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Discussion Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/185

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Suit un long passage, non retenu dans l'édition de 1842:



À l’appui de ce que je viens de dire, et pour la meilleure intelligence des paroles prononcées plus haut par l’Empereur, je vais rassembler ici un léger résumé des évènements et des actes de cette fatale campagne. Aussi bien, dans le temps, nous ne connûmes guère

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en France que ses résultats. Les bulletins nous disaient fort peu de choses, et nous ne recevions aucune publication étrangère ; et puis d’ailleurs, il y a si longtemps, tant d’autres grandes circonstances sont survenues, que ces détails ne sauraient être aujourd’hui bien présents même à ceux qui les avaient sus. Les voici donc dans leur ordre Chronologique.

Je puise ce résumé dans un ouvrage de M. de Montvéran, publié en 1820.

Cette production, tout récemment écrite, porte le caractère d’un très grand soin dans la recherche des pièces officielles et des documents authentiques. L’auteur s’est aidé de tous ses devanciers. J’ai donc dû croire que c’était indubitablement ce qu’il y avait de mieux. L’écrivain est loin d’être favorable à Napoléon, toutefois on lui doit la justice de convenir qu’une grande impartialité à cet égard honore son caractère, en même temps qu’elle ajoute à tous les autres genres de mérite qui recommandent cet ouvrage.

Évènements. – « Le 2 mai, Napoléon ouvre la campagne de Saxe par la victoire de Lutzen. Chose surprenante et d’un immortel honneur ! une armée toute nouvelle et sans cavalerie marche aux vieilles bandes russes et prussiennes ; le génie du chef, la valeureuse jeunesse qu’il commande, suppléent à tout. On n’avait point de cavalerie ; mais les masses d’infanterie s’avancent en carrés flanqués d’une immense artillerie, et les voilà autant de forteresses mouvantes ! 81 000 fantassins français ou rhénans, et 4 000 cavaliers seulement, battent 107 000 Russes ou Prussiens, dont plus de 20 000 de cavalerie ! Alexandre et le roi de Prusse y étaient en personne, et leur garde célèbre n’a pu tenir contre nos jeunes conscrits.

Il en coûte aux ennemis 18 000 hommes ; mais notre perte est de 12 000, et notre manque de cavalerie, nous prive des fruits habituels de nos victoires ; toutefois le résultat moral est immense : le sentiment de nos soldats a repris son ascendant, et la puissance d’opinion revient toute à l’Empereur. Les alliés se retirent devant lui sans oser risquer une nouvelle bataille1.

Le 9, Napoléon rentre victorieux dans Dresde, y ramenant le souverain, ce roi de Saxe, que le sentiment de ses vrais intérêts, que sa fidélité à ses engagements en avait fait sortir à l’approche des alliés, dont il avait refusé constamment toutes les propositions.

Le 21 et le 22 juin, Napoléon triomphe de nouveau à Wurschen et à Bautzen. Les alliés avaient choisi leur terrain ; les belles campagnes de Frédéric l’avaient rendu classique, ils s’y étaient retranchés, et se croyaient inexpugnables ; mais tout cède aux grandes vues, aux belles dispositions du général français, qui, en commençant le combat, se déclare déjà sûr de la victoire.

Les alliés perdent encore 18 ou 20 000 hommes, et ne tiennent plus ; ils se retirent en désordre. L’Empereur les poursuit. Il a déjà franchi la Lusace, traversé la Silésie ; il est sur l’Oder : alors les alliés demandent un armistice pour traiter de la paix, et Napoléon, croyant tenir l’instant favorable l’accorde.

Le 4 juin, armistice de Pleisswitz, si décisif dans la cause de nos malheurs, nœud fatal où se rattachent toutes les chances et les destinées de la campagne.

L’Empereur devait-il accorder cet armistice ou poursuivre ses avantages ? Ce peut être à l’instant même un véritable problème, que le temps seul et les conséquences si terribles pour nous n’ont résolu que plus tard. L’Empereur, victorieux, s’arrêta vis-à-vis d’ennemis abattus, auxquels il pouvait concéder désormais sans embarras : ses sacrifices ne seraient plus que de la modération. L’Autriche, jusque-là incertaine, frappée de nos succès, nous revenait. Napoléon pouvait donc raisonnablement se flatter de voir conclure une paix qu’il désirait, et il ne voulait pas compromettre une occasion aussi heureuse au hasard d’un échec qui eût tout perdu, et qui pouvait d’autant plus avoir lieu, que son armée était arrivée là en courant et fort en désordre, que ses derrières étaient à découvert et parcourus par l’ennemi ; et il se disait que l’armistice, dans tous les cas, lui donnait les moyens de resserrer et de bien organiser ses troupes, de nettoyer et d’assurer ses communications avec la France ; qu’il recevrait d’immenses renforts, et se créerait une cavalerie, etc.

Malheureusement, au rebours des combinaisons de l’Empereur, ce fatal armistice ne fut avantageux qu’à nos ennemis ; il se prolongea près de trois mois, et ne servit qu’à organiser leur triomphe et notre destruction. L’Autriche, encore notre alliée, et qui, par une déception que l’histoire caractérisera, mettait ce titre à profit pour nous combattre avec plus d’avantage, ayant besoin d’un délai, l’obtint. Les Russes, qui attendaient une armée, la reçurent ; les Prussiens se doublèrent, les subsides anglais arrivèrent, et l’armée suédoise rejoignit. On remua les associations secrètes, on opéra le soulèvement de toute la population allemande, la défection des cabinets rhénans, la corruption des officiers alliés, etc.

L’Empereur a bien reconnu, par l’évènement, toutes les fautes de cet armistice, et qu’il eût mieux fait de pousser obstinément en avant ; car s’il eût continué d’être heureux, les alliés, effrayés de se trouver séparés du secours de l’Autriche, avec laquelle ils ne se seraient plus entendus, coupés du prince de Suède, demeuré en arrière, voyant les places de l’Oder débloquées, et la guerre reportée en Pologne, aux portes de Dantzick, au milieu d’un peuple tout prêt à s’insurger en masse ; les alliés se seraient infailliblement exécutés et auraient conclu. Que si nous eussions éprouvé un échec, les conséquences n’en pouvaient pas être plus funestes que ce qui est arrivé. Les sages calculs de l’Empereur le perdirent ; ce qui lui sembla inconsidération, témérité, l’eût probablement sauvé.

