Discours sur l’Histoire universelle/II/11

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XI.

Réflexions particulieres sur la conversion des Gentils. Profond conseil de Dieu, qui les vouloit convertir pzr la Croix de Jesus-Christ. Raisonnement de Saint Paul sur cette maniere de les convertir.


Cette conversion des gentils estoit la seconde chose qui devoit arriver au temps du messie, et la marque la plus asseûrée de sa venuë. Nous avons veû comme les prophetes l’avoient clairement prédite, et leurs promesses se sont verifiées dans les temps de Nostre Seigneur. Il est certain qu’alors seulement, et ni plustost ni plus tard, ce que les philosophes n’ont osé tenter, ce que les prophetes ni le peuple juif lors qu’il a esté le plus protegé et le plus fidele n’ont pû faire, douze pescheurs envoyez par Jesus-Christ et témoins de sa résurrection l’ont accompli. C’est que la conversion du monde ne devoit estre l’ouvrage ni des philosophes, ni mesme des prophetes : il estoit réservé au Christ, et c’estoit le fruit de sa croix.

Il falloit à la verité que ce Christ et ses apostres sortissent des juifs, et que la prédication de l’evangile commençast à Jérusalem. Etc. Et il estoit convenable que la nouvelle lumiere dont les peuples plongez dans l’idolatrie, devoient un jour estre éclairez, se répandist par tout l’univers du lieu où elle avoit toûjours esté. C’estoit en Jesus-Christ fils de David et d’Abraham que toutes les nations devoient estre benies et sanctifiées. Nous l’avons souvent remarqué. Mais nous n’avons pas encore observé la cause pour laquelle ce Jesus souffrant, ce Jesus crucifié et anéanti, devoit estre le seul auteur de la conversion des gentils, et le seul vainqueur de l’idolatrie.

Saint Paul nous a expliqué ce grand mystere au I chapitre de la I epistre aux corinthiens, et il est bon de considerer ce bel endroit dans toute sa suite. le Seigneur, dit-il, m’a envoyé prescher l’evangile, etc. sans doute, puis qu’elle n’a pû tirer les hommes de leur ignorance. Mais voicy la raison que Saint Paul en donne. C’est que Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l’avoit point reconnu par les ouvrages de sa sagesse , c’est à dire, par les créatures qu’il avoit si bien ordonnées, il a pris une autre voye, et a résolu de sauver ses fideles par la folie de la prédication , c’est à dire, par le mystere de la croix, où la sagesse humaine ne peut rien comprendre.

