Discours sur les Passions de l’Amour

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Discours sur les passions de l’amour
Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (p. 103-142).


LII

DISCOURS
SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR
ATTRIBUÉ A BLAISE PASCAL

Date présumée : fin 1653.

Bibliothèque Nationale, ms. fr. Nouv. Acq. 4015, et f. fr.19 3o3, pièce 3, f° 90-117.

INTRODUCTION

I

Sous ce titre : Fait inédit de la Vie de Pascal, François Collet publiait en 1848 une étude fort curieuse sur une anecdote contée par le chevalier de Méré quinze ans seulement après la mort de Pascal : « Je fis un voyage avec le D. D. R., qui parle d'un sens juste et profond, et que je trouve de fort bon commerce. M. M., que vous connoissez et qui plaist à toute la Cour, estoit de la partie ; et parce que c'estoit plùtost une promenade qu'un voyage, nous ne songions qu'à nous réjouir, et nous discourions de tout. Le D. D. R. a l'esprit mathématique et, pour ne se pas ennuyer sur le chemin, il avoit fait provision d'un homme d'entre deux âges, qui n'estoit alors que fort peu connu, mais qui depuis a bien fait parler de luy. C'estoit un grand Mathématicien, qui ne savoit que cela. Ces sciences ne donnent pas les agremens du monde ; et cet homme qui n'avoit ny goust, ny sentiment, ne laissoit pas de se mesler en tout ce que nous disions, mais il nous surprenoit presque toujours et nous faisoit souvent rire. Il admiroit l'esprit, et l'éloquence de M. du Vair, et nous rapportoit les bons mots du Lieutenant Criminel d'O ; nous ne pensions à rien moins qu'à le desabuser : cependant nous luy parlions de bonne foy. Deux ou trois jours s'estant écoulez de la sorte, il eut quelque défiance de ses sentimens, et ne faisant plus qu'écouter, ou qu'interroger, pour s'éclaircir sur les sujets qui se presentoient, il avoit des tablettes qu'il tiroit de tems en tems, où il mettoit quelque observation. Cela fut bien remarquable, qu'avant que nous fussions arrivez à P... il ne disoit presque rien qui ne fust bon, et que nous n'eussions voulu dire, et sans mentir, c'estoit estre revenu de bien loin. Aussi, pour dire le vray, la joye qu'il nous témoignoit d'avoir pris tout un autre esprit estoit si visible, que je ne croy pas qu'on en puisse sentir une plus grande ; il nous la faisoit connoitre d'une manière envelopée, et mystérieuse.

« Quel subit changement du sort qui me conduit!
J'estois en ces climats où la neige et la glace
Font à la terre une horrible surface,
Pendant cinq ou six mois d'une profonde nuit;
Apres, quand le Soleil y revient à son tour.
Il se montre si bas, et si pasle et si sombre,
Que c'est plûtost son fantosme ou son ombre.
Que l'aimable Soleil qui rameïne le jour.
Dans un triste silence et comme en un tombeau,
Je cherchais à me plaire, ou l'extrême froidure
Ensevelit au sein de la Nature
Par un nuage espais ce qu'elle a de plus beau.

« Cependant, continuoit cet homme, je ne laissois pas d'aimer des choses qui ne me pouvoient donner que de tristes plaisirs, et je les aimois, parce que j'estois persuadé que les autres ne pouvoient connoistre que ce que j'avois connu. Mais enfin je suis sorti de ces lieux sauvages, me voila sous un Ciel pur et serein. Et je vous avoue que d'abord, n'estant pas fait au grand jour, j'ay été fort ébloui d'une lumière si vive, et je vous en voulois un peu de mal ; mais, à cette heure que j'y suis accoutumé, elle me plaist, elle m'enchante, et, quoique je regrette le tems que j'ay perdu, je suis beaucoup plus aise de celui que je gagne. Je passois ma vie en exil, et vous m'avez ramené dans ma patrie. Aussi vous ne sauriez croire combien je vous suis obligé. Depuis ce voyage, il ne songea plus aux Mathématiques qui l'avoient toujours occupé, et ce fut là comme son abjuration. » (De l'Esprit, Discours de Monsieur le chevalier de Méré à Madame ***. Paris, 1677, p. 98 sqq.)

François Collet rétablit sans peine les noms désignés par des initiales. Le D. D. R. est le duc de Roannez : au moment des troubles de la Guyenne, vers la fin de 1651, il avait acheté le gouvernement du Poitou, devenu vacant par la démission du prince de Marsillac, l'auteur des Maximes[1]. M. M. est sans doute ce Miton, qui tient une si grande place dans la correspondance de Méré. Méré était du Poitou, comme le duc de Roannez ; la ville de P... est la ville de Poitiers.

Or le duc de Roannez, qui, par sa mère, se rattachait au monde du Parlement, avait lié connaissance avec Pascal[2] : l’hôtel de Roannez « qui se voit encore à l’angle de la rue du Cloître Saint-Merry et de la rue Taillepain[3] », était en effet contigu à la rue Brisemiche, où fut jusqu’en 165o la maison d’Etienne Pascal. Marguerite Perier ajoute même que le duc de Roannez emmena Pascal avec lui dans son gouvernement du Poitou[4]. D’autre part, nous savons par une lettre de Pascal à Fermat, qu’en 1654 Pascal était engagé dans de grandes discussions mathématiques avec le chevalier de Méré[5]. A plus d’une reprise, enfin dans les Fragments des Pensées, Pascal nomme et interpelle Miton. Il est difficile donc de contester que ces diverses circonstances convergent vers l’hypothèse formulée par Collet : le grand mathématicien dont le duc de Roannez avait fait provision, et qui depuis a bien fait parler de lui, c’est Blaise Pascal.

À vrai dire, puisque le voyage en Poitou, dans les conditions où le chevalier de Méré le rapporte, n’a pu avoir lieu ni plus tôt que l’hiver 1651 ni plus tard que l’été de 1654, que vraisemblablement il appartient à la période qui sépare la vêture de Jacqueline, le 26 mai 1662, et sa profession, le 5 juin 1653[6], Pascal n’avait pas dépassé trente ans ; bien que la maladie ait pu le vieillir prématurément, il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il fût entre deux âges. Surtout on peut contester la fidélité du portrait moral que Méré trace avec sa désinvolture à la cavalière, avec son exagération habituelle[7]. Les pages que Pascal a eu l’occasion d’écrire au cours de sa carrière scientifique, et jusqu’à cette lettre de juin 1662 qu’il vient d’adresser à la reine de Suède, n’attestent-elles pas une ouverture d’esprit, un usage des ressources de la langue, qui dépassent singulièrement l’horizon du mathématicien professionnel ? Mais il faut bien s’entendre : ce que Méré présente comme une transformation à vued’œil, accomplie sous son intluence, ne correspond à rien d’autre qu’à une erreur de jugement de sa part ; il s’en est assez vite aperçu, mais il ne veut pas l’avouer au lecteur, ni peut-être se l’avouer explicitement à lui-même. Il n’avait pas discerné d’abord la profondeur de l’esprit de Pascal, parce que l’esprit de Pascal ne lui avait pas paru habillé à la mode de la Cour, imprégné de ce « bon air » qui fait l’honnête homme. Le chancelier du Vair, que Pascal faisait profession d’admirer, auquel il dut cette profonde connaissance du Stoïcisme dont témoigne l’entretien avec M. de Saci, n’était-il pas le guide de la génération précédente, celui qu’au temps des barbons Étienne Pascal avait appris à apprécier dans la maison de M. Arnauld l’avocat ? Les plaisanteries de M. d’O étaient les bons mots de la vieille Cour, que Blaise Pascal avait pu entendre autrefois chez M. le Pailleur ou chez Madame de Morangis. Réduisons donc r « abjuration » de Pascal à ses justes proportions. Ce ne fut pas la révélation d’un monde nouveau pour lequel il aurait renoncé au monde ancien ; ce fut la découverte et l’intelligence de la génération nouvelle qui commençait à remplacer la génération de Voiture et des premiers précieux qui substituait aux règles artificielles du langage, au Code du sentiment, un retour au naturel et à la simplicité[8] : « Je suis, disait Méré, l’homme du monde qui a eu le moins d’affectation. »

