Divorcée (Pont-Jest)/I/VI

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Ernest Flammarion (p. 63-75).


VI

PARIS ET SAINT-PÉTERSBOURG


Le premier soin de la princesse fut de quitter l’hôtel de Bade, où elle craignait de n’être pas suffisamment libre de vivre à sa guise. Elle avait trouvé dans la rue Laffitte, à quelques pas du boulevard, un appartement meublé très confortable, dans lequel elle s’installa après s’être procuré les domestiques nécessaires : une cuisinière, une femme de chambre et un maître d’hôtel.

Puis elle traita avec un grand loueur des Champs-Élysées pour avoir au mois un coupé bien tenu, bien attelé, avec un valet de pied, et tout cela fait, elle dit à Paul, un matin :

— Maintenant, mon ami, que ma vie est organisée comme je le voulais, il faut me présenter à ta famille. On m’y connaît déjà de nom ; rien n’est donc plus simple.

— Certainement, répondit le peintre qui, lui aussi, trouvait tout naturel ce désir de sa maîtresse.

— Oh ! mesdames Meyrin ne doivent pas savoir ce que je suis pour toi.

— Mon frère s’en doute bien quelque peu.

— Ton frère, qu’importe ! Voyons, à quand cette présentation ?

— Je pense que le mieux serait que je t’amenasse Frantz.

— Oui. Eh bien ! quel jour ? Ah ! nous avons une excellente occasion de faire connaissance. La comtesse Waranzoff doit donner bientôt une matinée musicale au bénéfice des blessés de la dernière campagne du Caucase. Je la verrai ce soir et la prierai de demander à ton frère son concours.

— Parfait ! Cela te mettra tout de suite au mieux avec ma belle-sœur.

Le surlendemain, en effet, après avoir reçu et accepté la proposition de la comtesse Waranzoff, Frantz vint avec sa femme remercier Lise Olsdorf, dont l’accueil fut si gracieux qu’ils rentrèrent chez eux enchantés de la grande dame russe.

Quarante-huit heures plus tard, l’adroite princesse s’empressa de rendre leur visite aux Meyrin, et, comme elle l’avait promis à Paul, elle séduisit tout à fait sa belle-sœur en lui faisant mille compliments sur sa fille Nadèje. Peu de jours après, elle emmena la fillette au Bois, dans sa voiture, et ne la ramena rue de Douai que chargée de jouets et un joli collier d’or au cou. Puis elle invita les Meyrin à dîner, les conduisit dans sa loge à l’Opéra, et moins d’une semaine s’était écoulé que la conquête de toute la famille était faite.

Excellente pianiste, Lise Olsdorf avait prié Frantz de faire de la musique avec elle deux fois par semaine, et elle l’avait présenté dans la colonie russe, où se donnaient souvent des concerts dont on payait princièrement les cachets des exécutants.

Tout cela flattait l’amour-propre des Meyrin, et leur intérêt y trouvait son compte. Aussi Mme  Frantz se gardait-elle bien de chercher à en savoir plus qu’on ne lui en disait sur les relations de la princesse et de son beau-frère. Le but de Lise Olsdorf était atteint.

En agissant ainsi, la fille de la comtesse Barineff ne faisait que céder au sentiment qui entraîne la plupart des femmes dévouées et vraiment aimantes à se rapprocher de la famille de ceux qui leur sont chers. Il leur semble qu’en ne restant pas étrangères à l’existence régulière de l’amant, à ses affaires, à ses travaux, elles sont mieux et plus que des maîtresses. C’est pour elles une sorte de consécration, de réhabilitation. Elles se sentent moins déclassées, moins isolées, armées, pour ainsi dire, d’un droit.

Leur affection s’en accroît d’autant, car elles peuvent ainsi, comme des compagnes légitimes, partager les peines et les joies de celui qui les estime assez pour ne pas faire d’elles que des instruments de plaisir. Elles deviennent en quelque sorte des épouses morganatiques auxquelles il ne manque que le nom, et qui souvent ne méritent pas moins d’égards et de respect que si elles le portaient.

Bientôt il ne se passa plus une seule semaine sans que la princesse reçût les Meyrin ou sans qu’elle fût invitée chez eux. Elle y arrivait toujours les mains pleines, saisissant les moindres occasions : fêtes et anniversaires, pour faire des cadeaux à chacun des membres de la famille.

