Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 31

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 531-535).

CHAPITRE XXXI.


Les républiques vigoureuses et les hommes d’un grand caractère conservent, dans toutes les situations, la même force d’âme et la même dignité.


Parmi les actions et les paroles admirables que notre historien rapporte de Camille, pour retracer le portrait d’un grand homme, il lui met ces mots dans la bouche : Nec mihi dictatura animos fecit, nec exilium ademit. Ces paroles montrent que les grands hommes sont toujours les mêmes, quelle que soit leur fortune : si elle varie, soit en les exaltant, soit en les opprimant, eux seuls ne changent point, et conservent toujours une âme également ferme et tellement unie avec leur manière ordinaire de vivre, que chacun s’aperçoit sans peine que la fortune n’a pas de prise sur eux.

Les hommes sans force d’âme se conduisent d’une manière toute différente. La bonne fortune les enfle et les enivre, et ils attribuent tous les avantages qu’ils possèdent à des vertus qu’ils ne connurent jamais ; aussi deviennent-ils bientôt insupportables et odieux à tous ceux qui les entourent : de là ces prompts changements de fortune. A peine ont-ils vu l’adversité en face, qu’ils tombent dans l’excès opposé, et deviennent vils et bas. Il en résulte que les princes de ce caractère songent bien plus, dans le malheur, à se fuir eux-mêmes qu’à se défendre, comme des hommes qui, pour avoir mal usé de la bonne fortune, ne sont jamais préparés à la défense.

Ce courage et cette lâcheté, que j’ai dit se trouver dans un seul homme, se rencontrent également dans une république ; et Rome et Venise en sont un exemple. La première ne se laissa jamais ni abattre par l’adversité, ni enorgueillir par le succès, comme le prouvent évidemment sa conduite après la défaite de Cannes et la victoire remportée sur Antiochus. La défaite de Cannes, quoique extrêmement désastreuse pour Rome, puisqu’elle était la troisième qu’elle eût éprouvée, ne put triompher de sa constance et l’empêcher de lever de nouvelles armées, ni la forcer à violer les institutions de la république en rachetant les prisonniers : elle n’envoya ni à Carthage ni près d’Annibal pour implorer la paix ; mais, rejetant loin d’elle toute mesure lâche et déshonorante, elle tourna toutes ses pensées vers la guerre ; et, à défaut d’hommes en âge de servir, elle arma jusqu’aux vieillards et aux esclaves. Lorsque le Carthaginois Hannon, ainsi que je l’ai dit précédemment, eut connu ces résolutions, il fit sentir au sénat de Carthage le peu d’espoir qu’il fallait fonder sur la défaite de Cannes. On voit ainsi que les temps difficiles n’étonnèrent point les Romains et ne purent les abaisser.

D’un autre côté, la prospérité ne les rendit jamais insolents, puisque Antiochus ayant envoyé des ambassadeurs à Scipion, pour lui proposer un arrangement avant de livrer la bataille et d’avoir été vaincu, Scipion lui dicta, pour condition de la paix, de se retirer au fond de la Syrie, et de laisser le reste à la générosité des Romains. Antiochus refusa et livra bataille ; mais, ayant été défait, il envoya de nouveaux ambassadeurs à Scipion, avec ordre d’accepter toutes les conditions qui leur seraient imposées par le vainqueur. Celui-ci n’en proposa point d’autres que celles qu’il avait offertes avant de triompher ; et il ajouta ces paroles : Quod Romani si vincuntur non minuuntur animis, nec si vincunt insolescere solent.

