Dingo/X

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Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 328-344).


X


Et voilà — comble de la contradiction et de l’horreur ! — qu’il devint antimilitariste.

Oui, ce guerrier farouche et cruel, ce pillard, ce massacreur, qui eût dû tant aimer la guerre et les militaires, voilà qu’il était devenu tout d’un coup un antimilitariste des plus dangereux. Pas théoricien, non. Mais homme, ou plutôt chien d’action, d’action directe.

N’allez pas croire qu’il fût affilié à un groupement anarchiste, qu’il collât des affiches sur des murs, ou qu’il prît la parole dans les meetings révolutionnaires. Il agissait, voilà tout, et il agissait en solitaire, à sa façon, une façon moins compliquée, plus simpliste et qui « rendait » davantage : sans explications, sans phrases, résolument, Dingo sautait à la gorge de tous les militaires qu’il rencontrait sur son chemin. Plus ils étaient chamarrés, emplumés, éclatants, de haut grade, plus son élan était vigoureux.

Comment expliquer cela ? Longtemps, je fus troublé, je l’avoue. Mon matérialisme — que je supposais si solidement établi — faillit céder, devant un tel prodige. J’en arrivai presque à croire que Dingo était réellement un être mystérieux, une force inconnue, un fléau de Dieu, lâché sur la terre et même, comme le disait le curé avec une apparence de raison, une des deux incarnations du diable dans le pays, moi étant l’autre.

J’appris plus tard, par bonheur, la cause de cette évolution. Elle n’avait rien de surnaturel, de diabolique, ainsi que vous le verrez.

Dans le village, vivait, exerçant la principale profession de bourrelier, un certain Velu, Joseph Velu.

Par une antinomie dont on s’amusait, ce Velu était complètement chauve. Sournois, méchant, coléreux et d’ailleurs conseiller municipal et pour le surplus sacristain de la paroisse, il avait une figure blanchâtre, grimaçante, toute fripée. Ses omoplates remontées lui faisaient comme un sac de troupier sur le dos. Il se cognait les genoux en marchant, et ses mollets, à partir des genoux rapprochés, formaient un A majuscule aux jambages écartés. Hideux et grotesque bonhomme.

C’était son amusement d’effrayer les enfants et les animaux et, au besoin, quand il pouvait, de leur faire du mal. On le détestait. On l’accusait de passions anormales (dame ! un sacristain !) et des mille petits méfaits qui troublent quotidiennement la tranquillité de presque tous les villages, par exemple, au moyen de procédés captieux, d’attirer chez soi les chats, les poules, les oies, de les tuer et de les fricasser en ragoût. Malheureusement, on ne l’avait jamais pris en flagrant délit d’attentat à la pudeur et de vol… Il savait, du reste, habilement détourner les soupçons sur Piscot, qui, étant le plus pauvre et même le seul pauvre du village, devait être tout naturellement le plus vicieux.

Mais, tout en le détestant, comment ne pas, dans le fond, respecter un homme qui se différenciait de ses concitoyens, en ceci qu’il était toujours habillé en militaire. Ancien brigadier aux tringlots, depuis qu’il avait quitté le service, c’est-à-dire depuis dix ans, on ne l’avait jamais vu qu’en militaire. En militaire, dans sa boutique où il achevait d’user au travail ses uniformes décolorés. En militaire aussi, mais plus éclatant, le dimanche, à la promenade, à l’église, au cabaret, au Conseil municipal, ou bien assis sur le pas de sa porte, ou bien sonnant les cloches de l’Angelus, servant la messe, accompagnant le curé, lorsque celui-ci s’en allait dans la campagne porter le viatique aux mourants.

Ordinairement, Velu se coiffait d’un modeste bonnet de police. Dans les circonstances solennelles, il couronnait son uniforme de tringlot d’un vieux casque de pompier, auquel il avait adjoint une longue queue de cheval, car, à ses divers métiers, à toutes ses fonctions honorifiques, il ajoutait cette fonction plus désintéressée et cet honneur plus héroïque d’être capitaine de pompiers. Capitaine et pompier honoraire, cela va de soi, la municipalité n’ayant jamais trouvé dans son budget de quoi acheter une pompe ni faire venir l’eau qui, depuis le déluge, manquait à la commune. En parlant de cette question des eaux, dont on se préoccupait à chaque séance du Conseil, Velu disait :

— L’adduction des eaux !… Il faut en finir avec l’adduction des eaux !

