Discussion:Maître Favilla
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Critiques
[modifier]- 29/09/1865 Le Journal pour rire : journal d'images, journal co... [2]
THÉÂTRES.
L’Odéon a opéré sa réouverture avec une œuvre de George Sand. Ce n’est pas mal commencer. Ce qui est vieux encore, c’est que Maître Favilla a obtenu un très-gros succès.
C’est un des dangers de l’analyse de rendre banal ce qui est distingué, et d’amoindrir toute poésie en épluchant grossièrement les détails. Le drame nouveau de Maître Favilla est d’une grande simplicité d’action. C’est bien là le terrible. Il est plus facile de raconter des faits que d’analyser des sentiments.
Madame George Sand a mis en lutte morale deux personnages dont l’un est l’incarnation vulgaire du bourgeois, l’autre est le type le plus pur de la bonté unie à l’intelligence et à la rêverie.
Le bourgeois Keller vient d’hériter du château de Muldorf, qui appartenait à son oncle mort sans testament. Voilà Keller seigneur du pays et s’ennuyant par avance de la monotonie de la vie des champs. Et tandis qu’il bâille entre en rêvant maître Favilla, un musicien de génie, l’ami du défunt, celui qui a précieusement recueilli le dernier soupir et la dernière volonté du baron de Muldorf.
Au grand ébahissement de Keller, Favilla se donne comme le propriétaire du château, parle, agit en maître, et invite Keller à rester auprès de lui.
Keller tremble qu’un testament inconnu ne vienne donner raison à Favilla, mais non ! il n’y a pas de testament ! Favilla rêve, Favilla est fou ! Sa femme et sa fille en pleurs supplient Keller de ne pas brusquer une explication qui tuerait le pauvre musicien. Et Keller consent, et il laisse Favilla au château avec sa famille.
Malheureusement Hermann, le fils du bourgeois, a vu Juliette, la fille du musicien, et il se met à l’aimer, ce qui contrarie Keller.
Mais Favilla qui se croit riche, Favilla qui accorde à ses vassaux des pensions que Keller rogne impitoyablement, Favilla tend la main à Hermann et lui promet sa fille. Comment diable Keller peut-il sortir de là !
La force des événements conduit le musicien à la découverte de la vérité. Favilla n’est pas chez lui, il n’est pas le maître du château, il n’est plus qu’un pauvre insensé supporté par la pitié de Keller. « C’est impossible ! s’écrie-t il à cette révélation foudroyante ; Muldorf m’a fait son héritier ! Ce testament, je l’ai eu entre les mains. Qu’en ai-je fait! >> Il s’épuise en efforts pour renouer les fils brisés de sa mémoire ! Il a même oublié un air d’Haendel qu’il avait juré d’exécuter en l’honneur de son ami un mois après sa mort ! Fou !
Favilla est-il donc fou ! Non, car il se souvient !... Un éclair a illuminé son intelligence un moment obscurcie. Ce testament, il l’a brûlé en le recevant des mains de son ami. La douleur lui avait fait tout oublier.
Keller lui-même s’attendait à cette découverte, et c’est respectueusement qu’il demande à Favilla la main de sa fille pour son fils Hermann.
Le théâtre de madame George Sand ne ressemble à aucun autre, et cette définition doit être plutôt interprétée comme un éloge que comme une critique. L’originalité et le style, la simplicité majestueuse de l’idée sont des qualités incontestables chez l’illustre écrivain, mais ce n’est pas une raison pour que nous sacrifiions toutes les conquêtes du passé au nouveau maître. Le théâtre est un terrain sur lequel madame George Sand est moins à son aise que sur celui du roman. Le livre constitue sa véritable supériorité. Au théâtre, son talent est souvent inégal ; il est sublime ou maladroit.
Rouvière a joué Favilla avec l’originalité qui le distingue, et Barré a eu la rondeur et la franchise du bourgeois Keller.
ALBERT MONNIER.
- 17/06/1912 Le Temps [3]
LE THÉÂTRE DE GEORGE SAND
Comédie-Française Maître Favilla, un acte, tiré par M. J. Truffier de la pièce de G. Sand. Co- mediante, un acte, de M. Maurice Magre. Mlle Lifraud dans le Monde où l’on s’ennuie.
LES Escholiers Jusqu’au dernier souffle, trois actes, de M. Guillaume Sabatier.
