Discours sur l’Histoire universelle/III/3

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III.

Les Scythes, les Ethiopiens & les Egyptiens.


Je ne compteray pas icy parmi les grands empires celuy de Bacchus, ni celuy d’Hercule, ces célebres vainqueurs des Indes et de l’orient. Leurs histoires n’ont rien de certain, leurs conquestes n’ont rien de suivi : il les faut laisser célebrer aux poëtes qui en ont fait le plus grand sujet de leurs fables.

Je ne parleray pas non plus de l’empire que le madyes d’Hérodote, qui ressemble assez à l’indathyrse de Megastene et au tanaüs de Justin, établit pour un peu de temps dans la grande Asie. Les scythes que ce prince menoit à la guerre, ont plustost fait des courses que des conquestes. Ce ne fut que par rencontre, et en poussant les cimmeriens, qu’ils entrerent dans la Médie, batirent les medes, et leur enleverent cette partie de l’Asie où ils avoient établi leur domination. Ces nouveaux conquerans n’y regnerent que 28 ans. Leur impieté, leur avarice, et leur brutalité la leur fit perdre ; et Cyaxare fils de Phraorte, sur lequel ils l’avoient conquise, les en chassa. Ce fut plustost par adresse que par force. Réduit à un coin de son royaume que les vainqueurs avoient negligé, ou que peut-estre ils n’avoient pû forcer, il attendit avec patience que ces conquerans brutaux eussent excité la haine publique, et se défissent eux-mesmes par le desordre de leur gouvernement.

Nous trouvons encore dans Strabon qui l’a tiré du mesme Megastene, un Tearcon roy d’Ethiopie : ce doit estre le Tharaca de l’ecriture, dont les armes furent redoutées du temps de Sennacherib roy d’Assyrie. Ce prince pénetra jusqu’aux colonnes d’Hercule, apparemment le long de la coste d’Affrique, et passa jusqu’en Europe. Mais que dirois-je d’un homme dont nous ne voyons dans les historiens que quatre ou cinq mots, et dont la domination n’a aucune suite ? Les ethiopiens dont il estoit roy, estoient, selon Herodote, les mieux faits de tous les hommes, et de la plus belle taille. Leur esprit estoit vif, et ferme ; mais ils prenoient peu de soin de le cultiver, mettant leur confiance dans leurs corps robustes et dans leurs bras nerveux. Leurs rois estoient électifs, et ils mettoient sur le trône le plus grand et le plus fort. On peut juger de leur humeur par une action que nous raconte Herodote. Lors que Cambyse leur envoya pour les surprendre, des ambassadeurs et des presens tels que les perses les donnoient, de la pourpre, des brasselets d’or, et des compositions de parfums, ils se moquerent de ses presens où ils ne voyoient rien d’utile à la vie, aussi-bien que de ses ambassadeurs qu’ils prirent pour ce qu’ils estoient, c’est à dire pour des espions. Mais leur roy voulut aussi faire un present à sa mode au roy de Perse ; et prenant en main un arc qu’un perse eust à peine soustenu loin de le pouvoir tirer, il le banda en presence des ambassadeurs, et leur dit : voicy le conseil que le roy d’Ethiopie donne au roy de Perse... etc. cela dit, il débanda l’arc, et le donna aux ambassadeurs. On ne peut dire quel eust esté l’évenement de la guerre. Cambyse irrité de cette réponse, s’avança vers l’Ethiopie comme un insensé, sans ordre, sans convois, sans discipline ; et vit perir son armée, faute de vivres, au milieu des sables, avant que d’approcher l’ennemi.

Ces peuples d’Ethiopie n’estoient pourtant pas si justes qu’ils s’en vantoient, ni si renfermez dans leur païs. Leurs voisins les egyptiens avoient souvent éprouvé leurs forces. Il n’y a rien de suivi dans les conseils de ces nations sauvages, et mal cultivées : si la nature y commence souvent de beaux sentimens, elle ne les acheve jamais. Aussi n’y voyons-nous que peu de choses à apprendre, et à imiter. N’en parlons pas davantage, et venons aux peuples policez. Les egyptiens sont les premiers où l’on ait sceû les regles du gouvernement. Cette nation grave et serieuse connut d’abord la vraye fin de la politique, qui est de rendre la vie commode et les peuples heureux. La temperature toûjours uniforme du païs y faisoit les esprits solides et constans. Comme la vertu est le fondement de toute la societé, ils l’ont soigneusement cultivée. Leur principale vertu a esté la reconnoissance. La gloire qu’on leur a donnée d’estre les plus reconnoissans de tous les hommes, fait voir qu’ils estoient aussi les plus sociables. Les bienfaits sont le lien de la concorde publique et particuliere. Qui reconnoist les graces, aime à en faire ; et en bannissant l’ingratitude, le plaisir de faire du bien demeure si pur, qu’il n’y a plus moyen de n’y estre pas sensible. Leurs loix estoient simples, pleines d’équité, et propres à unir entre eux les citoyens. Celuy qui pouvant sauver un homme attaqué, ne le faisoit pas, estoit puni de mort aussi rigoureusement que l’assassin. Que si on ne pouvoit secourir le malheureux, il