Discours sur l’Histoire universelle/II/10

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X.

La suite des erreurs des Juifs, & la maniere dont ils expliquent les Prophèties.


Il ne faut pas s’étonner qu’ils soient tombez dans de tels égaremens, ni que la tempeste les ait dissipez aprés qu’ils ont eû quitté leur route. Cette route leur estoit marquée dans leurs propheties, principalement dans celles qui désignoient le temps du Christ. Ils ont laissé passer ces précieux momens sans en profiter : c’est pourquoy on les voit en suite livrez au mensonge, et ils ne sçavent plus à quoy se prendre. Donnez-moy encore un moment pour vous raconter la suite de leurs erreurs, et tous les pas qu’ils ont faits pour s’enfoncer dans l’abisme. Les routes par où on s’égare, tiennent toûjours au grand chemin ; et en considerant où l’égarement a commencé, on marche plus seûrement dans la droite voye. Nous avons veû, monseigneur, que deux propheties marquoient aux juifs le temps du Christ, celle de Jacob, et celle de Daniel. Elles marquoient toutes deux la ruine du royaume de Juda au temps que le Christ viendroit. Mais Daniel expliquoit que la totale destruction de ce royaume devoit estre une suite de la mort du Christ : et Jacob disoit clairement, que dans la décadence du royaume de Juda, le Christ qui viendroit alors seroit l’attente des peuples ; c’est à dire, qu’il en seroit le liberateur, et qu’il se feroit un nouveau royaume composé non plus d’un seul peuple, mais de tous les peuples du monde. Les paroles de la prophetie ne peuvent avoir d’autre sens, et c’estoit la tradition constante des juifs qu’elles devoient s’entendre de cette sorte.

De là cette opinion répanduë parmi les anciens rabbins, et qu’on voit encore dans leur talmud, que dans le temps que le Christ viendroit, il n’y auroit plus de magistrature : de sorte qu’il n’y avoit rien de plus important pour connoistre le temps de leur messie, que d’observer quand ils tomberoient dans cét estat malheureux. En effet, ils avoient bien commencé ; et s’ils n’avoient eû l’esprit occupé des grandeurs mondaines qu’ils vouloient trouver dans le messie, afin d’y avoir part sous son empire, ils n’auroient peû méconnoistre Jesus-Christ. Le fondement qu’ils avoient posé estoit certain : car aussitost que la tyrannie du premier Hérode, et le changement de la république judaïque qui arriva de son temps, leur eût fait voir le moment de la décadence marquée dans la prophetie, ils ne douterent point que le Christ ne deust venir, et qu’on ne vist bientost ce nouveau royaume où devoient se réünir tous les peuples. Une des choses qu’ils remarquerent, c’est que la puissance de vie et de mort leur fut ostée. C’estoit un grand changement, puis qu’elle leur avoit toûjours esté conservée jusqu’alors, à quelque domination qu’ils fussent soumis, et mesme dans Babylone pendant leur captivité. L’histoire de Susanne le fait assez voir, et c’est une tradition constante parmi eux. Les rois de Perse qui les rétablirent, leur laisserent cette puissance par un decret exprés que nous avons remarqué en son lieu ; et nous avons veû aussi que les premiers seleucides avoient plustost augmenté que restraint leurs privileges. Je n’ay pas besoin de parler icy encore une fois du regne des machabées où ils furent non seulement affranchis, mais puissans et redoutables à leurs ennemis. Pompée qui les affoiblit à la maniere que nous avons veûë, content du tribut qu’il leur imposa, et de les mettre en estat que le peuple romain en pust disposer dans le besoin, leur laissa leur prince avec toute la jurisdiction. On sçait assez que les romains en usoient ainsi, et ne touchoient point au gouvernement du dedans dans les païs à qui ils laissoient leurs rois naturels.