Congrès de Prague, le 29 juillet. – Ouverture, après deux mois de difficultés et d’incidents, du congrès, sous la médiation de l’Autriche, si toutefois on peut donner le nom de congrès à une réunion où il ne se traita rien, et où l’un des deux partis était résolu d’avance qu’il en serait ainsi.

Le médiateur et les adversaires étaient également nos ennemis, tous se présentaient d’accord contre nous, et avaient déjà arrêté la guerre. Mais pourquoi s’y présentaient-ils donc ? C’est qu’il fallait à l’Autriche, par un reste de pudeur, un prétexte dans les débats pour nous déclarer la guerre, et que la Prusse et la Russie, de leur côté, croyaient devoir à l’opinion de l’Europe cette démonstration illusoire de leur désir et de leurs efforts pour la paix. Tous ensemble ne faisaient là que sceller le système de leurs machiavéliques combinaisons.

Le véritable congrès pour eux ne fut pas l’instant où on se réunit à Prague, mais bien les deux mois qui l’avaient précédé. Le temps nous a livré depuis les documents authentiques de leurs intrigues et de leurs machinations, de leurs traités, même durant cet intervalle. On y trouve en effet que l’armistice n’a été employé, par les amis apparents et les ennemis déclarés, qu’à cimenter artificieusement l’union qui devait renverser Napoléon, à créer ce triumvirat destiné à peser sur l’Europe qu’il prétendait délivrer.

L’Autriche avait par intérêt retardé longtemps l’ouverture de ce congrès. Résolue de réparer ses pertes à tout prix, elle n’hésitait pas à sacrifier son honneur pour mieux assurer son succès. C’est sous le manteau même de l’amitié qu’elle masque sa perfidie. Se disant toujours notre alliée, empressée à nous complimenter à chaque nouveau triomphe, elle insiste avec l’air du plus vif intérêt pour être médiatrice, lors même qu’elle est déjà convenue avec nos ennemis de faire cause commune avec eux. On l’accepte ; mais il lui fallait encore gagner du temps pour se trouver prête, et dès lors ce furent chaque jour des incidents nouveaux, traités avec la dernière lenteur.

Dans le principe, elle ne s’était offerte que comme médiatrice ; mais changeant de ton à mesure qu’elle poussait ses armements, elle parla ensuite d’être arbitre, de prononcer entre les deux parties, laissant entrevoir qu’elle attendait de grands avantages des services qu’elle pourrait rendre, etc. Enfin, au bout de deux mois d’armistice, quand elle se crut prête et que tout se trouva d’accord entre les coalisés, ils ouvrirent le congrès, non pour y traiter de la paix et ramener l’amitié, mais pour mettre leurs véritables sentiments au grand jour, et insulter à visage découvert. Les Russes surtout s’y firent remarquer par un manque d’urbanité qui ne leur était pas habituel. Ce n’étaient plus ces Russes sollicitant anxieusement un armistice après les déroutes de Lutzen, Wurschen, Bautzen, c’étaient les Russes se regardant désormais, et déjà devenus en effet par l’esprit de leur diplomatie, l’aveuglement de leurs co-associés, leur position géographique, enfin par la force des choses, les dictateurs de l’Europe. Qui Alexandre y envoie-t-il pour traiter ? Précisément quelqu’un qui, par ses circonstances personnelles, et d’après les lois françaises, ne pouvait y paraître, un homme né Français. Certes il était difficile d’offrir un outrage plus personnel, plus direct ; et Napoléon le dévora.

Dans de telles dispositions, le congrès ne pouvait aller loin ; aussi le peu de jours qu’il dura ne laissa voir de la part de nos ennemis qu’une suite de notes plus ou moins acrimonieuses, et de la part de l’Autriche qu’une partialité révoltante.

Le 10 août, douze jours seulement après la réunion des négociateurs, les Russes et les Prussiens se retirèrent avec hauteur, et le surlendemain l’Autriche, cette alliée fidèle, cette amie si obséquieuse, si dévouée, qui avait sollicité si vivement d’être notre médiatrice, notre arbitre, quitte tout à coup ces titres pour nous déclarer la guerre, sans autre intervalle de temps que celui de la signature de son manifeste, ténébreusement concerte depuis deux mois avec ses nouveaux alliés ! ! ! manifeste, du reste, qui consacre la dégradation et la honte, en ce qu’il avoue le sacrifice d’une archiduchesse, par la nécessité de se plier en apparence à une alliance détestée. L’histoire prononcera sur de tels actes. Toutefois il est à croire, pour l’honneur du trône et de la morale, que la plupart de ces transactions, et surtout la véritable marche des affaires, demeurèrent inconnues à l’empereur François, réputé en Europe le plus doux, le plus droit, le plus moral, le plus religieux des princes. Le fait est qu’il a été dit que beaucoup de ces actes se traitèrent à son insu, que d’autres lui furent présentes entièrement dénaturés. On doit en attribuer l’odieux à l’or britannique, à la finesse de la diplomatie russe, aux passions de l’aristocratie autrichienne, excitées par la faction anglaise qui remuait et dominait en cet instant toute l’Europe.

On se sépara avec une irritation réciproque extrême ; alors l’Empereur s’exprima dans les pièces officielles et publiques avec la plus grande force et le ton de la plus haute supériorité. C’était pour les peuples ; car il demeurait tellement maître de lui, que, bien que courant aux armes, il n’en fit pas moins demander de reprendre les négociations, ce qui eut lieu à Prague. Il ne fallait pas, pensait-il, se priver de communications constantes ; l’Autriche devait être facile à détacher, si nous avions de grands succès ; elle devait être facile à convaincre, si nous avions de trop grands revers. Tel fut ce qu’on appela le congrès de Prague.

