Discours sur l’Histoire universelle/III/2

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II.

Les révolutions des Empires ont des causes particulieres que les Princes doivent étudier.


Mais, monseigneur, ce qui vous rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez non seulement sur l’élevation et sur la chute des empires, mais encore sur les causes de leur progrés et sur celles de leur décadence.

Car, monseigneur, ce mesme Dieu qui a fait l’enchaisnement de l’univers, et qui tout-puissant par luy-mesme, a voulu, pour établir l’ordre, que les parties d’un si grand tout dépendissent les unes des autres ; ce mesme Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eust sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eû des qualitez proportionnées à l’élevation à laquelle ils estoient destinez ; et qu’à la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu vouloit que sa main parust toute seule, il n’est point arrivé de grands changemens qui n’ait eû ses causes dans les siecles précedens.

Et comme dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réüssir : la vraye science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps ces secretes dispositions qui ont préparé les grands changemens et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver. En effet, il ne suffit pas de regarder seulement devant ses yeux, c’est à dire, de considerer ces grands évenemens qui décident tout à coup de la fortune des empires. Qui veut entendre à fond les choses humaines, doit les reprendre de plus haut ; et il luy faut observer les inclinations et les moeurs, ou, pour dire tout en un mot, le caractere, tant des peuples dominans en général que des princes en particulier, et enfin de tous les hommes extraordinaires, qui par l’importance du personnage qu’ils ont eû à faire dans le monde, ont contribué, en bien ou en mal, au changement des estats et à la fortune publique.

J’ay tasché de vous préparer à ces importantes réflexions dans la premiere partie de ce discours ; vous y aurez pû observer le génie des peuples et celuy des grands hommes qui les ont conduits. Les évenemens qui ont porté coup dans la suite ont esté montrez ; et afin de vous tenir attentif à l’enchaisnement des grandes affaires du monde que je voulois principalement vous faire entendre, j’ay omis beaucoup de faits particuliers dont les suites n’ont pas esté si considerables. Mais parce qu’en nous attachant à la suite, nous avons passé trop viste sur beaucoup de choses pour pouvoir faire les réflexions qu’elles meritoient, vous devez maintenant vous y attacher avec une attention plus particuliere, et accoustumer vostre esprit à rechercher les effets dans leurs causes les plus éloignées. Par là, monseigneur, vous apprendrez ce qu’il est si necessaire que vous sçachiez ; qu’encore qu’à ne regarder que les rencontres particulieres, la fortune semble seule décider de l’établissement et de la ruine des empires, à tout prendre il en arrive à peu prés comme dans le jeu, où le plus habile l’emporte à la longue. En effet, dans ce jeu sanglant où les peuples ont disputé de l’empire et de la puissance, qui a préveû de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus long-temps dans les grands travaux, et enfin qui a sceû le mieux ou pousser ou se mênager suivant la rencontre, à la fin a eû l’avantage, et a fait servir la fortune mesme à ses desseins. Ainsi ne vous lassez point d’examiner les causes des grands changemens, puis que rien ne servira jamais tant à vostre instruction ; mais recherchez-les sur tout dans la suite des grands empires, où la grandeur des évenemens les rend plus palpables.