Paul, lui, elle le voyait tous les jours, d’abord à son atelier, où elle posait pour le tableau qui la représentait à demi nue, en Diane chasseresse, toile qui paraissait devoir être une des meilleures de l’artiste, bien que les séances qu’il y consacrait fussent parfois interrompues brusquement et remises au lendemain.

Le soir, les deux amoureux dînaient ensemble et allaient au théâtre, pour en sortir bras dessus, bras dessous, sans se soucier de l’opinion publique, que les chroniqueurs des soirées parisiennes avaient nettement fixée sur la nature de leurs relations. Cela fit assez grand bruit pendant une quinzaine ; ensuite, ainsi que ces sortes de choses se passent à Paris, bientôt on n’en parla plus.

Cependant, malgré toutes les indiscrétions commises, la princesse Olsdorf n’en fréquentait pas moins la haute colonie russe et de grands salons parisiens, où règne si complètement l’indulgence en matière de morale. Cela dure une partie de l’hiver, jusqu’au moment où il ne lui fut plus permis de dissimuler sa grossesse.

Elle dut alors s’abstenir d’aller dans le monde et n’en devint que plus assidue chez les Meyrin, où elle avait fait la connaissance de la charmante Mme  Daubrel, dont Paul lui avait raconté la vie.

Mme  Daubrel ne doutait pas qu’il y eût entre la grande dame et le peintre des rapports plus intimes que n’affectaient de le croire Mmes  Meyrin, mais comme elle se souvenait de l’époque où, elle aussi, épouse adultère, elle avait eu tant à craindre, elle s’était prise d’une profonde sympathie pour la noble étrangère, qui, de son côté, lui témoignait la plus sincère affection.

Cette affection, aussi bien que l’isolement dans lequel lui ordonnait de vivre son état, conduisit la princesse à tout dire à la jeune femme, et celle-ci lui répondit, après avoir reçu ses confidences :

— Hélas ! je n’ai le droit de vous infliger aucun blâme, mon passé me le défend, mais Dieu veuille que vous ne soyez jamais autant punie que je l’ai été de ma faute. Un jugement de séparation m’a flétrie ; cela, c’était justice ; mais, de plus, je ne reverrai jamais mon fils et j’ai été abandonnée par l’homme qui m’avait fait oublier mes devoirs. Du reste, je l’aurais quitté, car c’est en vivant auprès de lui que j’ai compris trop tard combien mon mari était digne d’être aimé. Si je n’avais pas eu ma mère à laquelle je me suis consacrée tout entière, je me serais tuée ou j’aurais cherché un refuge dans quelque couvent.

— Ah ! c’est que vous n’aimiez pas comme j’aime, interrompit Lise ; c’est que vous n’étiez pas aimée comme je suis aimée. Je connais votre roman. Celui qui vous a séduite était une espèce de rêveur, sans talent, sans gloire. Vous avez succombé par inexpérience, par curiosité de l’âme, plutôt que par amour. Vous étiez encore presque une enfant. Moi, j’étais une femme lorsque je me suis donnée à Paul. Mon cœur et mes sens l’attendaient dans la solitude, dans le vide que faisaient autour de moi le prince, homme froid, compassé, sans passions, qui n’avait jamais su me comprendre.

— Mais l’avenir, l’avenir ?

— Il sera ce que le feront les événements, semblable au vôtre peut-être, moins l’abandon de celui que j’aime. Je ferai de Paul un grand artiste : il me devra tout : sa réputation et sa fortune.

— Un jour ou l’autre votre mari exigera votre retour en Russie. Il vous faudra bien alors vous séparer de M. Meyrin.

— Cela, jamais !

— Quelle raison donnerez-vous pour prolonger votre séjour à Paris ?

— Je l’ignore. Je dirai que les médecins redoutent pour ma sante le climat de mon pays. Le prince me croira. En attendant, il chasse et s’inquiète fort peu de moi. Lorsque je serai délivrée, nous verrons.

