin sous la ruée de ses pattes.

— Que tu es assommante, Michel… Pourquoi ne viens-tu pas ?

Miche miaulait toujours et, secouée de frissons, les prunelles tout ouvertes, elle regardait à sa droite, à sa gauche, devant, derrière elle et sans doute elle pensait qu’elle était bien petite, bien trop petite pour ce grand espace dont Dingo lui ouvrait les perspectives infinies, inconnues, effrayantes.

— Tu as peur. Pourquoi as-tu peur ? De quoi as-tu peur ? Puisque je suis avec toi, voyons !

Miche se rassurait un peu… Mais, au lieu de reprendre sa marche, la voilà qui lustrait, à petits coups de sa langue son poil, dont le frôlement des herbes au bord de l’allée avait dérangé l’harmonie lisse et terni les reflets brillants.

— Viens donc ! répétait Dingo… viens donc !

Elle semblait ne pas le voir, ne pas l’entendre, heureuse aussi de le taquiner un peu.

— Viens donc !… sacrée petite chatte !

Enfin, elle repartait d’elle-même, marquant bien qu’elle n’obéissait pas aux instances de Dingo ; elle repartait d’un pas de plus en plus lent, s’arrêtait encore, puis repartait à nouveau, le corps si allongé, qu’on eût pu croire qu’elle rampait.

Ils mirent plus d’une heure à gagner dans le bois une clairière, dont les graminées étaient hautes comme des seigles et d’où l’on pouvait voir, y aboutissant, quatre routes anciennement tracées, maintenant envahies par des rejets de trembles, d’acacias, de vernis du Japon, par toutes sortes d’herbes et de broussailles.

Au centre de la clairière, se dressait un très vieux sorbier, qu’enlaçait depuis la base, qu’étouffait presque, jusqu’au faîte, une clématite sauvage. Cela bouffait, cela retombait, cela traînait à terre comme une immense jupe à volants, ornée de jolies houppes plumeuses ; cela faisait un fourré impénétrable, sauf aux lapins dont on apercevait les coulées, déjà élargies par Dingo. En haut, deux branches du sorbier seulement sortaient de la touffe, portant des feuilles maigres, un peu fanées et des ombelles de graines rouges.

— Nous allons entrer là-dessous, dit Dingo… Tu vas voir comme tu vas t’amuser là-dessous !…

Mais Miche, assise sur son derrière, suivait entre les branches, dans l’air tamisé, de son œil plus vert, à la fois grave, craintif, clignotant et charmé, le vol déconcertant d’un papillon.

— Laisse donc les papillons, ordonna Dingo… Les papillons, ça n’est pas sérieux… Viens vite… C’est magnifique… Puisque je te le dis.

Les chats adorent l’ombre, le dédale des petites sentes couvertes, des broussailles mystérieuses où l’on se cache si bien, où l’on observe si bien, confondu avec la nature, tout ce qui se passe en elle, autour de soi. Et puis le papillon avait disparu. Et puis dans le ciel, très loin, entre et par delà les troncs du bois et ses hautes ramures, elle ne voyait plus passer que des hirondelles qui semblaient des ombres, de toutes petites ombres de feuilles remuées par le vent. Elle aiguisa ses griffes au tronc d’un hêtre mort, qui s’avançait dans la clairière, se gratta le cou, le dessous de la gorge, lissa encore le poil de sa queue, et prudemment, suivant Dingo, elle entra sous la clématite par la coulée. L’herbe y était rare, décolorée, le sol noir et mou, tapissé comme de terreau. Çà et là, quelques brindilles séchées, quelques graines rouges, tombées du sorbier, partout une odeur forte, chaude, enivrante, qui étourdissait un peu. Miche se sentait fatiguée. Elle ne savait plus si elle devait trembler encore ou bien être heureuse. Prenant le meilleur parti, elle se roula voluptueusement sur une touffe d’herbes, étira longuement ses membres avec la grâce onduleuse et cambrée d’une femme qui se réveille, et tout à coup se redressant, l’échine en arc, ronronnant, elle vint se caresser aux jambes de Dingo.