À présent on se demandera peut-être : Napoléon a-t-il donc été dupe dans ce congrès et ses accessoires ? Non, ou du moins pas entièrement. S’il n’eut pas connaissance de tous les faits, il ne douta jamais des intentions ni des véritables sentiments.

Napoléon, dès l’instant de sa première victoire à Lutzen, avait proposé authentiquement un congrès général. C’était là, selon lui, la seule et unique manière de pouvoir traiter franchement du repos universel, et assurer l’indépendance de la France et la garantie du système moderne. Toute autre voie de négociation ne lui semblait qu’un leurre ; et s’il sembla dévier de ce principe, en acceptant la médiation de l’Autriche et les conférences de Prague, c’est qu’à mesure que le temps s’écoulait, les affaires s’étaient compliquées. La défaite de Vittoria, l’évacuation de l’Espagne, et l’esprit de la France qui se détériorait, avaient empiré de beaucoup sa situation. Il devinait bien quelle serait l’issue de ces négociations ; mais il lui fallait gagner du temps à son tour, attendre les évènements. Il ne s’abusait nullement sur le rôle de l’Autriche ; et sans connaître précisément jusqu’à quel point elle pouvait porter la déception, il avait fort bien su démêler sa conduite tortueuse, ses lenteurs, sa détermination. Il avait eu à Dresde même des conversations personnelles avec le premier négociateur de cette puissance, qui s’était suffisamment laissé pénétrer. L’Empereur lui ayant dit qu’il avait, après tout, 800 000 hommes à présenter à ses ennemis, le négociateur, disait-on, s’était empressé d’ajouter : « Votre Majesté pourrait dire 1 200 000, car il ne tient qu’à elle de pouvoir y joindre tous les nôtres. » Mais à quel prix voulait-on les faire acheter ? il ne s’agissait de rien moins que de la restitution de l’Illyrie, de la cession du duché de Varsovie, de la frontière de l’Inn, etc., etc. « Et sur quoi, je vous prie, aurais-je pu compter davantage après tout cela ? disait l’Empereur. Accorder toutes ces choses, n’était-ce pas se déconsidérer pour rien, et fournir à l’Autriche les moyens de nous demander encore, ou de nous combattre ensuite avec plus d’avantages ? » Et il revenait toujours à penser que les vrais intérêts de l’Autriche se trouvant étroitement liés à notre péril, nous la retrouverions plus sûrement par nos malheurs que nous ne rattacherions par nos concessions. Il fut donc sourd à toutes les demandes ; mais il doutait si peu des engagements déjà pris par l’Autriche avec nos ennemis, qu’il lui arriva, assure-t-on, de dire, moitié gaieté, moitié indignation, à son négociateur, qu’il traitait d’ailleurs avec une certaine familiarité : « Ah çà, un tel, combien, vous a-t-on payé pour cela. Avouez-moi cela, à moi, etc., etc. »

Tout ce qu’il dut néanmoins en coûter à Napoléon en cette occasion ! à quelles épreuves ne fut pas mise sa patience ! lui qu’on a tant accusé dans le temps de n’avoir pas voulu la paix ! « Quelles n’étaient pas mes tribulations, disait-il à ce sujet, de me trouver tout seul à juger de l’imminence du danger et à y pourvoir ; de me voir placé entre les coalisés qui menaçaient notre existence, et l’esprit de l’intérieur qui, dans son aveuglement, semblait faire cause commune avec eux ; entre nos ennemis qui s’apprêtaient à m’étouffer, et les harassements de tous les miens, de mes ministres mêmes, qui me poussaient à me jeter dans les bras de ces mêmes ennemis !… Et j’étais obligé de faire bonne contenance dans une si gauche posture, de répondre fièrement aux uns et de rembarrer avec dureté les autres, qui me créaient des difficultés sur les derrières, entretenaient la mauvaise pente de l’opinion au lieu de l’éclairer, et laissaient le cri public me demander la paix, lorsqu’ils eussent dû convaincre chacun que le seul moyen de l’obtenir était de me pousser ostensiblement à la guerre.

Du reste, mon parti était pris ; j’attendais les évènements, bien résolu de ne pas me prêter à des concessions ou à des traités qui n’auraient présenté qu’un replâtrage momentané et d’une conséquence inévitablement funeste. Tout parti mitoyen m’était mortel ; il n’était de salut que dans la victoire qui me continuerait la puissance, ou dans la catastrophe qui me rendrait des alliés, etc. »

Je prie de s’arrêter sur cette dernière pensée, que j’ai déjà indiquée plus haut : peut-être trouvera-t-on que je m’y appesantis beaucoup ; mais c’est que je sens le besoin de la rendre intelligible ; car, bien que je la saisisse à merveille aujourd’hui, je fus longtemps à Longwood à la comprendre, tant elle me paraissait paradoxale et subtile.