Mme  Daubrel n’avait osé ajouter : Et votre enfant, vous n’y pensez donc pas ? Elle savait que c’était là le seul point vulnérable de la jeune femme, qui, malgré son fol amour pour Paul, ne parlait de son fils qu’avec tendresse et les yeux remplis de larmes. Elle ne se pardonnait pas d’être séparée de lui, lorsque la passion, en absorbant son être, ne lui faisait pas tout oublier.

Grâce à ces confidences, l’intimité de Lise Olsdorf et de Mme  Marthe Daubrel se resserra de jour en jour, et bientôt la princesse, épouse adultère, heureuse de sa faute, eut pour amie dévouée cette petite bourgeoise séparée de son mari et qui se repentait.

Le cœur aimant et tendre de Marthe n’avait trouvé que fort peu d’écho auprès de Mme  Meyrin, femme d’un tempérament calme et réservé, et l’affection de sa mère à elle, qui ne lui pardonnait pas le passé, ne pouvait satisfaire à tous ses besoins d’expansion. Aussi s’était-elle prise du sentiment le plus vif pour cette étrangère dont la situation pouvait un jour avoir tant de rapports avec la sienne. Mme  Daubrel eut tout fait pour conjurer le danger qui menaçait Lise Olsdorf ; elle fut allée même jusqu’à se déclarer mère de l’enfant attendu, si avant d’en arriver avec son amie à une confession complète, la princesse ne s’était pas arrêtée à un parti sur lequel il n’y avait plus à revenir.

Après avoir hésité longtemps sur sa conduite à tenir à l’égard du prince ; après s’être demandé si elle ne devait pas lui cacher sa grossesse, Lise avait bien compris qu’en la dissimulant, elle serait entraînée à une série de mensonges et condamnée à une existence aussi dangereuse que difficile. Elle avait alors écrit à son mari, peu de temps après son arrivée à Paris, pour lui apprendre qu’elle était enceinte.

Pierre, dont la confiance était absolue, lui avait répondu qu’il était heureux de cet événement et que, puisqu’elle était en France, le mieux pour elle serait d’y rester jusqu’après sa délivrance. De plus, dans chacune de ses lettres suivantes, en lui recommandant affectueusement la plus grande prudence, il avait ajouté qu’il ne manquerait pas de la rejoindre pour ses couches.

Cette promesse avait été pour la malheureuse un coup de foudre, et elle avait pris dès ce moment la résolution de mentir sur ce point, car le prince auprès d’elle, lorsqu’elle ne pourrait plus sortir, ce serait l’éloignement relatif de son amant. Or, cela, elle ne pouvait l’admettre à aucun prix. Aussi annonça-t-elle à son mari qu’elle ne pensait pas accoucher avant la fin d’avril, tandis qu’elle était à peu près certaine d’être mère quelques semaines plus tôt.

En attendant, ne pouvant guère, par convenance, se montrer avec Paul Meyrin dans l’état où elle se trouvait, la princesse avait à peu près renoncé au monde ; elle n’allait plus que dans la famille de son amant, dont la mère et la belle-sœur lui faisaient toujours le meilleur accueil. Certes, Mmes  Meyrin avaient tout compris, mais elles affectaient de ne rien voir d’étrange dans ce qui se passait. La princesse Olsdorf, femme mariée, était venue faire ses couches à Paris ; quoi de plus naturel ? Si elles avaient laissé supposer qu’elles en savaient davantage, il leur aurait fallu rompre avec cette femme généreuse et charmante. Leur hypocrisie et leur intérêt leur commandaient de fermer les yeux. Elles s’étaient rendues aveugles.

Quant à Paul, il ne manquait pas un seul jour de venir voir Lise et il se montrait pour elle rempli de prévenances et d’attentions, mais parfois il abrégeait ses visites. Si, par le fait de son état de santé, la jeune femme était devenue moins passionnée, mais plus tendre ; si son amour, à elle, s’était pour ainsi dire purifié dans la maternité qui l’absorbait, celui du peintre, qui n’avait pas la même raison de se transformer, se refroidissait, incapable qu’il était de tendresses idéales et de satisfactions immatérielles. Pour l’amant, Lise Olsdorf cessait momentanément d’être la maîtresse lascive, inassouvie, affolée ; pour l’artiste, elle n’était plus la Diane aux formes sculpturales qu’il avait produites.