— À la bonne heure !… fit Dingo… Est-ce que tu crois que j’aurais voulu te faire une sale blague ?… Maintenant, attention, ma petite ! Ça va commencer.

Ils se dissimulèrent, du mieux qu’ils purent, entre les rayures, les retombées, les enchevêtrements des lianes, et tous les deux, l’un près de l’autre, l’un contre l’autre, le ventre pareillement au sol, les pattes de devant repliées, le jarret prêt à la détente, ils ne bougèrent plus. Ils avaient mi-clos leurs paupières pour éteindre la flamme de leurs yeux, qui eût pu dénoncer leur présence aux rôdeurs.

Et Dingo admirait la précision, la souplesse des mouvements de Miche. En professeur vaniteux, il en attribuait le mérite à ses leçons.

Quelques oiseaux passèrent loin d’eux et disparurent. Deux pigeons ramiers tournoyèrent autour du sorbier, et disparurent ; un troglodyte farfouilla, comme une souris, entre les lianes traînantes et disparut. Et le bois se remplit du bruit léger des feuilles, du sourd bourdonnement des insectes invisibles. Cela donnait une vie plus impressionnante et comme une forme au silence.

— Attention !… dit Dingo.

Deux merles venaient de s’abattre au haut des branches sur le sorbier.

Simultanément, Miche et Dingo levèrent la tête ; Dingo un peu indifférent, car c’était pour lui menu gibier ; Miche ardente de curiosité et de convoitise, car jamais encore elle n’avait eu affaire à de si gros oiseaux. Elle pesa de tout son corps, se tassa sur le sol et sous elle ses griffes s’ouvrirent, se refermèrent. Elle essayait sa force, les articulations de ses organes, revisait sa mise au point, comme on fait d’une machine avant la marche.

La branche sur laquelle les deux merles s’étaient posés se balançait sous leur poids. Il y avait le mâle, reconnaissable à son plumage plus noir, à son bec jaune, et la femelle plus svelte, plus grise. La gorge en l’air, les yeux bridés, Miche ouvrit plusieurs fois sa fine gueule rose, comme pour un miaulement de joie, comme pour un miaulement d’appel, mais aucun son n’en sortit.

La femelle avait gagné la branche inférieure, plus grosse. Elle tourna, tourna, toute pétillante et se retourna, repassa son bec sur l’écorce, comme un couteau sur une meule, se retourna encore, descendit sur la touffe, s’engagea sous la touffe et, s’aidant parfois de la pointe de ses ailes, dégringola de liane en liane jusqu’au tapis de terreau, qu’elle atteignit dans un demi-vol et sur lequel elle se mit à danser, en en faisant le tour.

Dingo et Miche ne perdirent aucun de ses mouvements. Leur cœur battait très vite et ils avaient l’air grave de deux vieux messieurs qui, au théâtre, bien calés dans leurs fauteuils, regardent danser une danseuse.

Au plus haut de la plus haute branche du sorbier, le mâle, les plumes bouffantes, surveillait le bois.

Dingo avait choisi, pour se cacher, une place d’où l’on pouvait bondir, au besoin d’où l’on pouvait s’enfuir facilement devant un ennemi imprévu et près de laquelle les graines rouges étaient plus abondantes. Deux fois déjà, le merle était venu, en sautillant, picorer au petit tas, à la portée des griffes de Miche. Et Miche n’avait pas bougé. Au contraire, au lieu de détendre ses pattes, elle les avait rentrées davantage sous son ventre et serré plus étroitement ses griffes au bout de ses pattes. Il semblait qu’elle eût le corps plus mou, plus ramassé et comme plus fortement incrusté au sol. De ses yeux obliquement fermés, il ne filtrait qu’une toute petite raie de lumière. On eût dit qu’elle dormait.

Le chien était étonné, déçu, un peu humilié. Comment n’avait-elle pas bondi sur le merle ? Qu’attendait-elle ? Elle ne retrouverait peut-être plus une occasion pareille… Mais il n’osait remuer, il n’osait rien dire, dans la crainte d’effaroucher l’oiseau. Il profita d’un moment où, effrayé par on ne sait quoi, le merle s’envola brusquement et se posa sur un moignon du sorbier.

