Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 33

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 420-422).



CHAPITRE XXXIII.


Les Romains laissaient les généraux de leurs armées entièrement libres dans leurs opérations.


Lorsque l’on veut lire avec fruit l’histoire de Tite-Live, il faut étudier avec attention toutes les différentes manières de se conduire du peuple et du sénat romains. Parmi celles qui méritent une considération particulière, il faut voir quelle autorité ils confiaient à leurs consuls, à leurs dictateurs et aux autres chefs de l’armée, lorsqu’ils les envoyaient hors du territoire de la république. Dans ces circonstances, on leur accordait le pouvoir le plus étendu : le sénat ne se réservait que le droit d’entreprendre une nouvelle guerre et de sanctionner la paix ; tout le reste reposait sur la volonté et l’autorité du consul. Lorsque le sénat et le peuple avaient décrété une guerre, par exemple, contre les Latins, ils en confiaient sans restriction la conduite au consul, qui était le maître de livrer ou non une bataille, et d’attaquer telle ou telle ville, suivant qu’il le jugeait à propos.

Une foule d’exemples viennent à l’appui de cette assertion, mais particulièrement ce qui eut lieu dans une des guerres contre les Toscans. Le consul Fabius venait de vaincre les ennemis près de Sutrium ; et, projetant de passer la forêt Ciminia avec toute son armée pour pénétrer en Toscane, loin de prendre en cette circonstance l’avis du sénat, il négligea même de l’informer de son projet, quoiqu’il allât porter la guerre dans un pays nouveau, inconnu et hérissé d’obstacles. La résolution qu’adopta le sénat d’empêcher cette entreprise vient encore à l’appui de ce que j’avance. Il avait appris la victoire que venait de remporter Fabius ; et, craignant que le consul ne tentât de pénétrer en Toscane en traversant cette forêt, et jugeant qu’il serait bon de ne pas allumer une nouvelle guerre et de courir les dangers d’une telle entreprise, il envoya deux députés lui intimer l’ordre de ne point entrer en Toscane. Il y était déjà parvenu lorsqu’ils arrivèrent près de lui, et les ennemis avaient été battus de nouveau ; de manière que ces députés, qui étaient venus pour empêcher la guerre, retournèrent à Rome, annoncer les conquêtes et la gloire de Fabius.

Si l’on considère attentivement cette politique, on verra qu’elle était fondée sur une sagesse profonde. En effet, s’il avait fallu qu’un consul dirigeât les opérations de jour en jour, conformément aux ordres transmis par le sénat, il eût apporté dans sa conduite plus de négligence et de lenteur, parce qu’il aurait pensé que la gloire du succès ne lui appartenait pas tout entière, mais que le sénat pouvait en réclamer une partie, puisque ce n’était que d’après ses ordres qu’il en avait dirigé les opérations.

Le sénat se serait exposé, de son côté, à donner des conseils dans une affaire dont il n’avait pas connaissance ; et quoique ce corps fût composé de membres qui tous avaient une grande habitude de la guerre, cependant, comme ils ne se trouvaient pas sur les lieux, qu’ils ignoraient une infinité de particularités qu’il est nécessaire de connaître pour pouvoir donner de sages conseils, ils auraient commis, en ouvrant un avis, de nombreuses erreurs. Aussi voulaient-ils que le consul se dirigeât par ses propres lumières, et que toute la gloire lui appartint ; ils pensaient que l’amour dont il brûlerait pour cette gloire serait un frein suffisant pour le retenir et le contraindre à se bien comporter.

J’ai d’autant plus volontiers appuyé sur cette conduite, que les républiques de nos jours, telles que celles de Venise et de Florence, me paraissent en avoir adopté une toute différente. Si leurs généraux, leurs provéditeurs, leurs commissaires, veulent établir une simple batterie, il faut que le gouvernement en ait eu connaissance et l’ait autorisée : méthode tout aussi digne d’éloges que tant d’autres que suivent ces républiques, et dont la réunion les a conduites au point où nous les voyons actuellement.