Assurément donc plus d’une réserve doit donc être faite sur le récit de Méré ; Leibniz, qui riait presque des airs que M. le Chevalier de Méré s’est donné dans sa Lettre à M. Pascal[9], aurait ri tout à fait, je pense, en lisant dans un manuscrit relatant les propos du chevalier de Méré ce jugement ingénu sur l’auteur des Lettres Provinciales : « M. Pascal fit bien de se mettre à escrire trois mois après m’avoir vu ; mais il falloit continuer à me voir »[10] — ou cette appréciation sommaire sur les écrivains de Port-Royal : « Messieurs de P.-R. n'ont excellé en rien ; ce sont mes arriere-escoliers. » Il n'en reste pas moins que l'évolution intellectuelle de Pascal ne saurait être comprise si l'on ne se réfère avec insistance à l'intervention de Méré et de Miton. Pascal leur a dû d'approfondir, à une heure décisive, son expérience de la pensée libre et de la vie libre. Le monde ne sera pas, pour l'auteur des Pensées, ce que veut la peinture conventionnelle des prédicateurs : un lieu de corruption et de perdition, le théâtre des abominations ; c'est une réunion d'esprits distingués, chez qui les sentiments naturels étaient relevés par la délicatesse de l'éducation, qui reflétaient dans leur conversation les nuances les plus subtiles de l'âme, qui trouvaient leur plus grand plaisir à gagner et à retenir les cœurs, « se mettant, comme disait Méré et comme dit Pascal aussi, à la place de ceux à qui on veut plaire. » Et cela Pascal ne l'oubliera certes ni en écrivant ses Réflexions sur l'Art de persuader, ni en rédigeant spécialement à l'adresse des libertins des fragments d'apologie de la Religion, comme l'argument du Pari ; la lettre qu'il

 adresse à Fermat le 10 août 1660 montre même que dans la 

pratique des relations sociales il ne renie pas l'idéal de l'honnêteté, tel que Méré le professait.


II

Mais nous voudrions une précision de plus : nous voudrions voir Pascal vivre au milieu de ce monde qui le retint de la mort de son père jusqu'à l'heure de la conversion définitive, au mois de novembre i654. Les expressions dont la mère Angélique ou dont Gilberte Pascal elle-même se servent sont assez énergiques pour autoriser toutes les hypothèses ; elles ne fournissent pourtant aucune indication positive[11]. Nous devrions nous contenter d'ajouter que le jeu tenait une grande place dans le cercle où Pascal vivait à ce moment, et que Méré provoqua ainsi Pascal à des recherches mathématiques, du genre de celles qu'il se flattait de lui avoir fait abjurer — si nous ne devions à Victor Cousin la découverte d'un document infiniment curieux.

« En parcourant, écrit Victor Cousin, le volumineux catalogue des manuscrits français de l'abbaye de Saint-Germain- des-Prés, je rencontrai au tome XIe l'indication d'un manuscrit in-4o, coté n° 74, contenant, selon le catalogue, des écrits de Nicole, de Pascal et de Saint-Evremond. Soigneux de ne négliger aucun indice, je voulus examiner ce manuscrit. Il porte au dos : Nicole. De la Grâce. Autre pièce manuscrite[12]. Sur la première page est la table des écrits que cet in-4o" renferme : Système de M. Nicole sur la Grâce. — Si la dispute sur la Grâce universelle n'est qu'une dispute de nom. — Discours sur les passions de l'amour, de M. Pascal. — Lettre de M. de Saint- Evremond sur la dévotion feinte. — Introduction à la Chaire. A la vue de ce titre : Discours sur les passions de l'amour, de M. Pascal, vous comprenez que je cherchai bien vite au milieu du volume ; j'y trouvai le même titre avec cette légère variante : Discours sur les passions de l'Amour. On l'attribue à M. Pascal[13]. »

Le manuscrit décrit par Victor Cousin porte aujourd'hui y dans l'inventaire du fonds français de la Bibliothèque Nationale, le n° 19803. Il fait partie du fonds Gesvres, c'est un recueil factice de copies qui sont faites de plusieurs écritures, avec un ex libris au nom de B.-H. de Fourcy[14]. Quoiqu'il y ait d'autres manuscrits de la même origine qui soient relatifs au jansénisme, la bibliothèque de M, de Fourcy réunissait au XVIIe siècle des copies de tout caractère et de toute provenance. La présence dans le recueil 19303 d'une copie de Nicole (elle est d'ailleurs d'une autre main que la copie du Discours sur les Passions de l'Amour) ne peut donc être retenue qu'à titre de coïncidence. D'autre part, le copiste à qui nous devons le Discours y a transcrit en même temps une Lettre de Saint-Evremond sur la Dévotion feinte qui est plus près, comme le fait remarquer M. Giraud dans une récente étude de la Revue des Deux Mondes, du libertinage que de l'ascétisme[15].

L'incertitude qu'entraîne la forme réservée de l'attribution anonyme n'est nullement dissipée par les conditions dans lesquelles se présente à nous le recueil du fonds de St Germain-Gesvres. Elle est encore accrue par l'examen d un second manuscrit du Discours sur les passions de l'amour que M. Gazier a découvert à la Bibliothèque Nationale, et que M. Giraud a étudié[16]. Ce second manuscrit, qui est une copie indépendante de 19303, et qui permet une très notable amélioration du texte, ne donne aucun nom d'auteur. On peut supposer, il est vrai, que le nom figurerait, avec le titre, sur une couverture, qui n'aurait pas été conservée ; toujours est-il que la première page du manuscrit ne contient que le titre : Discours sur les passions de l'amour.

Bref, les critères extérieurs ne nous permettent de rien dire, sinon qu'on attribue ce Discours à Pascal. Nous ne savons pas qui est cet on, et quel degré de confiance il convient de lui accorder. L'attribution à Pascal demeure donc matière de doute ; remarquons seulement qu'elle n'est pas matière de discussion ; nous n'avons aucune indication positive qui vienne à l'appui d'un nom autre que celui de Pascal.

Dans ces conditions, les présomptions que peut fournir la critique interne prennent une importance décisive. Or ces présomptions, d'un accord qui est quasi unanime entre les critiques, sont favorables à l'attribution que nous a transmise le copiste anonyme. Non que l'on n'ait hasardé d'hypotbèse divergente. Comme M. Henri Chantavoine l'a fait remarquer avec beaucoup de finesse, on peut penser à Méré: une collaboration de Pascal à un recueil de maximes auquel on aurait travaillé vers 1653 dans le cercle du chevalier serait la chose la plus vraisemblable du monde. On pourrait penser également à une imitation par quelqu'un des écrivains de second ordre auxquels Bridieu appliquait l'épithète de Pascalins[17] ; les analogies nombreuses du Discours avec les Pensées s'expliqueraient ainsi de la façon la plus élégante. Mais ces hypothèses gravitent encore autour du nom de Pascal ; elles ne prendraient de consistance que si, pour des raisons de convenance esthétique ou psychologique, on pouvait retirer le Discours à Pascal. Mais c'est ici que la contestation est faible, comme dit Émile Faguet. M. Giraud, qui estime avoir « des présomptions très fortes » contre l'hypothèse de l'attribution à Pascal, conclut pourtant sa discussion par ces mots : « Ni littérairement, ni même moralement, le Discours n'est assurément indigne de l'auteur des Pensées, voilà tout ce que l'on peut dire. » Or, répondrons-nous, il suffit qu'on puisse dire cela pour que, — réserve faite d'une découverte future qui fournirait une preuve définitive dans un sens ou dans l'autre — un écrit, attribué par les manuscrits au seul Pascal, soit considéré comme une œuvre de Pascal. Sur ce premier débat, qui touche à l'authenticité du Discours, s'est greffé un second débat qui intéresse la vie intérieure et la psychologie de Pascal.

Si cette œuvre est de Pascal, s'ensuit-il qu'il y ait eu dans la vie de Pascal une crise de passion, coïncidant par exemple avec la période mondaine, et se dénouant brusquement par le retour de Pascal à la vie ascétique ?