— Tu vois, Miche !… Pourquoi n’as-tu pas sauté dessus ?… Il va t’échapper…

Miche répondit, en faisant la moue :

— Laisse-moi tranquille… Je m’amuse comme il me plaît… Tiens ! le revoilà !

En effet, le merle rassuré plongea de l’arbre et revint picorer au tas de graines. Du bout de sa queue, toujours frétillante, il effleura presque les oreilles de Miche.

Alors, voyant qu’elle ne bougeait toujours pas, se disant que peut-être elle avait peur, que peut-être elle attendait qu’il lui donnât la leçon définitive, Dingo s’élança et happa l’oiseau dans sa gueule.

Miche, furieuse, crut que l’oiseau était mort :

— Brutal ! dit-elle… Pourquoi as-tu fait cela ?

Mais Dingo, qui savait respecter la fragilité des œufs de poules, savait aussi respecter l’organisme plus fragile encore des petits oiseaux. Miche put constater que les ailes du merle battaient dans la gueule du chien, que ses yeux bien vivants, ses yeux bordés de jaune, n’exprimaient seulement qu’une affreuse épouvante. Dingo vint reprendre sa place près de Miche et doucement, délicatement, avec d’infinies précautions, il déposa le merle devant elle, en ayant soin de le maintenir du bout de sa patte.

En haut du sorbier, le mâle, affolé, poussait des cris de douleur. Il s’envolait sur l’arbre voisin, puis revenait au sorbier. Il semblait appeler au secours toutes les bêtes cachées, toutes les bêtes libres du bois.

— Eh bien ! dit Dingo… Qu’est-ce que tu attends ? Prends-le… Tue-le !…

Miche ne voulait pas paraître émue. Elle l’était cependant à défaillir. Ses yeux, grands ouverts maintenant, exprimaient, à considérer l’oiseau, comme une volupté profonde, féroce et très douce et brusquement se détournaient de lui avec une indifférence hypocrite.

— Mais tue-le donc… déchire-le… tout de suite… Miche étendit la patte et saisit mollement l’oiseau dans ses griffes. Dingo s’était reculé pour la laisser libre de ses mouvements. Il répéta encore :

— Tue-le donc !…

— Laisse-moi… Tais-toi… Tu détruis tout mon plaisir…

Mais Dingo ne voulait pas se taire… Il expliquait :

— Mais comprends… Comprends donc… Ce qui est amusant, c’est de sentir des ailes frémissantes et qui vous chatouillent la barbe… C’est de sentir dans sa gueule un cœur qui bat encore, qui bat très vite, un cœur vivant, et de l’arrêter, comme une pendule, d’un coup de dent… de sentir un petit corps qui se débat, qui est tout chaud… où les crocs enfoncent et d’où l’on fait gicler le sang avec la vie… Ah ! tu ne sais pas t’y prendre…

Miche était femme, comme toutes les chattes.

Mais, à l’encontre des femmes, elle n’était pas bavarde. Elle ne répondit rien. La patte sur le dos du merle, elle pensait en regardant Dingo avec mépris…

— Et lui ?… Il ne sait pas ce qu’il dit… Cet imbécile de chien n’a que des sens grossiers, des sens de lourdaud et de brute… Il prend, il tue et c’est fini… La volupté, c’est de prolonger la jouissance en soi, en prolongeant, en augmentant indéfiniment la souffrance chez les autres… Ce qui est bon, ce n’est pas seulement de faire souffrir, c’est de voir souffrir, c’est de voir mourir, petit à petit, lentement, atrocement… C’est de se remplir les yeux, les nerfs, de toutes les images, de toutes les secousses d’une belle agonie… Tuer tout de suite ?… La belle affaire… Et après ?… Et quand on n’a plus devant soi qu’un cadavre insensible, inerte et glacé comme une pierre ?… C’est bien la peine !… Ces chiens sont ridicules.

