Discours en vers sur l’homme/Édition Garnier/1

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 379-384).

PREMIER DISCOURS


DE L’ÉGALITÉ DES CONDITIONS.

    Tu vois, sage Ariston, d’un œil d’indifférence
La grandeur tyrannique et la fière opulence ;
Tes yeux d’un faux éclat ne sont point abusés.
Ce monde est un grand bal où des fous, déguisés
Sous les risibles noms d’Éminence et d’Altesse,
Pensent enfler leur être et hausser leur bassesse.
En vain des vanités l’appareil nous surprend :
Les mortels sont égaux[1] ; leur masque est différent.
Nos cinq sens imparfaits, donnés par la nature,
De nos biens, de nos maux sont la seule mesure.
Les rois en ont-ils six ? et leur âme et leur corps
Sont-ils d’une autre espèce, ont-ils d’autres ressorts ?
C’est du même limon que tous ont pris naissance ;
Dans la même faiblesse ils traînent leur enfance ?
Et le riche et le pauvre, et le faible et le fort,
Vont tous également des douleurs à la mort.

    « Eh quoi ! me dira-t-on, quelle erreur est la vôtre !
N’est-il aucun état plus fortuné qu’un autre ?

Le ciel a-t-il rangé les mortels au niveau ?
La femme d’un commis courbé sur son bureau
Vaut-elle une princesse auprès du trône assise ?
N’est-il pas plus plaisant pour tout homme d’église
D’orner son front tondu d’un chapeau rouge ou vert
Que d’aller, d’un vil froc obscurément couvert,
Recevoir à genoux, après lande ou mâtine,
De son prieur cloîtré vingt coups de discipline ?
Sous un triple mortier n’est-on pas plus heureux
Qu’un clerc enseveli dans un greffe poudreux ? »
Non : Dieu serait injuste ; et la sage nature
Dans ses dons partagés garde plus de mesure.
Pense-t-on qu’ici-bas son aveugle faveur
Au char de la fortune attache le bonheur ?
Un jeune colonel a souvent l’impudence
De passer en plaisirs un maréchal de France.
« Être heureux comme un roi », dit le peuple hébété :
Hélas ! pour le bonheur que fait la majesté ?
En vain sur ses grandeurs un monarque s’appuie ;
Il gémit quelquefois, et bien souvent s’ennuie.
Son favori sur moi jette à peine un coup d’œil.
Animal composé de bassesse et d’orgueil,
Accablé de dégoûts, en inspirant l’envie,
Tour à tour on t’encense et l’on te calomnie.
Parle ; qu’as-tu gagné dans la chambre du roi ?
Un peu plus de flatteurs et d’ennemis que moi.
    Sur les énormes tours de notre Observatoire,
Un jour, en consultant leur céleste grimoire,
Des enfants d’Uranie un essaim curieux,
D’un tube de cent pieds braqué contre les cieux,
Observait les secrets du monde planétaire.
Un rustre s’écria : « Ces sorciers ont beau faire,
Les astres sont pour nous aussi bien que pour eux. »
On en peut dire autant du secret d’être heureux ;
Le simple, l’ignorant, pourvu d’un instinct sage,
En est tout aussi près au fond de son village
Que le fat important qui pense le tenir,
Et le triste savant qui croit le définir.
    On dit qu’avant la boîte apportée à Pandore
Nous étions tous égaux : nous le sommes encore ;
Avoir les mêmes droits à la félicité.
C’est pour nous la parfaite et seule égalité.

Vois-tu dans ces vallons ces esclaves champêtres
Qui creusent ces rochers, qui vont fendre ces hêtres,
Qui détournent ces eaux, qui, la bêche à la main,
Fertilisent la terre en déchirant son sein ?
Ils ne sont point formés sur le brillant modèle
De ces pasteurs galants qu’a chantés Fontenelle :
Ce n’est point Timarette et le tendre Tyrcis,
De roses couronnés, sous des myrtes assis,
Entrelaçant leurs noms sur l’écorce des chênes,
Vantant avec esprit leurs plaisirs et leurs peines ;
C’est Pierrot, c’est Colin, dont le bras vigoureux
Soulève un char tremblant dans un fossé bourbeux.
Perrette au point du jour est aux champs la première.
Je les vois, haletants et couverts de poussière.
Braver, dans ces travaux chaque jour répétés,
Et le froid des hivers, et le feu des étés.
Ils chantent cependant ; leur voix fausse et rustique
Gaîment de Pellegrin[2] détonne un vieux cantique[3].
La paix, le doux sommeil, la force, la santé.
Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté.
Si Colin voit Paris, ce fracas de merveilles.
Sans rien dire à son cœur, assourdit ses oreilles :
Il ne désire point ces plaisirs turbulents ;
Il ne les conçoit pas ; il regrette ses champs ;
Dans ces champs fortunés l’amour même l’appelle ;
Et tandis que Damis, courant de belle en belle,
Sous des lambris dorés, et vernis par Martin[4],
Des intrigues du temps composant son destin,
Dupé par sa maîtresse et haï par sa femme,
Prodigue à vingt beautés ses chansons et sa flamme,

382 PHE.MIKR DISCOURS. >o'

Quitte Églé qui l'aimait pour Cliloris qui le fuit,

Et prend pour volupté le scandale et le lu-iiil,

Colin, plus vigoureux, et pourtant plus lidèle,

Revole vers Lisette en la saison nouvelle ;

11 vient, après trois mois de regrets et d'ennui.

