Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 08

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 465-468).


CHAPITRE VIII.


Quiconque veut introduire des changements dans une république doit bien considérer à qui il a affaire.


Nous avons exposé ci-dessus qu’un citoyen pervers ne peut obtenir de coupables succès dans une république qui n’est pas corrompue ; et cette opinion acquiert une nouvelle force, lorsqu’aux raisons que nous avons déjà développées on ajoute les exemples de Spurius Cassius et de Manlius Capitolinus. Le premier, dévoré d’ambition, voulait s’emparer dans Rome d’une autorité extraordinaire, et gagner l’affection de la populace en lui procurant une foule d’avantages, comme de lui vendre les terres que les Romains avaient conquises sur les Herniques. Ses vues ambitieuses ne purent échapper au sénat, qui s’empressa de les rendre suspectes ; de manière que, haranguant un jour le peuple et proposant de lui abandonner l’argent qu’avaient produit les grains amenés de la Sicile aux frais du trésor public, le peuple refusa tout, parce qu’il crut voir dans cette offre le prix de sa liberté. Mais si le peuple romain eût été corrompu, il n’aurait pas rejeté cette offre, et il aurait ouvert à la tyrannie le chemin qu’il crut devoir lui fermer.

Mais Manlius Capitolinus offre un exemple bien plus frappant encore, et où l’on voit combien de preuves de force d’âme et de corps, combien d’exploits exécutés en faveur de la patrie furent effacés par la soif aveugle de régner, qu’alluma dans son cœur l’envie que lui inspiraient les honneurs rendus à Camille. L’ambition l’aveugla au point qu’il oublia les lois sous lesquelles Rome vivait, et que ne voulant pas même faire attention que la république, telle qu’elle était alors, n’était point susceptible encore de recevoir une mauvaise forme, il commença à exciter des soulèvements contre le sénat et les lois de la patrie.

C’est là que l’on connut la perfection du gouvernement de cette république et la bonté de son essence ; car, dans cette circonstance, aucun des patriciens, quoiqu’ils se défendissent entre eux avec la plus grande énergie, ne tenta même de l’excuser ; aucun de ses parents ne fit la moindre démarche en sa faveur. L’usage était que les parents de l’accusé l’accompagnassent, vêtus de noir, souillés de poussière, et les yeux baignés de pleurs, afin de capter la pitié du peuple : aucun de ceux de Manlius ne parut à sa suite. Les tribuns, toujours portés à favoriser toutes les choses qui paraissaient dans les intérêts du peuple, et à les soutenir d’autant plus qu’elles semblaient plus dirigées contre la noblesse, crurent devoir, dans cette occurrence, se réunir aux nobles pour étouffer ce commun fléau. Le peuple de Rome, quoique avide de tout ce qui pouvait remplir ses vues personnelles, quoique amateur de tout ce qui pouvait desservir la noblesse, malgré les faveurs dont il avait comblé Manlius, n’eut pas plutôt connu que les tribuns l’avaient cité, et qu’ils avaient remis sa cause au jugement du peuple ; ce peuple, dis-je, devenu juge, de défenseur qu’il était, condamna Manlius à mort, sans égard pour ses services passés.

Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire un second exemple plus propre à montrer l’excellence des institutions de cette république, que de voir que pas un habitant de cette vaste cité ne se leva pour défendre un citoyen doué de tant de courage, et qui, dans sa vie publique et privée, avait exécuté tant d’actions éclatantes.

Mais l’amour de la patrie fut plus puissant que toute autre considération : les citoyens furent plus touchés des périls présents, dont son ambition les menaçait, que de ses services passés ; et ils crurent ne pouvoir s’en délivrer qu’en le faisant mourir. Tite-Live ajoute : Hunc exituum habuit vir, nisi in libera civitate natus esset, memorabilis.

Il y a deux choses à examiner dans cet événement : l’une, que, dans une ville où toutes les institutions politiques sont encore en vigueur, il faut poursuivre la gloire par d’autres voies que dans une république déjà corrompue ; l’autre, qui est presque la même que la première, que les hommes, pour bien se conduire, surtout dans les actions importantes, doivent faire attention aux temps et s’y conformer. Ceux qui, par un mauvais choix, ou par un penchant naturel, s’éloignent des temps où ils vivent, sont ordinairement malheureux, et ne trouvent qu’une issue funeste à toutes leurs entreprises ; le succès couronne, au contraire, tous ceux qui se conforment au temps.

On peut conclure, sans doute, des paroles de notre historien que nous avons citées, que si Manlius avait vu le jour à l’époque des Marius et des Sylla, où les mœurs étaient déjà corrompues, et où il aurait pu leur imprimer la forme la plus propre à favoriser son ambition, il aurait suivi la même conduite, et aurait obtenu les mêmes succès que Marius, Sylla, et tous ceux qui, après eux, aspirèrent à la tyrannie. De même, si Marius et Sylla avaient vécu du temps de Manlius, ils eussent été étouffés dès leurs premières entreprises. Un homme peut bien, par ses manières et l’exemple de ses mauvaises mœurs, commencer à introduire la corruption dans le sein d’une cité ; mais il est impossible que toute la vie de cet homme soit assez longue pour suffire à la corrompre, de manière à recueillir lui-même le fruit de cette corruption ; et quand il serait possible qu’il y parvînt par la longueur du temps, cela deviendrait impossible par l’impatience naturelle qui dirige la conduite des hommes, et qui ne leur permit pas d’attendre pour assouvir leurs désirs. L’homme est sujet à se tromper dans ce qui touche ses intérêts, surtout dans ce qu’il désire avec le plus d’ardeur : par impatience ou par aveuglement, il tente une entreprise à contre-temps, et y trouve sa perte.

Si l’on veut donc usurper le pouvoir dans une république et y établir de mauvaises institutions, il faut trouver cette république dépravée par le temps, et amenée au désordre peu à peu, et de génération en génération : c’est le terme fatal où la conduit la nécessité, à moins que, comme nous l’avons déjà dit, elle ne soit souvent rajeunie par des exemples de vertu, ou ramenée par de nouvelles lois à ses premiers principes.

Manlius aurait donc été un homme rare et illustre s’il était né dans une ville corrompue. Ainsi les citoyens qui, dans une république, forment quelque entreprise, soit en faveur de la liberté, soit en faveur de la tyrannie, doivent bien examiner le sujet sur lequel ils ont à opérer, et juger par cet examen des difficultés que présente leur entreprise. Il n’est ni moins difficile ni moins périlleux de vouloir briser le joug d’un peuple qui prétend vivre esclave, que de vouloir asservir un peuple qui prétend vivre libre.

Comme j’ai avancé que les hommes doivent considérer la nature des temps, et y conformer leur conduite, je m’étendrai sur cette matière dans le chapitre suivant.