Soudain, elle bondit, saisit l’oiseau dans sa petite gueule, le lança en l’air, comme elle eût fait d’une souris et, le rattrapant de la pointe de ses griffes, elle le coucha à terre, se coucha près de lui, s’étira, miaulant doucement. Elle avait l’air de l’appeler, de l’aimer, de lui dire :

— Petit ! Petit !… Venez… venez…

L’oiseau avait une telle terreur qu’il restait immobile, qu’il ne songeait pas plus, libre, à s’envoler, qu’il n’avait songé, sous les griffes, à se débattre…

— Petit ! Petit !… venez… venez !

Longtemps, elle joua avec lui, comme avec une pelote de laine. Étendue sur le côté, maintenant l’oiseau à peine, elle l’obligeait à sautiller devant elle, le ramenait, le relâchait, le giflait gentiment.

— Petit ! Petit ! venez !…

Et brusquement dans un bruit d’ailes, le merle s’échappa, s’envola, remonta de liane en liane jusqu’au sommet extérieur de la touffe. Et tous les deux, le mâle éperdu, la femelle ravie, ils disparurent, en poussant de longs cris de fête, ne laissant dans le bois qu’un sillage léger.

Dingo et Miche étaient consternés. Ils avaient beau regarder d’un même mouvement le haut du sorbier, regarder autour d’eux… il n’y avait plus de merles nulle part, il n’y avait plus rien, plus rien que les deux pigeons ramiers, qui revinrent tournoyer très haut au-dessus du sorbier et qui à leur tour s’évanouirent dans une rapide plongée aérienne.

— Petite imbécile ! dit Dingo.

— C’est de ta faute, répondit Miche qui, un peu confuse et vexée et, surtout, boudant, s’éloigna de Dingo et feignit de s’intéresser vivement à une grosse chenille brune qui passait.

Ils s’en allèrent penauds et un peu vite.

Miche s’attarda bien encore au long du chemin. Cette fois, ce ne fut pas pour taquiner Dingo de sa coquetterie et de ses petites farces. Elle était vraiment très fatiguée, très agacée, énervée surtout par les émotions de cette sotte journée. Ses nerfs vibraient jusqu’à lui arracher de petits cris. Et puis elle ne pouvait pas, réellement, marcher du train dont la menait Dingo, qui ne savait pas mesurer la force des autres et qui croyait que tout le monde était aussi infatigable que lui ; si bien que Miche se sentit, tout d’un coup, très mal à l’aise. Tout se mit à tourner en elle, autour d’elle et, perdant conscience, elle se tordit dans l’herbe, en proie à de violentes convulsions, l’écume aux dents.

Dingo ne savait que faire. Il s’affola. En quelques bonds il fut à la maison, n’y trouva que la cuisinière à qui, la tirant par son tablier, il se mit à raconter toutes sortes de choses compliquées, que celle-ci ne comprit pas.

Miche ne rentra que deux heures après, étourdie, brisée par sa crise.

— Où donc est Miche ?… demandions-nous au moment de dîner. Qu’est-ce que tu as fait de Miche ?… Dingo !

Dingo très agile se mit à chercher et la découvrit sous un canapé, où elle s’était endormie d’un sommeil profond. Elle refusa de quitter son coin, où l’ombre et le silence lui faisaient du bien.

D’autres expéditions de ce genre ne furent pas plus heureuses. Et un soir sur la terrasse, Miche dit à Dingo :

— Écoute, Dingo… Tu es bien gentil… Tu fais pour moi tout ce que tu peux… Je t’en suis reconnaissante… Mais, je vais te dire… Nous n’avons pas les mêmes idées, les mêmes goûts, les mêmes habitudes… Cela tient, sans doute, à ce que tu es un gros chien, moi une petite chatte… Enfin, tu me gênes… J’aime à être seule, quand je travaille… Et je sens aussi que tu t’irrites de ce qui m’amuse… Nous ne serions jamais heureux, comme ça… Et bien, allons à nos affaires, chacun de notre côté… toi où cela te pousse… moi où cela me chante… Nous n’en serons pas moins bons camarades… veux-tu ?