M. J. Truffier vient de nous offrir une curiosité littéraire il a remanié, refondu une pièce de George Sand assez oubliée, Maître Favilla, et tiré des trois actes languissants de l’œuvre originale un acte substantiel dont le public a paru goûter la saveur. Il n’y a pas lieu de crier au sacrilège. Ce n’est point manquer de respect à la gloire d’un dramaturge que de restituer, par d’opportunes coupures, la vie à quelqu’un de ses ouvrages. Celle de Molière n’a pas eu à se plaindre de l’opération pratiquée sur le Dépit amoureux. Cette fameuse comédie n’est demeurée au répertoire que parce qu’une main diligente en avait ôté tout ce qui faisait longueur. Truffier n’a accompli sa besogne éliminatrice qu’avec la pleine approbation des héritiers de l’illustre romancière, qui le savaient capable de la mener à bien. Il y a apporté beaucoup de piété, de tact et de discrétion. Cette œuvre n’est pas un chef-d’œuvre mais elle reflète une époque, un état d’âme, un moment de l’Histoire, et l’un des aspects du grand génie qui l’avait conçue. À cause de cela, elle mérite d’être examinée d’un peu près.
L’auteur de Lélia et de Consuelo eut la passion de l’art dramatique. Fillette, elle s’amusait à jouer des proverbes ; grand’mère, elle en composait pour divertir les enfants de Maurice ; elle façonnait, habillait des bouts de bois qu’elle transformait en de jolies marionnettes ; elle leur prêtait sa pensée et sa voix, les pliait aux caprices d’une invention extraordinairement fertile et diverse. Elle alimentait aussi d’autres théâtres, les vrais, les théâtres de Paris. En trente années, elle leur apporta plus de vingt ouvrages ; elle fit représenter jusqu’à trois ouvrages au cours d’une même année, ce qui ne l’empêchait pas de publier des romans dans les revues et de nombreux articles dans la presse quotidienne. Sa fécondité inouïe ignorait le repos et se répandait comme un large fleuve à travers tous les champs de la littérature. Sa production théâtrale, éclipsée par l’éclat de sa production romanesque et reléguée au second plan, n’est nullement négligeable. Elle eût suffi à la renommée d’un talent moins riche. On a souvent répété que George Sand était dénuée du don scénique. Cette vérité veut quelque adoucissement. L’auteur de Victorine et de Claudie possédait la plupart des qualités que nécessite la pratique du théâtre l’imagination dramatique qui trouve les situations, le souffle oratoire qui imprime de l’éloquence et du pathétique à l’expression des sentiments, la sincérité qui convainc le spectateur, la sensibilité qui le touche. Elle était la première prise à ses fictions. Elle y croyait. Que lui manquait-il donc ? L’ordre, la méthode, la netteté du plan, la concentration, le raccourci. Elle improvisait. Elle s’abandonnait à sa facilité merveilleuse. Elle écrivait des pièces vibrantes et mal équilibrées, émouvantes et diffuses. Elle ne « charpentait » pas. Il fallait que quelqu’un auprès d’elle revît ces ouvrages, les resserrât, les soumît à un travail de « filtrage » analogue à celui que Truffier a exécuté pour Favilla. Elle avait besoin d’être protégée contre sa généreuse abondance et sa molle flânerie. Toujours elle s’appuya sur un conseiller. Nous connaissons par elle ces collaborateurs anonymes, car elle leur témoigna noblement sa gratitude. Ce fut d’abord Bocage, puis Montigny, puis Dumas fils. Sans exagérer l’importance de leur aide amicale, on peut dire qu’elle lui dut une part de ses succès. Ils lui apprirent le métier des planches ; ils canalisèrent le flot trop copieux de son inspiration ils atténuèrent ses défauts. Ils facilitèrent l’éclosion de cette œuvre dramatique qui contient des beautés tout à fait rares, des hardiesses neuves et prophétiques, et qui apparaît, considérée dans l’ensemble, comme une des plus remarquables du siècle. Parcourons-la, puisque nous en avons aujourd’hui l’occasion. Interrogeons les témoins. Relisons les chroniqueurs et les critiques. Remuons les vieux papiers.
