Dissertation sur l’histoire du pays des Dombes/4

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Dissertation sur l’histoire du pays des Dombes — Appendice Ier
L. Boitel (p. 131-136).

APPENDICE Ier
SUR
LES POYPES DE LA BRESSE
ET DES DOMBES.

Une des choses qui ont attiré le plus l’attention des savants et des antiquaires, ce sont ces éminences ou monticules de forme régulière et conique, qui montrent évidemment le travail de l’homme et qui sont répandues dans les différentes contrées de l’univers. Les uns y ont vu des monuments religieux, et il faut avouer qu’on ne peut refuser de donner à quelques uns cette destination ; les autres ont reconnu des tombeaux dans le plus grand nombre. En effet, il paraît que, dans les premiers temps, avant que la sculpture et l’architecture eussent été employées pour décorer la demeure de la mort, les peuples avaient l’habitude de distinguer les tombeaux de leurs chefs et de leurs princes par des élévations de terre propres à rappeler leur souvenir aux générations.

La plaine de Troye nous présente de ces éminences ou monticules, et la tradition la plus reculée leur donne le nom de tombeaux d’Achille, de Patrocle, d’Ajax, d’Hector et d’autres guerriers célèbres[1]. Les bords de l’antique Tanaïs offrent encore aux regards du voyageur une grande quantité de ces éminences. La Mottray[2] et Clarke[3] en ont trouvé dans la Tauride et sur les bords du Kouban, Pallas[4] et Gmelin[5] en Sibérie et jusque sur les rives glacées de la Jéniséa. La Scandinavie, l’Allemagne et la Saxe, en particulier, nous présentent aussi de ces tertres artificielles, et dans tous on a trouvé des ossements, des armes et des ustensiles divers.

La Gaule nous offre moins que les pays du nord de ces éminences auxquelles les savants sont convenus de donner le nom de tumuli ; cependant on en trouve un certain nombre dans la Bretagne, centre de la puissance et de la religion des anciens Celtes[6]. Tels sont les tumuli de Timnioc, les tombelles géminées de Limmerzelle, et le Galgal de la presqu’île de Rhuis, dans le Morbihan.

Mais nos provinces de Bresse et de Dombes, et surtout l’arrondissement de Trévoux nous présentent plus que les autres provinces de France, et même de l’Europe, de ces tumuli ou tertres artificiels. Presque toutes les anciennes paroisses en renfermaient un ou plusieurs. Les révolutions, les guerres civiles et les destructions qu’elles ont amenées avec elles, mais aussi la culture et les défrichements en ont fait disparaître la plus grande partie ; cependant il en subsiste encore assez pour attirer l’attention et nous engager à en rechercher l’origine.

On leur donne communément le nom de Poype ou Poëppe. Les étymologies qu’on pourrait offrir de ce nom ne pourraient qu’être incertaines. Qu’on me permette pourtant d’en proposer une qui a quelque vraisemblance. Poype viendrait de poy ou puy, mot celtique qui veut dire montagne, et du diminutif eppe, usité dans plusieurs mots, et qui réuni voudrait dire petite montagne.

Voyons maintenant quelle est l’origine de ces poypes ou tumuli de nos pays, et à qui nous devons les attribuer.

Nous ne pouvons y reconnaître des tombeaux ; dans les fouilles différentes qui ont été faites, on ne dit pas qu’on y ait trouvé des armes et des ossements. Quelle en est donc l’origine ? Pour la découvrir, examinons quelle est la situation ordinaire de ces poypes. Nous les voyons toujours placées près des châteaux. Ainsi, nous voyons les poypes de Sure et de l’Abergement, prés des châteaux de ce nom ; celle de Riotier qui, au dessus des ruines de l’ancien château, décore d’une manière si riante les rives de la Saône, et tant d’autres qui accompagnent presque tous nos vieux castels. Si quelques unes ne paraissent pas maintenant placées près de quelque manoir seigneurial, c’est que les châteaux ont été détruits et que les tertres qui les accompagnent leur ont survécu. Telle est la Poype près de Neuville-sur-Renom, qui dominait un château dont parle les anciens titres et dont quelques vestiges subsistent encore sur le bord du chemin de Neuville à Thoissey. Remarquons que quelques unes de ces poypes sont encore entourées de fossés et de traces de retranchement ; quelques autres sont surmontées de restes de constructions Tous ces indices réunis doivent nous les faire considérer comme des lieux où l’on plaçait des vedettes ou sentinelles pour voir au loin l’approche de l’ennemi et avertir les défenseurs du château. Plusieurs de ces tertres étaient peut-être surmontés de tours pour apercevoir davantage dans le lointain ; des retranchements, chemins couverts ou souterrains les réunissaient au château, afin que les sentinelles pussent, au besoin, se replier sans danger sur l’enceinte. Mais ce qui vient grandement à l’appui de notre sentiment, ce qui le change même en certitude, c’est le texte de certains actes des Xe, XIe, XIIe, et XIIIe siècle où, dans les échanges, achats et ventes du terrain et des fiefs, on spécifie qu’on vend tel et tel château avec sa poype.