Dingo se montra vexé tout d’abord. Il bouda. Mais il était bon garçon. Et puis, à la réflexion, ce qu’il appelait l’entêtement, la frivolité, la paresse de Miche le mettaient hors de lui. Il en perdait ses moyens.

— C’est vrai, pensa-t-il… Elle ne prend jamais les choses au sérieux.

Il sacrifia donc assez facilement sa vanité blessée et son inutile prestige de professeur.

— Eh bien, c’est entendu, dit-il… Par exemple, je ne sais pas comment tu t’en tireras toute seule, ma pauvre petite. Mais, puisque tu le veux !… Il va de soi que, quand tu auras besoin de moi…

Très tendre, il ajouta :

— On se verra tout de même le soir… et quand on restera à la maison, hein ?

— Tiens !… Bien sûr…

Jamais elle n’eut pour lui tant de gentillesses, tant de grâce enveloppante et gamine. Ce fut au point que Dingo un peu grisé, oubliant sa race, tenta quelques gestes trop hardis, disproportionnés à la taille de Miche.

— Ah ! non ! Ça, non ! fit Miche, choquée sans doute, mais au fond égayée par ce brusque retour de la contre-nature.

À partir de ce jour, elle s’absenta souvent. Souvent, elle passait la nuit dehors et ne rentrait qu’au petit matin, mouillée de rosée, un peu lasse et défaite. Où allait-elle ? Que faisait-elle ?

Les chats ne sont pas vantards, comme les chiens et comme les hommes ; ils ne racontent jamais leurs histoires.

On venait de finir la moisson. Seules restaient encore debout quelques orges dans la plaine nue et dorée, que rayaient d’un vert plus vif les champs de betteraves et les regains de luzerne. Les paysans travaillaient aux meules. On les voyait s’élever de place en place, par groupes, pareilles aux vigwams des nègres, aux paillottes hindoues. Et cela symbolisait au mieux la civilisation en cette partie du Barcis.

Dingo ne savait plus trop à quoi occuper ses journées. Il rôdait dans le bois, triste et désemparé, et sur les pelouses il s’efforçait vainement à se distraire en traquant les taupes. Le reste du temps, il dormait. Ah ! il était bien déchu de ses anciennes gloires, le pauvre Dingo ! On en causait toujours au village, sans bienveillance certes, mais avec une haine qui mollissait. Il pouvait croire que les temps héroïques étaient passés.

À quelques jours de là, je revis Piscot. Il était à la fois joyeux et inquiet. Il me parla avec l’animation de ceux qui, racontant un beau spectacle, sont glorieux d’en pouvoir témoigner :

— Ce chien est épatant… Monsieur… Si vous l’aviez vu ce matin… Dans la plaine… Ah ! j’ai bien cru qu’ils l’auraient…

Et la voix de Piscot tremblait un peu, d’une émotion presque attendrie. Il avait eu peur pour Dingo. Il continua :