Lui présenter des dons aussi simples que lui.

Il n'a point à donner ces riches bagatelles

Qu Hébert* vend à crédit pour tromper tant de belles :

Sans tous ces riens brillants il peut toucher un cœur;

Jl n'en a pas besoin : c'est le fartl du bonheur.

L'aigle fier et rapide, aux ailes étendues, Suit l'objet de sa Hamme élancé dans les nues ; Dans l'ombre des vallons le taureau bondissant Cherche en paix sa génisse, et plaît en mugissant ; Au retour du printemps la douce Philomèle Attendrit par ses chants sa compagne fidèle ; Et du sein des buissons le moucheron léger Se mêle en bourdonnant aux insectes de l'air. De son être content, qui d'entre eux s'inquiète S'il est quelque autre espèce ou plus ou moins parfaite? Eh ! qu'importe à mon sort, à mes plaisirs présents, Qu'il soit d'autres heureux, qu'il soit des biens plus grands?

« Mais quoi ! cet indigent, ce mortel famélique, Cet objet dégoûtant de la pitié publique, D'un cadavre vivant traînant le reste affreux. Respirant pour souffrir, est-il un homme heureux? )> Non, sans doute; et ïhamas qu'un esclave détrône. Ce vizir déposé, ce grand qu'on emprisonne. Ont-ils des jours sereins quand ils sont dans les fers? Tout état a ses maux, tout homme a ses revers. Moins hardi dans la paix, plus actif dans la guerre, Charle - aurait sous ses lois retenu l'Angleterre ; DufresuN ^ moins prodigue, et docile au bon sens, N'eût point dans la misère avili ses talents. Tout est égal enfin : la cour a ses fatigues,

1. Fameux marchand de curiosités ;\ Paris. Il avait beaucoup de goût, et cola seul lui avait procure une grande fortune. [Note de Voltaire, llj'i.) — Voltaire a cité aussi Hébert dans la Prude, acte I'*', scène iv; voyez t. III du Théâtre, p. 410.

2. Charles I".

3. Louis XIV disait : « Il y a deux hommes que je ne pourrai jamais enrichir, Dufresny et Bontcmps. » Dufrcsny mourut dans la misère, après avoir dissipé de grandes richesses; il a laissé de jolies comédies. {Note de Voltaire, 1748.)

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��\)E L'KGAi.rri' i)i:s conditions. ,{s:{

L'Église a ses combats, la guorrc a ses intrigues :

Le mérite modeste est souvent obscurci ;

Le malbeur est partout, mais le bonbeur aussi.

Ce n'est point la grandeur, ce n'est point la bassesse,

Le bien, la pauvreté, l'ftge mûr, la jeunesse,

Qui fait ou rinlbrtnne ou la félicité.

Jadis le pauvre Irus, bonteux et rebuté. Contemplant de Crésus l'orgueilleuse opulence, Murmurait bautement contre la Providence : « Que d'bonneurs! disait-il, (|ue d'éclat! que de bien! Que Crésus est heureux! il a tout, et moi rien. » Comme il disait ces mots, une armée en furie Attaque en son palais le tyran de Carie : De ses vils courtisans il est abandonné ; Il fuit, on le poursuit ; il est pris, enchaîné ; On pille ses trésors, on ravit ses maîtresses. Il pleure : il aperçoit, au fort de ses détresses, Irus, le pauvre Irus, qui, parmi tant d'horreurs, Sans songer aux vaincus, boit avec les vainqueurs. a Jupiter! dit-il, ô sort inexorable! Irus est trop heureux, je suis seul misérable. » Ils se trompaient tous deux; et nous nous trompons tous. Ah ! du destin d'autrui ne soyons point jaloux ; Gardons-nous de l'éclat qu'un faux dehors imprime. Tous les cœurs sont cachés ; tout homme est un abîme. La joie est passagère, et le rire est trompeur'. Hélas! où donc chercher, où trouver l e bonh eur? En tous lieux, en tous temps, dans toute la nature. Nulle part tout entier, partout avec mesure, Et partout passager, hors dans son seul auteur. Il est semblable au feu dont la douce chaleur Dans chaque autre élément en secret s'insinue, Descend dans les rochers, s'élève dans la nue, Va rougir le corail dans le sable des mers, -Et vit dans les glaçons qu'ont durcis les hivers-.