En dehors du Discours, il n'y a pas de document qui puisse ajouter beaucoup de poids à cette conjecture. Il est difficile, en effet, de donner une bien grande portée à une page assez piquante des Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne (éd. Gonod, p. 79). Fléchier, de passage à Clermont, en 1665, parle d'une demoiselle qui était la Sapho du pays : « M. Pascal, qui s'est depuis acquis tant de réputation, et un autre savant étoient continuellement auprès de cette belle savante. »

Beaucoup plus important est le texte où Marguerite Périer montre son oncle conférant avec Jacqueline du double projet de « prendre une charge et de se marier », prenant déjà « ses mesures pour l'un et pour l'autre ». Il n'est pas sûr en effet qu'il ne s'agisse pour Pascal que de s'établir en suivant « le train commun du monde ». Est-il invraisemblable qu'il ait rêvé de satisfaire en même temps aux deux passions de l'ambition et de l'amour que le Discours unit à plus d'une reprise ?

On répondrait certes avec toute la précision désirable, si l'on avait ici le droit de prononcer le nom de la sœur du duc de Roannez, Charlotte Gouffier de Roannez. Née le 15 avril 1633, elle avait deux ou trois ans de moins que son frère, dix ans de moins que Pascal. Elle habitait l'hôtel du cloître Saint- Merry où Pascal fréquentait, où il avait même sa chambre[18]. Ne serait-elle point la personne à laquelle le Discours fait allusion, dans un passage tel que celui-ci : « Quand on aime sans égalité de condition...? » Inévitablement la conjecture devait séduire quelque historien de Pascal[19]. Mais, en l'absence de toute confirmation positive, elle demeure purement gratuite ; M. Gazier en a fait justice dans l'étude que nous avons eu déjà l'occasion de citer : Pascal et Mlle de Roannez. Les prétendues amours de Pascal[20]. Nous ajouterons, pour notre part, que le procédé était un peu puéril, de disposer ainsi du nom de Mlle de Roannez, simplement parce que le sort, qui préside à la conservation des documents historiques, ne nous en fournit point d'autre. Et même, à en juger par les extraits qui nous sont parvenus des lettres que Pascal écrivait, en 1656[21], il semble que la puérilité s'accompagne de quelque inconvenance morale.

Si donc Pascal a traversé une crise de passion, c'est le texte du Discours qui nous en fournira la preuve, en transmettant l'écho, en révélant le « signe » de l'amour. De là l'intérêt que les commentateurs et les historiens de Pascal ont attaché à l'examen du Discours sur les Passions de l'Amour; de là les controverses auxquelles le Discours a donné lieu. Il y a une dizaine d'années, j'avais résumé en ces termes ce qui me parais- sait devoir être retenu des diverses thèses en présence : « D'ailleurs ce Discours est loin de prouver que Pascal ait été véritablement amoureux ; quelques expressions témoignent de sentiments trop finement décrits pour ne pas avoir été éprouvés, mais il ne s'y agit que des commencements de l'amour, d'un attachement idéal. Tout le reste est une dissertation subtile et abstraite, qui fait infiniment plus de part à l'art de plaire dans la conversation qu'à la passion véritable ; cette analyse tout intellectuelle n'a pu être écrite qu'avec un sang-froid parfait, et peut-être est-elle née d'une gageure tenue contre Méré ou quelque autre de ses amis, qui aurait mis le mathématicien qu'était Pascal au défi de traiter galamment de l'amour ? » Depuis la question a été reprise avec beaucoup de profondeur dans le Pascal de M. Émile Boutroux (1900, p. 60 sqq.) et dans un article de M. Émile Faguet : Pascal amoureux, Revue latine, 25 octobre 1904, reproduit dans le volume intitulé : Amours d'hommes de lettres, Paris, 1907. M. Faguet a bien établi que la solution du problème devait se trouver dans un dosage des différentes parties du Discours, dans une sorte d'analyse qualitative, plutôt que dans une interprétation homogène et intégrale. Pour notre compte, nous serions disposé — en dépit des réserves que fait M. Victor Giraud dans son récent article de la Revue des Deux Mondes (15 octobre 1907) — à considérer comme acquis les points essentiels de l'argumentation de M. Faguet ; nous renverserions les termes de notre appréciation antérieure, et nous subordonnerions la dissertation de salon à l'expérience intime de l'amour. En tout cas, l'étude de M. Faguet doit servir de guide au lecteur pour la pratique de cette méthode où le jugement est fait d'impressions et de réflexions toutes personnelles.

Quant aux thèses plus générales que renferme le Discours, elles ont été étudiées par Sully-Prud'homme, Examen du Discours sur les Passions de l'Amour, Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1890 (reproduit dans la Vraie religion selon Pascal, 1905, p. 415) et par M. Frédéric Rauh dans un excellent travail sur la Philosophie de Pascal (Annales de la Faculté de Bordeaux, 1891).



DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L’AMOUR

L’homme est né pour penser[22]  ; aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensée pures[23], qui le rendroient heureux s’il pouvoit tousjours les soutenir, le fatiguent et l’abbatent. C’est une vie unie à laquelle il ne peut s’accommoder ; il luy faut du remuement et de l’action, c’est à dire qu’il est nécessaire qu’il soit quelquesfois agité des passions, dont il sent dans son cœur des sources si vifves et si profondes.

Les passions qui sont le [24] plus convenables à l’homme, et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition : elles n’ont gueres de liaison ensemble. Cependant on les allie assez souvent ; mais elles s’affoiblissent l’une l’autre réciproquement, pour ne pas dire qu’elles se ruynent.

Quelque estendue d’esprit que l’on ayt, l’on n’est capable que d’une grande passion[25] c’est pour quoy, quand l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu’elles seroient s’il n’y avoit que l’une ou l’autre. L’aage ne détermine point ni le commencement, ni la fin de ces deux passions ; elles naissent des les premières années, et elles subsistent bien souvent jusques au tombeau. Neantmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les années ; cela est pourtant fort rare.

La vie de l’homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée[26] au monde ; pour moy je ne voudrois la compter que depuis la naissance de la raison, et depuis[27] que l’on commence à estre ébranlé par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce[28] terme l’on est enfant ; et un enfant n’est pas un homme.

Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition[29] ! Si j'avois à en choisir une, je prendrois celle là. Tant que l'on a du feu, l'on est aymable; mais ce feu s'esteint, il se perd : alors, que la place est belle et grande pour l'ambition[30]  ! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir; ils sont machines par tout. C'est pourquoy, l'amour et l'ambition commençant et finissant la vie, on est dans l'estat le plus heureux dont la nature humaine est cappable.

A mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes, par ce que les passions n'estant que des sentimens et des pensées, qui appartiennent purement à l'esprit, quoy qu'elles soient occasionnées[31] par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit mesme, et qu'ainsy elles remplissent toutte sa capacité. Je ne parle que des passions de feu[32] car pour les autres, elles se meslent souvent ensemble, et causent une confusion trez incommode ; mais ce n'est jamais dans ceux qui ont de l'esprit.

Dans une grande ame tout est grand.

L'on demande s'il faut aymer. Cela ne se doit pas demander : on le doit sentir. L'on ne délibère point la dessus, l'on y est porté, et l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte[33].

La netteté d'esprit cause aussy la netteté de la passion ; c'est pour quoy un esprit grand et net ayme avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il ayme.

Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique, et l'autre que l'on peut appeler de finesse[34].

Le premier a des veuës lentes, dures et inflexibles ; mais le dernier a une souplesse de pensée qui l'applique en mesme temps aux diverses parties aymables de ce qu'il ayme. Des yeux il va jusques au cœur, et par le mouvement du dehors il connoist ce qui se passe au dedans.

Quand on a l'un et l'autre esprit tout ensemble, que l'amour donne de plaisir ! Car[35] l'on possède à la fois la force et la flexibilité de l'esprit, qui est trez nécessaire pour l'éloquence de deux personnes.

Nous naissons avec un caractère d'amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l'esprit se perfectionne, et qui nous porte à aymer ce qui nous paroist beau sans que l'on nous aye jamais dit ce que c'est. Qui doute aprez cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aymer? En effet[36], l'on a beau se cacher[37] à soy mesme, l'on ayme tousjours. Dans les choses mesmes où il semble que l'on aye séparé l'amour, il s'y trouve secrettement et en cachette; et il n'est pas possible que l'homme puisse vivre un moment sans cela.