Quelle situation ! continuait l’Empereur, moi qui voyais que la patrie, ses destinées, ses doctrines, son avenir tenait à ma seule personne ! – Mais, Sire, me permis-je d’observer alors, c’est bien aussi ce que chacun se disait, et plusieurs nuances de partis vous en faisaient le reproche, ajoutant avec aigreur : Mais pourquoi s’est-il donc mis dans le cas de tout rattacher à sa seule personne ? – Accusation banale et vulgaire, a repris vivement l’Empereur ; cette situation n’était pas de mon choix ; elle ne venait pas de ma faute ; elle était toute dans la nature et la force des circonstances, dans la lutte de deux ordres de choses opposées. Ceux qui s’exprimaient ainsi, s’ils étaient de bonne foi, auraient-ils mieux aimé se reporter avant brumaire, où la dissolution intérieure était complète, l’invasion de l’étranger certaine, la destruction de la France inévitable ? À compter du jour où, adoptant l’unité, la concentration du pouvoir, qui seule pouvait nous sauver ; à compter de l’instant où, coordonnant nos doctrines, nos ressources, nos forces, qui nous créaient une nation immense, les destinées de la France ont reposé uniquement sur le caractère, les mesures et la conscience de celui qu’elle avait revêtu de cette dictature accidentelle ; à compter de ce jour, la chose publique, l’État, ce fut moi ; ce moi, que j’avais prononcé pour ceux qui pouvaient me comprendre, a été fortement censuré par les esprits bornés et les gens de mauvaise foi. L’ennemi l’avait bien senti ; aussi s’est-il étudié tout d’abord à n’abattre que moi. On ne s’est pas moins récrié sur d’autres paroles échappées du fond de mon cœur : que la France avait plus besoin de moi que moi d’elle. On ne vit qu’un excès de vanité dans ce qui était pourtant une vérité profonde : et vous le voyez ; ici, mon cher, je peux me passer de tous, et s’il ne s’agissait que de souffrir, mes peines ne sauraient être longues ; mon existence est courte, mais celle de la France !!! » Et reprenant son idée première, il dit : « Nos circonstances étaient extraordinaires et toutes nouvelles : il ne faut point aller leur chercher de parallèle. J’étais, moi, toute la clef d’un édifice tout neuf et à de si légers fondements ! Sa durée dépendait de chacune de mes batailles ! Si j’eusse été vaincu à Marengo, vous eussiez eu dès ce temps-là tout 1814 et 1815, moins les prodiges de gloire qui ont suivi et demeurent immortels. Il en eût été de même à Austerlitz, à Iéna encore, à Eylau et ailleurs. Le vulgaire n’a pas manqué d’accuser mon ambition de toutes ces guerres ; mais étaient-elles donc de mon choix ? n’étaient-elles pas toujours dans la nature et la force des choses, toujours, dans cette lutte du passé et de l’avenir, dans cette coalition constante et permanente de nos ennemis qui nous plaçaient dans l’obligation d’abattre, sous peine d’être abattus ? etc. »

Pour revenir aux négociations de 1814, il est sûr que quand on lit aujourd’hui toutes les pièces du temps, les documents, les manifestes des deux partis, on s’étonne beaucoup, soit qu’on ait pris plus de sang-froid, ou qu’on se trouve éclairé par la conduite de ceux qui ont triomphé, on s’étonne beaucoup, disons-nous, de la double erreur qui porta les Allemands à se soulever avec une telle fureur contre celui de qui ils prétendaient secouer le joug, et en faveur de ceux qu’ils purent croire devenir leurs régénérateurs ! ! !

Reprise des hostilités, bataille de Dresde ; 26 et 27 août. – « On se présente de nouveau sur le champ de bataille ; les Français avec 300 000 hommes, dont 40 000 de cavalerie, occupant le cœur de la Saxe, sur la rive droite de l’Elbe ; et les alliés avec 500 000 hommes, dont 100 000 de cavalerie, nous menaçant par les trois directions de Berlin, de la Silésie et de la Bohême, sur Dresde. La prodigieuse différence n’affecte pas Napoléon, qui a combiné et prend hardiment l’offensive. Il a fortifié la ligne de l’Elbe, devenue son point d’appui, et s’abritant des montagnes de la Bohême, sur son extrême droite, il dirige une de ses masses sur Berlin, contre Bernadotte, qui commande une armée de Prussiens et de Suédois ; une autre marche sur la Silésie, contre Blucher, qui a sous ses ordres une réunion de Prussiens et de Russes ; une troisième stationne à Dresde, comme clef de position, pour observer la grande armée autrichienne et russe, en Bohême ; enfin une quatrième est placée en forme de réserve à Zittau, avec le triple objet, 1° de pénétrer en Bohême, si on a des succès contre Blucher ; 2° d’y contenir la grande masse des alliés, en leur faisant craindre de se voir attaqué sur leurs derrières, s’ils tentent de déboucher par les rives de l’Elbe ; 3° enfin de fournir au besoin, soit aux attaques contre Blucher, soit à la défense de Dresde, si elle se trouve attaquée.

L’Empereur, déjà lancé contre Blucher, le menait battant devant lui quand il se trouve soudainement rappelé pour la défense de Dresde, où 60 000 Français se trouvaient avoir sur les bras 180 000 alliés. Le généralissime, prince de Schwartzemberg, avait attaqué Dresde mollement le 26, au lieu de brusquer l’affaire. Napoléon arrive avec la rapidité de l’éclair ; il a réuni 100 000 Français contre les 180 000 alliés. La bataille n’est pas un instant douteuse ; et c’est à sa sagacité, à son coup d’œil qu’on doit tout. L’armée ennemie est abîmée, elle perd 40 000 hommes, et se trouve menacée un instant d’une destruction totale. L’empereur Alexandre y avait assisté en personne, et Moreau y tomba d’un des premiers boulets de la garde impériale, fort peu de temps après avoir parlé avec ce prince2.

Elle était donc enfin arrivée cette chance heureuse, tant attendue de Napoléon, qui devait rétablir ses affaires, procurer la paix et sauver la France ! En effet, dès le lendemain même, l’Autriche lui expédiait déjà un agent avec des paroles amicales. Mais, ô destinées humaines ! c’était là le dernier sourire de la fortune. À compter de cet instant, par un enchaînement de fatalité sans exemple, Napoléon ne comptera plus que des désastres. Partout où il ne se trouve pas, nous demeurons écrasés ; notre armée de Silésie éprouve une perte de 25 000 hommes de la part de Blucher ; celle qui attaque sur Berlin est battue par le prince de Suède, qui lui cause les plus grands dommages ; enfin presque tout le corps de Vandamme, qui après la victoire de Dresde a été envoyé en Bohême sur les derrières de l’ennemi, et devait accomplir sa destruction, abandonné à lui-même et à la témérité de son chef, succombe sous le refoulement de l’armée des alliés précipitant leur fuite. Ce fatal désastre et le salut des Autrichiens sont amenés par une indisposition subite de Napoléon, qu’on croit un moment empoisonné. Sa présence ne hâte plus l’ardeur des différents corps qui poursuivent ; l’indécision, la mollesse s’en mêlent. Vandamme est anéanti, et tout le fruit de la magnifique victoire de Dresde est perdu !