Le ciel, en nous formant, mélangea notre vie De désirs, de dégoûts, de raison, de folie, De moments de plaisirs, et de jours de tourments :

1. Dans sou Précis de l'Ecclésiaste, Voltaire a dit:

Votre bruit m'impoitune, et le riie est trompeur.

2. Cette comparaison n'a rien de scientifique. ( G. A.)

�� � 38i PREMIER DISCOURS. W

Do notre être imparfait voilà les éléments;

Ils composent tout Thomme, ils forment son essence;

Et Dieu nous pesa tous dans la même balance'.

1. (i Quphiuc difloroncc qui paraisse cntrrt les fortunes, il y a une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales. » {Réllexions moralefi de La Rochefoucauld, édition du Louvre, n" 52.)

Suivant M. Rousseau, on doit mettre une grande différence entre les maux dos dernières classes de la société et ceux qui affligent les premières, parce que, dit-il, les maux du peuple sont l'effet de la mauvaise constitution de la société; les grands, au contraire, ne sont malheureux que par leur faute.

1° Cette observation n'est pas vraie rigoureusement. Ce n'est pas absolument par sa faute que tel riche, tel gi-and, étant né un sot, et ayant reçu une mauvaise éducation, passe tristement sa vie dans l'ennui et le dégoût. Ce n'est point par sa ute qu'Ivan fut assassiné après avoir été en prison toute sa vie. Est-ce par sa ute que le Masque de fer fut mis à la Bastille? que Ifs fils du comte d'Armagnac, arrosés du sang de leur père, passèrent toute leur jeunesse dans un cachot fait en forme de hotte? D'un autre côté, parmi les hommes qui souffrent les maux de la pauvreté, un grand nombre n'aurait-il pas évite ses malheurs par plus d'activité pour le travail, plus d'économie, plus de prévoyance? Il est très-rare dans tous les états d'être uniquement malheureux par sa faute, ou de l'être sans y avoir contri- bué : le hasard et la mauvaise conduite entrent à la fois dans presque tous les malheurs des hommes.

2° Ce n'est pas de la cause des maux des différents états que parle M. de Voltaire; c'est d'une sorte d'équilibre entre les maux et les biens, qui rend ces états presque égaux. Cette manière de voir les états de la vie est consolante pour le peuple; elle conduit même à une conséquence très-utile. Si les biens et les maux des différentes conditions forment entre ces conditions une sorte de balance; si l'ennui qui poursuit les riches, si les dangers qui environnent les grands, sont un équivalent des maux auxquels la misère condamne le peuple, tous gagneront à une plus grande égalité : les uns y trouveront plus d'aisance, les autres plus de sûreté. Ne serait-il pas utile de persuader aux hommes que l'intérêt des différentes classes de la société n'est point de se séparer, mais de se rapprocher; qu'elles doivent chercher non à s'opprimer, mais à s'unir, parce qu'aucune classe ne peut augmenter son bonheur aux dépens d'une autre, mais seulement en faisant des sacrifices au bonheur commun?

Il était naturel que deux hommes dont l'un croyait que la société et les lumières corrompent l'homme, tandis que l'autre voyait dans les progrès des lumières une source de perfections pour la société et de bonheur pour l'espèce humaine, fussent* ])resque toujours d'avis contraires. Mais qui des deux a été le plus utile aux hommes? Celui sans doute dont l'opinion était la plus conforme à la vérité. (K.)

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  1. Voltaire a dit dans Mahomet, acte Ier, scène iv :

    Les mortels sont égaux ; ce n’est pas la naissance,

    C’est la seule vertu qui fait la différence.


    On lit dans l’Épître au peuple, par Thomas :

    Les mortels sont égaux ; la vertu fait le rang,

    Et l’homme le plus juste est toujours le plus grand. (B.)

  2. L’abbé Pellegrin a fait des cantiques de dévotion sur des airs du Pont-Neuf ; c’est là qu’on trouve, à ce qu’on dit :

    Quand on a perdu Jésus-Christ,

    Adieu paniers, vendanges sont faites.


    Ces cantiques ont été chantés à la campagne et dans des couvents de province. (Note de Voltaire, 1752.) — Plusieurs cantiques de Pellegrin sont sur l’air : Adieu paniers, vendanges sont faites ; mais je n’en ai vu aucun qui contienne ces paroles. (B.)
  3. Bertin a dit depuis, livre III, élégie v :

    Tout un peuple courbé qui s’empresse à l’ouvrage,

    Et détonne gaîment de rustiques chansons.

  4. Fameux vernisseur. (Note de Voltaire, 1756.)