George Sand débute médiocrement en 1840 ; elle fait jouer à l’Odéon Cosima, drame déclamatoire, trop philosophique, ennuyeux. Cette tentative malheureuse la décourage. Elle la renouvelle huit ans plus tard. Le Roi attend, faible à-propos, représenté en période révolutionnaire, n’obtient pas un sort meilleur. Gustave Planche l’éreinte « Ces sortes de choses, n’ont de prétexte que si elles sont en vers, et d’excuses que si elles étincellent d’esprit. » George Sand courba le front sous l’arrêt « Je n’ai jamais écrit en vers de ma vie, répondit-elle, et je ne sais pas ce que c’est que l’esprit. Je suis bête. » Elle prit en 1851 une brillante revanche avec François le Champi. La foule peupla, durant de lonçs soirs, les solitudes odéoniennes. L’allure et le langage de ces paysans, un peu apprêtés sans doute, mais par le fond exactement peints, l’odeur « un peu vanillée » de cette paille bien propre, qui malgré tout sentait bon le village et la terre, plurent infiniment. La tendresse de l’héroïne palliait ce qu’il y avait d’inquiétant dans sa maternité amoureuse. Ce triomphe fut littérairement dépassé par la victoire de Claudie, victoire discutée et d’autant plus glorieuse. Personne ne contestait la réussite matérielle de l’ouvrage, qu’une tempête d’applaudissements avait affirmée ; mais il développait une thèse propre à heurter les convenances traditionnelles, contraire aux idées reçues la morale évangélique s’y substituait à la morale bourgeoise George Sand avant Tolstoï, avant Ibsen y prêchait l’indulgence, la pitié, y proclamait les droits de la conscience individuelle, lavait de l’opprobre :la pécheresse, réhabilitait la fille-mère, accablait le séducteur. Une partie de l’opinion censure cette audace qui rencontre aussi des apologistes. La critique est divisée. Théophile Gautier esquive la question brûlante ; il loue la valeur d’art de la pièce et lui applique le mot de « rurodrame » qu’il a forgé récemment (à propos d’une « églogue au foin vert » d’Anicet Bourgeois) ; il s’étonne de la faveur persistante accordée aux paysanneries.
« La mode, écrit-il, est aujourd’hui aux paysans comme elle était naguère aux barons du moyen âge, et Claudie ne pouvait venir plus à propos avec sa cornette bise, sa jupe rayée, ses bas bleus et ses petits pieds dans de gros souliers. George Sand paraît vouloir faire un théâtre rustique. Claudie, comme le Champi ; se passe entre paysans. Nous admettons volontiers cette donnée, qui peut fournir des scènes nouvelles.. La campagne renferme des types nettement ; accusés et pourtant peu connus, comme ces fleurs qui croissent dans les bois et dont la beauté n’a pas d’appréciateurs ; car le braconnier pense à ses lièvres et le bûcheron à ses fagots. Les littérateurs, en France surtout, vivent à la ville, c’est-à-dire à Paris, centre d’activité intellectuelle et le seul endroit où ils puissent tirer parti de leur talent. Ils ignorent donc entièrement les mœurs rurales. George Sand a eu cet avantage de se mêler à la vie des champs, de connaître familièrement ses modèles et de pénétrer dans l’intimité de la chaumière. Ses paysans ne sont pas des paysans d’opéra comique, des Jeannots en veste tourterelle et en culotte de satin. Ils patoisent et portent des chemises de grosse toile, de larges braies et des vestes élimées ; c’est la différence d’un Adolphe Leleux à un Boucher. Le succès a été complet. »
Plus impétueux, plus combatif, Gustave Planche fonce sur l’obstacle ; il rompt une lance pour son amie qu’il n’avait pas toujours épargnée.