— Sacré chien… Il pouvait bien être une pièce de onze heures. On venait d’travailler aux meules. On était bien dix à douze, sans m’compter. On s’était couché autour des meules… Y en avait qui dormaient… Y en avait qui causaient… Y en avait qui… enfin… Alors quelqu’un dit : « Ah ! v’là le chien… » On le voyait à peine. Il était loin… il n’avançait pas vite… y’ s’ promenait… quoi. Cependant, on l’ voyait qui tournait la tête à droite et à gauche… — Sacristi, dit l’un… Nom de Dieu… dit l’autre… Alors les v’là qui, à quatre pattes, font le tour de la meule pour se cacher, pour que Dingo puisse pas les voir… Le vent venait contre eux… Le chien pouvait pas les flairer… Nom de Dieu… dit l’un. Moi, j’étais avec eux… Je pouvais rien dire… Alors, quand le chien fut à dix mètres, je me levai… Mais v’là qu’y me reconnaît. J’aurais voulu pouvoir y dire : Va-t’en… va-t’en… Mais, qu’est-ce que vous voulez ?… Il vient vers moi. Les autres se lèvent et font un cercle. Et v’là le chien qui est dedans… Alors ils se mettent tous à gueuler. Ils l’insultent : « Cochon… On va te pendre… Salaud… » et tout… quoi. Le chien était pas épaté. Il était calme. Il les regardait tous l’un après l’autre… Ma parole… il semblait s’en foutre comme d’une guigne… et il avait un air malin… Ah ! c’est un chien épatant… « Ah ! on va t’avoir, salaud, ah ! t’es pris, cette fois… » qu’y disaient… Et alors ils rétrécissaient le cercle autour du chien, qui les regardait toujours… Et ils criaient tous… et ils avaient ramassé leurs fourches… et ils se serraient de plus en plus autour de Dingo, qui avait le cul contre la meule. Si bien que le gas Roussain se penche… il fait un mouvement pour l’attraper au collier… Mais Dingo, comme une balle qui rebondit, lui saute par-dessus la tête. Il était déjà hors du cercle que l’autre avait pas encore eu le temps de se redresser et qu’il faisait encore le mouvement de l’empoigner au cou… Je rigolais… ah ! je rigolais en voyant Dingo s’en aller, en voyant leurs gueules à eux… Ah ! leurs gueules… Et les v’là qui deviennent comme fous… Ils ramassent des pierres, des mottes, des bouts de bois… Ils les lui jettent après… Nom de Dieu, dit Roussain… fils de garce, dit un autre… Mais Dingo, après un petit galop, s’était arrêté, s’était retourné, et il les regardait avec un air… avec un air !…

Et Piscot se tapa la cuisse :

— J’ai jamais vu… non… j’ai jamais vu une chose pareille… Ils le prendront jamais… jamais… Monsieur…

Un dimanche matin, Jaulin demanda à me voir. Il me faisait bonne figure quand je le rencontrais, mais je n’ignorais pas qu’il disait à toute occasion beaucoup de mal de moi, qu’il attisait les rancunes, la haine des autres contre moi. Il ne me pardonnait pas que j’eusse fait venir mon essence du dehors, au lieu de l’acheter chez lui.

Je le reçus amicalement. Son air d’exceptionnelle gravité me frappa. Il avait le nez froncé, les lèvres étrangement serrées et ses beaux habits des jours de fête. Les bras ballants, la tête haute, il affectait une sorte de majesté revendicatrice, que je ne lui connaissais pas encore et qui ne lui allait pas très bien. Comme il demeurait tout près de chez moi, il était venu sans chapeau. Je compris que cet homme allait prononcer tout à l’heure des paroles définitives.

— Qu’est-ce qu’il y a, Jaulin ?

Je lui tendis la main. Il hésita à la prendre… la prit tout de même, de mauvaise grâce.

Si son port était ferme et assuré, sa voix ne l’était guère. Elle tremblait un peu. Jaulin, qui était né cafetier, n’était pas devenu orateur. Mis en demeure de parler, il paraissait ému, surtout embarrassé. Je crois que son chapeau lui eût été à ce moment d’un grand secours.

Après avoir bégayé longtemps, il répondit :

— Monsieur… il y a… il y a… que… que… que… ça ne peut plus durer !…

Pour bien se caler, il écarta les jambes, pesa de tout son poids sur le parquet, se redressa encore et ne trouvant plus rien à dire, il répéta :

— Que… que… que… ça ne peut plus durer comme ça !

Je lui offris un siège. Il secoua la tête noblement… Est-ce que les choses allaient prendre une tournure tragique ?

— Qu’est-ce qui ne peut plus durer, Jaulin ?

Il avait serré ses lèvres, en bourrelet, davantage. Il fit effort pour les desserrer et les mots qu’il comprimait dans sa bouche explosèrent avec un bruit inconvenant.

— Vot’chien… na !

J’attendais des explications. Il ne les formula pas. Au bout de quelques secondes d’un silence gênant pour nous deux, je lui demandai encore :

— C’est tout ce que vous avez à me dire, Jaulin ?

— C’est tout, oui…

— Alors ?