L’on n’en finissait jamais. Mais il suffisait que Velu répétât souvent « l’adduction des eaux », pour devenir capitaine de pompiers orateur. De fait, il tenait, de la noblesse de ce vocable et de la façon magistrale dont il le prononçait, un certain prestige.

Nous passions quelquefois, Dingo et moi, devant la boutique de Velu. Dingo et Velu se regardaient sans bienveillance. Le chien faisait toujours entendre un sourd grognement à la vue du bourrelier et le bourrelier, à la vue de Dingo, marmottait je ne sais quelles basses injures, qu’il agrémentait des plus horribles grimaces. Sans se connaître davantage, sans s’être parlé autrement, ils se haïssaient le plus cordialement du monde.

Un soir, paraît-il, pour marquer définitivement son mépris au bourrelier, Dingo, en passant, leva la patte sur un beau collier de cheval, tout neuf, qui séchait devant la porte sur le trottoir et il inonda d’un jet puissant, corrosif, la peau de mouton teinte en bleu, les glands de laine rouge et les grelots de cuivre qui harnachaient ce magnifique objet. Velu devint furieux. Mais il savait se maîtriser, en vue d’une vengeance plus éclatante. Il se leva, le dos courbé, sournoisement, silencieusement, alla chercher dans l’arrière boutique un baquet plein d’eau de savon, où Mme Velu avait lavé son linge et il en lança le contenu, impétueusement, sur le pauvre Dingo.

— Pour toi !… fit-il, simplement, en ricanant.

Affreusement mouillé, le poil collé au corps, sa belle queue touffue amincie en corde, les yeux brûlés par la potasse, profondément humilié, Dingo s’enfuit et rentra à la maison, poursuivi par les rires méchants du bourrelier. Il se sentait ridicule. Mais il n’avait rien oublié. Le soir, sur la terrasse, il songea à sa revanche.

Le lendemain, dès l’aube, il était embusqué devant la boutique de Velu. Quand celui-ci, en pantalon rouge, en veste bleue, les paupières encore bouffies de crapuleux sommeil et sa vieille pituite lui raclant la gorge, vint ouvrir les volets, Dingo s’élança d’un bond si furieux, que Velu n’eut que le temps de se retourner, et il lui enfonça dans le derrière tous les crocs de sa mâchoire, avec rage. Velu hurla de douleur.

— Au secours ! au secours ! appela-t-il.

Mais Dingo avait disparu.

Dans une autre circonstance, tout le monde, au village, eût été heureux de l’acte de Dingo. Malheureusement, ses crimes antérieurs avaient comblé la mesure. On était de plus en plus monté contre lui, chacun se solidarisait avec le bourrelier, comme devant un danger public. Velu exploita facilement ces dispositions pour susciter un soulèvement général contre moi et contre Dingo.

Afin d’éviter une jacquerie, peut-être, force me fut de verser à Velu la grosse indemnité qu’il me réclama, relativement à son pantalon. D’autant que son derrière enfla, qu’il eut la fièvre, qu’il fut obligé de garder le lit pendant deux semaines.

Depuis ce temps, Dingo avait pris en haine tous les militaires et même ce placide garde champêtre qui n’avait de très peu militaire qu’un képi, un vieux képi vert, déformé, aplati, sans galons, que lui avait donné le garde d’un château voisin.

Je voulus encore une fois prendre Dingo par la douceur, le raisonner. Peines perdues. Je songeai alors aux grands moyens correctionnels. Mais, à la première tentative de répression, il fit entendre un grognement si expressif, me dévoila de tels crocs, que je ne poussai pas plus loin l’expérience.

Alors, devant cette obstination que rien ne pouvait vaincre, devant les clameurs redoublées des paysans et les menaces grandissantes, je compris qu’il me serait impossible, désormais, d’habiter là. Et pour sauver la vie de mon chien, la mienne, ce qui restait de ma bourse, je résolus de vendre ma propriété et de quitter le pays.

Dois-je avouer qu’il ne m’en coûta que de l’argent ?