Après de tels échecs coup sur coup répétés, le prestige est détruit, le moral des Français est attaqué, celui des alliés s’en rehausse, la valeur numérique reprend ses droits, et tout marche vers une catastrophe. Napoléon, au désespoir, fait de vains efforts ; il court vers chaque point menacé ; et se trouve aussitôt rappelé ailleurs par quelque nouveau désastre. Partout où il apparaît, les alliés reculent devant lui ; mais ils avancent avec succès sitôt qu’il tourne le dos. Cependant toutes les niasses ennemies gagnent constamment du terrain, elles se trouvent toutes liées entre elles désormais, et forment un demi-cercle qui se resserre sans cesse autour des Français acculés sur l’Elbe, menaçant de les déborder. D’un autre côté, nos derrières dégarnis sont inondés de coureurs, de partisans. Le royaume de Westphalie est en pleine insurrection, nos convois demeurent interceptés ; il n’est plus de communication libre avec la France.

C’est dans cette situation que les négociateurs de Prague apportent à l’Empereur les résultats de leurs nouvelles conférences. Après de nombreuses restitutions exigées de lui et de ses alliés, on avait fait deux lots ; d’un côté, toute l’influence et toutes les acquisitions de la France en Italie ; de l’autre, toute l’influence et toutes les acquisitions de la France en Allemagne. On laissait à Napoléon à en choisir un ; mais il devait abandonner l’autre aux alliés, pour en disposer à leur gré, sans nulle intervention de sa part. Amis ou ennemis, pas un ne doute que Napoléon ne saisisse avec avidité de telles propositions : « car, lui disaient les siens » si vous choisissez l’Italie, vous restez aux portes de Vienne, et les alliés se battront bientôt entre eux pour les dépouilles de l’Allemagne. Si au contraire vous préférez d’abandonner l’Italie, vous vous attachez l’Autriche, dont elle sera le partage, et demeurez au cœur de l’Allemagne. Dans tous les cas, vous ne tarderez pas à reparaître en médiateur ou en maître. Napoléon n’en jugea point ainsi, et refusa, persistant dans ses idées arrêtées.

Certes, se disait-il, de telles propositions en elles-mêmes, et dans le cours naturel des choses, sont des plus acceptables ; mais où est la garantie de leur sincérité ? Il voyait très bien que les alliés ne cherchaient qu’à le faire donner dans le piège. Ils avaient adopté désormais de n’avoir plus ni foi ni loi. Ils ne se croyaient plus tenus à aucun droit des gens, à aucune moralité vis-à-vis de nous. Au rebours de ses conseillers, il disait : « Si j’abandonne l’Allemagne, l’Autriche combattra avec plus d’ardeur, jusqu’à ce qu’elle obtienne l’Italie. Si je lui cède celle-ci, elle s’empressera, pour se la garantir, à me chasser de l’Allemagne. Ainsi une première concession obtenue ne serait, dans leurs mains, qu’un moyen de s’en faire accorder ou d’en saisir de nouvelles. La première pièce de l’édifice déplacé entraînerait l’écroulement de tout le reste ; je serais poussé de concessions en concessions jusqu’au château des Tuileries, d’où les Français, indignés de ma faiblesse, et m’accusant de leurs désastres, me chasseraient sans doute, et peut-être avec justice, pour être tout aussitôt eux-mêmes la proie de l’étranger. »

Ne croirait-on pas lire la prédiction littérale des évènements qui suivirent l’insidieuse déclaration de Francfort, les propositions de Châtillon, etc., etc. ?

« Il valait cent fois mieux périr sous la violence de la victoire, continuait l’Empereur, car les défaites mêmes laissent après elles le respect de l’adversité, quand elles s’associent à une magnanime constance. Je préférai donc de combattre ; si j’étais vaincu, il nous restait toujours les vrais intérêts politiques de la plupart de nos ennemis. Si j’étais vainqueur, je pouvais tout sauver, et j’avais encore des chances ; j’étais loin de croire tout désespéré. »

Mouvement intentionné sur Berlin. C’est dans cet état de choses que le roi de Bavière, ce chef de la confédération du Rhin, écrivit à l’Empereur, l’assurant confidentiellement qu’il tiendrait encore six semaines dans son alliance : « Et c’était assez, disait Napoléon, pour que très probablement il n’eût plus eu à nous quitter. » Et il se décida à commencer dès l’instant un grand mouvement qu’il méditait depuis longtemps, et qui montre bien toutes les ressources de son génie et la trempe de son âme. Pressé sur l’Elbe, dont la grande masse des coalisés borde déjà la rive droite, et à peu près tourné sur ses derrières, il a conçu, préparé l’audacieuse idée de changer de position avec l’ennemi, place pour place ; de percer sa ligne, d’aller se former sur ses derrières, et de le contraindre de passer à son tour entièrement sur la rive gauche. Si, dans cette situation, il leur abandonne toutes ses communications avec la France, il se donne pour nouveaux derrières précisément le territoire de l’ennemi, des pays non encore dévastés, qui peuvent le nourrir, Berlin, le Brandebourg, le Mecklembourg ; il retrouve toutes ses places, leurs immenses garnisons, dont l’éparpillement et la perte seront une si grande faute après le revers, et eussent apparu, comme des ressources du génie en cas de triomphe. Il va avoir devant lui un nouvel avenir, de nouvelles combinaisons, l’étonnement, la stupeur des ennemis, leurs fautes, le brillant de son audace et toutes ses espérances.