L'homme n'ayme pas demeurer avec soy ; cependant il ayme : il faut donc qu'il cherche ailleurs de quoy aymer. Il ne le peut trouver que dans la beauté ; mais comme il est luy mesme la plus belle créature que Dieu ayt jamais formée, il faut qu'il trouve dans soy mesme le modelle de cette beauté qu'il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soy mesme les premiers rayons ; et selon que l'on s'apperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s'en éloigne, on se forme les idées de beau ou de laid sur touttes choses[38]. Cependant, quoy que l'homme cherche de quoy remplir le grand vuide qu'il a fait en sortant de soy mesme, neantmoins il ne peut pas se satisfaire pour touttes sortes d'objects. lia le cœur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui luy ressemble, et qui en approche le plus prest. C'est pour quoy la beauté qui peut contenter l'homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance : elle la restraint [39] et elle l'enferme dans la différence du sexe.

La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes, que nous trouvons cela tout disposé ; il ne faut point d'art ny d'estude ; il semble mesme que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu'on ne peut le dire. Il n'y a que ceux qui sa- vent brouiller et mespriser leurs idées qui ne le voyent pas.

Quoy que cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fonds de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que de recevoir de très grandes différences dans l'application particulière ; mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce qui plaist. Car l'on ne souhaitte pas nuëment une beauté ; mais l'on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l'on se trouve ; et c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde[40]. Neantmoins les femmes déterminent souvent cet original ; comme elles ont un empire absolu sur l'esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautez qu'elles ont, ou celles qu'elles estiment, et elles adjoutent par ce moyen ce qui leur plaist à cette beauté radicale. C'est pour quoy il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes ; et le partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des autres fait aussy le partage entre les hommes dans un mesme temps sur les unes et les autres.

La mode mesme et les païs règlent souvent ce que l'on appelle beauté[41]. C'est une chose estrange que la coutume se mesle si fort de nos passions[42]. Cela n'empesche pas que chacun n'aye son idée de beauté sur laquelle il juge des autres, et à laquelle il les rapporte ; c'est sur ce principe qu'un amant trouve sa maistresse plus belle, et qu'il la propose comme exemple.

La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet le plus propre pour la soustenir, c'est une femme : quand elle a de l'esprit, elle l'anime et la relevé merveilleusement.

Si une femme veut plaire, et qu'elle possède les advantages de la beauté, ou du moins une partie, elle y réussira ; et mesme si les hommes y prenoient tant soit peu garde, quoy qu'elle n'y taschast point, elle s'en feroit aymer. Il y a une place d'attente dans leur cœur, elle s'y logeroit.

L'homme est né pour le plaisir : il le sent, il n'en faut point d'autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son cœur sans sçavoir par où elle a commencé.

Un plaisir vray ou faux peut remplir également l'esprit ; car qu'importe que ce plaisir soit faux, pourveu que l'on soit persuadé qu'il est vray[43]?

A force de parier d'amour[44], l'on devient amoureux ; il n'y a rien si aysé, c'est la passion la plus naturelle à l'homme[45].

L'amour n'a point d'aage ; il est tousjours naissant. Les Poettes nous l'ont dit ; c'est pour cela qu'ils nous le représentent comme un enfant. Mais sans[46] leur rien demander, nous le sentons.

L'amour donne de l'esprit, et il se soustient par l'esprit. Il faut de l'addresse pour aymer. L'on épuise tous les jours les manières de plaire ; cependant il faut plaire, et l'on plaist.

Nous avons une source d'amour propre qui nous représente à nous[47] mesme comme pouvant remplir plusieurs places au dehors ; c'est ce qui est cause que nous sommes[48] bien ayses d'être aymez. Comme on le souhaitte avec ardeur, on le remarque bien viste, et[49] on le reconnoist dans les yeux de la personne qui ayme; car les yeux sont les interprettes du cœur, mais il n'y a que celuy qui y a interest qui entend leur langage.

L'homme seul est quelque chose d'imparfait ; il

faut qu’il trouve un second pour estre heureux. Il le cherche [50] le plus souvent dans l’égalité de la condition, à cause que la liberté et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aysement. Neantmoins l’on va[51] quelquesfois [52]bien au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoy [53]que l’on n’ose pas le dire à celle qui l’a causé.

Quand l’on ayme une dame sans égalité de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu de temps il devient le maistre. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut estre seul ; il faut que touttes les passions ployent et lui obéissent.

[54]Une haute amitié remplit bien mieux qu’une commune et égale : le cœur de l’homme est grand, les petittes choses flottent dans sa capacité ; il n’y a que les grandes qui s’y arrestent et qui y demeurent.

L’on escrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde à faire reflection sur soy mesme, et à trouver la vérité dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis.

Quand un homme est délicat en quelque endroit de son esprit, il l'est en amour. Car comme il doit estre ébranlé par quelque objet qui est hors de luy, s'il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il s'en apperçoit, et il le[55] fuit. La règle de cette délicatesse dépend d'une raison pure, noble et sublime. Ainsy l'on se peut croire délicat, sans qu'on le soit effectivement, et les autres ont droit de [56] nous condamner au lieu que pour la beauté chacun a sa règle souveraine et indépendante de celle des autres. Neantmoins entre estre délicat et ne l'estre point du tout, il faut demeurer d'accord que, quand on souhaitte d'estre délicat, l'on n'est pas loin de Festre absolument. Les femmes ayment à [57]apercevoir une délicatesse dans les hommes ; et c'est, ce me semble, l'endroit le plus tendre pour les gagner : l'on est aize devoir que mil autres sont mesprisables, et qu'il n'y a que nous d'estimables [58].

Les qualitez d'esprit ne s'acquièrent point par l'habitude[59] on les perfectionne seulement ; de là, il est aysé de voir que la délicatesse est un don de nature, et non pas une acquisition de l'art.

A mesure que l'on a plus d'esprit, l'on trouve plus de beautez originales[60] ; mais il ne faut pas estre amoureux, car quand l'on ayme l'on n'en trouve qu'une.

Ne semble il pas qu'autant de fois qu'une femme sort d'elle mesme pour se caractériser dans le cœur des autres, elle fait une place vuide pour les autres dans le sien? Cependant j'en connois qui disent que cela n'est pas vray[61] . Ozeroit[62] on appeler cela[63] injustice? Il est naturel de rendre autant[64] que l'on a pris.

L'attachement à une mesme pensée fatigue et ruyne l'esprit de l'homme. C'est pour quoy pour la solidité et la [65]durée du plaisir de l'amour, il faut quelquesfois ne pas sçavoir que l'on ayme ; et ce n'est pas commettre une infidélité, car l'on n'en ayme pas d'autre ; c'est reprendre des forces pour mieux aymer. Cela se fait sans que l'on y pense ; l'esprit s'y porte de soy mesme ; la nature le veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c'est une misérable suitte de la nature humaine, et que l'on seroit plus heureux si l'on n'estoit point obligé de changer de pensée ; mais il n'y a point de remède[66].

Le plaisir d'aymer sans l'oser dire a ses[67] épines; mais aussy il a ses douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former touttes ses actions dans la veuë de plaire à une personne que l'on estime infiniment? L'on s'estudie tous les jours pour trouver les moyens de se descouvrir, et l'on y employé autant de temps que si l'on devoit entretenir celle que l'on ayme. Les yeux s'allument et s'esteignent dans un mesme moment ; et quoy que l'on nevoye pas manifestement que celle qui cause tout ce desordre y prenne garde, l'on a neantmoins la satisfaction de sentir[68] tous ces remuements pour une personne qui le mérite si bien. L'on voudroit avoir[69] cent langues pour[70] se faire connoistre ; car comme l'on ne peut pas se servir de la parolle, l'on est obligé de se réduire à l'éloquence d'action.

Jusques la on a tousjours de la joye, et l'on est dans une assez grande occupation. Ainsy l'on est heureux ; car le secret d'entretenir tousjours une passion, c'est de ne pas laisser naistre aucun vuide dans l'esprit, en obligeant de s'appliquer sans cesse à ce qui le touche si agréablement. Mais quand il est dans Testât que je viens de descrire, il n'y peut pas durer long temps, à cause qu'estant seul acteur dans une passion où il en faut nécessairement deux, il est difficile qu'il n'espuise bientost tous les mouvemens dont il est agité.

Quoy que ce soit une mesme passion, il faut de la nouveauté ; l'esprit s'y plaist, et qui sçayt [71] la procurer sçayt se faire aymer.