Enfin les juifs sont d’accord qu’ils perdirent cette puissance de vie et de mort, seulement quarante ans avant la desolation du second temple ; et on ne peut douter que ce ne soit le premier Hérode qui ait commencé à faire cette playe à leur liberté. Car depuis que pour se venger du sanedrin, où il avoit esté obligé de comparoistre luy mesme avant qu’il fust roy, et en suite pour s’attirer toute l’autorité à luy seul, il eût attaqué cette assemblée qui estoit comme le senat fondé par Moïse, et le conseil perpetuel de la nation où la supréme jurisdiction estoit exercée ; peu à peu ce grand corps perdit son pouvoir, et il luy en restoit bien peu quand Jesus-Christ vint au monde. Les affaires empirerent sous les enfans d’Hérode, lors que le royaume d’Archelaus, dont Jérusalem estoit la capitale, réduit en province romaine, fut gouverné par des présidens que les empereurs envoyoient. Dans ce malheureux estat les juifs garderent si peu la puissance de vie et de mort, que pour faire mourir Jesus-Christ, qu’à quelque prix que ce fust ils vouloient perdre, il leur fallut avoir recours à Pilate ; et ce foible gouverneur leur ayant dit qu’ils le fissent mourir eux-mesmes, ils répondirent tout d’une voix, nous n’avons pas le pouvoir de faire mourir personne . Aussi fut-ce par les mains d’Hérode qu’ils firent mourir Saint Jacques frere de Saint Jean, et qu’ils mirent Saint Pierre en prison. Quand ils eûrent résolu la mort de Saint Paul, ils le livrerent entre les mains des romains comme ils avoient fait Jesus-Christ ; et le voeu sacrilege de leurs faux zelez qui jurerent de ne boire ni ne manger jusques à ce qu’ils eussent tué ce saint apostre, montre assez qu’ils se croyoient décheûs du pouvoir de le faire mourir juridiquement. Que s’ils lapiderent Saint Estienne, ce fut tumultuairement, et par un effet de ces emportemens séditieux que les romains ne pouvoient pas toûjours réprimer dans ceux qui se disoient alors les zelateurs. On doit donc tenir pour certain, tant par ces histoires que par le consentement des juifs, et par l’estat de leurs affaires, que vers les temps de Nostre Seigneur, et sur tout dans ceux où il commença d’exercer son ministere, ils perdirent entierement l’autorité temporelle. Ils ne purent voir cette perte, sans se souvenir de l’ancien oracle de Jacob, qui leur prédisoit que dans le temps du messie il n’y auroit plus parmi eux ni puissance, ni autorité, ni magistrature. Un de leurs plus anciens auteurs le remarque ; et il a raison d’avoûër que le sceptre n’estoit plus alors dans Juda, ni l’autorité dans les chefs du peuple, puis que la puissance publique leur estoit ostée, et que le sanedrin estant dégradé, les membres de ce grand corps n’estoient plus considerez comme juges, mais comme simples docteurs. Ainsi, selon eux-mesmes, il estoit temps que le Christ parust. Comme ils voyoient ce signe certain de la prochaine arrivée de ce nouveau roy, dont l’empire devoit s’étendre sur tous les peuples, ils crurent qu’en effet il alloit paroistre. Le bruit s’en répandit aux environs, et on fut persuadé dans tout l’Orient qu’on ne seroit pas long-temps sans voir sortir de Judée ceux qui regneroient sur toute la terre.