Bataille, de Leipsick, 16, 18, 19 octobre. – Tout semble sourire d’abord à l’Empereur ; mais presque aussitôt une lettre du roi de Wurtemberg lui donne avis que l’armée bavaroise, enlevée par des intrigues et l’esprit du pigment, s’est jointe à l’armée autrichienne qu’elle avait à combattre, qu’elle marche sur le Rhin pour le couper de la France, et qu’il va se trouver lui-même dans l’obligation de se plier à ces circonstances. Ce nouveau contretemps force Napoléon de tout interrompre pour revenir en arrière et songer à la retraite. Une telle complication de faux mouvements sert les alliés, qui nous pressent et nous entourent ; une grande bataille devient inévitable. Napoléon se masse dans les plaines de Leipsick ; son armée est forte de 157 000 combattants et de 600 pièces d’artillerie ; mais les alliés lui en présentent 1 000, et 350 000 baïonnettes. On se bat avec fureur un premier jour ; les Français demeurent vainqueurs ; et la victoire eût été décisive, si l’un des corps laissés à Dresde fût venu prendre part à la bataille, ainsi que l’avait espéré l’Empereur. Le général Merfeld, fait prisonnier, est renvoyé sur parole, avec l’annonce que l’Empereur accepte enfin de renoncer à l’Allemagne ; mais les coalisés, enflés de l’arrivée sur le terrain d’un immense renfort, recommencent une seconde journée, et ils sont si nombreux, que quand leurs troupes se trouvent fatiguées, elles sont régulièrement relevées, comme à la parade, par des corps tout frais. Les fatalités les plus inouïes se joignent encore à l’inégalité du nombre ; la trahison la plus infâme éclate à l’improviste au milieu de nous : les Saxons, nos alliés, dans nos propres rangs, se retournent, tirent sur nous et nous foudroient de leur artillerie. Toutefois, tel est le sang-froid du général français, son énergie, son habileté, le courage de nos soldats, qu’ils remédient à tout, et que le champ de bataille nous demeure encore.

Ces deux terribles journées, que l’histoire appellera des journées de géants, avaient coûté à l’ennemi 150 000 hommes de ses meilleures troupes, dont 50 000 tués sur le champ de bataille. Il n’y avait nulle parité avec nos pertes, qui ne s’élevaient pas à 50 000. L’immense différence de forces avait donc considérablement décru, et une troisième bataille se présentait avec des chances beaucoup plus favorables ; mais nous nous trouvions à bout de munitions, nos parcs n’offraient plus que 16 000 coups ; nous en avions tiré 220 000 dans les deux batailles. Il fallut de nécessité ordonner la retraite ; elle se commença à la nuit sur Leipsick. Au jour, les alliés nous assaillent ; ils pénètrent avec nous dans la ville, on s’y bât dans les rues ; notre arrière-garde s’y défendait vaillamment et sans grandes pertes, quand, par une fatalité désespérante, on fait sauter, à contretemps et par malentendu, le seul pont de l’Elster par lequel s’effectue notre retraite. Alors tout ce qui reste sur la rive de Leipsick est perdu, et ce qui se trouve sur l’autre rive se dirige en toute hâte et en désordre sur Mayence. À Hanau, il faut passer sur le ventre de 50 000 Bavarois ; de tristes débris seuls rentrent en France ; et, pour comble d’infortune, la contagion les y suit.

Telle est cette trop fatale campagne, notre dernier effort national, le véritable tombeau de notre gigantesque puissance, où quatre fois, contre toute l’Europe et en dépit de toutes les chances accumulées, le génie d’un seul homme fut sur le point de rétablir notre ascendant et de le cimenter par la paix, après les victoires de Lutzen et de Bautzen, après celle de Dresde, lors du dernier mouvement sur Berlin, enfin dans les plaines de Leipsick.

Il n’échoua que par une complication de fatalités et de perfidies dont l’histoire ne fournit point d’exemples. J’inscris ici celles qui me tombent sous la main à la simple lecture.

FATALITÉS – (A). Incommodité subite de Napoléon. – (B) Débordement soudain de la Bober. – (C). Lettre confidentielle du roi de Bavière. – (D). Ordres non parvenus aux corps de Dresde. – (E). Manque inopportun de munitions militaires, après les deux journées de Leipsick. – (F). Explosion du pont de l’Elster.

PERFIDIES.– (G). Machinations, mauvaise foi de l’Autriche, première et véritable cause de nos désastres. – (H). Violation de l’armistice de Pleisswitz relativement à nos places bloquées. – (I). Défection du gouvernement bavarois. – (K). Trahison des Saxons dans nos rangs, etc., etc. – (L). Capitulation de Dresde violée, etc.

Voici quelques lignes de développement.

DÉVELOPPEMENTS – (A). Après la victoire de Dresde, quelqu’un complimentait Napoléon sur un si grand succès. « Ce n’est rien, répondit celui-ci tout rayonnant de satisfaction ; Vandamme est sur les derrières, et c’est là que vont être les grands résultats ; » et l’Empereur marchait de sa personne pour aider et accomplir cette opération décisive, quand malheureusement il fut pris, après son repas, d’un vomissement subit tellement violent, qu’on le crut empoisonné, et qu’il fallut le ramener dans Dresde. Dès lors il y eut lacune dans les opérations. On en connaît les funestes conséquences. Quelle petite cause et quels immenses résultats ! Ce que sont pourtant les choses d’ici-bas !

(B). Une crue subite de la Bober en Silésie fut la principale cause des désastres du maréchal Macdonald. Le débordement surprit ses corps en pleine opération, empêcha leurs communications et causa les pertes malheureuses qu’on a vues plus haut.

(C). Le roi de Bavière écrivit confidentiellement à Napoléon, vers la fin de septembre, qu’il tiendrait encore six semaines ou deux mois dans son alliance ; que jusque-là il se refuserait opiniâtrement à tous les avantages qui lui étaient offerts. L’Empereur, dans la situation critique où il se trouvait, qui, sans cette circonstance, eût pu se déterminer peut-être à entendre lui-même aux propositions qu’on lui faisait, n’hésita plus, et entreprit immédiatement le beau mouvement qu’il avait médité sur Berlin, pensant que les six semaines lui suffisaient pour changer la face des affaires et raffermir ses alliés ; malheureusement des intrigues militaires furent plus fortes que la volonté du roi de Bavière, et Napoléon, forcé d’interrompre son mouvement, est obligé de combattre à Leipsick avec désavantage : on a vu quelles en furent les suites.

