Discours sur les sciences et les arts/Édition Dupont 1823/Lettre à M. l’abbé Raynal

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Œuvres complètes de J. J. Rousseau : mises dans un nouvel ordreP. Dupont1 (p. 47-51).


LETTRE
À M.  L’ABBÉ RAYNAL,
auteur du mercure de france.
Tirée du Mercure de juin 1751, second volume.



Je dois, monsieur, des remerciements à ceux qui vous ont fait passer les observations que vous avez la bonté de me communiquer, et je tacherai d’en faire mon profit : je vous avouerai pourtant que je trouve mes censeurs un peu sévères sur ma logique ; et je soupçonne qu’ils se seraient montrés moins scrupuleux, si j’avais été de leur avis. Il me semble au moins que s’ils avaient eux-mêmes un peu de cette exactitude rigoureuse qu’ils exigent de moi, je n’aurais aucun besoin des éclaircissements que je leur vais demander.

« L’auteur semble, disent-ils, préférer la situation où était l’Europe avant le renouvellement des sciences ; état pire que l’ignorance, par le faux savoir ou le jargon qui était en règne. »

L’auteur de cette observation semble me faire dire que le faux savoir, ou le jargon scolastique, soit préférable à la science ; et c’est moi-même qui ai dit qu’il était pire que l’ignorance. Mais qu’entend-il par ce mot de situation ? l’applique-t-il aux lumières ou aux mœurs, ou s’il confond ces choses que j’ai tant pris de peine à distinguer ? Au reste, comme c’est ici le fond de la question, j’avoue qu’il est très-maladroit à moi de n’avoir fait que sembler prendre parti là-dessus.

Ils ajoutent que « l’auteur préfère la rusticité à la politesse. »

Il est vrai que l’auteur préfère la rusticité à l’orgueilleuse et fausse politesse de notre siècle, et il en a dit la raison. « Et qu’il fait main basse sur tous les savants et les artistes. » Soit, puisqu’on le veut ainsi, je consens de supprimer toutes les distinctions que j’y avais mises.

« Il aurait dû, disent-ils encore, marquer le point d’où il part, pour désigner l’époque de la décadence. » J’ai fait plus : j’ai rendu ma proposition générale : j’ai assigné ce premier degré de la décadence des mœurs au premier moment de la culture des lettres dans tous les pays du monde, et j’ai trouvé le progrès de ces deux choses toujours en proportion. « Et, en remontant à cette première époque, faire comparaison des mœurs de ce temps-là avec les nôtres. » C’est ce que j’aurais fait encore plus au long dans un volume in-4o. « Sans cela nous ne voyons point jusqu’où il faudrait remonter, à moins que ce ne soit au temps des apôtres. » Je ne vois pas, moi, l’inconvénient qu’il y aurait à cela, si le fait était vrai. Mais je demande justice au censeur : voudrait-il que j’eusse dit que le temps de la plus profonde ignorance était celui des apôtres ?

Ils disent de plus, par rapport au luxe, « qu’en bonne politique on sait qu’il doit être interdit dans les petits états, mais que le cas d’un royaume tel que la France, par exemple, est tout différent ; les raisons en sont connues. »

N’ai-je pas ici encore quelque sujet de me plaindre ? ces raisons sont celles auxquelles j’ai taché de répondre. Bien ou mal, j’ai répondu. Or, on ne saurait guère donner à un auteur une plus grande marque de mépris qu’en ne lui répliquant que par les mêmes arguments qu’il a réfutés. Mais faut-il leur indiquer la difficulté qu’ils ont à résoudre ? la voici : Que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Voilà ce que je leur ai demandé, et ce que je leur demande encore.

Quant aux deux observations suivantes, dont la première commence par ces mots : « Enfin voici ce qu’on objecte, etc. ; » et l’autre par ceux-ci : « Mais ce qui touche de plus près, etc ; » je supplie le lecteur de m’épargner la peine de les transcrire. L’Académie m’avait demandé si le rétablissement des sciences et des arts avait contribué à épurer les mœurs. Telle était la question que j’avais à résoudre : cependant voici qu’on me fait un crime de n’en avoir pas résolu une autre. Certainement cette critique est tout au moins fort singulière. Cependant j’ai presque à demander pardon au lecteur de l’avoir prévue, car c’est ce qu’il pourrait croire en lisant les cinq ou six dernières pages de mon discours.

Au reste, si mes censeurs s’obstinent à désirer encore des conclusions pratiques, je leur en promets de très-clairement énoncées dans ma première réponse.

Sur l’inutilité des lois somptuaires pour déraciner le luxe une fois établi, on dit que « l’auteur n’ignore pas ce qu’il y a à dire là-dessus. » Vraiment non, je n’ignore pas que quand un homme est mort, il ne faut point appeler de médecin.

« On ne saurait mettre dans un trop grand jour des vérités qui heurtent autant de front le goût général, et il importe d’ôter toute prise à la chicane. » Je ne suis pas tout-à-fait de cet avis, et je crois qu’il faut laisser des osselets aux enfants.

« Il est aussi bien des lecteurs qui les goûteront mieux dans un style tout uni, que sous cet habit de cérémonie qu’exigent les discours académiques. » Je suis fort du goût de ces lecteurs-là. Voici donc un point dans lequel je puis me conformer au sentiment de mes censeurs, comme je fais dès aujourd’hui.

J’ignore quel est l’adversaire dont on me menace dans le post-scriptum ; tel qu’il puisse être, je ne saurais me résoudre à répondre à un ouvrage avant que de l’avoir lu, ni à me tenir pour battu avant que d’avoir été attaqué.

Au surplus, soit que je réponde aux critiques qui me sont annoncées, soit que je me contente de publier l’ouvrage augmenté qu’on me demande, j’avertis mes censeurs qu’ils pourraient bien n’y pas trouver les modifications qu’ils espèrent ; je prévois que, quand il sera question de me défendre, je suivrai sans scrupule toutes les conséquences de mes principes.

Je sais d’avance avec quels grands mots on m’attaquera : lumières, connaissances, lois, morale, raison, bienséance, égards, douceur, aménité, politesse, éducation, etc. À tout cela je ne répondrai que par deux autres mots, qui sonnent encore plus fort à mon oreille : Vertu ! vérité ! m’écrierai-je sans cesse, vérité ! vertu ! Si quelqu’un n’aperçoit là que des mots, je n’ai plus rien à lui dire.