Tacite et Suétone rapportent ce bruit comme établi par une opinion constante, et par un ancien oracle qu’on trouvoit dans les livres sacrez du peuple juif. Josephe recite cette prophetie dans les mesmes termes, et dit comme eux qu’elle se trouvoit dans les saints livres. L’autorité de ces livres dont on avoit veû les prédictions si visiblement accomplies en tant de rencontres, estoit grande dans tout l’Orient ; et les juifs plus attentifs que les autres à observer des conjonctures qui estoient principalement écrites pour leur instruction, reconnurent le temps du messie que Jacob avoit marqué dans leur décadence. Ainsi les réflexions qu’ils firent sur leur estat furent justes ; et sans se tromper sur les temps du Christ, ils connurent qu’il devoit venir dans le temps qu’il vint en effet. Mais, ô foiblesse de l’esprit humain, et vanité source inévitable d’aveuglement ! L’humilité du sauveur cacha à ces orgueïlleux les veritables grandeurs qu’ils devoient chercher dans leur messie. Ils vouloient que ce fust un roy semblable aux rois de la terre. C’est pourquoy les flateurs du premier Herode, ébloûïs de la grandeur et de la magnificence de ce prince, qui tout tyran qu’il estoit, ne laissa pas d’enrichir la Judée, dirent qu’il estoit luy-mesme ce roy tant promis. C’est aussi ce qui donna lieu à la secte des herodiens, dont il est tant parlé dans l’evangile, et que les payens ont connuë, puis que Perse et son scholiaste nous apprennent, qu’encore du temps de Neron, la naissance du roy Herode estoit célebrée par ses sectateurs avec la mesme solennité que le sabath. Josephe tomba dans une semblable erreur. Cét homme instruit , comme il dit luy-mesme, dans les propheties judaïques, comme estant prestre et sorti de la race sacerdotale, reconnut à la verité que la venuë de ce roy promis par Jacob convenoit aux temps d’Herode, où il nous montre luy-mesme avec tant de soin un commencement manifeste de la ruine des juifs : mais comme il ne vit rien dans sa nation qui remplist ces ambitieuses idées qu’elle avoit conceûës de son Christ, il poussa un peu plus avant le temps de la prophetie ; et l’appliquant à Vespasien, il asseûra que cét oracle de l’ecriture signifioit ce prince déclaré empereur dans la Judée .