(D). Napoléon, en se préparant pour les combats de Leipsick, avait compté sur une diversion des corps d’armée qu’il avait laissés dans Dresde ; leur coopération eût rendu la victoire décisive, et pouvait changer la face des affaires ; malheureusement les ennemis étaient si nombreux, nous demeurions tellement cernés, que les ordres de l’Empereur n’atteignirent point Dresde.

(F). Après les deux terribles journées de Leipsick, notre retraite s’opérait au-delà de l’Elster sur un seul pont. Un officier commis à sa garde avait ordre de le faire sauter quand l’ennemi se présenterait à la suite de notre arrière-garde. Malheureusement on dit à tort à cet officier que l’Empereur le demande. Il y court, et un caporal de sapeurs, au premier aspect de quelques coureurs russes, met aussitôt le feu à la mine et fait sauter le pont, vouant ainsi à la perdition tout ce qui demeurait encore au-delà, toute notre arrière-garde, les bagages, près de 200 pièces d’artillerie et 30 000 prisonniers, traînards, blessés ou malades.

À la lecture du bulletin qui contenait cette circonstance, il n’y eut qu’un cri parmi la malveillance à Paris : il renfermait un mensonge, disait-on ; c’était l’Empereur lui-même qui avait ordonné l’explosion pour sauver sa personne aux dépens du reste de l’armée. Vainement objectait-on la version de l’officier qui, en confirmant le fait, s’en justifiait ; on répliquait que c’était un nouveau mensonge, ou bien une complaisance et un jeu bien joué de la part de l’officier. Tel était le langage du temps3.

(G). L’on a vu plus haut les déceptions de l’Autriche, sa duplicité, sa mauvaise foi, les nombreuses contradictions entre ses actes et ses paroles ; c’est qu’oubliant la générosité dont elle avait été l’objet après Léoben, Austerlitz et Wagram, elle s’acquittait, selon les maximes de la politique, et en saisissait avidement l’occasion de réparer ses pertes à tout prix.

On a vu qu’elle nous a perdus en nous faisant consentir à l’armistice de Pleisswitz ; et sa conduite était d’autant plus odieuse qu’elle était déjà décidée à nous faire la guerre, et qu’à peu de jours de là son cabinet, bien que toujours notre ami, notre allié, et s’offrant pour médiateur, prenait des engagements contre nous. On sait à présent son accession aux conventions de Reichenbach, vers le milieu de juin, et sa participation aux conférences de Trachenberg, au commencement de juillet. La nécessité d’une certaine pudeur fit tenir ces choses secrètes un mois encore après le commencement des hostilités. On ne les présenta d’abord à François que comme des mesures éventuelles et précautionnelles ; et ce ne fut qu’en lui peignant Napoléon comme un fléau, et en lui attribuant les retards de l’ouverture du congrès qu’on reculait soi-même, qu’on vint à bout de le faire apposer sa signature. (Montvéran, tom. VI, pag 262.)

Telle fut la conduite de l’Autriche, et Napoléon pourtant ne cessa d’entretenir l’arrière-espérance de la voir revenir à lui, non qu’il pût compter sur aucuns procédés, mais parce qu’il la supposait assez clairvoyante sur ses véritables intérêts. Ce sentiment ne l’a abandonné qu’en signant son abdication4.

(H). Les forteresses occupées par les troupes françaises, comprises dans les parties occupées par les armées combinées, devaient avoir une lieue de rayon autour de leur enceinte, et être ravitaillées tous les cinq jours ; cet article ne fut pas exécuté de bonne foi.

Quand l’armistice fut prolongé, les commissaires français demandèrent que des officiers de leur armée fussent envoyés aux commandants des forteresses ; mais le général en chef russe s’y refusa ; et les circonstances étaient devenues telles qu’on fut obligé d’en passer par là. (Montvéran, tom. VI, pag 270.)

(I). Une partie du plan de campagne arrêté par Napoléon avait été que l’armée bavaroise stationnée sur le Danube agirait de concert avec l’armée d’Italie stationnée en Illyrie, et que leurs efforts réunis se porteraient sur Vienne. On sent de quel poids eussent été de telles mesures sur les destinées de la campagne. Mais le chef de l’armée bavaroise, sous un prétexte ou sous un autre, et au vrai parce qu’il était d’intelligence avec l’ennemi, demeura constamment inactif, paralysa le vice-roi, sur lequel se portèrent les principales forces autrichiennes. On a vu plus haut que la défection ouverte de cette armée, parvenue à l’Empereur au plus fort de la crise, devint une des grandes causes de notre destruction.

(K). Mais de tout ce que nous venons de parcourir, rien n’égale encore le scandale et l’ignominie de la trahison des Saxons, qui, nos frères de péril et de fortune, dans nos rangs mêmes, se retournent subitement contre nous pour nous égorger. Quelque étendu qu’ait été le dommage qu’ils nous ont causé, leur honte demeure encore plus grande que tout le mal qu’ils nous ont fait.

La conduite de Napoléon en cet instant, de lui qu’on se plaisait à cette époque à dépeindre comme l’homme de la déception et de la mauvaise foi par excellence, demeure une belle leçon de magnanimité et de véritable grandeur.

Il avait adjoint un corps de Saxons à sa garde impériale ; il les range autour de leur souverain, qu’il laisse à Leipsick5, et qu’il relève de tous ses engagements vis-à-vis de lui. Il se trouvait encore des Bavarois dans son armée, et Napoléon fait écrire à leur chef « que la Bavière venant de lui déclarer déloyalement la guerre, cette circonstance autoriserait à les désarmer et à les retenir prisonniers de guerre, mais que de tels actes sont contraires à la confiance que Napoléon veut que les troupes à ses ordres aient en lui ; » et il leur fait donner des vivres et les renvoie. L’histoire comparera6 !