falloit du moins dénoncer l’auteur de la violence, et il y avoit des peines établies contre ceux qui manquoient à ce devoir. Ainsi les citoyens estoient à la garde les uns des autres, et tout le corps de l’estat estoit uni contre les méchans. Il n’estoit pas permis d’estre inutile à l’estat : la loy assignoit à chacun son employ, qui se perpetuoit de pere en fils. On ne pouvoit ni en avoir deux, ni changer de profession ; mais aussi toutes les professions estoient honorées. Il falloit qu’il y eust des emplois et des personnes plus considerables, comme il faut qu’il y ait des yeux dans le corps. Leur éclat ne fait pas mépriser les pieds, ni les parties les plus basses. Ainsi parmi les egyptiens, les prestres et les soldats avoient des marques d’honneur particulieres : mais tous les mestiers, jusqu’aux moindres, estoient en estime ; et on ne croyoit pas pouvoir sans crime mépriser les citoyens, dont les travaux, quels qu’ils fussent, contribuoient au bien public. Par ce moyen tous les arts venoient à leur perfection : l’honneur qui les nourrit s’y mesloit par tout : on faisoit mieux ce qu’on avoit toûjours veû faire, et à quoy on s’estoit uniquement exercé dés son enfance. Mais il y avoit une occupation qui devoit estre commune ; c’estoit l’étude des loix et de la sagesse. L’ignorance de la religion et de la police du païs n’estoit excusée en aucun estat. Au reste, chaque profession avoit son canton qui luy estoit assigné. Il n’en arrivoit aucune incommodité dans un païs dont la largeur n’estoit pas grande ; et dans un si bel ordre, les faineans ne sçavoient où se cacher. Parmi de si bonnes loix, ce qu’il y avoit de meilleur, c’est que tout le monde estoit nourri dans l’esprit de les observer. Une coustume nouvelle estoit un prodige en Egypte : tout s’y faisoit toûjours de mesme ; et l’exactitude qu’on y avoit à garder les petites choses, maintenoit les grandes. Aussi n’y eût-il jamais de peuple qui ait conservé plus long-temps ses usages et ses loix. L’ordre des jugemens servoit à entretenir cét esprit. Trente juges estoient tirez des principales villes pour composer la compagnie qui jugeoit tout le royaume. On estoit accoustumé à ne voir dans ces places que les plus honnestes gens du païs et les plus graves. Le prince leur assignoit certains revenus, afin qu’affranchis des embarras domestiques, ils pussent donner tout leur temps à faire observer les loix. Ils ne tiroient rien des procés, et on ne s’estoit pas encore avisé de faire un mestier de la justice. Pour éviter les surprises, les affaires estoient traitées par écrit dans cette assemblée. On y craignoit la fausse éloquence, qui ébloûït les esprits et émeut les passions. La verité ne pouvoit estre expliquée d’une maniere trop seche. Le président du senat portoit un collier d’or et de pierres précieuses, d’où pendoit une figure sans yeux, qu’on appelloit la verité. Quand il la prenoit, c’estoit le signal pour commencer la séance. Il l’appliquoit au parti qui devoit gagner sa cause, et c’estoit la forme de prononcer les sentences. Un des plus beaux artifices des egyptiens pour conserver leurs anciennes maximes, estoit de les revestir de certaines céremonies qui les imprimoient dans les esprits. Ces céremonies s’observoient avec réflexion ; et l’humeur serieuse des egyptiens ne permettoit pas qu’elles tournassent en simples formules. Ceux qui n’avoient point d’affaires, et dont la vie estoit innocente, pouvoient éviter l’examen de ce severe tribunal. Mais il y avoit en Egypte une espece de jugement tout-à-fait extraordinaire, dont personne n’échapoit. C’est une consolation en mourant de laisser son nom en estime parmi les hommes, et de tous les biens humains c’est le seul que la mort ne nous peut ravir. Mais il n’estoit pas permis en Egypte de loûër indifferemment tous les morts : il falloit avoir cét honneur par un jugement public. Aussitost qu’un homme estoit mort, on l’amenoit en jugement. L’accusateur public estoit écouté. S’il prouvoit que la conduite du mort eust esté mauvaise, on en condamnoit la memoire, et il estoit privé de la sepulture. Le peuple admiroit le pouvoir des loix, qui s’étendoit jusqu’apres la mort, et chacun touché de l’exemple craignoit de deshonorer sa memoire et sa famille. Que si le mort n’estoit convaincu d’aucune faute, on l’ensevelissoit honorablement : on faisoit son panegyrique, mais sans y rien mesler de sa naissance. Toute l’Egypte estoit noble, et d’ailleurs on n’y goustoit de loûanges que celles qu’on s’attiroit par son merite.

Chacun sçait combien curieusement les egyptiens conservoient les corps morts. Leurs momies se voyent encore. Ainsi leur reconnoissance envers leurs parens estoit immortelle : les enfans, en voyant les corps de leurs ancestres, se souvenoient de leurs vertus que le public avoit reconnuës, et s’excitoient à aimer les loix qu’ils leur avoient laissées.