« Les personnages inventés par l’auteur de Claudie pour le développement de la thèse que je viens d’indiquer sont très simples et tirés de la vie réelle. Je ne dis pas que tous ces types soient conçus avec la largeur qu’on pourrait souhaiter ; plusieurs de ces personnages pourraient en effet donner lieu à des objections assez sérieuses ; mais il est certain, du moins, qu’ils n’ont rien d’imprévu, rien d’inattendu, rien d’invraisemblable. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que l’auteur de Claudie n’a peut-être pas fait tout ce qu’elle pouvait faire, et ses précédents ouvrages me donnent le droit d’exprimer cette réserve, je suis forcé d’avouer que les figures mises en œuvre dans son drame nouveau sont revêtues de tous les caractères qui excitent l’intérêt et la sympathie. L’héroïne même du drame, Claudie, est une conception pleine à la fois de grâce et de grandeur. Elle a aimé, elle s’est confiée, elle a été trompée, elle est devenue mère, et son aimant, qui avait promis de l’épouser, s’est retiré dès qu’il a vu s’évanouir les espérances de richesse qui avaient dicté sa promesse. Claudie porte sa faute avec vaillance. Elle dit « Ma faute n’est pas l’œuvre d’un cœur dépravé corrompue, j’aurais été plus prudente ; j’aurais demandé des gages avant de me livrer. Pure et sans tache, je me suis livrée sans condition et sans arrhes. J’accepte mon malheur sans confusion et sans colère ; je ne réclame la protection ni l’indulgence de personne ; la conscience de ma loyauté suffit à calmer mes remords. Dieu a sondé mon cœur et sait pourquoi j’ai failli. Dieu m’a jugée, et sa justice me console de l’injustice des hom mes. » Assurément, il y a dans la conception et la composition de ce caractère une grandeur, une simplicité, une austérité que personne ne saurait méconnaître. »
Tandis que Claudie arrache des pleurs aux spectateurs de l’Odéon, Victorine attendrit ceux du Gymnase. Le directeur de cette dernière scène. Montigny, homme habile et charmant, formé à l’école de Scribe, partisan convaincu du « théâtre bien fait », demande à George Sand des pièces aimables, sentimentales, enjouées, doucement émues. (Le Mariage de Victorine, qui allie l’honnêteté de Sedaine aux plus exquises délicasses d’une sensibilité féminine, est le modèle de ce genre tempéré.) Cependant Bocage la pousse du côté où vont ses préférences, vers les véhémences et les déclamations romantiques. Obéissant à ce double aiguillon, saisie d’une véritable frénésie de travail, elle donne, en 1852, le Démon du foyer ; en 1853, Molière, le Pressoir et Mauprat : en 1854, Flaminio ; en 1855 Favilla ; en 1856, Comme il vous plaira, Françoise et Lucie. Ici elle s’interrompt, s’éloigne momentanément de la rampe.
Mais on revient toujours
À ses premiers amours.
Elle ne résiste pas aux affectueuses sollicitations de Paul Meurice et surtout de Dumas fils. Les Beaux messieurs de Bois-Doré voient le jour en 1862, le Marquis de Villemer en 1864. Entre temps, elle compose le Passé, le Drac, Un don Juan de village, Cadio... Formidable labeur qui ne lui coûte, semble-t-il, que peu d’efforts. La « bonne dame de Nohant enfante les œuvres, comme les arbres de son verger se couvrent de fruits, par le miracle régulier et tranquille de la nature. Et dans ces œuvres elle met avec ingénuité tout ce qu’elle a amassé et ce qui déborde d’elle ses rêves, ses théories, ses constructions, ses chimères, et ce qu’elle a reçu du dehors la philosophie de Lamennais, le républicanisme, de Michel de Bourges, le socialisme de Pierre Leroux ; puis, lorsqu’elle s’est ressaisie et pense par elle-même, elle y verse les mouvements de son cœur et de son âme devant la nature (c’est la période des romans champêtres). Elle subit une fois encore, au lendemain de 1848, l’ivresse de la politique. Enfin, cette effervescence passée, elle retourne, apaisée, mûrie, à l’art pur.