À la réflexion, je n’étais pas fâché de m’évader pour toujours de cet infâme endroit, où même avant l’arrivée de Dingo, j’avais été accueilli hostilement, sans raison, contre toute raison, rien que sous la poussée de ce nationalisme local qui rend les paysans plus sauvages que les sauvages du centre africain. Ces visages fermés ou bien ces regards moqueurs et ces lèvres farouches m’avaient fait comprendre tout de suite que je ne serais jamais, pour ces gens-là, quoi que je fisse, qu’un étranger. Et ce furent bientôt des histoires, qui se colportèrent de bouche en bouche, sur mes origines qu’ils ignoraient, sur mon existence ancienne, ma vie actuelle qu’ils ne connaissaient pas davantage. Tout ce que l’imagination curieuse, haineuse, d’un paysan peut inventer de calomnies déshonorantes, d’invraisemblables crimes, d’injurieux mensonges, on me l’attribua, pas seulement à moi, à mes domestiques aussi, aux amis qui venaient me voir, aux indifférents qui ne faisaient que passer dans ma maison. J’étais en butte sans cesse aux tracasseries des mauvais voisinages, aux petites rapines, aux discussions sans fin sur les bornages qu’ils savaient exacts, aux intimidations de toute nature, au boycottage. Plus une seule minute de paix, là où j’étais venu chercher la paix. Impossible de trouver dans le pays des ouvriers pour couper mes foins. Tous, sous divers prétextes, ils refusaient de travailler pour moi. J’étais bien forcé d’avoir recours aux chemineaux belges, à des ouvriers de rencontre et de hasard. Alors, ils m’accusaient de mépriser ceux du pays, d’attirer les galvaudeux et les étrangers. L’étranger ? toujours l’étranger ! Refrain barbare, refrain éternel du paysan… Mes foins coupés, bottelés, il m’était interdit de les vendre. Personne n’en voulait, même à des prix inférieurs, à des prix ridicules. Au café, le dimanche, ils se réjouissaient de mon embarras. Et ils disaient, en se tapant la cuisse, en se frottant les mains :

— Ses foins sont pourris… Ses foins sont pourris !… Il n’a pas où les rentrer… Bonne affaire !

J’étais venu, sans aucune ambition, je vous assure, plein de bonne volonté, désireux d’être utile, avec l’idée de me faire le collaborateur, le défenseur de leurs travaux, de leurs peines, de leurs espérances. Ah ! mes illusions d’apôtre ! Au bout de six mois, dégoûté, écœuré, je m’étais complètement désintéressé de qui ne songeait qu’à me persécuter, bien résolu à vivre à part, à vivre pour moi-même, pour moi seul, à m’isoler de leurs sottes querelles, de leurs stupides haines.

Ah ! que je vous raconte une histoire.

Ils n’avaient pas d’eau. Rien que des puits souillés, des mares fétides, que les premiers jours de l’été tarissent. Dès mon arrivée, j’avais été frappé par cette incurie administrative. Je voulus faire comprendre au maire que c’était là une condition de vie déplorable et honteuse. Le maire m’écouta gouailleur :

— Ils n’ont jamais eu d’eau…, me dit-il… Bah ! Ils ont tout de même vécu… Et puis, l’eau… ça coûte de l’argent… Et nous n’avons pas d’argent non plus… pas d’argent à gaspiller comme ça…

J’offris mon concours. Je crus pouvoir promettre au maire qu’il n’en coûterait rien à la commune. Le maire souriait malicieusement, et ce sourire, je le traduisais ainsi :

— Oui… Oui… mon garçon. Je te vois venir. Tu voudrais bien ma place…

J’allai expliquer la chose à un ministre qui était mon ami.

— C’est entendu, me dit le ministre… Mais que le maire fasse établir tout de suite un devis. Je veux savoir à quoi je m’engage…

Je rapportai, triomphalement, cette réponse au maire.

— Bon ! Bon !… fit-il en se grattant la tête d’un air soucieux… Un devis… C’est ça…

Le devis n’arrivait jamais… Chaque fois que je rencontrais le maire, je lui demandais :

— Et ce devis ? Pressez-vous… vous savez que les ministres ne sont pas éternels…

— Ça va bien !… Ça va bien… On y pense…

Cela dura un an… Le ministre tomba… Et jamais plus il ne fut question de l’eau.

Je sais seulement que le maire expliquait, par la suite, avec un air fier.