Pour empescher les emprunts, d’où naissent la fainéantise, les fraudes et la chicane, l’ordonnance du roy Asychis ne permettoit d’emprunter qu’à condition d’engager le corps de son pere à celuy dont on empruntoit. C’estoit une impieté et une infamie tout ensemble de ne pas retirer assez promptement un gage si précieux ; et celuy qui mouroit sans s’estre aquité de ce devoir, estoit privé de la sepulture. Le royaume estoit héreditaire ; mais les rois estoient obligez plus que tous les autres à vivre selon les loix. Ils en avoient de particulieres qu’un roy avoit digerées, et qui faisoient une partie des livres sacrez. Ce n’est pas qu’on disputast rien aux rois, ou que personne eust droit de les contraindre ; au contraire, on les respectoit comme des dieux : mais c’est qu’une coustume ancienne avoit tout reglé, et qu’ils ne s’avisoient pas de vivre autrement que leurs ancestres. Ainsi ils souffroient sans peine non seulement que la qualité des viandes et la mesure du boire et du manger leur fust marquée (car c’estoit une chose ordinaire en Egypte où tout le monde estoit sobre, et où l’air du païs inspiroit la frugalité) mais encore que toutes leurs heures fussent destinées. En s’éveillant au point du jour, lors que l’esprit est le plus net et les pensées les plus pures, ils lisoient leurs lettres, pour prendre une idée plus droite et plus veritable des affaires qu’ils avoient à décider. Si-tost qu’ils estoient habillez, ils alloient sacrifier au temple. Là, environnez de toute leur cour, et les victimes estant à l’autel, ils assistoient à une priere pleine d’instruction, où le pontife prioit les dieux de donner au prince toutes les vertus royales, en sorte qu’il fust religieux envers les dieux, doux envers les hommes, moderé, juste, magnanime, sincere, et éloigné du mensonge, liberal, maistre de luy-mesme, punissant au dessous du merite, et récompensant au dessus. Le pontife parloit en suite des fautes que les rois pouvoient commettre : mais il supposoit toûjours qu’ils n’y tomboient que par surprise, ou par ignorance, chargeant d’imprécations les ministres qui leur donnoient de mauvais conseils, et leur déguisoient la verité. Telle estoit la maniere d’instruire les rois. On croyoit que les reproches ne faisoient qu’aigrir leurs esprits ; et que le moyen le plus efficace de leur inspirer la vertu, estoit de leur marquer leur devoir dans des loûanges conformes aux loix, et prononcées gravement devant les dieux. Aprés la priére et le sacrifice, on lisoit au roy dans les saints livres, les conseils et les actions des grands hommes, afin qu’il gouvernast son estat par leurs maximes, et maintinst les loix qui avoient rendu ses prédecesseurs heureux aussi-bien que leurs sujets.

Ce qui montre que ces remontrances se faisoient, et s’écoutoient sérieusement, c’est qu’elles avoient leur effet. Parmi les thebains, c’est à dire dans la dynastie principale, celle où les loix estoient en vigueur, et qui devint à la fin la maistresse de toutes les autres, les plus grands hommes ont esté les rois. Les deux Mercures auteurs des sciences, et de toutes les institutions des egyptiens, l’un voisin des temps du deluge, et l’autre qu’ils ont appellé le trismegiste ou le trois fois grand, contemporain de Moïse, ont esté tous deux rois de Thebes. Toute l’Egypte a profité de leurs lumieres, et Thebes doit à leurs instructions d’avoir eû peu de mauvais princes. Ceux-cy estoient épargnez pendant leur vie ; le repos public le vouloit ainsi : mais ils n’estoient pas exempts du jugement qu’il falloit subir aprés la mort. Quelques-uns ont esté privez de la sepulture, mais on en voit peu d’exemples ; et au contraire, la pluspart des rois ont esté si cheris des peuples, que chacun pleuroit leur mort autant que celle de son pere ou de ses enfans. Cette coustume de juger les rois aprés leur mort parut si sainte au peuple de Dieu, qu’il l’a toûjours pratiquée. Nous voyons dans l’ecriture que les méchans rois estoient privez de la sepulture de leurs ancestres, et nous apprenons de Josephe que cette coustume duroit encore du temps des asmonéens. Elle faisoit entendre aux rois, que si leur majesté les met au dessus des jugemens humains pendant leur vie, ils y reviennent enfin quand la mort les a égalez aux autres hommes.