C’était une créature souffrante, dans une situation difficile, aux prises avec un événement qui pourrait leur causer à tous deux les plus grands ennuis. À cet enfant qui allait naître, M. Meyrin pensait fort peu, le sens de la paternité lui manquant tout à fait. Certes il ne songeait pas à le renier et l’aimerait sans doute, mais il l’attendait sans impatience, fort inquiet de ce qu’il adviendrait de tout cela, préoccupé de la prochaine arrivée à Paris du prince Olsdorf, en présence de qui il se souciait peu de se trouver. Dès ce jour, il chercha des distractions ; plus que jadis, il visita ses confrères, et la fatalité le mit un jour, chez l’un d’eux, en face de Sarah Lamber, qu’il n’avait pas revue depuis leur rupture.

Un instant interdit, Paul voulut faire bonne contenance et, le sourire sur les lèvres, il dit à la jeune fille, en lui offrant la main :

— Voilà, ma chère Sarah, une charmante rencontre à laquelle je ne m’attendais pas.

Et comme le modèle avait fait un pas en arrière, il ajouta :

— Ah ! bah ! nous sommes donc fâchés ? Es-tu bête !

— C’est possible, mais j’ai de la mémoire, répondit Sarah. Tu en auras la preuve un jour ou l’autre, plus vite que tu ne le crois. Si tu penses que j’ai renoncé à me venger de toi et de ta princesse Olsdorf, tu vous que je me souviens de son nom, tu te trompes. Il paraît qu’elle va te rendre père, cette princesse-là ! Mes compliments à elle… et à son mari.

Heureusement que l’ami chez lequel commençait cette scène intervint pour interrompre la jeune femme, car Paul Meyrin ne savait que dire, fort peiné qu’il était pour Lise que son histoire fût à ce point connue et, par conséquent, livrée à toutes les indiscrétions. Aussi abrégea-t-il sa visite à son confrère et rentra-t-il chez lui très inquiet. Il savait Sarah fille à tenir son serment. Du reste, il ne pouvait se le dissimuler : sa liaison avec la belle étrangère n’était plus ignorée de personne. C’était un miracle que son mari n’en eût pas été informé depuis longtemps.

Or, comme il pouvait fort bien se faire que, précipitant son voyage, le prince arrivât un jour brusquement, le peintre se mit à désirer vivement la délivrance de sa maîtresse. Cette délivrance se fit attendre plus de six semaines encore. Enfin, vers le milieu de mars, ainsi qu’elle l’avait prévu, Lise mit au monde une fille, qui fut déclarée le lendemain à la délégation russe, sous les noms de Catherine-Tekla, fille légitime du prince et de la princesse Olsdorf.

Ensuite, vingt-quatre heures plus tard, Lise télégraphia à son mari pour l’informer de cet événement, arrivé bien plus tôt qu’elle ne s’y attendait. Elle ajoutait que ses couches avaient été si faciles qu’elle pensait être debout sous peu de jours, et qu’il était inutile, si heureuse qu’elle serait de le voir, qu’il fît le long voyage de Saint-Pétersbourg à Paris, puisqu’elle comptait retourner en Russie dans quelques semaines, aussitôt que sa santé le lui permettrait.

Malgré ce conseil intéressé qu’elle donnait et son espoir qu’il serait suivi, le princesse ne fut complètement rassurée qu’après avoir reçu de son mari une réponse complètement conforme à ses désirs.

Pierre félicitait sa femme de son heureuse délivrance, lui recommandait la plus grande prudence, l’embrassait affectueusement ainsi que l’enfant nouveau-né, et se rangeait à son avis ; il ne viendrait pas à Paris, mais l’attendrait en Courlande, où tout serait disposé pour la recevoir dans un mois.

— Oh ! dans un mois, nous verrons, dit-elle à Paul, après lui avoir communiqué cette dépêche. C’est la santé de Tekla qui s’opposera à ce voyage, et nous n’irons à Pampeln qu’à la belle saison. Je dis « nous », car tu viendras bien vite m’y rejoindre, n’est-ce pas ? Sinon, je ne partirai pas.

Et jetant ses deux bras au cou de son amant, l’accouchée l’attira vers elle d’un mouvement presque sauvage, comme si la passion endormie quelques mois par la maternité se fût de nouveau subitement emparée d’elle.