Ainsi, en 1271, Humbert, sire de Villars, reconnut tenir en fief d’Isabelle de Beaujeu le château de Monthieu et sa poype y attenante.

Mais pourquoi les châteaux de notre contrée sont-ils accompagnés de ces poypes ou éminences, tandis que ceux des autres contrées en sont dépourvus[7] ? Il faut en chercher la cause dans la situation et la nature des lieux. La Bresse et les Dombes présentent un terrain plat et légèrement ondulé. Au moyen-âge, il était couvert de taillis et d’épaisses forêts ; dans ces guerres particulières de seigneur à seigneur, qu’entretenait le régime féodal, l’ennemi pouvait, à l’abri des bois touffus, s’approcher des murs des châteaux et les surprendre ; il fallait donc près de chacun un lieu élevé d’où quelque sentinelle pût donner du cor et avertir de l’approche de l’ennemi. Au lieu que les autres provinces offrant un terrain moins plat et plus montagneux, chaque seigneur pouvait placer son château au haut des collines ou sur la pointe des rochers. De là on pouvait découvrir au loin l’arrivée de l’ennemi et préparer sa défense.

Lacurne de Sainte-Palaye, dans ses Mémoires sur la chevalerie, cite un fait qui autorise grandement notre opinion.

Vers le XIe siècle, nos souverains défendirent aux possesseurs de fiefs d’avoir des tours sur leurs châteaux et maisons fortes, droit qu’ils réservèrent aux seigneurs suzerains. Cette défense fût assez longtemps observée. Ceux qui construisirent alors des châteaux ou maisons seigneuriales ne pouvant les surmonter de tours, établirent ces tours dans le voisinage. Mais bientôt, ajoute notre auteur, cette observance tomba en désuétude, chaque petit seigneur voulant avoir des tours sur son manoir, et même les abbayes et les monastères.

Ces poypes ou tours d’observation ne sont pas tellement propres à nos pays, qu’on n’en trouve aussi dans d’autres contrées. Les îles Baléares, l’île de Minorque surtout[8], renferment plusieurs de ces tertres artificiels ; ils sont composés de pierres brutes placées sans ciment et comme au hasard les unes au dessus des autres. Leur origine est évidemment carthaginoise (car les Carthaginois ont occupé longtemps ces îles). Les habitants leur donnent un nom qui montre encore leur ancienne destination. Ils les appellent atalaya[9], mot arabe qui veut dire lieu d’observation et de découverte.

Enfin, jusqu’en Amérique, dans l’ancien empire des Incas, nous voyons établi cet usage des tertres artificiels près des châteaux et des demeures des princes et des rois. Sous l’équateur, entre Latacunga et Quito, on découvre les restes d’un palais des anciens Incas du pays, et, à cinquante toises, cent mètres vers le nord, on voit une colline en forme de pain de sucre, si régulière qu’on ne peut s’empêcher d’y reconnaître le travail de l’homme. « Cette colline, nous dit Don Juan d’Ulloa, celui qui, avant M. de Humbolt, nous avait le mieux fait connaître l’Amérique Espagnole[10], cette colline ne paraît être autre chose qu’un beffroi pour apercevoir ce qui se passait à la campagne et pouvoir mettre le prince en sûreté à la première attaque imprévue de la part d’une nation ennemie. »

Voilà ce que j’avais à dire sur les poypes de la Bresse et des Dombes. Ainsi leur origine ne remonterait guère au-delà du moyen-âge. Je ne sais si cette opinion qu’aucun des historiens du pays n’avait encore avancée, sera suivie et partagée. Mais, du moins, je serai satisfait si, en remettant, je provoque une discussion et des recherches propres à jeter du jour sur un point qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire de nos provinces.


  1. Lechevalier. Voyage en Troade, t. II, 4e partie.
  2. Tome II.
  3. Voyage en Russie, t. I, chap. 16 et 17.
  4. Voyage dans les parties méridionales de la Russie, t. VI, p. 288.
  5. Gmelin père. Voyage en Sibérie.
  6. Essai sur les antiquités du Morbihan, par Méhé.
  7. Les autres provinces n’en sont pas tout-à-fait dépourvues. Ainsi, près de Cosne en Nivernois, sur les bords de la Loire, j’ai retrouvé une de ces poypes de défense : j’en ai trouvé une aussi à Soulvache, entre Château-Brient et Vitré en Bretagne : elle est même surmontée d’une tour. Au château de Cambridge, près de la cathédrale d’Ely et dans d’autres lieux d’Angleterre, vous voyez de ces poypes élevés dans le même dessein de servir de défense et de poste d’observation.
  8. Armstrong. Histoire de Minorque, chap. 15. Grasset Saint-Sauveur, Voyage aux îles Baléares, p. 346.
  9. Voyez Cambry, Monuments celtiques, vocabulaire étymologique.
  10. Voyages en Amérique, etc. t. III, p. 287.