Nouveau et admirable dessein de la divine providence ! Dieu avoit introduit l’homme dans le monde, où de quelque costé qu’il tournast les yeux, la sagesse du créateur reluisoit dans la grandeur, dans la richesse et dans la disposition d’un si bel ouvrage. L’homme cependant l’a méconnu : les créatures qui se presentoient pour élever nostre esprit plus haut, l’ont arresté : l’homme aveugle et abruti les a servies ; et non content d’adorer l’oeuvre des mains de Dieu, il a adoré l’oeuvre de ses propres mains. Des fables plus ridicules que celles que l’on conte aux enfans, ont fait sa religion : il a oublié la raison : Dieu la luy veut faire oublier d’une autre sorte. Un ouvrage dont il entendoit la sagesse ne l’a point touché ; un autre ouvrage luy est presenté, où son raisonnement se perd, et où tout luy paroist folie : c’est la croix de Jesus-Christ. Ce n’est point en raisonnant qu’on entend ce mystere ; c’est en captivant son intelligence etc. en effet, que comprenons-nous dans ce mystere où le Seigneur de gloire est chargé d’opprobres ; où la sagesse divine est traitée de folle ; où celuy qui asseûré en luy-mesme de sa naturelle grandeur, n’a pas crû s’attribuer trop etc. toutes nos pensées se confondent ; et comme disoit Saint Paul, il n’y a rien qui paroisse de plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairez d’enhaut. Tel estoit le remede que Dieu préparoit à l’idolatrie. Il connoissoit l’esprit de l’homme, et il sçavoit que ce n’estoit pas par raisonnement qu’il falloit détruire une erreur que le raisonnement n’avoit pas établie. Il y a des erreurs où nous tombons en raisonnant, car l’homme s’embrouïlle souvent à force de raisonner : mais l’idolatrie estoit venuë par l’extrémité opposée ; c’estoit en éteignant tout raisonnement, et en laissant dominer les sens qui vouloient tout revestir des qualitez dont ils sont touchez. C’est par là que la divinité estoit devenuë visible, et grossiere. Les hommes luy ont donné leur figure, et ce qui estoit plus honteux encore, leurs vices et leurs passions. Le raisonnement n’avoit point de part à une erreur si brutale. C’estoit un renversement du bon sens, un délire, une phrénesie. Raisonnez avec un phrénetique, et contre un homme qu’une fiévre ardente fait extravaguer ; vous ne faites que l’irriter, et rendre le mal irremédiable : il faut aller à la cause, redresser le temperament, et calmer les humeurs dont la violence cause de si étranges transports. Ainsi ce ne doit pas estre le raisonnement qui guerisse le délire de l’idolatrie. Qu’ont gagné les philosophes avec leurs discours pompeux, avec leur stile sublime, avec leurs raisonnemens si artificieusement arrangez ? Platon avec son éloquence qu’on a crû divine, a-t-il renversé un seul autel où ces monstrueuses divinitez estoient adorées ? Au contraire, luy et ses disciples, et tous les sages du siecle ont sacrifié au mensonge : etc. N’est-ce donc pas avec raison que Saint Paul s’est écrié dans nostre passage, etc. Ont-ils pû seulement détruire les fables de l’idolatrie ? Ont-ils seulement soupçonné qu’il fallust s’opposer ouvertement à tant de blasphêmes, et souffrir, je ne dis pas le dernier supplice, mais le moindre affront pour la verité ? Loin de le faire, ils ont retenu la verité captive, et ont posé pour maxime qu’en matiere de religion, il falloit suivre le peuple : le peuple qu’ils méprisoient tant, a esté leur regle dans la matiere la plus importante de toutes, et où leurs lumieres sembloient le plus necessaires. Qu’as-tu donc servi, ô philosophie ? Etc. C’est ainsi que Dieu a fait voir par experience, que la ruine de l’idolatrie ne pouvoit pas estre l’ouvrage du seul raisonnement humain. Loin de luy commettre la guerison d’une telle maladie, Dieu a achevé de le confondre par le mystere de la croix, et tout ensemble il a porté le remede jusqu’à la source du mal. L’idolatrie, si nous l’entendons, prenoit sa naissance de ce profond attachement que nous avons à nous-mesmes. C’est ce qui nous avoit fait inventer des dieux semblables à nous ; des dieux qui en effet n’estoient que des hommes sujets à nos passions, à nos foiblesses, et à nos vices : de sorte que sous le nom des fausses divinitez, c’estoit en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs et leurs fantaisies que les gentils adoroient.

Jesus-Christ nous fait entrer dans d’autres voyes. Sa pauvreté, ses ignominies et sa croix le rendent un objet horrible à nos sens. Il faut sortir de soy-mesme, renoncer à tout, tout crucifier pour le suivre. L’homme arraché à luy-mesme et à tout ce que sa corruption luy faisoit aimer, devient capable d’adorer Dieu et sa verité éternelle dont il veut doresnavant suivre les regles.