Favilla date de ce moment. George Sand vient de publier le Château des Désertes, les Maîtres sonneurs ; elle prépare Mont Revêche, les Dames vertes, Laure, l’Homme de neige ; elle s’éprend du sentimentalisme nuageux, de la vague religiosité qui flottent dans les cieux du nord ; elle s’abreuve à la source des légendes elle est idéaliste, optimiste. Elle aime la vertueuse Allemagne. Et la musique l’attire. Elle raffole de Beethoven, de Haydn. De toutes ces choses, nous apercevons l’image précise ou le reflet dans Maître Favilla. Ce mince ouvrage n’est pas une comédie, ni un drame ; c’est une symphonie, une romance, un lied. Des harmonies l’enveloppent, la voix humaine s’y marie aux soupirs du violon et de la flûte. Le rideau se lève et tombe sur les accents du divin Haendel. Le décor représente la bibliothèque de l’antique château de Muhldorf, encombrée d’instruments et de pupitres, remplie de partitions que les doigts fiévreux du musicien ont semées sur les meubles. Favilla feuillette la Flûte enchantée, et voici ce que l’auteur lui fait dire de Mozart :
« Mozart ! Oui mes enfants, voilà le maître des maîtres. Mozart ! Il est de tous les siècles et de tous les pays, comme la logique, comme la poésie, comme la vérité. Il sait traduire toutes les passions, tous les sentiments dans leur propre langue. Il ne cherehe jamais à vous étonner, lui, il vous charme. Il est savant et vous n’apercevez pas sa science. II a le cœur ardent, voilà tout. Il est grand, il est beau, il est simple comme la nature. »
Ces mots fervents expriment le culte exalté que la confidente et la consolatrice de Chopin vouait à la musique. Elle en inonde, si l’on peut dire, son héros... Mais il est temps de vous exposer l’histoire de ce personnage singulier... Favilla, « le plus grand virtuose d’Italie », violoniste, flûtiste, compositeur, incarnation et symbole de la mélodie, voyageait un jour dans le protectorat de Muhldorf, situé, je suppose, à proximité du Rhin. Le seigneur du lieu un baron dilettante, bienfaisant et bizarre, un précurseur du roi de Bavière l’héberge, et soudainement séduit, le retient, lui fait un sort, le nomme kapellmeister de la cour, l’installe au château avec sa femme Marianne et sa fille Juliette. Très vite une étroite amitié unit le maître et le serviteur. Le baron n’existe et ne respire que par Favilla ; les extases que lui procure cet artiste incomparable lui sont plus chères que la vie. Et le vieux burg devient le royaume de la muse Euterpe. Favilla éduque les valets, les servantes, les cochers et jusqu’aux laboureurs du village ; il forme avec eux un orchestre, qui sous la flamme de son regard exécute de merveilleux concerts. Le baron meurt, par une mélancolique soirée d’hiver le soir de la Sainte-Cécile en écoutant le sublime concerto de Haendel. Qu’a-t-il prescrit à son fidèle ami, quelles dispositions a-t-il prises avant d’expirer ? On ne sait trop. Mais depuis cette minute, Favilla est atteint d’un dérangement d’esprit ; il se croit légataire universel du baron, possesseur de son titre, propriétaire de ses immenses domaines. Lorsque le légitime héritier du défunt seigneur, son neveu Keller un digne marchand drapier, se présente (c’est ici que commence la pièce), il l’accueille comme un hôte à qui son dus des égards. « J’ai de la joie à vous recevoir dans ma maison, dit-il. Vous y êtes chez vous. » L’extravagance de ces propos agace l’honnête Keller, mais il est prévenu de l’inoffensive démence de Favilla ; il prend patience il ne s’irrite que lorsqu’il voit son fils Hermann tourner autour de la belle et pure Juliette, la fille du musicien, et celui-ci encourager cette inclination. (Notez que Favilla s’imagine combler par son alliance ces bourgeois vulgaires. Et il ne les en honore que parce qu’ils sont parents de son bienfaiteur.) Keller ordonne à. la femme de Favilla, la sage Marianne, d’intervenir, de ramener s’il se peut à la raison son malheureux époux. Marianne s’y efforce. Lascène est ingénieuse et fine. Marianne feint d’être elle-même atteinte du trouble cérébral dont il souffre : « J’éprouve un tourment, une inquiétude sans but. Un affaiblissement de l’attention, une fuite de la mémoire ? » s’écrie Favilla qui retrouve dans ces plaintes la description de son propre mal. Il s’interroge anxieusement. Est-ce elle qui est insensée ? Serait-ce lui ? Marianne le supplie de regagner Bologne, leur patrie, de renoncer aux lourds soucis de l’opulence, de chercher, ainsi qu’autrefois, dans l’obscurité et le travail une félicité paisible. Favilla y consent, mais il veut distribuer ses richesses, il accorde une dotation royale au jardinier Linck (Moi aussi je suis un jardinier, le jardinier du rêve.) Et comme le prosaïque Keller désapprouve une telle prodigalité, il l’accable de railleries et de reproches. Alors le bonhomme s’insurge. Il déchire brutalement le voile d’illusions qui séparait l’artiste de la réalité.
-- Vous n’êtes pas plus seigneur de Muhldorf que le Grand-Turc ; vous n’avez pas hérité d’un florin ; mon oncle n’a jamais testé en votre faveur, et c’est même parcequ’il vous a un peu trop oublié que j’ai la délicatesse de vous garder chez, moi jusqu’à ce que la sagesse vous revienne.