Aprez avoir fait ce chemin, cette plénitude quelquesfois diminue, et ne recevant point de secours du costé de la source, l'on décline misérablement, et les passions ennemies se saisissent d'un cœur qu'elles dechirent en mille morceaux. Neantmoins un rayon d'espérance, si bas que l'on soit, relevé aussy haut [72]que l'on estoit auparavant. C'est quelques fois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelques fois en faisant semblant d'avoir compassion, elles l'ont tout de bon. Que l'on est heureux quand cela arrive! Un amour ferme et solide commence tousjour par l'éloquence d'action ; les yeux y ont la meilleure part. Neantmoins il faut deviner, mais bien deviner.

Quand deux personnes sont de mesme sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui[73] devine ce que veut dire l'autre sans que cet autre l'entende ou qu'il ose l'entendre.

Quand nous aymons, nous paroissons à nous mesmes tout autres que nous n'estions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s'en aperceoit; cependant il n'y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa veuë bornée par la passion, l'on ne peut s'asseurer, et l'on est tousjours dans la défiance.

Quand l'on ayme, on se persuade que l'on decouvriroit la passion d'un autre : ainsy l'on a peur.

Tant plus le chemin est long dans l'amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir [74].

Il y a de certains esprits à qui il faut donner long temps des espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d'autres qui ne peuvent pas résister longtemps aux difficultez, et ce sont les plus grossiers. Les premiers ayment plus long temps et avec plus d'agrément; les autres ayment plus vite, avec plus de liberté, et finissent bien tost. Le premier effect de l'amour c'est d'inspirer un grand respect ; l'on a de la vénération pour ce que l'on ayme. Il est bien juste : on ne reconnoist rien au monde de grand comme cela.

Les autheurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de l'amour de leurs[75] héros : il faudroit qu'ils fussent héros eux mesmes.

L'égarement à aymer en[76] divers endroits est aussy monstrueux que l'injustice dans l'esprit.

En amour un silence vaut mieux qu'un langage. Il est bon d'estre interdit ; il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la langue ne [77]sçauroit faire. Qu'un amant persuade bien sa maistresse quand il est interdit, et que d'ailleurs il a de l'esprit ! Quelque vivacité que l'on aye, il est [78] des rencontres où il est bon qu'elle s'éteigne. Tout cela se passe sans règle et sans reflection ; et quand l'esprit le fait, il n'y pensoit pas auparavant. C'est par nécessité que cela arrive.

L'on adore souvent ce qui ne croit pas estre adoré, et [79]on ne laisse pas de luy garder une fidélité inviolable, quoy qu'il n'en sache rien. Mais il faut que l'amour soit bien fin et bien pur.

Nous connoissons l'esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous mesmes avec les autres. Je suis de l'advis de celuy qui disoit que dans l'amour on oublioit sa fortune, ses parents et ses amis : les grandes amitiez[80] vont jusques là. Ce qui fait que l'on va si loin dans l'amour, c'est[81] qu'on ne songe pas que l'on[82] aura besoin d'autre chose que de ce que l'on ayme : l'esprit est plain ; il n'y a plus de place pour le soin ny pour l'inquiétude. La passion ne peut pas[83] estre belle sans cet excez ; de là vient qu'on ne se soucie[84] pas de ce que dit le monde que l'on sçayt desja ne devoir pas condamner nostre conduitte, puisqu'elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de reflection.

Ce n'est point un effect de la coutume, c'est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner l'amitié[85] d'une dame.

Cet oubly que cause l'amour, et cet attachement à ce que l'on ayme, fait naistre des qualitez que l'on n'avoit point auparavant. L'on devient magnifique, sans jamais l'avoir esté[86]. Un avaricieux mesme, qui ayme, devient libéral ; et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une habitude opposée. L’on en voit la raison en considérant qu’il y a des passions qui resserrent l’ame et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui l’agrandissent et la font répandre au dehors.

L’on a osté mal à propos le nom de raison à l’amour, et on les a opposez sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est[87] qu’une mesme chose. C’est une précipitation de pensées qui se porte d’un costé sans bien examiner tout, mais c’est tousjours une raison, et l’on ne doit et on ne peut[88] souhaitter que ce soit autrement, car nous serions des machines très désagréables[88]. N’excluons donc point la raison de l’amour, puisqu’elle en est inséparable.

Les Poettes n’ont donc pas eu raison de nous dépeindre l’amour comme un aveugle ; il faut luy oster son bandeau, et luy rendre désormais la jouissance de ses yeux.

Les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action qui eclatte en événements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussy que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C’est de là que ceux de la cour sont mieux receus dans l’amour que ceux de la ville, par ce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l’uniformité n’a rien qui frappe : la vie de tempeste surprend, frappe et pénètre[89].

Il semble que l'on aye toute une autre ame quand [90]l'on ayme que quand on n'ayme pas ; on s'eleve par cette passion, et on devient tout[91] grandeur ; il faut donc que le reste aye proportion ; autrement cela ne convient pas, et partant cela est désagréable.

L'agréable et le beau n'est que la mesme chose tout le monde en a l'idée[92] . C'est d'une beauté morale que j'entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions[93] de dehors. L'on a bien une règle pour devenir agréable ; cependant la disposition du corps y est nécessaire ; mais elle ne se peut acquérir.

Les hommes ont pris plaisir à se former une idée[94] [de l'agréable] si eslevée, que personne n'y peut atteindre. Jugeons en mieux, et disons que ce n'est pas le naturel, avec une facilité et une vivacité d'esprit qui surprenne. Dans l'amour ces deux qualitez sont nécessaires : il ne faut rien de[95] forcé, et cependant il ne faut point de lenteur. L'habitude donne le reste.

Le respect et l'amour doivent estre si bien proportionnez qu'ils se soustiennent sans que ce respect étouffe l'amour.

Les grandes âmes ne sont pas celles qui ayment le plus souvent, c'est d'un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aymer, elles ayment beaucoup mieux.

L'on dit qu'il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres ; ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vray en[96] tout sens. L'amour ne consistant que dans un attachement de[97] pensée, il est certain qu'il doit estre le mesme par toute la terre. Il est vray que, se[98] terminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n'est que dans le corps.

Il est de l'amour comme du bon sens : comme l'on croit avoir autant d'esprit qu'un autre[99], on croit aussy aymer de mesme. Neantmoins quand[100] on a plus de veuë, l'on ayme jusques aux moindres choses, ce qui n'est pas possible aux autres; il faut estre bien fin pour remarquer cette différence.

L'on ne peut presque faire semblant d'aymer que l'on ne soit bien prest d'estre amant, ou du moins que l'on n'ayme en quelque endroit ; car il faut avoir l'esprit et les pensées de l'amour pour ce semblant, et le moyen[101] d'en bien parler sans cela? La vérité des passions ne se desguise pas si aysement que les veritez sérieuses. Il faut du feu, de l'activité et un [102] jeu d'esprit naturel et prompt pour la première : les autres se cachent avec la lenteur et la soupplesse, ce qu'il est plus aysé de faire.

Quand on est loing de ce que l'on ayme, l'on prend la resolution de faire et de dire beaucoup de choses ; mais quand on est prest, [103]l'on est irrésolu ; d'où vient cela? c'est que quand [104]l'on est loing la raison n'est pas si ébranlée, mais elle l'est estrangement[105] à la presence de l'object; or, pour la resolution il faut delà fermeté, qui est ruynee par l'ébranlement.

Dans l'amour on n'oze bazarder parce que l'on craint de tout perdre ; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques où? L'on tremble tousjours jusques à ce que l'on aye trouvé ce point[106]. La prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouvé.

Il n'y a rien de si embarrassant que d'estre amant et de voir quelque chose en sa faveur sans l'oser croire : l'on est également combattu de l'espérance et de la crainte. Mais enfin, la dernière devient victorieuse de l'autre.

Quand on ayme fortement, c'est toujours une nouveauté[107] de voir la personne aymée ; aprez un moment d'absence, on la trouve de manque dans son cœur. Quelle joye de la retrouver! l'on sent aussy tost une cessation d'inquiétudes. Il faut pourtant que cet amour soit desjà bien avancé ; car quand il est naissant et que l'on n'a fait aucun progrez ; l'on sent bien une cessation d'inquiétudes, mais il en survient d'autres.