Délivré de toute crainte à l’égard du prince, Paul répondit chaleureusement à l’étreinte de Lise, et à partir de ce moment-là, il fut si rempli d’attentions pour elle, il sembla tant aimer la fillette, que l’épouse adultère n’avait jamais été aussi complètement heureuse.

Les Meyrin, on le conçoit, avaient été les premiers à venir féliciter la jeune mère, et le jour où Lise Olsdorf les réunit à sa table avec Mme  Daubrel, pour fêter ses relevailles, chacun des membres de la famille trouva sous sa serviette un cadeau princier. À la fin du dîner, on apporta le bébé dans une corbeille de dentelles garnie de roses, et le dessert n’était pas terminé que la paternité de Paul ne pouvait plus faire de doute pour personne, tant la princesse s’était montrée démonstrative avec celui qu’elle aimait.

Toutefois, les dames Meyrin ne sourcillèrent pas ; elles ne voulurent rien comprendre et il s’en fallut de peu que la femme de Frantz, par une sorte de protestation hypocrite, qui lui paraissait devoir sauvegarder sa vertu bourgeoise, ne portât un toast au prince Olsdorf. Son mari, honteux de cette comédie, n’eut que le temps de l’arrêter.

Tous ces convives n’auraient été ni aussi joyeux, ni aussi calmes, s’ils avaient prévu ce qui devait se passer au château de Pampeln quelques jours plus tard.

Bien qu’il eût compté sur le retour de sa femme pour la fin du mois d’avril, Pierre ne s’étonna pas trop lorsqu’elle lui écrivit que la santé de son enfant la forçait à retarder son voyage d’une quinzaine de jours au moins ; et après lui avoir répondu qu’elle avait raison d’être prudente, qu’elle devait, avant tout, songer à leur fille, il avait ajouté qu’il l’attendrait en Courlande, ce qui abrégerait sa route de près de moitié. Il lui recommanda ensuite de le prévenir par dépêche de son départ de Paris, afin qu’il pût se rendre avec ses équipages au devant d’elle à Mittau.

Toutes ces lettres étaient d’un ton si inaccoutumé de la part de son mari, c’est-à-dire si pleines de tendresse, que la princesse en fut pour ainsi dire effrayée et qu’elle se garda de les faire lire à Paul Meyrin, dont la jalousie n’aurait pas manqué de prendre l’éveil. Elle répondit au prince qu’elle partirait bientôt, mais en se promettant de retarder son voyage le plus possible, sous n’importe quel prétexte.

Pendant ce temps-là, Pierre Olsdorf était retourné à Pampeln et il en surveillait les emménagements pour la belle saison, lorsqu’il reçut de Saint-Pétersbourg, en même temps que ses lettres, un grand pli qui lui avait été adressé à l’hôtel de la Moïka.

Après avoir ouvert cette lettre d’une main distraite, il éprouva tout d’abord un certain étonnement à la vue de ce qu’elle contenait. C’était, collée sur de grandes feuilles de papier, toute une série d’articles découpés dans des journaux, articles consacrés pour la plupart aux comptes rendus des premières représentations, et dans lesquels le nom de Lise revenait à chaque alinéa auprès du nom de Paul.

Le prince hésita un moment à comprendre, puis le rouge lui monta au front et, saisissant un billet qui accompagnait cet étrange envoi, il lut ces lignes infâmes :

« Ces articles ne disent pas tout au mari de la princesse Olsdorf, sans quoi ils lui apprendraient que sa femme vit publiquement avec Paul Meyrin, que cela est connu de tout Paris et que l’enfant qu’elle vient de mettre au monde est de son amant. »

— Oh ! les misérables ! s’écria le malheureux, je les tuerai !

Et, voulant tout savoir, il parcourut chacune de ces chroniques parisiennes qui redisaient son déshonneur.

Alors, les yeux remplis de larmes, il se cacha le visage dans les deux mains et réfléchit.

Quelques instants après, plus calme, décidé à ne prendre conseil ni de sa colère, ni de sa juste indignation, il sortit pour se perdre sous les allées ombreuses du parc, qu’il parcourut à grands pas durant une partie de la nuit.

Le lendemain matin, lorsqu’il embrassa tendrement son fils Alexandre à son réveil, on n’aurait rien pu lire sur sa physionomie ; sa résolution était irrévocablement prise.