(L). J’ai sous les yeux des notes d’un officier très distingué, relatives à la capitulation de Dresde. Énumérant tout ce que nous avions laissé dans les places dont nous demeurions séparés, il porte leur total à 177 000 hommes ! ! ! L’Empereur rien avait que 157 000 à Leipsick, et quelle différence dans nos destinées, si cette masse ou seulement une partie se fût trouvée sous sa main dans cet évènement décisif ! Mais les circonstances forcées, et non un système suivi, avaient amené cette malheureuse dispersion. Or, voici ce que je trouve littéralement dans ces notes touchant la violation de la capitulation de Dresde.

« Avant tout, il importe de savoir, y est-il dit, qu’il était arrêté dans le plan de la coalition contre la France, coalition dont le prince de Schwartzemberg était le prête-nom, qu’au fur et à mesure des offres de capitulation de chacune de nos nombreuses garnisons, on la lui accorderait belle et honorable, mais qu’aucune ne serait exécutée. Ce point de fait est matériellement prouvé, car le motif du refus de capitulation souscrite à Dresde entre M. le maréchal Saint-Cyr et MM. les généraux Tolstoy et Klénau fut que le prince de Schwartzemberg ne pouvait la ratifier, parce que M. le comte de Lobau, aide-de-camp de Napoléon, enfermé dans Dresde avec le maréchal, avait protesté contre cette capitulation ; et quelque temps après, la capitulation de Dantzick, souscrite avec le général Rapp, fut déclinée sous le prétexte atrocement faux que la garnison de Dresde, malgré les stipulations de la sienne, ayant repris du service sitôt son arrivée à Strasbourg, on ne pouvait plus dès lors approuver la capitulation de Dantzick sans s’exposer aux mêmes inconvénients. »

Voici ce qui met à nu encore plus, s’il est possible, la déloyauté des alliés. La garnison de Dresde, composée de deux corps d’armée, et formant 45 000 hommes, capitula le 11 novembre.

Le parti de rendre la place avait été loin d’être unanime dans la garnison. Il y eut à cet égard deux opinions : l’une fut de rentrer en France à l’aide d’une capitulation, et ce fut celle qu’on adopta ; la seconde était bien autrement vigoureuse. Il ne s’agissait de rien moins que de sortir de Dresde avec l’élite de la garnison, de descendre l’Elbe en débloquant successivement Torgau, où se trouvaient 28 000 hommes, Wittemberg, où il y en avait 5 000, Magdebourg, qui en comptait 20 000, et d’arriver à Hambourg, où s’en trouvaient 32 000 ; alors, avec cette armée de 60 ou 80 000 hommes agglomérés de la sorte, on fût rentré en France en marchant sur le ventre de l’ennemi ; ou bien encore on l’eût contraint de rétrograder en manœuvrant sur ses derrières, on eût paralysé les grandes levées en masse qui sont venues accabler nos vieilles bandes ; et eût-on été malheureux, l’issue n’eût pas été plus funeste que la capitulation. Cet avis fut fortement soutenu par le comte de Lobau, les généraux Teste, Mouton-Duvernet et autres. La détermination était grande, digne de notre gloire, tout à fait en harmonie avec nos actes passés, et c’était l’intention de l’Empereur, qui expédia à cet effet des ordres qui ne purent parvenir. Le désespoir de se rendre était tel, qu’une partie de l’armée suggéra au chef de l’opposition de se saisir du commandement ; mais le respect à la discipline l’emporta chez lui sur l’ardeur de combattre ; toutefois ce ne fut pas sans s’exprimer avec la dernière violence dans le conseil, où l’on assure que dans son intrépide indignation il s’emporta au point de s’écrier au général en chef : « L’Empereur me dira que j’aurais dû, le pistolet au poing, me saisir du commandement et vous brûler la cervelle. »

« La capitulation portait que l’évacuation de la place par les Français se ferait en six colonnes et en six journées successives ; que la destination générale de la garnison serait Strasbourg.

Cette capitulation s’exécuta quant à l’évacuation par nous et à la prise de possession par l’ennemi ; mais notre sixième colonne avait à peine fait une journée de route hors de la ville, que l’on déclara que cette même capitulation était déclinée et rejetée par le généralissime prince de Schwartzemberg, aux termes d’un ordre du 19 novembre.

Lorsque le maréchal Saint-Cyr se plaignit de cette disposition, on lui offrit, en compensation de ce déni de justice, de le laisser rentrer à Dresde avec ses troupes et de le remettre en possession de tous les moyens de défense dont il avait disposé avant la capitulation ; c’était une ironie.

Le maréchal négociant en vain pour l’exécution littérale de tous les articles consentis, avec pouvoir valable, par le comte de Klénau, force fut pour cette malheureuse garnison disloquée et coupée de se rendre aux différents cantonnements qui lui furent assignés dans la Bohême, au lieu de poursuivre sa marche vers le Rhin.

Le maréchal, outré de cette violation manifeste, dépêcha, pour en prévenir Napoléon, un officier supérieur ; mais les alliés retardèrent sa marche sous divers prétextes. Il n’arriva à Paris que le 18 décembre ; la série des évènements postérieurs avait rendu le mal sans remède. »

Après la nomenclature des déceptions et des perfidies que je viens d’énoncer, et que les coalisés avaient érigées en système, on doit être peu surpris que Napoléon, qui les apercevait clairement, ne comptât en aucune manière sur la fameuse déclaration de Francfort, et qu’il s’indignât de l’aveuglement de notre Corps Législatif, dont la commission, par malveillance ou par travers d’esprit, acheva de ruiner les affaires. Napoléon fut plus d’une fois sur le point de mander cette commission, me disait-il, afin de s’entretenir confidentiellement avec elle et à cœur ouvert sur le véritable état des choses et le péril imminent dont nous étions menacés. Parfois, observait-il, il pensait qu’il eût indubitablement ramené leurs cœurs français ; parfois il redoutait, au contraire, certaines opiniâtretés, peut-être malveillantes, qui eussent pu faire dégénérer l’affaire en polémique, ce qui, vu l’esprit du moment, eût encore affaibli nos ressources et hâté la dissolution.

L’Empereur est revenu souvent et en diverses circonstances sur ce point critique de nos destinées. Je l’ai toujours passé, parce que le détail n’en présentait rien d’agréable ni de consolant.