Là perissent et s’évanoûïssent toutes les idoles, et celles qu’on adoroit sur des autels, et celles que chacun servoit dans son coeur. Celles-cy avoient élevé les autres. On adoroit Venus, parce qu’on se laissoit dominer à l’amour, et qu’on en aimoit la puissance. Bacchus le plus enjoûé de tous les dieux avoit des autels, parce qu’on s’abandonnoit, et qu’on sacrifioit, pour ainsi dire, à la joye des sens plus douce et plus enyvrante que le vin. Jesus-Christ par le mystere de sa croix vient imprimer dans les coeurs l’amour des souffrances au lieu de l’amour des plaisirs. Les idoles qu’on adoroit au dehors furent dissipées, parce que celles qu’on adoroit au dedans ne subsistoient plus : le coeur purifié, comme dit Jesus-Christ luy-mesme, est rendu capable de voir Dieu ; et l’homme loin de faire Dieu semblable à soy, tasche plustost, autant que le peut souffrir son infirmité, à devenir semblable à Dieu. Le mystere de Jesus-Christ nous a fait voir comment la divinité pouvoit sans se ravilir estre unie à nostre nature, et se revestir de nos foiblesses. Le verbe s’est incarné : celuy qui avoit la forme et la nature de Dieu , sans perdre ce qu’il estoit, a pris la forme d’esclave . Inalterable en luy-mesme, il s’unit, et il s’approprie une nature étrangere. O hommes, vous vouliez des dieux qui ne fussent, à dire vray, que des hommes, et encore des hommes vicieux ! C’estoit un trop grand aveuglement. Mais voicy un nouvel objet d’adoration qu’on vous propose ; c’est un dieu et un homme tout ensemble, mais un homme qui n’a rien perdu de ce qu’il estoit en prenant ce que nous sommes. La divinité demeure immuable, et sans pouvoir se dégrader, elle ne peut qu’élever ce qu’elle unit avec elle. Mais encore qu’est-ce que Dieu a pris de nous ? Nos vices et nos pechez ? A Dieu ne plaise : il n’a pris de l’homme que ce qu’il y a fait, et il est certain qu’il n’y avoit fait, ni le peché, ni le vice. Il y avoit fait la nature ; il l’a prise. On peut dire qu’il avoit fait la mortalité avec l’infirmité qui l’accompagne, parce qu’encore qu’elle ne fust pas du premier dessein, elle estoit le juste supplice du peché, et en cette qualité elle estoit l’oeuvre de la justice divine. Aussi Dieu n’a-t-il pas dédaigné de la prendre ; et en prenant la peine du peché sans le peché mesme, il a montré qu’il estoit, non pas un coupable qu’on punissoit, mais le juste qui expioit les pechez des autres. De cette sorte, au lieu des vices que les hommes mettoient dans leurs dieux, toutes les vertus ont paru dans ce dieu-homme ; et afin qu’elles y parussent dans les dernieres épreuves, elles y ont paru au milieu des plus horribles tourmens. Ne cherchons plus d’autre dieu visible aprés celuy-cy : il est seul digne d’abbatre toutes les idoles ; et la victoire qu’il devoit remporter sur elles est attachée à sa croix.

C’est à dire qu’elle est attachée à une folie apparente. Etc. Voilà le dernier coup qu’il falloit donner à nostre superbe ignorance. La sagesse où on nous mene est si sublime, qu’elle paroist folie à nostre sagesse ; et les regles en sont si hautes, que tout nous y paroist un égarement. Mais si cette divine sagesse nous est impenétrable en elle-mesme, elle se déclare par ses effets. Une vertu sort de la croix, et toutes les idoles sont ébranlées. Nous les voyons tomber par terre, quoy-que soustenuës par toute la puissance romaine. Ce ne sont point les sages, ce ne sont point les nobles, ce ne sont point les puissans qui ont fait un si grand miracle. L’oeuvre de Dieu a esté suivie, et ce qu’il avoit commencé par les humiliations de Jesus-Christ, il l’a consommé par les humiliations de ses disciples. considerez, mes freres, c’est ainsi que Saint Paul acheve son admirable discours, considerez ceux que Dieu a appellez parmi vous, et dont il a composé cette eglise victorieuse du monde. Etc. Les apostres et leurs disciples, le rebut du monde, et le néant mesme, à les regarder par les yeux humains, ont prévalu à tous les empereurs et à tout l’empire. Les hommes avoient oublié la création, et Dieu l’a renouvellée en tirant de ce néant son eglise qu’il a rendu toute puissante contre l’erreur. Il a confondu avec les idoles toute la grandeur humaine qui s’interessoit à les défendre ; et il a fait un si grand ouvrage, comme il avoit fait l’univers, par la seule force de sa parole.