Est-il possible ? Favilla, frappé de stupeur, essaye de se souvenir. La preuve matérielle de l’authenticité de ses droits existe. Il l’a possédée. Qu’en a-t-il fait ? Les ténèbres s’épaississent dans son cerveau. Quand sonnent les douze coups de minuit, il promène vainement son archet sur les cordes du violon muet, il ne se rappelle plus les premières notes du concerto. (Le baron, en mourant, a demandé que ce morceau qu’il aimait fut joué chaque année, le soir de la Sainte-Cécile, par ses serviteurs assemblés.) Tout à coup une lueur éclaire sa raison vacillante. Il évoque l’heure tragique.
-- Mon ami était là, dans ce fauteuil. J’étais ici. Je tenais le testament. Je disais « Non, non, pas d’argent ! Pas de récompense ! Votre affection, rien que votre affection » Et le testament ?... Ah, oui, c’est cela, je l’ai brûlé, je l’ai brûlé !
Keller contemple cette scène. Et d’abord elle révolte son bon sens.
-- Brûlé ! Un homme qui brûle un testament écrit en sa faveur est un...
Il va prononcer le mot fou. Mais soudain il se ravise. La grâce subitement l’a touché.
-- ... est un « saint », achève-t-il. Il est sûr que Favilla ne ment pas : il lui restitue son estime. Il lui propose d’unir leurs enfants. Hermann épousera Juliette. Juliette sera baronne. Et je sais bien que ce revirement est un peu brusque et tient du prodige. Mais tout est prodige dans cette œuvre, suspendue entre la terre et les cieux, parmi les visions d’une imagination halucinée. L’invraisemblable n’y choque point ; ce qui nous blesserait, ce serait qu’un excès de vraisemblance. nous ramenât trop près de la réalité. Ceci, vous dis-je, n’est qu’un lied, une romance, un conte bleu, une parabole, une féerie. Considérez les figures que George Sand a pris un si visible plaisir à modeler. Eles sont pétries de vertus angéliques. Favilla plane au-dessus de l’humanité ; il est l’« artiste » en soi, désintéressé, candide, intérieurement illuminé, extérieurement transfiguré par le génie. Il marche à travers le monde sans en discerner ni eh soupçonner les laideurs. Et il est « socialiste ». Ce pseudo-baron traite en égal, en frère, l’intendant Frantz et se dépouille au profit des pauvres. Et l’intendant Frantz n’est pas un fripon, comme les intendants de comédie, il est le scrupule fait homme. Marianne oppose une admirable fermeté aux revers de la fortune fière mais non pas orgueilleuse, elle conjure Hermann de renoncer à Juliette, quelque avantageux que puisse être ce mariage « Laissez-nous dans notre humilité ; n’aggravez pas nos souffrances par des élans de sympathie que votre père jugerait sévèrement. » Ce père même, l’inculte et rude Keller, est accessible à la miséricorde, à la justice ; il s’apitoie et assure au dénouement le bonheur des amoureux, tous deux innocents et simples, tous deux « en or ». George Sand va jusqu’à l’extrême limite de l’optimisme. Elle veut imposer à la foule une apologie sans restriction de la bonté. Dans une préface dédiée à l’acteur Rouvière, elle explique son dessein. Cette page significative et inconnue (la brochure de Maître Favilla ne fut pas réimprimée) mérite les honneurs d’une citation :
« Le public semble donc, cette fois, m’avoir entièrement pardonné l’ingénuité, peut-être un peu surannée, qui me porte à croire que les bonnes natures et les généreuses actions ne sont pas des fantaisies insupportables. Je vous en suis bien reconnaissant, monsieur, car une seule critique m’a affligée, dans ma vie d’artiste c’est celle qui me reprochait de rêver ; des personnages trop aimants, trop dévoués, trop vertueux, c’était le mot qui frappait mes oreilles consternées. Et quand je l’avais entendu, je revenais, me demandant si j’étais le bon et l’absurde don Quichotte, incapable de voir la vie réelle, et condamné à caresser tout seul des illusions trop douces pour être vraies.