Quoy que les maux succèdent[108] ainsy les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaitter la présence de sa maistresse par l'espérance de moins souffrir ; cependant quand on la voit, on croit souffrir plus qu'auparavant. Les maux passez ne frappent plus, les présents touchent, et [109]c'est sur ce qui touche que Ton juge. Un amant dans cet estât n'est-il pas digne

de compassion ?

APPENDICE
Tiré de l'Édition des Œuvres de Pascal par l'abbé Bossut, 1779, t. III, pp. 525-526[110].

Avertissement sur les vers suivants.

On voit par plusieurs Pensées de Pascal, qu'il avoit peu de goût pour la Poésie. Cependant il y a au Château de Fontenay-le-Comte deux Tableaux derrière lesquels sont les Vers suivants, qu'on assure par tradition estre escrits de sa main même. C'est ce que j'ai appris immédiatement d'un homme très digne de foi, qui les a vus. Je n'ai pas été à portée de vérifier par moi-même si la tradition dont il s'agit est fondée : je le suis encore moins de prononcer si Pascal est réellement l'Auteur de ces Vers ; mais je crois devoir les insérer ici, pour compléter, autant qu'il est possible, la présente édition.


Vers écrits derrière le premier tableau.

Les plaisirs innocents ont choisi pour asyle
Ce palais, où l'art semble épuiser son pouvoir :
Si l'œil de tous côtés est charmé de le voir,
Le cœur à l'habiter goûte un bonheur tranquille.
On y voit dans mille canaux
Folâtrer de jeunes Naïades :
Les Dieux de la terre et des eaux
Y choisissent leurs promenades ;
Mais les Maîtres de ces beaux lieux
Nous y font oublier, et la terre, et les cieux.

Vers écrits derrière le second tableau.

De ces beaux lieux, jeune et charmante Hôtesse,
Votre crayon m'a tracé le dessein :
J'aurois voulu suivre de votre main
La grâce et la délicatesse.
Mais pourquoi n'ai-je pu, peignant ces Dieux dans l'air[111]
Pour rendre plus brillante une aimable Déesse,
Lui donner vos traits et votre air?