Les egyptiens avoient l’esprit inventif, mais ils le tournoient aux choses utiles. Leurs Mercures ont rempli l’Egypte d’inventions merveilleuses, et ne luy avoient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvoit rendre la vie commode et tranquille. Je ne puis laisser aux egyptiens la gloire qu’ils ont donnée à leur Osiris, d’avoir inventé le labourage, car on le trouve de tout temps dans les païs voisins de la terre d’où le genre humain s’est répandu, et on ne peut douter qu’il ne fust connu dés l’origine du monde. Aussi les egyptiens donnent-ils eux-mesmes une si grande antiquité à Osiris, qu’on voit bien qu’ils ont confondu son temps avec celuy des commencemens de l’univers, et qu’ils ont voulu luy attribuer les choses dont l’origine passoit de bien loin tous les temps connus dans leur histoire. Mais si les egyptiens n’ont pas inventé l’agriculture, ni les autres arts que nous voyons devant le deluge, ils les ont tellement perfectionnez, et ont pris un si grand soin de les rétablir parmi les peuples où la barbarie les avoit fait oublier, que leur gloire n’est gueres moins grande que s’ils en avoient esté les inventeurs. Il y en a mesme de tres-importans dont on ne peut leur disputer l’invention. Comme leur païs estoit uni, et leur ciel toûjours pur et sans nuage, ils ont esté les premiers à observer le cours des astres. Ils ont aussi les premiers reglé l’année. Ces observations les ont jetté naturellement dans l’arithmetique ; et s’il est vray ce que dit Platon, que le soleil et la lune ayent enseigné aux hommes la science des nombres, c’est à dire, qu’on ait commencé les comptes reglez par celuy des jours, des mois, et des ans, les egyptiens sont les premiers qui ayent écouté ces merveilleux maistres. Les planetes et les autres astres ne leur ont pas esté moins connus, et ils ont trouvé cette grande année qui ramene tout le ciel à son premier point. Pour reconnoistre leurs terres tous les ans couvertes par le débordement du Nil, ils ont esté obligez de recourir à l’arpentage qui leur a bientost appris la geometrie. Ils estoient grands observateurs de la nature, qui dans un air si serein et sous un soleil si ardent estoit forte et feconde parmi eux. C’est aussi ce qui leur a fait inventer ou perfectionner la medecine. Ainsi toutes les sciences ont esté en grand honneur parmi eux. Les inventeurs des choses utiles recevoient, et de leur vivant et aprés leur mort, de dignes récompenses de leurs travaux. C’est ce qui a consacré les livres de leurs deux Mercures, et les a fait regarder comme des livres divins. Le premier de tous les peuples où on voye des bibliotheques, est celuy d’Egypte. Le titre qu’on leur donnoit inspiroit l’envie d’y entrer, et d’en pénetrer les secrets : on les appelloit, le tresor des remedes de l’ame . Elle s’y guérissoit de l’ignorance la plus dangereuse de ses maladies, et la source de toutes les autres.

Une des choses qu’on imprimoit le plus fortement dans l’esprit des egyptiens, estoit l’estime et l’amour de leur patrie. Elle estoit, disoient-ils, le sejour des dieux : ils y avoient regné durant des milliers infinis d’années. Elle estoit la mere des hommes et des animaux, que la terre d’Egypte arrosée du Nil avoit enfantez pendant que le reste de la nature estoit sterile. Les prestres qui composoient l’histoire d’Egypte de cette suite immense de siecles, qu’ils ne remplissoient que de fables et des génealogies de leurs dieux, le faisoient pour imprimer dans l’esprit des peuples l’antiquité et la noblesse de leur païs. Au reste, leur vraye histoire estoit renfermée dans des bornes raisonnables ; mais ils trouvoient beau de se perdre dans un abisme infini de temps qui sembloit les approcher de l’éternité. Cependant l’amour de la patrie avoit des fondemens plus solides. L’Egypte estoit en effet le plus beau païs de l’univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l’art, le plus riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la magnificence de ses rois. Il n’y avoit rien que de grand dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu’ils ont fait du Nil est incroyable. Il pleut rarement en Egypte : mais ce fleuve qui l’arrose toute par ses débordemens reglez, luy apporte les pluyes et les neiges des autres païs. Pour multiplier un fleuve si bien faisant, l’Egypte estoit traversée d’une infinité de canaux d’une longueur et d’une largeur incroyable. Le Nil portoit par tout la fecondité avec ses eaux salutaires, unissoit les villes entre elles et la grande mer avec la mer rouge, entretenoit le commerce au dedans et au dehors du royaume, et le fortifioit contre l’ennemi : de sorte qu’il estoit tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l’Egypte. On luy abandonnoit la campagne : mais les villes rehaussées avec des travaux immenses, et s’élevant comme des isles au milieu des eaux, regardoient avec joye de cette hauteur toute la plaine inondée et toute ensemble fertilisée par le Nil. Lors qu’il s’enfloit outre mesure, de grands lacs creusez par les rois tendoient leur sein aux eaux répanduës. Ils avoient leurs décharges préparées : de grandes écluses les ouvroient ou les fermoient selon le besoin ; et les eaux ayant leur retraite ne séjournoient sur les terres qu’autant qu’il falloit pour les engraisser. Tel estoit l’usage de ce grand lac, qu’on appelloit le lac de Myris ou de Moeris : c’estoit le nom du roy qui l’avoit fait faire. On est étonné quand on lit, ce qui neanmoins est certain, qu’il avoit de tour environ cent quatre-vingt de nos lieuës. Pour ne point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on l’avoit étendu principalement du costé de la Lybie. La pesche en valoit au prince des sommes immenses ; et ainsi quand la terre ne produisoit rien, on en tiroit des tresors en la couvrant d’eaux. Deux pyramides, dont chacune portoit sur un trône deux statuës colossales, l’une de Myris, et l’autre de sa femme, s’élevoient de trois cens pieds au milieu du lac, et occupoient sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisoient voir qu’on les avoit érigées avant que le creux eust esté rempli, et montroient qu’un lac de cette étenduë avoit esté fait de main d’homme sous un seul prince. Ceux qui ne sçavent pas jusques à quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu’on raconte du nombre des villes d’Egypte. La richesse n’en estoit pas moins incroyable. Il n’y en avoit point qui ne fust remplie de temples magnifiques et de superbes palais. L’architecture y montroit par tout cette noble simplicité, et cette grandeur qui remplit l’esprit. De longues galeries y étaloient des sculptures que la Grece prenoit pour modeles. Thebes le pouvoit disputer aux plus belles villes de l’univers. Ses cent portes chantées par Homere sont connuës de tout le monde. Elle n’estoit pas moins peuplée qu’elle estoit vaste, et on a dit qu’elle pouvoit faire sortir ensemble dix mille combatans par chacune de ses portes. Qu’il y ait si l’on veut de l’exageration dans ce nombre, toûjours est-il asseûré que son peuple estoit innombrable. Les grecs et les romains ont célebré sa magnificence et sa grandeur, encore qu’ils n’en eussent veû que les ruines : tant les restes en estoient augustes.