C’est ainsi qu’il détournoit l’ecriture sainte pour autoriser sa flaterie : aveugle, qui transportoit aux estrangers l’esperance de Jacob et de Juda ; qui cherchoit en Vespasien le fils d’Abraham et de David ; et attribuoit à un prince idolatre le titre de celuy dont les lumieres devoient retirer les gentils de l’idolatrie. La conjoncture des temps le favorisoit. Mais pendant qu’il attribuoit à Vespasien ce que Jacob avoit dit du Christ, les zelez qui défendoient Jérusalem se l’attribuoient à eux-mesmes. C’est sur ce seul fondement qu’ils se promettoient l’empire du monde, comme Josephe le raconte ; plus raisonnables que luy, en ce que du moins ils ne sortoient pas de la nation pour chercher l’accomplissement des promesses faites à leurs peres. Comment n’ouvroient-ils pas les yeux au grand fruit que faisoit deslors parmi les gentils la prédication de l’evangile, et à ce nouvel empire que Jesus-Christ établissoit par toute la terre ? Qu’y avoit-il de plus beau qu’un empire où la pieté regnoit, où le vray dieu triomphoit de l’idolatrie, où la vie éternelle estoit annoncée aux nations infideles ; et l’empire mesme des Cesars n’estoit-il pas une vaine pompe à comparaison de celuy-cy ? Mais cét empire n’estoit pas assez éclatant aux yeux du monde. Qu’il faut estre desabusé des grandeurs humaines pour connoistre Jesus-Christ ! Les juifs connurent les temps ; les juifs voyoient les peuples appellez au dieu d’Abraham selon l’oracle de Jacob par Jesus-Christ et par ses disciples : et toutefois ils le méconnurent ce Jesus qui leur estoit déclaré par tant de marques. Et encore que durant sa vie et aprés sa mort il confirmast sa mission par tant de miracles, ces aveugles le rejetterent, parce qu’il n’avoit en luy que la solide grandeur destituée de tout l’appareil qui frape les sens, et qu’il venoit plustost pour condamner que pour couronner leur ambition aveugle. Et toutefois forcez par les conjonctures et les circonstances du temps, malgré leur aveuglement ils sembloient quelquefois sortir de leurs préventions. Tout se disposoit tellement du temps de Nostre Seigneur à la manifestation du messie, qu’ils soupçonnerent que Saint Jean Baptiste le pouvoit bien estre. Sa maniere de vie austere, extraordinaire, étonnante, les frapa ; et au defaut des grandeurs du monde, ils parurent vouloir d’abord se contenter de l’éclat d’une vie si prodigieuse. La vie simple et commune de Jesus-Christ rebuta ces esprits grossiers autant que superbes qui ne pouvoient estre pris que par les sens, et qui d’ailleurs éloignez d’une conversion sincere, ne vouloient rien admirer que ce qu’ils regardoient comme inimitable. De cette sorte Saint Jean Baptiste, qu’on jugea digne d’estre le Christ, n’en fut pas cru quand il montra le Christ veritable ; et Jesus-Christ, qu’il falloit imiter quand on y croyoit, parut trop humble aux juifs pour estre suivi. Cependant l’impression qu’ils avoient conceûë que le Christ devoit paroistre en ce temps, estoit si forte, qu’elle demeura prés d’un siecle parmi eux. Ils crurent que l’accomplissement des propheties pouvoit avoir une certaine étenduë, et n’estoit pas toûjours toute renfermée dans un point précis ; de sorte que prés de cent ans il ne se parloit parmi eux que des faux Christs qui se faisoient suivre, et des faux prophetes qui les annonçoient. Les siecles précedens n’avoient rien veû de semblable ; et les juifs ne prodiguerent le nom du Christ, ni quand Judas Le Machabée remporta sur leur tyran tant de victoires, ni quand son frere Simon les affranchit du joug des gentils, ni quand le premier Hyrcan fit tant de conquestes. Les temps et les autres marques ne convenoient pas, et ce n’est que dans le siecle de Jesus-Christ qu’on a commencé à parler de tous ces messies. Les samaritains qui lisoient dans le pentateuque la prophetie de Jacob, se firent des Christs aussi-bien que les juifs, et un peu aprés Jesus-Christ ils reconnurent leur Dosithée. Simon Le Magicien de mesme païs se vantoit aussi d’estre le fils de Dieu, et Menandre son disciple se disoit le sauveur du monde. Dés le vivant de Jesus-Christ la samaritaine avoit cru que le messie alloit venir : tant il estoit constant dans la nation, et parmi tous ceux qui lisoient l’ancien oracle de Jacob, que le Christ devoit paroistre dans ces conjonctures. Quand le terme fut tellement passé qu’il n’y eût plus rien à attendre, et que les juifs eûrent veû par experience que tous les messies qu’ils avoient suivis, loin de les tirer de leurs maux, n’avoient fait que les y enfoncer davantage : alors ils furent long-temps sans qu’il parust parmi eux de nouveaux messies ; et Barchochebas est le dernier qu’ils ayent reconnu pour tel dans ces premiers temps du christianisme. Mais l’ancienne impression ne put estre entierement effacée. Au lieu de croire que le Christ avoit paru, comme ils avoient fait encore au temps d’Adrien ; sous les Antonins ses successeurs, ils s’aviserent de dire que leur messie estoit au monde, bien qu’il ne parust pas encore, parce qu’il attendoit le prophete Elie qui devoit venir le sacrer. Ce discours estoit commun parmi eux dans le temps de saint Justin ; et nous trouvons aussi dans leur talmud la doctrine d’un de leurs maistres des plus anciens, qui disoit que le Christ estoit venu etc.

une telle réverie ne put pas entrer dans les esprits ; et les juifs contraints enfin d’avoûër que le messie n’estoit pas venu dans le temps qu’ils avoient raison de l’attendre selon leurs anciennes propheties, tomberent dans un autre abisme. Peu s’en fallut qu’ils ne renonçassent à l’esperance de leur messie qui leur manquoit dans le temps ; et plusieurs suivirent un fameux rabbin, dont les paroles se trouvent encore conservées dans le talmud. Celuy-cy voyant le terme passé de si loin, conclut que les israëlites n’avoient plus de messie à attendre, etc. a la verité cette opinion, loin de prévaloir parmi les juifs, y a esté détestée. Mais comme ils ne connoissent plus rien dans les temps qui leur sont marquez par leurs propheties, et qu’ils ne sçavent par où sortir de ce labyrinthe, ils ont fait un article de foy de cette parole que nous lisons dans le talmud, etc. : comme on voit dans une tempeste qui a écarté le vaisseau trop loin de sa route, le pilote desesperé abandonner son calcul, et aller où le mene le hazard.

