Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 44

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 564-566).

CHAPITRE XLIV.


On emporte souvent, par la violence et l’audace, ce qu’on n’obtiendrait jamais par les moyens ordinaires.


Les Samnites, attaqués par l’armée romaine, ne pouvant tenir campagne et résister en face aux Romains, prirent le parti de mettre de fortes garnisons dans toutes les villes du Samnium, et de passer avec toute leur armée dans la Toscane, qui était alors en trêve avec les Romains, pour voir si leur passage et la présence de leur armée pourraient engager les Toscans à prendre les armes ; ce qu’ils avaient refusé à leurs ambassadeurs. Dans le discours que les Samnites adressèrent aux Toscans, pour leur faire mieux sentir les motifs qui leur avaient mis les armes à la main, ils se servirent de ces expressions bien remarquables : Rebellasse, quod pax servientibus gravior, quam liberis bellum esset. C’est ainsi que, moitié par persuasion, moitié par la présence de leur armée, ils les excitèrent à prendre les armes.

On doit tirer de ce fait la conclusion que, quand un prince désire obtenir quelque chose d’un autre, il doit, si l’occasion le permet, ne pas lui laisser le temps de réfléchir, et faire en sorte qu’il sente lui-même la nécessité d’une prompte résolution ; ce qui arrive toutes les fois que celui qu’on sollicite s’aperçoit que son refus ou ses retards peuvent faire naître contre lui un prompt et dangereux ressentiment.

Nous avons vu de nos jours un exemple frappant de cette conduite entre le pape Jules et les Français, et entre monseigneur de Foix, général des armées du roi de France, et le marquis de Mantoue. Le pape Jules II avait l’intention de chasser les Bentivogli de Bologne : jugeant que les forces des Français pourraient le servir, et que les Vénitiens resteraient neutres, il les sollicita les uns et les autres ; mais n’en ayant tiré que des réponses évasives et ambiguës, il résolut de les amener à ses desseins en ne leur laissant pas le temps de délibérer : il partit soudain de Rome avec toutes les troupes qu’il put réunir, s’avança vers Bologne, et fit dire aux Vénitiens de garder la neutralité, et au roi de France de mettre ses forces à sa disposition : de sorte que ces deux puissances, pressées par le peu d’espace de temps, et voyant que le pape éprouverait une indignation manifeste si elles différaient ou si elles refusaient, cédèrent à ses désirs ; le roi lui envoya des secours, et les Vénitiens restèrent neutres.

Gaston de Foix se trouvait encore à Bologne avec son armée lorsqu’il apprit la révolte de Brescia. Deux chemins s’offraient à lui pour aller reconquérir cette ville : l’un, à travers les possessions du roi, était long et fatigant ; l’autre, plus court, traversait les États de Mantoue ; non-seulement il fallait passer sur ce territoire, mais on était obligé d’y pénétrer par des chaussées élevées entre des marais et des lacs, que le marquis gardait par des forteresses et d’autres moyens de défense. Gaston, résolu de prendre le chemin le plus court, et ne voulant être retardé par aucun obstacle, ni par l’incertitude du marquis, se mit en marche de ce côté, et fit en même temps signifier au marquis de lui envoyer les clefs du passage. Ce prince, déconcerté par cette subite résolution, les lui envoya sur-le-champ : ce qu’il n’eût jamais fait si le duc de Foix s’était conduit avec moins de chaleur et d’activité ; car le marquis était allié avec le pape et les Vénitiens ; il avait même un fils en otage auprès du pape, et c’étaient autant de prétextes plausibles pour un refus. Mais, surpris par une résolution subite, les raisons que nous avons exposées plus haut le déterminèrent à céder. C’est ainsi que les anciens Toscans en agirent avec les Samnites, lorsque ces derniers les décidèrent, par la présence de leur armée, à saisir les armes qu’ils avaient précédemment refusé de prendre.