Si nos voyageurs avoient penetré jusqu’au lieu où cette ville estoit bastie, ils auroient sans doute encore trouvé quelque chose d’incomparable dans ses ruines : car les ouvrages des egyptiens estoient faits pour tenir contre le temps. Leurs statuës estoient des colosses. Leurs colonnes estoient immenses. L’Egypte visoit au grand, et vouloit fraper les yeux de loin, mais toûjours en les contentant par la justesse des proportions. On a découvert dans le Sayd (vous sçavez bien que c’est le nom de la Thebaïde) des temples et des palais presque encore entiers où ces colonnes et ces statuës sont innombrables. On y admire sur tout un palais dont les restes semblent n’avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de veûë, et bornées de part et d’autre par des sphinx d’une matiere aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d’avenuës à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence, et quelle étenduë ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n’ont-ils pas eû le temps d’en faire le tour, et ne sont pas mesme asseûrez d’en avoir veû la moitié ; mais tout ce qu’ils y ont veû estoit surprenant. Une sale, qui apparemment faisoit le milieu de ce superbe palais, estoit soustenuë de six-vingt colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremeslées d’obelisques que tant de siecles n’ont pû abbatre. Les couleurs mesme, c’est à dire ce qui éprouve le plustost le pouvoir du temps, se soustiennent encore parmi les ruines de cét admirable édifice, et y conservent leur vivacité : tant l’Egypte sçavoit imprimer le caractere d’immortalité à tous ses ouvrages. Maintenant que le nom du roy penetre aux parties du monde les plus inconnuës, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu’il fait faire des plus beaux ouvrages de la nature et de l’art, ne seroit-ce pas un digne objet de cette noble curiosité, de découvrir les beautez que la Thebaïde renferme dans ses deserts, et d’enrichir nostre architecture des inventions de l’Egypte ? Quelle puissance et quel art a pû faire d’un tel païs la merveille de l’univers ? Et quelles beautez ne trouveroit-on si on pouvoit aborder la ville royale, puis que si loin d’elle on découvre des choses si merveilleuses ?

Il n’appartenoit qu’à l’Egypte de dresser des monumens pour la posterité. Ses obelisques font encore aujourd’huy, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome ; et la puissance romaine desesperant d’égaler les egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d’emprunter les monumens de leurs rois. L’Egypte n’avoit point encore veû de grands édifices que la tour de Babel, quand elle imagina ses pyramides, qui par leur figure autant que par leur grandeur triomphent du temps et des barbares. Le bon goust des egyptiens leur fit aimer deslors la solidité et la régularité toute nuë. N’est-ce point que la nature porte d’elle-mesme à cét air simple auquel on a tant de peine à revenir, quand le goust a esté gasté par des nouveautez et des hardiesses bizarres ? Quoy qu’il en soit, les egyptiens n’ont aimé qu’une hardiesse reglée : ils n’ont cherché le nouveau et le surprenant, que dans la varieté infinie de la nature ; et ils se vantoient d’estre les seuls qui avoient fait comme les dieux des ouvrages immortels. Les inscriptions des pyramides n’estoient pas moins nobles que l’ouvrage. Elles parloient aux spectateurs. Une de ces pyramides bastie de brique avertissoit par son titre qu’on se gardast bien de la comparer aux autres, et qu’elle estoit autant au dessus de toutes les pyramides que Jupiter estoit au dessus de tous les dieux. mais quelque effort que fassent les hommes, leur neant paroist par tout. Ces pyramides estoient des tombeaux ; encore les rois qui les ont basties n’ont-ils pas eû le pouvoir d’y estre inhumez, et ils n’ont pas joûï de leur sepulcre. Je ne parlerois pas de ce beau palais qu’on appelloit le labyrinthe, si Herodote qui l’a veû, ne nous asseûroit qu’il estoit plus surprenant que les pyramides. On l’avoit basti sur le bord du lac de Myris, et on luy avoit donné une veûë proportionnée à sa grandeur. Au reste, ce n’estoit pas tant un seul palais qu’un magnifique amas de douze palais disposez régulierement, et qui communiquoient ensemble. Quinze cens chambres meslées de terrasses s’arrangeoient autour de douze salles, et ne laissoient point de sortie à ceux qui s’engageoient à les visiter. Il y avoit autant de bastiment par dessous terre. Ces bastimens soûterrains estoient destinez à la sepulture des rois, et encore (qui le pourroit dire sans honte et sans déplorer l’aveuglement de l’esprit humain ? ) à nourrir les crocodiles sacrez dont une nation d’ailleurs si sage faisoit ses dieux. Vous vous étonnez de voir tant de magnificence dans les sepulcres de l’Egypte. C’est qu’outre qu’on