Depuis ce temps, toute leur étude a esté d’éluder les propheties où le temps du Christ estoit marqué : ils ne se sont pas souciez de renverser toutes les traditions de leurs peres, pourveû qu’ils pussent oster aux chrestiens ces admirables propheties ; et ils en sont venus jusques à dire que celle de Jacob ne regardoit pas le Christ. Mais leurs anciens livres les démentent. Cette prophetie est entenduë du messie dans le talmud, et la maniere dont nous l’expliquons se trouve dans leurs paraphrases, c’est à dire dans les commentaires les plus authentiques et les plus respectez qui soient parmi eux. Nous y trouvons en propres termes que la maison et le royaume de Juda, auquel se devoit réduire un jour toute la posterité de Jacob et tout le peuple d’Israël, produiroit toûjours des juges et des magistrats , jusqu’à la venuë du messie, sous lequel il se formeroit un royaume composé de tous les peuples. C’est le témoignage que rendoient encore aux juifs dans les premiers temps du christianisme, leurs plus célebres docteurs et les plus receûs. L’ancienne tradition si ferme, et si établie ne pouvoit estre abolie d’abord ; et quoy-que les juifs n’appliquassent pas à Jesus-Christ la prophetie de Jacob, ils n’avoient encore osé nier qu’elle ne convinst au messie. Ils n’en sont venus à cét excés que long-temps aprés, et lors que pressez par les chrestiens ils ont enfin apperceû que leur propre tradition estoit contre eux.

Pour la prophetie de Daniel où la venuë du Christ estoit renfermée dans le terme de 490]ans, à compter depuis la vingtiéme année d’Artaxerxe à la longue main : comme ce terme menoit à la fin du quatriéme millenaire du monde, c’estoit aussi une tradition tres-ancienne parmi les juifs, que le messie paroistroit vers la fin de ce quatriéme millenaire, et environ deux mille ans aprés Abraham. Un Elie, dont le nom est grand parmi les juifs, quoyque ce ne soit pas le prophete, l’avoit ainsi enseigné avant la naissance de Jesus-Christ ; et la tradition s’en est conservée dans le livre du talmud. Vous avez veû ce terme accompli à la venuë de Nostre Seigneur, puis qu’il a paru en effet environ deux mille ans aprés Abraham, et vers l’an 4000 du monde. Cependant les juifs ne l’ont pas connu ; et frustrez de leur attente, ils ont dit que leurs pechez avoient retardé le messie qui devoit venir. Mais cependant nos dates sont asseûrées de leur aveu propre ; et c’est un trop grand aveuglement de faire dépendre des hommes un terme que Dieu a marqué si précisément dans Daniel. C’est encore pour eux un grand embarras de voir que ce prophete fasse aller le temps du Christ avant celuy de la ruine de Jérusalem ; de sorte que ce dernier temps estant accompli, celuy qui le précede le doit estre aussi.

Josephe s’est icy trompé trop grossiérement. Il a bien compté les semaines qui devoient estre suivies de la desolation du peuple juif ; et les voyant accomplies dans le temps que Tite mit le siége devant Jérusalem, il ne douta point que le moment de la perte de cette ville ne fust arrivé. Mais il ne considera pas que cette desolation devoit estre précedée de la venuë du Christ et de sa mort ; de sorte qu’il n’entendit que la moitié de la prophetie.

Les juifs qui sont venus aprés luy ont voulu suppléer à ce defaut. Ils nous ont forgé un Agrippa descendu d’Hérode, que les romains, disent-ils, ont fait mourir un peu devant la ruine de Jérusalem ; et ils veulent que cét Agrippa, Christ par son titre de roy, soit le Christ dont il est parlé dans Daniel : nouvelle preuve de leur aveuglement. Car outre que cét Agrippa ne peut estre ni le juste, ni le saint des saints, ni la fin des propheties, tel que devoit estre le Christ que Daniel marquoit en ce lieu ; outre que le meurtre de cét Agrippa, dont les juifs estoient innocens, ne pouvoit pas estre la cause de leur desolation, comme devoit estre la mort du Christ de Daniel : ce que disent icy les juifs est une fable. Cét Agrippa descendu d’Hérode fut toûjours du parti des romains : il fut toûjours bien traité par leurs empereurs, et regna dans un canton de la Judée long-temps aprés la prise de Jerusalem, comme l’atteste Josephe et les autres contemporains.