— Il voulait, cet animal-là, m’embarquer, embarquer la commune dans une sale affaire… Oui… mais je suis plus malin que lui !…

Je voyais souvent l’instituteur. C’était un homme juste et instruit. Il avait conscience de ses devoirs et de sa mission. Comme il n’était ni du pays, ni curé, ni notaire, il avait à subir la même haine, les mêmes vexations que moi.

Il me disait :

— Je ne peux plus vivre ici… J’aime mieux abandonner l’enseignement et m’en aller n’importe où, travailler à n’importe quoi… On me reproche, à la préfecture, mes classes mal tenues, le manque de résultats. Ah ! je voudrais bien l’y voir, le préfet !… Les parents me confient leurs enfants pendant trois mois de l’année et l’hiver seulement… ils me les retirent au printemps, dès qu’ils ont besoin d’eux pour garder leurs vaches, leurs oies, leurs dindes… Cela, pour économiser un petit domestique. Ils n’apprennent que peu de choses, et le peu qu’ils ont appris, ils l’oublient aussitôt… L’année suivante, c’est à recommencer, dans les mêmes conditions… Et ainsi de suite… si bien que, quand ils quittent l’école tout à fait, beaucoup ne savent même pas lire… Et ils s’en vont grossir la masse des illettrés… Dame ! Rien d’étonnant, avec ces méthodes de lecture, compliquées, baroques, absurdes, dont nous sommes bien obligés de nous servir, afin de ne pas indisposer contre nous leurs auteurs : gros personnages de l’Université, simples inspecteurs primaires, bien plus préoccupés de leurs bénéfices de librairie que de l’instruction des enfants… et qui font bloc contre toute amélioration, contre tout progrès… Pensez qu’avec ces méthodes-là… il nous faut plus d’une année pour apprendre à lire à un enfant d’intelligence moyenne… Or, je vous l’ai dit… nous ne l’avons jamais trois mois de suite… Quelle folie ! Dès le début, je me suis immédiatement rendu compte de l’état de croupissement intellectuel où les gens vivent ici… J’ai pensé que je pourrais peut-être, en dépit de l’ankylose de leurs cerveaux, révéler à ces hommes… je ne sais pas… un peu de propreté morale, un peu de dignité humaine. J’ai tenté de les réunir, le soir, et de leur inculquer, dans des causeries familières, quelques notions élémentaires sur la vie. Ils ne sont pas venus… Et le préfet, à qui j’avais été dénoncé, m’a fait comprendre durement que ce n’était pas mon affaire… Alors, je me suis tenu tranquille… Et le résultat, le voici… J’ai quelquefois, l’hiver, une dizaine de gosses à mes classes… L’été, je n’en ai pas du tout… Le maire me fait la mine ; le curé prêche contre moi, à son prône… Je passe pour un anarchiste dangereux… et pour un violenteur de petits garçons… On dit de ma femme que c’est une putain, une voleuse…, tout cela parce que nous avons voulu élever le niveau moral de ce pays, et que nous n’allons pas à l’église… Je m’attends, tous les jours, aux plus dégoûtantes accusations, et à la façon dont nous sommes défendus par les pouvoirs publics, rien ne m’assure que je puisse en sortir victorieux et sans tache… Voilà ma vie… la vie de beaucoup de mes collègues… J’ai demandé mon déplacement… On ne me répond pas… Je suis allé voir le ministre… il ne m’a pas reçu… Ah ! non, j’en ai assez !… Plutôt la misère totale !…

Je me souviens que cette conversation, l’instituteur me la tenait, un soir, dans le jardin, où nous nous promenions, après le dîner, tristement. Le village tout entier dormait, tassé dans sa crasse, bercé par ses rêves atroces.

Je répondis au malheureux homme :

— Je sens profondément vos dégoûts et votre désarroi moral… Ils sont les miens… Mais, nous devons être quand même indulgents à ces pauvres brutes… Songez donc !… Il n’y a pas si longtemps, pas cent vingt ans, qu’ils étaient opprimés, dévorés, réduits à beaucoup moins que des animaux de basse-cour par les seigneurs, les évêques, les moines, les abbayes, le fisc du roi… À leur insu, il leur est resté comme une terreur de ces siècles épouvantables… Ils gardent, même dans l’émancipation, la méfiance, l’affolement des bêtes traquées… Les évolutions sont si lentes qu’il n’est pas surprenant qu’ils voient encore, dans celui qui est mieux mis, plus instruit, plus policé qu’eux, l’ennemi d’autrefois… C’est de l’atavisme… Et puis…