Les Vénitiens, au contraire, ont suivi une marche entièrement opposée. Enivrés de leur bonne fortune, et croyant ne la devoir qu’à un courage qu’ils ne possédaient nullement, ils avaient poussé si loin l’insolence, qu’ils n’appelaient le roi de France que le fils de saint Marc ; méprisant l’Église, trouvant l’Italie trop resserrée pour eux, et s’abusant jusqu’à vouloir obtenir une domination aussi vaste que celle des Romains. Mais lorsque le sort les eut abandonnés et que le roi de France les eut à demi battus à Vaila, non-seulement ils perdirent tout l’État par la révolte, mais ils en abandonnèrent une grande partie au pape et à l’Espagne, par lâcheté et bassesse de courage. Ils poussèrent même l’abjection au point d’envoyer des ambassadeurs à l’empereur, pour s’offrir à lui comme tributaires ; et les lettres qu’ils écrivirent au pape, pour exciter sa pitié en leur faveur, sont des monuments de honte. Ainsi, quatre jours et une demi-défaite suffirent pour les plonger dans cette ignominie. Leur armée, après un premier combat, fut obligée, en faisant sa retraite, d’en livrer un nouveau, dans lequel la moitié des troupes à peu près furent battues ; l’un des provéditeurs prit la fuite avec le reste, et ramena dans Vérone plus de vingt-cinq mille hommes, tant d’infanterie que de cavalerie ; de sorte que, s’il y avait eu dans Venise et dans ses institutions quelque ombre de vertu, elle eût pu facilement réparer ce désastre, montrer de nouveau le front à la fortune et se trouver encore en état de vaincre, ou de succomber avec gloire, ou d’obtenir des conditions moins déshonorantes. Mais la lâcheté de ses citoyens, produite par les vices de ses institutions, en ce qui concernait la guerre, lui fit perdre à la fois et la puissance et le courage.

Tel est le sort qui attend tous ceux qui se comporteront de la sorte ; parce que cette insolence dans la bonne fortune et cette bassesse dans l’adversité naissent de la manière de vivre et de l’éducation que l’on a reçue ; éducation qui, si elle est lâche ou frivole, produit des hommes qui lui ressemblent, mais qui, si elle est différente, donne également des hommes différents, et, en leur procurant une connaissance plus vraie des choses de ce monde, les empêche de se laisser trop réjouir par le bien ou trop attrister par le mal.

Ce que je dis d’un seul homme s’applique à tous ceux qui vivent dans un même gouvernement, et dont la perfection est toujours égale à celle qui existe dans la manière dont on y vit.

Quoique j’aie déjà dit ailleurs que le fondement de tous les États était une bonne milice, et que là où elle n’existe pas il ne saurait y avoir ni bonnes lois ni aucune autre bonne chose, je crois nécessaire de le répéter ; parce qu’à chaque pas que l’on fait dans la lecture de cette histoire on voit apparaître cette nécessité ; on voit comment la milice ne peut être bonne si elle n’est continuellement exercée ; et comment il est impossible de l’exercer si elle n’est composée de vos propres sujets, parce qu’on n’est pas toujours en guerre et qu’on ne peut toujours y rester. Il faut donc pouvoir exercer une armée en temps de paix ; et si elle n’est composée de vos propres sujets, cet exercice ne saurait avoir lieu à cause de la dépense.

Camille, ainsi que nous l’avons dit, avait marché avec son armée à la rencontre des Toscans : ses soldats s’effrayèrent à l’aspect du grand nombre de leurs ennemis, se croyant trop inférieurs pour soutenir leur attaque. Cette fâcheuse disposition des troupes étant parvenue aux oreilles de Camille, il parut devant elles et parcourut le camp en parlant à chaque soldat : il parvint à effacer de leur esprit cette dangereuse idée ; et enfin, sans ordonner d’autres dispositions, il se contenta de dire : Quod quisque didicit, aut consuevit, faciat.

Si l’on réfléchit bien à cette conduite et aux paroles qu’il prononça pour exciter ses troupes à marcher contre l’ennemi, on sera convaincu qu’on ne pouvait dire et faire exécuter une chose semblable qu’à une armée également instituée et exercée dans la paix et dans la guerre. Un général ne peut se confier à des soldats ignorants, ni se persuader qu’ils rempliront bien leur devoir ; et, dût un nouvel Annibal les conduire, il succomberait lui-même sous un pareil fardeau ; car, dans un jour de bataille, un général ne pouvant se trouver sur tous les points à la fois, si d’abord il n’a pas pourvu à ce que tous les soldats de son armée soient pénétrés de son esprit, et connaissent ses dispositions et sa manière de se conduire, il court évidemment à sa perte.

Si donc un État s’arme et s’organise comme Rome ; si chaque jour ses citoyens, et en particulier et en public, doivent faire l’expérience de leur courage et du pouvoir de la fortune, on les verra toujours, dans quelques circonstances qu’ils se trouvent, conserver le même courage et garder la même dignité. Mais, s’ils ne sont point armés, et qu’ils ne s’appuient que sur les caprices de la fortune et non sur leur propre courage, ils subiront tous les changements auxquels elle est sujette, et ne donneront d’eux que l’exemple que nous ont donné les Vénitiens.