Ainsi tout ce qu’inventent les juifs pour éluder les propheties, les confond. Eux-mesmes ils ne se fient pas à des inventions si grossieres, et leur meilleure défense est dans cette loy qu’ils ont établie de ne supputer plus les jours du messie. Par là ils ferment les yeux volontairement à la verité, et renoncent aux propheties où le Saint Esprit a luy-mesme compté les années : mais pendant qu’ils y renoncent, ils les accomplissent, et font voir la verité de ce qu’elles disent de leur aveuglement et de leur chute.

Qu’ils répondent ce qu’ils voudront aux propheties : la desolation qu’elles prédisoient leur est arrivée dans le temps marqué ; l’évenement est plus fort que toutes leurs subtilitez ; et si le Christ n’est venu dans cette fatale conjoncture, les prophetes en qui ils esperent les ont trompez. Et pour achever de les convaincre, remarquez deux circonstances qui ont accompagné leur chute et la venuë du sauveur du monde : l’une, que la succession des pontifes perpetuelle et inalterable depuis Aaron, finit alors ; l’autre, que la distinction des tribus et des familles toûjours conservée jusqu’à ce temps y perit de leur aveu propre.

Cette distinction estoit necessaire jusques au temps du messie. De Levi devoient naistre les ministres des choses sacrées. D’Aaron devoient sortir les prestres et les pontifes. De Juda devoit sortir le messie mesme. Si la distinction des familles n’eust subsisté jusqu’à la ruine de Jérusalem, et jusqu’à la venuë de Jesus-Christ, les sacrifices judaïques auroient peri devant le temps, et David eust esté frustré de la gloire d’estre reconnu pour le pere du messie. Le messie est-il arrivé ? Le sacerdoce nouveau, selon l’ordre de Melchisedech, a-t-il commencé en sa personne, et la nouvelle royauté qui n’estoit pas de ce monde a-t-elle paru ? On n’a plus besoin d’Aaron, ni de Levi, ni de Juda, ni de David, ni de leurs familles. Aaron n’est plus necessaire dans un temps où les sacrifices devoient cesser selon Daniel. La maison de David et de Juda a accompli sa destinée lors que le Christ de Dieu en est sorti ; et comme si les juifs renonçoient eux-mesmes à leur esperance, ils oublient précisément en ce temps la succession des familles jusques alors si soigneusement et si religieusement retenuë.