Après avoir fait un retour sur moi-même, sur les préjugés, les haines de classe, les habitudes orgueilleuses qu’on ne peut pas toujours effacer de sa vie privilégiée, après avoir embrassé, dans un éclair de la pensée, tout l’abaissement, toute la hideur de ce règne bourgeois qui dure depuis la Révolution, j’ajoutai :

— Et puis, ils n’ont pas toujours tort, allez !…

— Allons donc ! riposta l’instituteur… Ils savent très bien qu’ils sont tout, aujourd’hui, qu’ils ont tout !… On ne fait des lois que pour eux… des lois criminelles, sauvages. C’est pour eux qu’on maintient le pain cher, la viande hors de prix… qu’on affame l’ouvrier… le petit employé… le petit contribuable, succombant de plus en plus sous le poids de l’impôt !… Dame ! Ils sont la masse électorale… C’est bien le moins qu’on nous dépouille pour les enrichir… Tenez !

Et il me montrait le tas des maisons endormies, toutes noires, sous le ciel sans lune :

— Oui, ce village qui a l’air d’une ruine… qui sent la crasse et le fumier… ce village sordide qui pue la misère… eh bien, il crève d’or… Ils sont tous riches ici… stérilement riches… Ils dorment sur leurs sacs d’écus, cachés dans des paillasses et gagnés au détriment de tout le monde… Ah tenez… ils n’ont même pas la rude avarice de ceux qui peinent ; ils n’ont que la cupidité de ceux qui spéculent. Ce qu’ils font, c’est engranger leur blé, créer la famine et attendre la hausse. Et si les tout petits fermiers vendent leur récolte, chaque année, c’est qu’ils ont besoin d’argent tout de suite…

— Avons-nous le droit d’être sévères ?… lui répondis-je. Au fond, sans le savoir, ils prennent leur revanche. Et les bénéfices d’usure qu’ils espèrent ou qu’ils cherchent n’atteindront jamais le taux des dîmes qu’ils ont payées pendant des siècles. Allez… classe à classe, ils ne sont pas encore à jeu… Il n’est pas d’usure qui puisse les rembourser… Pour des siècles, ils restent les créanciers de toutes les castes…

Nerveusement, il m’interrompit :

— Ta… ta… ta… je les connais, allez ! les paysans… J’en suis !

Je souffrais comme lui, des mêmes choses que lui. Je ne répondis rien.
Piscot qui m’avait défendu jusque-là, après l’histoire de Velu, était devenu tiède à mon égard et même franchement hostile. Un soir qu’il était venu, en se cachant, me demander un secours, il s’excusa de sa conduite, naïvement :

— Ça me fait du tort, vous comprenez !… Faut bien, dans ma position, que je dise, que je fasse comme tout le monde. Sans ça… quoi ?

Je n’oublierai jamais son regard humble, touchant, d’esclave, quand il me dit :

— Sans ça… je n’aurais plus de considération dans le pays !

J’en aurais pleuré de pitié.

J’étais donc parti sans regrets et même avec un sentiment de soulagement, de délivrance. Les premiers jours, il me sembla que je goûtais, comme après une maladie, les joies infiniment douces d’une convalescence. Je sus gré à Dingo de m’avoir révélé la nécessité de ce départ, d’en avoir hâté, même au prix d’un dur sacrifice d’argent, la résolution définitive.

Et puis, dois-je l’avouer ?… au fond de moi-même je découvris, non sans une certaine mélancolie d’ailleurs, que ses crimes ne m’indignaient pas comme il eût fallu. Le soir, à table, chez des amis, j’aimais à conter ce que j’appelais ses fredaines, indulgemment et même avec un certain orgueil. Pour un peu, la chaleur de la conversation aidant, je les eusse volontiers prises à mon compte.

Était-ce parce que Dingo m’avait vengé de cette haine, que j’avais subie si longtemps ? Je n’en sais rien… Mais non… je crois qu’il y avait autre chose, dans cette bienveillance coupable que je lui témoignais. Il y avait peut-être une triste affinité. Je me suis souvent demandé s’il n’avait pas réveillé en moi cette manie, cette exaltation sanguinaire qui dort obscurément au fond de l’âme de tous les braves gens.