— Non… c’est pas tout… C’est-à-dire que… voilà… je suis chasseur.

— Eh bien ?

— Je suis chasseur… C’est-à-dire que… l’association fraternelle des chasseurs de la commune… oui… enfin… ils m’ont délégué. (Il prononçait : délayé.) « Tu lui diras, qu’y m’ont dit… tu lui diras que ça… que ça ne peut plus durer comme ça. »

Après un nouvel effort et de plus comiques grimaces, il ajouta :

— Et je vous l’dis !… Voilà…

Il me tourna le dos, se cogna contre un fauteuil, faillit tomber sur le parquet glissant et disparut.

Malgré la vertu comique de cette conférence, je n’eus pas envie de rire. Je m’étais absenté durant huit jours et je me doutais bien que, pendant cette absence, il avait dû se passer quelque chose de nouveau. Quoi ?… Je l’ignorais. À la maison, non plus, on ne savait rien. J’avais remarqué, il est vrai, que Dingo était plus vif, plus gai et cette bonne humeur, je l’attribuais à la joie de mon retour. J’interrogeai Piscot, qui me raconta, avec une véritable admiration, ce qui suit :

— Ce chien-là, Monsieur, est épatant !… commença-t-il, en se donnant des claques sur les cuisses. Il est retourné dans la plaine et il a détruit toutes les compagnies de perdreaux…

— Comment ?… protestai-je… C’est impossible… c’est fou !

— Impossible ?… Ah ! vrai !… vous ne connaissez donc pas vot’chien ?… Rien n’est impossible pour Dingo… Tenez… moi… on me dirait qu’il a saigné Jaulin, qu’il en fait des saucisses, du boudin, du fromage de cochon… ma foi ! je le croirais… Ah ! c’est un chien épatant !

— Des perdreaux ?… Mais non… mais non… C’est absurde… On vous a conté des balivernes… Les braconniers ont panneauté la plaine… voilà tout…

— Les braconniers ?… De la belle ouvrage comme ça ?… allons donc.

Et, avec de grands gestes imitatifs, il expliqua :

— Voilà comment il s’y prend, ce sacré Dingo… Vous comprenez… que maintenant que tout est par terre dans la plaine, le gibier se montre davantage… Dingo le voit ou il le sent… et ce qu’il sent de loin, cet animal-là… c’est épatant !… Alors, il court dessus… La compagnie se lève et va se remiser plus loin, dans les chaumes… Dingo ne lui laisse pas le temps de souffler. Il la relance… elle se remise… il la relance encore… dix fois, vingt fois, s’il le faut… Tant et si bien, qu’à la fin les perdrix esquintées s’accouplent dans le chaume, ne veulent plus rien savoir et se laissent égorger, comme des saintes… Dans les petits pays, on connaît le gibier, comme on connaît les gens… On connaissait six compagnies, sur les terres de la commune… il y en avait même une de vingt-deux… Le soir, les chasseurs allaient les voir, les compter… et ils se disaient : « Ça va bien !… ça va bien ! » Eh bien à c’t’heure, il n’y en a pus… il n’y a pus rien !… Ah ! il est épatant, ce chien-là.

— Piscot… jamais vous ne me ferez croire…

— Écoutez, monsieur…

Et Piscot se rapprocha de moi, l’œil allumé, la voix plus basse, confidentielle.

— Je vais vous le dire à vous… J’sais que vous ne me dénoncerez pas… J’travaillais l’aut’matinée à faire des liens, tout près de la ferme de Joseph Rentoilé… J’avais suivi la manœuvre de Dingo… Et, en dedans de moi, je criais : « Hardi mon gars !… Hardi ! »… Qu’est-ce que ça me fait que Dingo détruise les perdreaux ? Est-ce que je chasse… moi ? Le soir venu, sans avoir l’air de rien, je suis allé par où Dingo avait passé… Eh bien, j’ai ramassé cinq perdreaux… Oui, monsieur, aussi vrai que vous êtes là, cinq perdreaux… et des forts, et qu’avaient de l’aile, pourtant… Comme vous n’étiez pas chez vous ma foi !… je les ai portés chez M. Lagniaud, not’maire… M. Lagniaud m’a dit : « Mais, mon vieux Piscot, c’est défendu de vendre du gibier avant l’ouverture de la chasse. — Bien sûr, monsieur Lagniaud, que je lui ai dit… et de le manger aussi. — Sacré Piscot !… qui m’a dit encore… Mais de le vendre… c’est plus délinquant. » Ma foi, on a ri… Ça fait que je lui ai rabattu cinq sous… Je les ai laissés pour dix sous pièce… Il était bien content, car en ce moment il a son neveu et sa nièce de Paris… Oui, monsieur, cinq perdreaux !…