N’omettons pas une des marques de la venuë du messie, et peut-estre la principale si nous la sçavons bien entendre, quoy-qu’elle fasse le scandale et l’horreur des juifs. C’est la rémission des pechez annoncée au nom d’un sauveur souffrant, d’un sauveur humilié et obéïssant jusqu’à la mort. Daniel avoit marqué parmi ses semaines, la semaine mysterieuse que nous avons observée, où le Christ devoit estre immolé, où l’alliance devoit estre confirmée par sa mort, où les anciens sacrifices devoient perdre leur vertu. Joignons Daniel avec Isaïe : nous trouverons tout le fond d’un si grand mystere ; nous verrons l’homme de douleurs, etc. ouvrez les yeux, incredules : n’est-il pas vray que la rémission des pechez vous a esté preschée au nom de Jesus-Christ crucifié ? S’estoit-on jamais avisé d’un tel mystere ? Quelqu’autre que Jesus-Christ, ou devant luy, ou aprés, s’est-il glorifié de laver les pechez par son sang ? Se sera-t-il fait crucifier exprés pour aquerir un vain honneur, et accomplir en luy-mesme une si funeste prophetie ? Il faut se taire, et adorer dans l’evangile une doctrine qui ne pourroit pas mesme venir dans la pensée d’aucun homme, si elle n’estoit veritable. L’embarras des juifs est extréme dans cét endroit : ils trouvent dans leurs ecritures trop de passages où il est parlé des humiliations de leur messie. Que deviendront donc ceux où il est parlé de sa gloire et de ses triomphes ? Le dénoûëment naturel est, qu’il viendra aux triomphes par les combats, et à la gloire par les souffrances. Chose incroyable ! Les juifs ont mieux aimé mettre deux messies. Nous voyons dans leur talmud et dans d’autres livres d’une pareille antiquité, qu’ils attendent un messie souffrant, et un messie plein de gloire ; l’un mort et ressuscité ; l’autre toûjours heureux et toûjours vainqueur ; l’un à qui conviennent tous les passages où il est parlé de foiblesse ; l’autre à qui conviennent tous ceux où il est parlé de grandeur ; l’un enfin fils de Joseph, car on n’a pû luy denier un des caracteres de Jesus-Christ qui a esté réputé fils de Joseph ; et l’autre fils de David : sans jamais vouloir entendre que ce messie fils de David devoit, selon David, boire du torrent avant que de lever la teste ; c’est à dire, estre affligé avant que d’estre triomphant , comme le dit luy-mesme le fils de David. Etc. Au reste, si nous entendons du messie ce grand passage où Isaïe nous represente si vivement l’homme de douleurs frapé pour nos pechez , et défiguré comme un lepreux , nous sommes encore soustenus dans cette explication aussi-bien que dans toutes les autres par l’ancienne tradition des juifs ; et malgré leurs préventions, le chapitre tant de fois cité de leur talmud nous enseigne que ce lepreux chargé des pechez du peuple sera le messie . Les douleurs du messie qui luy seront causées par nos pechez, sont célebres dans le mesme endroit et dans les autres livres des juifs. Il y est souvent parlé de l’entrée aussi humble que glorieuse qu’il devoit faire dans Jérusalem monté sur un asne, et cette célebre prophetie de Zacharie luy est appliquée. De quoy les juifs ont-ils à se plaindre ? Tout leur estoit marqué en termes précis dans leurs prophetes : leur ancienne tradition avoit conservé l’explication naturelle de ces célebres propheties ; et il n’y a rien de plus juste que ce reproche que leur fait le sauveur du monde : hypocrites, vous sçavez juger par les vents et par ce qui vous paroist dans le ciel, si le temps sera serein ou pluvieux ; et vous ne sçavez pas connoistre à tant de signes qui vous sont donnez, le temps où vous estes ! Concluons donc que les juifs ont eû veritablement raison de dire que tous les termes de la venuë du messie sont passez . Juda n’est plus un royaume ni un peuple : d’autres peuples ont reconnu le messie qui devoit estre envoyé. Jesus-Christ a esté montré aux gentils : à ce signe, ils ont accouru au dieu d’Abraham, et la benediction de ce patriarche s’est répanduë par toute la terre. L’homme de douleurs a esté presché, et la rémission des pechez a esté annoncée par sa mort. Toutes les semaines se sont écoulées ; la desolation du peuple et du sanctuaire, juste punition de la mort du Christ, a eû son dernier accomplissement ; enfin le Christ a paru avec tous les caracteres que la tradition des juifs y reconnoissoit, et leur incredulité n’a plus d’excuse.

Aussi voyons-nous depuis ce temps des marques indubitables de leur réprobation. Aprés Jesus-Christ ils n’ont fait que s’enfoncer de plus en plus dans l’ignorance et dans la misere, d’où la seule extrémité de leurs maux, et la honte d’avoir esté si souvent en proye à l’erreur les fera sortir, ou plustost la bonté de Dieu, quand le temps arresté par sa providence pour punir leur ingratitude et dompter leur orgueïl sera accompli. Cependant ils demeurent la risée des peuples, et l’objet de leur aversion, sans qu’une si longue captivité les fasse revenir à eux, encore qu’elle deust suffire pour les convaincre. Car enfin, comme leur dit Saint Jerosme, etc. C’est ce que disoit Saint Jerosme. L’argument s’est fortifié depuis, et douze cens ans ont esté ajoustez à la desolation du peuple juif. Disons-luy donc au lieu de quatre cens ans que seize siecles ont veû durer sa captivité sans que son joug devienne plus leger. Etc.