  1. Voir Thibaudeau, Histoire du Poitou, 2e éd. Niort, 1840, t. III, p. 312. Lors du voyage de la Cour à Poitiers, en octobre 1651 « le duc de Rouanes etoit allé au devant de Leurs Majestés avec beaucoup de noblesse ». En 1652, il guerroie contre le marquis de la Roche-Posay, et reprend les châteaux de Dissais, de Ghavigny, d'Angles. Il paraît avoir séjourné dans le Poitou au moins jusqu'en octobre 1653 (Molinier, Préface de l'édition des Pensées, 1877, p, xv).
  2. Voici à cet égard ce qu'écrit Marguerite Perier dans un mémoire publié par Faugère (Pensées, Fragments, etc. de Blaise Pascal, 1844, t. I, App. I, p. 381) et par Victor Cousin (Études sur Pascal, 5e édit., p. 389) : « M. de Rouanès étoit fils de M. le marquis de Boyssy, madame sa mère étoit fille de M. Hennequin, président au Parlement, et il etoit petit-fils de M. le duc de Rouanès ; madame sa grand'mere étoit sœur de M. le comte d'Harcourt. Il perdit monsieur son père à l'âge de huit ou neuf ans, et fut mis entre les mains de monsieur son grand-pere, qui ne connoissoit gueres sa religion, et qui étoit un homme très emporté, et peu capable de donner une éducation chrétienne à un enfant. Il lui donna un gouverneur qui n'en étoit gueres plus capable que luy ; il alla mesme jusque là que d'ordonner à son gouverneur de luy donner l'air de cour et de luy apprendre à jurer, croyant qu'il falloit qu'im jeune seigneur prist ces manieres-là. Il perdit monsieur son grand-pere à treize ans ; et alors il fut son maistre. Madame sa mère, qui étoit une bonne femme, toute simple, ne pouvoit et ne sçavoit pas mesme en prendre soin. Cependant il ne laissa pas de commencer assez jeune à avoir des sentiments de religion. Il avoit un très bon esprit, mais point d'étude. Il fit connoissance (je ne sais pas bien à quel âge) avec M. Pascal, qui étoit son voisin ; il gousta fort son esprit, et le mena mesme une fois ou deux en Poitou avec luy, ne pouvant se passer de le voir. » Ms. f. fr. 12988, p. 6. Cf. les Mémoires de Saint-Simon, à l'année 1696, avec l'admirable commentaire de M. de Boislisle, t. III, 1881, p. 311-315, et Appendice XXIX, t. III, p. 533.
  3. Gazier, Pascal et Mlle de Roannez, in Mélanges de littérature et d’histoire, 1904, p. 33.
  4. Vide supra, t. I, p. 131.
  5. Vide infra, p. 381. Plus tard, en réponse peut-être à des remarques analogues à celles que nous avons conservées sous le nom de Réflexions sur la Géométrie et l’Art de Persuader, ou d’Argument du Pari, Méré envoyait à Pascal une lettre qui a été publiée dans ses Œuvres, et dont les premières lignes coïncident exactement avec la conclusion de l’anecdote rapportée dans le Discours de l’Esprit : « Vous souvenez-vous de m’avoir dit, une fois, que vous n’estiez plus si persuadé de l’excellence des Mathématiques? Vous m’écrivez à cette heure que je vous en ay tout à fait désabusé et que je vous ay découvert des choses que vous n’eussiez jamais veuës si vous ne m’eussiez connu. Je ne sçais pourtant. Monsieur, si vous m’estes si obligé que vous pensez. — Dans le Portefeuille de M. D. F. (M. de la Faille), Carpentras, 1694, M. Strowski a rencontré l’anecdote suivante, qui fait peut-être allusion aux controverses philosophico-scientifiques de Pascal et de Méré : « M. Pascal parloit un jour de mathématiques avec quelqu’un qui n’en savoit pas beaucoup; ils se disputoient. Vous verrez, dit M. Miton, qu’il y a deux mathématiques. » Cité par M. Strowski, dans son excellent chapitre de l’Histoire de Pascal: La mondanité, p. 345. — Nous ajoutons, puisque nous parlons de Miton, que c’est par erreur que Victor Cousin (Etudes sur Pascal, 6e édition, p. 481 et 519) et nous même après lui (Pensées, 1904, t. II, p. 166, n. 1), nous avions lu le nom de Miton, dans la Copie de la lettre à Pascal du 27 décembre 1656 (ms. 12988, f. fr., p. 383). La lettre est du mathématicien Mylon.
  6. Voir l’étude de Charles Adam : Un séjour de Pascal en Auvergne, Revue de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur (pp. 462-471). Pascal aurait accompagné le duc de Roannez de Paris à Poitiers (à ce voyage se rapporteraient, suivant une tradition recueillie par Condorcet et Bossut, les vers de Fontenay-le-Gomte que nous publions ci-dessous, p. 140-141). Il aurait ensuite passé plusieurs mois à Clermont : il vint à Clermont chez M. Perier son beau-frère à la fin de 1662, et y demeura jusqu’au mois de mai 1653, dit une note manuscrite du Recueil 455o de la Bibliothèque Mazarine, qm serait tirée de l'Information sur le miracle de la Sainte-Épine.
  7. Strowski, Histoire de Pascal, 1907, p. 231.
  8. Voir Faguet, Revue des cours et conférences, 9 avril 1896, p. 135.
  9. Die Philosophische Schriften, Ed. Gerhardt, t. IV, 1880, p. 570.
  10. Est-ce une allusion aux Provinciales, et au conseil que Méré lui aurait donné après la quatrième lettre de laisser absolument la matière de la Grâce pour attaquer la morale des Jésuites (Daniel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, 1696, p. 18, et Sainte-Beuve, Port-Royal, 5e éd., t. III, p. 99). — On trouve encore dans le manuscrit un écho de la conversation que Pascal aurait eue suivant le Recueil d’Utrecht (1740, p. 300) avec l'homme sans religion, et où il aurait prédit le miracle de la Sainte-lapine (Voir notre édition des Opuscules et Pensées, 4e édit. 1907, p. 255) : « Ce qu'il trouve à redire dans le miracle de P.-R., c'est la manière dont ils en ont été frappés » (p. 69). En revanche, d'après le manuscrit, Méré n'aurait revendiqué dans les Pensées qu'un seul fragment de lui: « De cette pensée que M. Pascal a prise à M. le Chevalier : un Roy, un procureur, etc. Je croyois que M. Pascal estoit le moins larron de tous les hommes: je me trompois, il y a encore des tesmoins » (p. 56). Le piquant, et ce qui avait peut- être attiré l'attention de Méré, est que dans sa Préface Étienne Perier cite et commente ce texte pour donner une idée du caractère obscur et inachevé des fragments des Pensées (Voir dans la note de notre édition des Pensées, 1904, t. III, p. 287, le texte du passage correspondant de Méré : De l'éloquence et de l'entretien, 3e discours). Dans la Revue de Fribourg, juillet 1907, Pascal et les Pascalins d'après des jugements contemporains. M. Eugène Griselle a signalé, d'après un curieux manuscrit de la Bibliothèque Nationale, cette note de l'archidiacre Bridieu : ce M. Pascal a fait ses fragmens contre huit esprits forts du Poitou, qui ne croyoient point en Dieu. »
  11. Dans le manuscrit sur Méré, nous ne trouvons que de vagues renseignements, et qui se rapportent peut-être à une période posté- rieure de la vie de Pascal : « M. de Roannez gouvernoit M. Pascal, et M. du Bois gouvernoit M. de Roannez » (p. 69). Il s'agissait de Go- baud du Bois, ancien gouverneur du duc de Guise, qui prit une part active à la publication des Pensées de Pascal, et qui fut de l'Académie française. Son nom figure également, avec celui de Pascal, à la page précédente du manuscrit : « M. Pascal, M, Mi ton, M. du Bois, M. de Roannez et beaucoup d'autres n'auroient jamais rien sceu sans moy. »
  12. Plus exactement : Nic. De la Gr. Autre. piec. ms.
  13. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1843, et Études sur Pascal, 6e édit., 1876, p. 477.
  14. « Balthasar Henri de Fourcy appartenait, dit M. Giraud, à une grande famille parlementaire. Né le 24 juillet 1669, il fut nommé abbé commendataire de Saint-Vandrille-en-Gaux, diocèse de Rouen, en 1690, et reçu docteur en théologie de la Faculté de Paris, le 2 août 1696. Il était chevalier de Malte depuis 1673. » Plusieurs manuscrits, qui avaient été en sa possession, ont fait partie de la bibliothèque que Louis Potier, cardinal de Gesvres, légua en 1786 à Saint-Germain-des-Prés, et qui de là passa dans les dépôts de la Bibliothèque Nationale. (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1907, p. 800.)
  15. A ce propos, M. Giraud fait encore observer que la lettre de Saint-Evremond ayant été imprimé en 1705, au tome Ier des Œuvres meslées, publiées à Londres, chez Jacob Tronson, la copie manuscrote a dû être prise antérieurement à cette date, et la copie du Discours pourrait être également faite avant 1705 (Loc. cit., p.803, n°1).
  16. C'est une petite brochure de 52 p., qui avait d'abord été classée parmi les imprimés ; elle a été versée au département des manuscrits vers 1880 (elle porte dans les Nouvelles acquisitions française le numéro 4015); c'est à ce moment sans doute que le Discours a été relié avec le Pater Noster des Jésuites. Ici encore, la présence à côté du Discours d'un écrit qui rappelle de près les préoccupations religieuses de Pascal peut n'être qu'une coïncidence ; cette coïncidence même sera cependant de nature à ajouter quelque poids, aussi faible que l'on voudra, à l'hypothèse d'une origine janséniste du manuscrit.
  17. Voir l'article déjà cité de M. Griselle. Nous trouvons dans le même manuscrit, sous la signature de Dirois, un type singulier de groupement pascalin : « MM. Arnauld, Paschal, Méré, du Bois, delà Chaise, Perier » (p. 523).
  18. Saint-Simon dit même qu'elle avait été élevée à Port-Royal, et qu'elle en sortit fort jeune (voir le fragment inédit publié par A. de Boislisle, t. III, 1881, p. 533. Le récit de Saint-Simon est démenti par ce témoignage du chanoine Hermant, qu'elle ne connaissait personne à Port-Royal (Gazier, op. cit., p. 35-36).
  19. Voir l'Introduction de Faugère à l'édition des Pensées de 1844, t. 1, p. LXV, suiv., et le Discours sur les Passions de l'Amour de Pascal précédé d'une étude sur Pascal et Mlle de Roannez, par M. de Lescure, 1681.
  20. 2. Mélanges de Littérature et d'Histoire, 1904, p. 29.
  21. 3. Voir la remarquable édition des lettres à Mlle de Roannez, donnée par M. Ch. Adam dans la Revue bourguignonne de l'Enseignement supérieur, t. I, n°3, 1891.
  22. Voir la page 4 du manuscrit des Pensées : « L’homme est visiblement fait pour penser… » (Sect. II, fr. 146.)
  23. La terminologie du Discours est toute cartésienne. Cf. la première définition donnée par Descartes à la fin de ses Réponses aux Secondes Objections : « Par le nom de pensée, je comprens tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connoissans. Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens, sont des pensées. Mais j’ay adiousté immédiatement, pour exclure les choses qui suivent et dépendent de nos pensées : par exemple le mouvement volontaire a bien, à la vérité, la volonté pour son principe, mais luy-mesme neantmoins n’est pas une pensée. » (Les Méditations métaphysiques, trad. Clerselier, 1647, A T, t. IX, p. 124.)
