Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 19

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 499-501).


CHAPITRE XIX.


Si, pour gouverner la multitude, la clémence a plus de pouvoir que la rigueur.


La république romaine était déchirée par les dissensions des nobles et du peuple ; néanmoins la guerre s’étant allumée, on mit les armées en campagne sous la conduite de Quintius et d’Appius Claudius. Appius, dont le commandement était dur et grossier, fut mal obéi de ses troupes, et, presque battu, il fut obligé d’abandonner la province où il commandait. Quintius, au contraire, dont le caractère était doux et plein d’humanité, vit ses soldats s’empresser de lui obéir, et la victoire couronner ses entreprises.

Il semblerait donc que pour gouverner la multitude il vaut mieux être humain que superbe, clément que cruel. Néanmoins Tacite, dans un passage auquel souscrivent la plupart des historiens, avance une opinion contraire lorsqu’il dit : In multitudine regenda plus pœna quam obsequium valet.

En cherchant de quelle manière on peut concilier l’une et l’autre opinion, on pourrait dire : ou vous avez à gouverner des hommes qui, pour l’ordinaire, sont vos égaux, ou qui vous sont soumis en tout temps comme sujets. On ne peut user sans restriction, envers ceux qui sont nos égaux, de ces peines et de cette rigueur dont parle Tacite et comme dans Rome le peuple partageait l’empire avec la noblesse, celui qui en devenait le chef pour un temps limité ne pouvait le gouverner avec rigueur et brutalité ; aussi l’on a vu souvent que les capitaines romains qui ont su se faire aimer de leurs troupes, et qui n’employaient pour les conduire que la douceur et les bons procédés, en ont tiré plus de fruit que ceux qui s’en faisaient redouter, à moins qu’ils ne fussent soutenus d’une vertu surnaturelle, tel que fut Manlius Torquatus.

Mais celui qui commande à des sujets, et c’est de ces derniers que parle Tacite, doit, s’il veut maîtriser leur insolence et les empêcher de fouler aux pieds une autorité trop douce, employer plutôt la rigueur que la clémence. Cependant cette rigueur doit être assez modérée pour ne point enfanter la haine ; car aucun prince ne s’est jamais bien trouvé de s’être fait haïr. Le moyen de l’éviter est de respecter les biens des sujets ; quant à leur sang, lorsque la spoliation n’est point un prétexte pour le répandre, il est rare qu’un prince aime à le verser sans nécessité ; et cette nécessité se présente rarement ; mais si l’avarice vient se mêler à la cruauté, les occasions et le désir de le répandre viennent s’offrir à chaque moment, comme nous l’avons longuement exposé dans un traité spécial sur cette matière.

Quintius mérite donc les louanges qu’on doit refuser à Claudius ; et la maxime de Tacite, renfermée dans de justes bornes, est digne d’être approuvée, mais ne doit pas servir d’exemple dans des circonstances semblables à celles où se trouvait Appius.

Puisque j’ai parlé des effets de la douceur et de la sévérité, je ne crois pas superflu de rappeler qu’un trait d’humanité eut plus de pouvoir sur les Falisques que la force des armes.