Il donna aussitôt l’ordre de lui seller un cheval et se rendit à Elva.

Soublaïeff, qui était dans la cour de l’habitation au moment où son maître y pénétrait, s’élança pour tenir sa monture, et Pierre Olsdorf mit pied à terre.

— Je suis heureux de te trouver ici, dit-il à son fermier, je craignais que tu ne fusses en excursion dans le domaine. Or j’ai à te parler de choses graves. Comment va ta fille ?

— Bien, mon prince, répondit Soublaïeff ; elle et moi sommes à vos ordres. Qu’avez-vous donc ? Vous semblez inquiet, préoccupé.

— Je le suis, en effet. Tu sauras tout plus tard. En attendant, je viens te demander un service.

— Un service ! à moi ? Un service, vous le maître si bon au serviteur qui donnerait pour vous tout son sang. Parlez, parlez !

— Veux-tu me confier Véra ?

— Vous confier Véra !

— Pour l’emmener à Paris.

Le paysan avait pâli : la tendresse du père luttait en lui avec son dévouement aveugle pour le prince. Jadis déjà, il l’avait supplié de ne pas lui prendre sa fille pour la placer au château. Et il ne s’agissait plus maintenant d’un éloignement de quelques lieues, mais d’un long voyage. Il hésitait.

— Voyons, décide-toi, reprit Pierre Olsdorf, j’ai besoin de Véra ; elle seul, avec ton autorisation, peut me rendre un service immense !

— Un service immense ! Vous allez rejoindre Mme  la princesse ?

— Oui, je vais la retrouver en France et il faut que j’arrive après d’elle avec une jeune fille pure, intelligente et belle comme ta fille !… Ah ! Soublaïeff, je suis bien malheureux !

Le triste sourire avec lequel le gentilhomme avait prononcé ces mots troubla davantage encore le vieux serviteur, mais à la vue des traits bouleversés de ce maître généreux auquel il devait tout, ses hésitations disparurent et il lui répondit :

— Emmenez Véra, mon prince, mais permettez-moi de vous rappeler que c’est mon enfant adorée, et que c’est à l’honneur des Olsdorf que l’ancien serf confie son honneur.

— Je ne l’oublierai pas. Fais venir ta fille.

Celle-ci accourut au premier appel de son père, et, comme elle en avait l’habitude, se courba sur la main du prince pour la baiser ; mais Pierre l’attira à lui et l’embrassa chastement au front.

En quelques mots Soublaïeff mit sa fille au courant de ce qui venait d’être convenu entre le maître et lui. Véra, rouge de plaisir, s’inclina en répondant d’une voix émue :

— Mon père, je suis prête à vous obéir.

À son étonnement se mêlait, sans peut-être qu’elle s’en rendît compte, la curiosité toute naturelle d’une fille d’Ève. Elle était désolée de quitter son père ; mais voyager, voir Paris ! Elle en avait quelquefois rêvé.

— Je vous remercie tous deux, reprit le châtelain de Pampeln après un instant de silence. Toi, Soublaïeff, tu es plus qu’un serviteur dévoué, tu deviens un ami pour moi. Quant à ta chère enfant, je n’oublierai jamais le sacrifice qu’elle veut bien faire en s’éloignant de sa famille pour m’accompagner pendant quelques semaines.

Puis, tendant la main au fermier qui la pressa respectueusement dans les siennes, il ajouta :

— Amène-moi Véra demain matin ; nous nous mettrons immédiatement en route pour Mittau, afin d’y prendre le train du soir pour Paris. Encore une fois merci ; à demain !

Le prince, qui avait prononcé ces derniers mots sur le pas de la porte, sauta à cheval et s’éloigna dans la direction du château.

Le jour suivant, avant dix heures, Soublaïeff arrivait avec sa fille à Pampeln. À midi, la jeune Russe et Pierre Olsdorf montaient dans une chaise de poste, sur le siège de laquelle Yvan, le vieux et fidèle valet de chambre prenait place, et Soublaïeff, les yeux humides, les voyait partir en murmurant ;

— Peut-être ai-je eu tort de céder, mais il paraissait tant souffrir. Quel peut être ce mystère ? Dieu garde mon enfant !