  24. Nous donnons les variantes que fournit la comparaison des deux copies ; nous désignerons par C le manuscrit étudié par Victor Cousin, par G le manuscrit signalé par MM. Gazier et Giraud. Nous avons contrôlé et complété notre collation à l’aide de celle que M. Giraud avait faite avant nous, et dont il nous a fort aimablement communiqué les résultats.
    C : les.
  25. La Bruyère dira : a Les passions tyrannisent l’homme, et l’ambition suspend en lui les autres passions. » (Des Biens de fortune, 50).
  26. C : dans le.
  27. C : qu’on.
  28. C : temps.
  29. M. Michaut, dans son édition du Discours, Paris, 1900, p. 3, signale ce texte de La Bruyère {Du cœur), 76 : « Les hommes commencent par l'amour, finissent par l'ambition... »
  30. La Rochefoucauld dit (Max. 490) : « On passe souvent de l'amour à l'ambition, mais on ne revient guère de l'ambition à l'amour. » Cf. Michaut, éd. cit., p. 4, n. 1.
  31. Il est remarquable que ce soit ce terme d'occasion, destiné à faire fortune avec Malebranche, que Pascal ait employé pour traduire les rapports du corps et de l'âme dans la passion, tels qu'il les trouvait définis dans les Passions de l'Ame, 1649 : « Apres avoir considéré en quoy les passions de l'ame différent de toutes ses autres pensées, il me semble qu'on peut generallement les définir des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l'ame, qu'on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, et entretenues, et fortifiées par quelque mouvement des esprits. » {Première partie, §§ XXVII.) M. Michaut, dans ses notes, a insisté également sur le rapport constant du Discours au Traité de Descartes.
  32. C'est-à-dire, comme il est expliqué plus haut, pour l'amour est l'ambition ; les autres passions, comme le goût du jeu et de la bonne chère, ne suffisent pas à remplir l'âme ; par là elles donnent lieu à des combinaisons et à des oscillations.
  33. C'est-à-dire : on se donne le plaisir de paraître céder à la suggestion d'autrui, alors qu'en réalité on suit son mouvement naturel.
  34. Les pages 405 et 406 du manuscrit des Pensées contiennent un long développement sous ce titre : Différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse (Cf. Pensées, Sect. I, f. I; t. I, p. 9-14). Il est remarquable que le Discours des Agréments de Méré présente une distinction analogue. « Pour ce qui est des justesses, j'en trouve de deux sortes, qui font toujours de bons effets. L'une consiste à voir les choses comme elles sont et sans les confondre : pour peu que l'on y manque en parlant, et même en agissant, cela se connaît ; elle dépend de l'esprit et de l'intelligence. L'autre justesse paraît à juger de la bienséance, et à connaître en de certaines mesures jusqu'où l'on doit aller, et quand il se faut arrêter. Celle-ci, qui vient principalement du goût, et du sentiment, me semble plus douteuse, et plus difficile. » (Méré, Discours des agréments, Œuvres, 1698, t. I, p. 194.)
  35. C : on.
  36. C : on.
  37. à soy-mesme omis dans C.
  38. Voir la page 129 du manuscrit des Pensées : « Il y a un certain modelle d'agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature, foyble ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaist. » (Sect. I, fr. 32 — rapprochement fait par M. Faguet, Pascal amoureux, apud Revue latine, 26 octobre 1904, p. 579.)
  39. C'est-à-dire : la beauté restreint la ressemblance.
  40. Dans cette proposition se trouve comme en germe la théorie romantique du XIXe siècle. Dieu a créé les âmes par couples, l'amour terrestre n'est que la suite et la manifestation d'une harmonie préétablie dans le ciel ; c'est pourquoi chacun « cherche dans le grand monde » cette beauté dont il porte en soi « l'original ».
  41. Voir la page 73 du manuscrit des Pensées : « Comme la mode fait l'agrément, aussy fait elle la justice, » (Sect. V, fr. 309). — Vauvenargues écrit (Max. 89, Œuvres, p. 377) : « La coutume fait tout, usqu'en amour. »
  42. Au moment même où il paraît le plus enthousiaste de l'amour, l'esprit large et profond de Pascal ne peut s'empêcher de faire plus d'une remarque pénétrante sur les circonstances de l'amour, dussent- elles contrarier cet enthousiasme. Le rôle de la mode et de la coutume ne lui échappe pas : cela lui paraît étrange, à lui si épris de raison, de vérité absolue, et cette « étrangeté » fait déjà pressentir la conception pessimiste de l'amour qu'il exprimera dans les fragments des Pensées, A. 487 : « Qui voudra connoistre à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effects de l'amour. » (Sect. II, fr. 162.)
  43. Passage écrit encore sous l'influence de Descartes qui tend à considérer les passions dans leur rapport avec la vérité de leur objet, c'est-à-dire avec la légitimité, avec la convenance de leur cause. Il est à remarquer que Descartes lui-même écrit : « Et mesme souvent une fausse joye vaut mieux qu'une tristesse dont la cause est vraye. » Les Passions de l'Ame, Partie II, Art. CXLII.)
  44. C : on.
  45. La Rochefoucauld interprète autrement le même fait : « Il y a des gens qui n'auroient jamais esté amoureux, s'ils n'avoient jamais entendu parler de l'amour. » (Max. 136.)
  46. C : luy.
  47. C : mesmes.
  48. bien omis dans G.
  49. G : l'on se.
  50. C : bien.
  51. G : ira.
  52. G : au dessus.
  53. C : qu’on.
  54. La séparation de l’alinéa n’est pas marquée nettement dans le G (Giraud, Revue latine, 25 janvier 1908). La phrase dans C avait un tout autre aspect, par suite de l’omission du mot grand : « Une haute amitié remplit bien mieux qu’une commune et égale le cœur de l’homme ; et les petites… »
  55. G : suit.
  56. G : omet nous.
  57. Première leçon de C : voir.
  58. La délicatesse, telle que l'entend ici Pascal, s'oppose à la grossièreté ; c'est la prédominance dans l'amour de l'esprit sur le corps c'est le raffinement intellectuel qui procède du goût de l'analyse, plutôt que la force de la passion, ce qui correspond en un mot à la spiritualité dans la dévotion et qui a été transporté par l'hôtel de Rambouillet de la vie religieuse dans la vie mondaine. C'est ce que confirme cette maxime de la Rochefoucauld : « La trop grande subtilité est une fausse délicatesse, et la véritable délicatesse est une solide subtilité. » (128.)
  59. G : on les perfectionne. Seulement de là il est visible que la delicatesse...
  60. Cf. le manuscrit des Pensées, f° 213, Sect. I, fr. 7 : « A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes... »
  61. Ne trouve-t-on pas dans cette phrase une indication suffisamment précise sur la manière dont ce discours a été composé ? Pascal y réuni[sic] quelques définitions ou maximes qu'il a proposées dans certains salons il nous transmet l'écho des réponses et des réflexions qu'elles ont provoquées.
  62. On omis dans G.
  63. Cela, c'est le fait de ne pas laisser une place pour les autres dans son cœur quand on en a pris une dans celui des autres. C'est cela qui est contre la nature et qui est injuste
  64. C : qu'on.
  65. Mot laissé en blanc dans C.
  66. Cette impossibilité de penser constamment à une même chose, la mobilité nécessaire de l'âme humaine, ce sont des traits que Pascal n'oubliera pas plus tard lorsqu'il décrira la misère essentielle de l'homme. La Rochefoucauld a, dans une réflexion subtile, essayé de montrer comment inconstance et constance se trouvent unies dans le cœur de l'homme : « La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre : de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet. »
  67. C : peines.
  68. G : omet tous.
  69. G : omet cent.
  70. C : le.
  71. C : se.
  72. C : qu'on.
  73. G : entend.
  74. Cette réflexion pourrait être l'épigraphe des interminables romans du temps, comme ceux de Mlle de Scudéry, et elle en explique le succès.
  75. G omet ces mots : héros ; il faudroit qu'ils fussent...
  76. G : plusieurs.
  77. G : pourroit.
  78. C : bon dans certaines rencontres.
  79. C : l'on.
  80. M. Huguet (Petit Glossaire des Ecrivains français du dix-septième siècle, 1907, p. 13) rappelle la remarque du Dictionnaire de l'Académie : « Amitié quelquefois se dit pour amour », et cite ce passage à l'appui. On lira avec intérêt la petite dissertation que M. Faguet a écrite sur ce passage dans la Revue latine du 25 décembre 1907, p. 732-786. Voir aussi la réponse de M. Giraud (ibid., 25 janvier 1908, p. 61-64).
  81. C : qu'on.
  82. C : aura.
  83. C donne simplement ces mots : estre sans excez.
  84. C : plus.
  85. C : des dames.
  86. C : sans l'avoir jamais esté.
  87. G : que la mesme chose.
  88. a et b C : pas souhaitter.
  89. « L'amour est comme le feu ; plus il s'agite, plus il brûle » proverbe de Publius Syrus que La Rochefoucauld reprend sous cette forme : « L'amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel. » — Il est inutile de souligner l'allusion à cette période singulière de la Fronde qui ne fut qu'un long tissu d'intrigues inséparablement « galantes » et politiques.
  90. C : on.
  91. C : toutte.
  92. Pascal se réfère peut-être à la définition de Descartes (Les Passions de l'Ame, Partie II, article LXXXV), où sont distinguées « deux espèces d'amour, à sçavoir celle qu'on a pour les choses bonnes et celle qu'on a pour les belles, à laquelle on peut donner le nom d'agrément... ». Comme le remarque également M. Michaut, on trouvera dans La Rochefoucauld et dans La Bruyère une distinction de l'agrément et de la beauté (Voir Max. 240, et Des Femmes, II).
  93. C : du.
  94. C : desagréable. — G : d'agreable.
  95. C : force et cependant il ne faut rien.
  96. C : tous sens.
  97. G : pensées.
  98. C : déterminant.
  99. Allusion au début du Discours de la Méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. »
  100. C : on.
  101. C : de bien parler.
  102. C : feu.
  103. C : on.
  104. C : on.
  105. C : en.
  106. Voir les fragments que nous avons groupés dans notre édition des Pensées à la Section Vil, 381-383.
  107. G : de voir la personne aimée aprez un moment d'absence, on la trouve.
  108. C : se succèdent.
  109. C : omet c'est.
  110. Ces vers avaient été publiés par Condorcet, dans une Addition à son édition des Pensées (Londres, 1776, p. 505), précédés de ces mots : « Me du *** donnoit un azile dans son château de Fontenai-le- Comte, au Port-Royal fugitif et persécuté par les Jésuites, on a trouvé, dans ce château, deux tableaux derrière lesquels étaient les vers suivants de la main même de Pascal... » Nous reproduisons de préférence l'avertissement de Bossut, bien qu'il ait été publié postérieurement — parce que nous croyons qu'en fait Condorcet a travaillé sur les matériaux fournis par l'abbé Bossut.
  111. « Allusion à quelques figures peintes dans le ciel du Tableau. »
    Note de l'édition Bossut.