» Vous le savez par vous-même, monsieur, dans cette incertitude-là, ce n’est pas l’orgueil de l’artiste qui souffre ; c’est sa croyance, c’est sa meilleure aspiration qui se révoltent contre le doute. S’entendre dire que le sentiment de l’idéal est une lubie, c’est vraiment cruel pour ceux qui sentent l’amitié, l’abnégation et le désintéressement naturels et possibles. Eh quoi ! ces choses ne sont-elles pas plus naturelles et plus possibles que leurs contraires ? Le mal n’est-il pas la chose surprenante, quand on pense que l’homme est très intelligent, que la vertu le rend très heureux, que la perversité est toujours le résultat d’un calcul et quelquefois l’objet d’un grand travail auquel on se condamne pour conquérir des soucis infinis ? Oui, certainement, le mal est un fruit très amer et que l’on ne cueille pas sans beaucoup de peine aussi faut-il beaucoup, de science pour l’expliquer et beaucoup d’art pour le peindre. J’avoue que cet art me manque et que ma paresse ne le cherche pas beaucoup. Mais en quoi ma recherche et mon goût, qui me poussent vers les délices du bien, seraient-ils incommodes et blessants sur la scène ? »
Celle qui déjà est la châtelaine et sera plus tard la « bonne dame » de Nohant développe en termes persuasifs son plaidoyer. Et elle conclut :
« Voilà ce que je me demandais, et ce qui ne m’a pourtant pas empêchée de persévérer car les gens sont incorrigibles quand ils rencontrent, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, d’admirables caractères et d’admirables amitiés qui leur font oublier en un jour des années de douleurs et des montagnes de déceptions. Nous serions tous plus heureux si nous étions plus justes et plus confiants dans notre appréciation des êtres excellents qui se rencontrent sur la terre. Je ne suis pas optimiste au point de dire qu’ils sont très nombreux ; mais si leur rareté fait leur excellence, pourquoi serions-nous ingrats envers le ciel qui nous prête un peu de sa lumière pour les voir et les comprendre ? Un juste pèse plus dans la balance divine que mille insensés épris, de la chimère du mal. Le juste seul voit clair donc lui seul compte pour quelque chose, lui seul existe, lui seul est l’être réed et vrai ; et si la raison admet ceci, si le cœur le sent, pourquoi donc serait-il défendu à l’art de le montrer ?
« C’est par une profonde adhésion intérieure à cette logique si claire du sentiment que vous êtes, monsieur, un artiste si entraînant quand vous faites vibrer les cordes de l’enthousiasme. C’est que vous abordez alors une sphère de vérité où tous les tristes et pénibles raisonnements sur le positif s’écroulent et s’effacent comme de vains rêves ; c’est que vous entrez dans cette vision du vrai que l’on appelle illusion romanesque, faute de réfléchir à la faculté qu’on a de le voir et à la nécessité charmante qu’on subit de l’aimer aussitôt qu’on l’a vu. »
Cette déclaration a l’importance d’une profession de foi. « En quoi ma recherche et mon goût qui me poussent vers les délices du bien seraient-ils incommodes et blessants sur la scène ? » C’est l’argument de l’idéalisme qui n’aperçoit que la beauté des choses, sa réponse au réalisme et au pessimisme qui n’en voient que les aspects mornes, bas et répugnants. Éternellement le théâtre oscille entre ces pôles ; lorsqu’il est allé très loin dans un sens, il rebrousse chemin et la réaction s’opère. Au cours de ces dernières années le public fut saturé de brutalités et d’amertumes. Il en était excédé. Il avait besoin d’air. Il étouffait. Et voilà pourquoi il accueille, en ce moment, avec tant de sympathie les œuvres qui le charment, le consolent, l’élèvent,ou simplement qui l’amusent et lui dissimulent les tristesses de la vie. En 1890 la représentation de Favilla aurait fait sourire et peut-être murmurer. Hier, elle a provoqué des manifestations chaleureuses. Cet ouvrage un peu trop rose, cet hymne d’amour et de foi, n’a point paru ridicule. Il correspond aux aspirations actuelles. L’instant lui est propice. Que George Sand eût joui de ces applaudissements ! Quel ravissement c’eût été pour elle ! Avec quelle joie elle eût remercié l’administrateur général de la Comédie et pressé les mains du bon Truffler, son adaptateur, son metteur en scène, son interprète ! Elle l’eût loué de n’avoir pas assombri le personnage, de lui avoir conservé l’allure légère, absente, lointaine, d’un être de rêve et d’exception. Ele eût aimé la rondeur de M. Siblot, la parfaite dignité de Mle Renée Du Minil, la grâce de Mle Bovy, l’élégante correction de M. Leroy... La pièce est excellemment jouée et montée.
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Adolphe Buisson