les érigeoit comme des monumens sacrez pour porter aux siecles futurs la memoire des grands princes, on les regardoit encore comme des demeures éternelles. Les maisons estoient appellées des hostelleries où l’on n’estoit qu’en passant et pendant une vie trop courte pour terminer tous nos desseins : mais les maisons veritables estoient les tombeaux que nous devions habiter durant des siecles infinis. Au reste, ce n’estoit pas sur les choses inanimées que l’Egypte travailloit le plus. Ses plus nobles travaux et son plus bel art consistoit à former les hommes. La Grece en estoit si persuadée, que ses plus grands hommes, un Homere, un Pythagore, un Platon, Lycurgue mesme et Solon ces deux grands legislateurs, et les autres qu’il n’est pas besoin de nommer, allerent apprendre la sagesse en Egypte. Dieu a voulu que Moïse mesme fust instruit dans toute la sagesse des egyptiens : c’est par là qu’il a commencé à estre puissant en paroles et en oeuvres. la vraye sagesse se sert de tout, et Dieu ne veut pas que ceux qu’il inspire negligent les moyens humains qui viennent aussi de luy à leur maniere. Ces sages d’Egypte avoient étudié le régime qui fait les esprits solides, les corps robustes, les femmes fecondes, et les enfans vigoureux. Par ce moyen le peuple croissoit en nombre et en forces. Le païs estoit sain naturellement ; mais la philosophie leur avoit appris que la nature veut estre aidée. Il y a un art de former les corps aussi-bien que les esprits. Cét art que nostre nonchalance nous a fait perdre estoit bien connu des anciens, et l’Egypte l’avoit trouvé. Elle employoit principalement à ce beau dessein la frugalité et les exercices. Dans un grand champ de bataille qui a esté veû par Herodote, les cranes des perses aisez à percer, et ceux des egyptiens plus durs que les pierres ausquelles ils estoient meslez, montroient la molesse des uns et la robuste constitution qu’une nourriture frugale et de vigoureux exercices donnoient aux autres. La course à pied, la course à cheval, la course dans les chariots se pratiquoit en Egypte avec une adresse admirable, et il n’y avoit point dans tout l’univers de meilleurs hommes de cheval que les egyptiens. Quand Diodore nous dit qu’ils rejettoient la lute comme un exercice qui donnoit une force dangereuse et peu durable, il a deû l’entendre de la lute outrée des athletes, que la Grece elle-mesme, qui la couronnoit dans ses jeux, avoit blasmée comme peu convenable aux personnes libres : mais avec une certaine moderation, elle estoit digne des honnestes gens, et Diodore luy-mesme nous apprend que le Mercure des egyptiens en avoit inventé les regles aussi-bien que l’art de former les corps. Il faut entendre de mesme ce que dit encore cét auteur touchant la musique. Celle qu’il fait mépriser aux egyptiens, comme capable de ramollir les courages, estoit sans doute cette musique molle et effeminée qui n’inspire que les plaisirs et une fausse tendresse. Car pour cette musique généreuse dont les nobles accords élevent l’esprit et le coeur, les egyptiens n’avoient garde de la mépriser, puis que, selon Diodore mesme, leur Mercure l’avoit inventée, et avoit aussi inventé le plus grave des instrumens de musique. Dans la procession solennelle des egyptiens, où l’on portoit en cérémonie les livres de Trismegiste, on voit marcher à la teste le chantre tenant en main un symbole de la musique (je ne sçay pas ce que c’est) et le livre des hymnes sacrez . Enfin l’Egypte n’oublioit rien pour polir l’esprit, ennoblir le coeur, et fortifier le corps. Quatre cent mille soldats qu’elle entretenoit estoient ceux de ses citoyens qu’elle exerçoit avec plus de soin. Les loix de la milice se conservoient aisément, et comme par elles-mesmes, parce que les peres les apprenoient à leurs enfans : car la profession de la guerre passoit de pere en fils comme les autres ; et aprés les familles sacerdotales, celles qu’on estimoit les plus illustres estoient comme parmi nous les familles destinées aux armes. Je ne veux pas dire pourtant que l’Egypte ait esté guerriere. On a beau avoir des troupes reglées et entretenuës ; on a beau les exercer à l’ombre dans les travaux militaires et parmi les images des combats : il n’y a jamais que la guerre et les combats effectifs qui fassent les hommes guerriers. L’Egypte aimoit la paix, parce qu’elle aimoit la justice, et n’avoit des soldats que pour sa défense. Contente de son païs où tout abondoit, elle ne songeoit point aux conquestes. Elle s’étendoit d’une autre sorte, en envoyant ses colonies par toute la terre, et avec elles la politesse et les loix. Les villes les plus célebres venoient apprendre en Egypte leurs antiquitez, et la source de leurs plus belles institutions. On la consultoit de tous costez sur les regles de la sagesse. Quand ceux d’Elide