— Mais c’est effrayant !

— Et les lièvres, donc !… Il les prend à la course les lièvres, et rondement… Ça ne traîne pas… Un vrai plaisir que de le voir après un lièvre !… Des lièvres, il n’y en a pas non plus… Pour tout dire, il n’y a pus rien de rien… Ah ! c’est un chien épatant !

J’étais devenu soucieux. Tout était donc à recommencer. Une sorte de lassitude, de découragement, m’envahissait l’âme. Et je gémis :

— Allons, bon !… Allons, bon !

Je revis le village en rumeur, les foules menaçantes, les procès, les chantages et les seins débordés de Mme Irma Pouillaud. Après un petit silence, je soupirai :

— Ils sont furieux, hein ?…

— Furieux ? s’écria Piscot, en pouffant de rire… Faut voir ça !… Non !… Songez donc… Ils avaient déjà fabriqué leurs cartouches… et, je crois bien, le diable m’emporte, graissé leurs bottes… Y’ne causaient que de la chasse… Ils se promettaient un bon temps… Et puis, va t’promener, pus rien. La compagnie de vingt-deux… il faudra qu’ils aillent la lever dans le ventre du maire !

Piscot continuait de rire.

— Hier, poursuivit-il, sans remarquer ma mélancolie, c’était à payer sa place… Ici, vous savez… ils ont une société de chasse… Et des embarras… je vous demande un peu… Tout comme des marquis. Monsieur… Et sévères au pauv’monde ! C’est rien de le dire… C’est Jaulin qui est le président… le trésorier… je ne sais pas, moi…, qui est tout, quoi !… Hier soir, ils se sont réunis chez lui… Y’en a qu’étaient venus enquêter déjà. Nicolas Fourbi, lui, avait sa carnassière… Ah ! ils en ont dit des paroles et des paroles…

— Enfin que s’est-il passé ?

Piscot avait confiance en moi et puis il savait bien que je le récompenserais de ses informations.

— Y en a qui ont dit qu’il fallait vous dénoncer au sous-préfet. Ça été plutôt froid. L’sous-préfet… ils n’ont pas confiance… Y en a un qui a dit qu’il fallait mieux tuer vot’chien !… Ça, ç’a été bien accueilli : « Oui. Oui, qui z’ont tous dit… il faut le tuer, il faut le tuer. »

S’interrompant, malicieusement, il observa :

— Dame, écoutez donc… ça leur ferait toujours une pièce de gibier.

Et il reprit :

— Quant au maire, lui, d’abord il n’a rien dit… Il remuait la tête, et on ne savait pas si c’était pour oui, si c’était pour non… Il ne voulait pas se compromettre… On sentait tout de même qu’il était pour les chasseurs… quoiqu’il ne chasse pas ici… Non, il chasse sur les terres de sa femme, du côté de Dieppe, à ce que je crois… Enfin, il était tout de même pour eux… Mais il n’était pas non plus contre vous… C’est-à-dire qu’il était contre vous, sans y être… vous comprenez… À la fin des fins, il a dit qu’il ne fallait pas d’histoires, pas de scandales… que vous aviez les ministres dans vot’manche… qu’enfin ce qu’il fallait faire, c’était de donner une boulette, une bonne boulette à vot’chien… « On n’sait jamais, qu’il a dit, qui qu’a donné une boulette à un chien… » Moi, à vot’place, je me méfierais !…