Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/185

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Sa grande faute, son erreur fondamentale, a été de croire toujours à ses adversaires autant de jugement et de connaissance de leurs vrais intérêts qu’à lui-même. Il soupçonnait bien l’Autriche, dès le principe, disait-il, de chercher à profiter du mauvais pas où il se trouvait engagé pour lui arracher de grands avantages, et il y était au fond tout à fait décidé ; mais il ne pouvait se persuader qu’il y eût assez d’aveuglement dans le monarque, assez de trahison dans ses meneurs pour vouloir l’abattre tout à fait, lui, Napoléon, et livrer par là leur propre pays à la merci de la toute-puissance, non contrôlée désormais, de la Russie. L’Empereur faisait le même raisonnement à l’égard de la confédération du Rhin, qui pouvait bien, convenait-il, avoir à se plaindre de lui peut-être, mais qui devait cependant redouter bien davantage encore de retomber sous la sujétion de l’Autriche et de la Prusse. La Prusse elle-même, dans la pensée de Napoléon, ne se trouvait pas en dehors de ces raisonnements ; elle ne pouvait, selon lui, vouloir détruire tout à fait un contrepoids nécessaire à son indépendance, à son existence même. Ainsi Napoléon admettait bien de la haine dans ses ennemis, et de l’humeur, de la malveillance peut-être chez ses alliés, mais il ne pouvait supposer aux uns ni aux autres le désir de le détruire tout à fait, tant il se sentait nécessaire à tous ; et il marchait en conséquence.

Voilà l’idée dominante de Napoléon dans toute cette grande circonstance ; elle est la clef constante de sa conduite jusqu’au dernier moment, à celui même de sa chute. Il ne faut pas la perdre de vue ; elle explique bien des choses, peut-être tout, son attitude hostile, ses paroles fières, ses refus de conclure, sa détermination de combattre, etc…

S’il avait des succès, disait-il, il ferait dès lors des sacrifices avec honneur, et la paix avec gloire ; les prestiges de sa supériorité demeuraient intacts. S’il éprouvait, au contraire, de trop grands revers, il serait toujours alors temps d’effectuer ces sacrifices ; et l’intérêt vital de l’Autriche, celui des vrais Allemands, était là pour le soutenir de leurs armes ou de leur diplomatie, tant il les supposait imbus, ainsi qu’il l’était lui-même, que son existence politique était absolument indispensable à la structure, au repos, à la sûreté de l’Europe. Hélas ! ce dont il pouvait douter fut ce qui lui réussit ; la victoire lui demeura fidèle. Ses premiers succès sont surprenants, admirables, mais ce qui lui semblait infaillible fut précisément ce qui lui manqua : ses alliés naturels le trahirent et le précipitèrent.