eûrent établi les jeux olimpiques les plus illustres de la Grece, ils rechercherent par une ambassade solennelle l’approbation des egyptiens, et apprirent d’eux de nouveaux moyens d’encourager les combatans. L’Egypte regnoit par ses conseils, et cét empire d’esprit luy parut plus noble et plus glorieux que celuy qu’on établit par les armes. Encore que les rois de Thebes fussent sans comparaison les plus puissans de tous les rois de l’Egypte, jamais ils n’ont entrepris sur les dynasties voisines qu’ils ont occupées seulement quand elles eûrent esté envahies par les arabes ; de sorte qu’à vray dire ils les ont plustost enlevées aux étrangers, qu’ils n’ont voulu dominer sur les naturels du païs. Mais quand ils se sont meslez d’estre conquerans, ils ont surpassé tous les autres. Je ne parle point d’Osiris vainqueur des Indes ; apparemment c’est Bacchus, ou quelque autre heros aussi fabuleux. Le pere de Sesostris (les doctes veulent que ce soit Amenophis, autrement Memnon) ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent les egyptiens, par l’autorité d’un oracle, conceût le dessein de faire de son fils un conquerant. Il s’y prit à la maniere des egyptiens, c’est à dire, avec de grandes pensées. Tous les enfans qui nasquirent le mesme jour que Sesostris furent amenez à la cour par ordre du roy. Il les fit élever comme ses enfans, et avec les mesmes soins que Sesostris prés duquel ils estoient nourris. Il ne pouvoit luy donner de plus fideles ministres, ni des compagnons plus zelez de ses combats. Quand il fut un peu avancé en âge, il luy fit faire son apprentissage par une guerre contre les arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter la faim et la soif, et soumit cette nation jusqu’alors indomptable. Accoustumé aux travaux guerriers par cette conqueste, son pere le fit tourner vers l’occident de l’Egypte : il attaqua la Lybie, et la plus grande partie de cette vaste region fut subjuguée. En ce temps son pere mourut, et le laissa en estat de tout entreprendre. Il ne conceût pas un moindre dessein que celuy de la conqueste du monde : mais avant que de sortir de son royaume, il pourveût à la seûreté du dedans, en gagnant le coeur de tous ses peuples par la liberalité et par la justice, et reglant au reste le gouvernement avec une extrême prudence. Cependant il faisoit ses préparatifs : il levoit des troupes, et leur donnoit pour capitaines les jeunes gens que son pere avoit fait nourrir avec luy. Il y en avoit dix-sept cent capables de répandre dans toute l’armée le courage, la discipline, et l’amour du prince. Cela fait, il entra dans l’Ethiopie qu’il se rendit tributaire. Il continua ses victoires dans l’Asie. Jérusalem fut la premiere à sentir la force de ses armes. Le témeraire Roboam ne put luy résister, et Sesostris enleva les richesses de Salomon. Dieu, par un juste jugement, les avoit livrez entre ses mains. Il pénetra dans les Indes plus loin qu’Hercule ni que Bacchus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre, puis qu’il soumit le païs au-delà du Gange. Jugez par là si les païs plus voisins luy résisterent. Les scythes obéïrent jusqu’au Tanaïs : l’Armenie et la Cappadoce luy furent sujetes. Il laissa une colonie dans l’ancien royaume de Colchos, où les moeurs d’Egypte sont toûjours demeurées depuis. Herodote a veû dans l’Asie Mineure d’une mer à l’autre les monumens de ses victoires avec les superbes inscriptions de Sesostris roy des rois et seigneur des seigneurs. Il y en avoit jusques dans la Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange jusqu’au Danube. La difficulté des vivres l’empescha d’entrer plus avant dans l’Europe. Il revint aprés neuf ans chargé des dépouïlles de tous les peuples vaincus. Il y en eût qui défendirent courageusement leur liberté : d’autres cederent sans résistance. Sesostris eût soin de marquer dans ses monumens la difference de ces peuples en figures hiéroglifiques à la maniere des egyptiens. Pour décrire son empire, il inventa les cartes de géographie. Cent temples fameux érigez en action de graces aux dieux tutelaires de toutes les villes, furent les premieres aussi-bien que les plus belles marques de ses victoires, et il eût soin de publier par les inscriptions, que ces grands ouvrages avoient esté achevez sans fatiguer ses sujets. Il mettoit sa gloire à les ménager, et à ne faire travailler aux monumens de ses victoires que les captifs. Salomon luy en avoit donné l’exemple. Ce sage prince n’avoit employé que les peuples tributaires dans les grands ouvrages qui ont rendu son regne immortel. Les citoyens estoient attachez à de plus nobles exercices : ils apprenoient à faire la guerre, et à commander. Sesostris ne pouvoit pas se regler sur un plus parfait modele. Il regna trente-trois ans, et joûït long-temps de ses triomphes, beaucoup plus digne de gloire, si la vanité ne luy eust pas fait traisner son char par les rois vaincus. Il semble qu’il ait dédaigné de mourir comme les autres hommes. Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à luy-mesme, et laissa l’Egypte riche à jamais. Son empire pourtant ne passa pas la quatriéme génération. Mais il restoit encore du temps de Tibere des monumens magnifiques, qui en marquoient l’étenduë et la quantité des tributs. L’Egypte retourna bientost à son humeur pacifique. On a mesme écrit que Sesostris fut le premier à ramollir, aprés ses conquestes, les moeurs de ses egyptiens, dans la crainte des révoltes. S’il le faut croire, ce ne pouvoit estre qu’une précaution qu’il prenoit pour ses successeurs. Car pour luy, sage et absolu comme il estoit, on ne voit pas ce qu’il pouvoit craindre de ses peuples qui l’adoroient. Au reste cette pensée est peu digne d’un si grand prince ; et c’estoit mal pourvoir à la seûreté de ses conquestes, que de laisser affoiblir le courage de ses sujets. Il est vray aussi que ce grand empire ne dura gueres. Il faut perir par quelque endroit. La division se mit en Egypte. Sous Anysis l’aveugle, l’ethiopien Sabacon envahit le royaume : il en traita aussi-bien les peuples, et y fit d’aussi grandes choses qu’aucun des rois naturels. Jamais on ne vit une moderation pareille à la sienne, puis qu’aprés cinquante ans d’un regne heureux, il retourna en Ethiopie pour obéïr à des avertissemens qu’il crut divins. Le royaume abandonné tomba entre les mains de Sethon prestre de Vulcain, prince religieux à sa mode, mais peu guerrier, et qui acheva d’énerver la milice en maltraitant les gens de guerre. Depuis ce temps l’Egypte ne se soustint plus que par des milices étrangeres. On trouve une espece d’anarchie. On trouve douze rois choisis par le peuple, qui partagerent entre eux le gouvernement du royaume. C’est eux qui ont basti ces douze palais qui composoient le labyrinthe. Quoy-que l’Egypte ne pust oublier ses magnificences, elle fut foible et divisée sous ces douze princes. Un d’eux (ce fut Psammetique) se rendit le maistre par le secours des étrangers. L’Egypte se rétablit, et demeura assez puissante pendant cinq ou six regnes. Enfin cét ancien royaume, aprés avoir duré environ seize cens ans, affoibli par les rois de Babylone et par Cyrus, devint la proye de Cambyse, le plus insensé de tous les princes.

Ceux qui ont bien connu l’humeur de l’Egypte, ont reconnu qu’elle n’estoit pas belliqueuse : vous en avez veû les raisons. Elle avoit vescu en paix environ treize cens ans, quand elle produisit son premier guerrier, qui fut Sesostris. Aussi malgré sa milice si soigneusement entretenuë, nous voyons sur la fin que les troupes étrangeres font toute sa force, qui est un des plus grands defauts que puisse avoir un estat. Mais les choses humaines ne sont point parfaites, et il est malaisé d’avoir ensemble dans la perfection les arts de la paix avec les avantages de la guerre. C’est une assez belle durée d’avoir subsisté seize siecles. Quelques ethiopiens ont regné à Thebes dans cét intervale, entre autres Sabacon, et à ce qu’on croit Taraca. Mais l’Egypte tiroit cette utilité de l’excellente constitution de son estat, que les étrangers qui la conqueroient entroient dans ses moeurs plustost que d’y introduire les leurs : ainsi changeant de maistres, elle ne changeoit pas de gouvernement. Elle eût peine à souffrir les perses dont elle voulut souvent secoûër le joug. Mais elle n’estoit pas assez belliqueuse pour se soustenir par sa propre force contre une si grande puissance, et les grecs qui la défendoient, occupez ailleurs, estoient contraints de l’abandonner : de sorte qu’elle retomboit toûjours sous ses premiers maistres, mais toûjours opiniastrément attachée à ses anciennes coustumes, et incapable de démentir les maximes de ses premiers rois. Quoy-qu’elle en retinst beaucoup de choses sous les ptolomées, le mélange des moeurs greques et asiatiques y fut si grand, qu’on n’y reconnut presque plus l’ancienne Egypte. Il ne faut pas oublier que les temps des anciens rois d’Egypte sont fort incertains, mesme dans l’histoire des egyptiens. On a peine à placer Osymanduas, dont nous voyons de si magnifiques monumens dans Diodore, et de si belles marques de ses combats. Il semble que les egyptiens n’ayent pas connu le pere de Sesostris qu’Herodote et Diodore n’ont pas nommé. Sa puissance est encore plus marquée par les monumens qu’il a laissez dans toute la terre, que par les memoires de son païs ; et ces raisons nous font voir qu’il ne faut pas croire, comme quelques-uns, que ce que l’Egypte publioit de ses antiquitez, ait toûjours esté aussi exact qu’elle s’en vantoit, puis qu’elle-mesme est si incertaine des temps les plus éclatans de sa monarchie.