Divorcée (Pont-Jest)/I/VII

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Ernest Flammarion (p. 75-81).


VII

À L’OPÉRA-COMIQUE


Deux jours plus tard, Pierre Olsdorf arrivait à Paris, à sept heures quinze du soir, par l’express de Cologne. Il avait fait tout la route d’une seule traite. À huit heures, il était au Grand-Hôtel et, dix minutes après, Yvan, son valet de chambre, prenait le chemin de la rue Laffitte avec une lettre qu’il devait, ou remettre lui-même à la princesse, si elle était chez elle, ou laisser à un domestique, avec recommandation de la porter de suite à sa maîtresse, si on savait où elle passait la soirée. Le prince ne voulait pas que ce billet pût être lu par quelque indiscret avant de parvenir à son adresse.

Rue Laffitte, on apprit à Yvan que la princesse venait de partir pour l’Opéra-Comique, mais on lui affirma qu’un valet de pied allait se rendre au théâtre avec le pli dont il était chargé.

Cet homme, en effet, sortit aussitôt, et le vieux serviteur du gentilhomme russe, en reprenant la direction du boulevard, le vit disparaître dans la rue Marivaux.

On donnait ce soir-là une des pièces du répertoire. Lise Olsdorf était sur le devant de sa loge, tandis que Paul Meyrin, qui l’avait accompagnée, se tenait dans le fond, et, comme toujours, elle prêtait à la musique une oreille attentive, lorsque la porte s’ouvrit. Un peu surprise, car elle n’attendait personne, du moins avant les entractes, la jeune femme se retourna et prit sur le chapeau de son valet de pied la lettre qu’il lui présentait, en disant :

— Que Madame daigne m’excuser, mais un inconnu, en apportant ce pli à l’hôtel, a insisté pour qu’il fût remis sans retard à madame la princesse.

— A-t-on demandé une réponse ? interrogea Lise, en pâlissant visiblement, car, d’un coup d’œil sur la suscription, elle avait reconnu l’écriture de son mari.

— Le porteur est reparti sans rien dire, répondit le domestique.

— C’est bien, allez !

La porte de la loge se referma. Les sourcils froncés, la princesse, qui ne voulait pas ouvrir cette lettre avant la fin de l’acte, semblait deviner à travers son enveloppe ce qu’elle y pressentait de menaçant.

— Qu’avez-vous donc ? interrogea son amant, inquiet de son silence.

— C’est une lettre du prince, répondit-elle.

— Eh bien ! Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

— Elle ne m’arrive pas par la poste. Voyez, elle ne porte aucun timbre. C’est un commissionnaire qui l’a apportée, à la maison. Donc mon mari est à Paris. Il a quitté Saint-Pétersbourg sans me prévenir ; je suis perdue !

Paul lui-même était devenu fort pâle.

Il s’était bien dit parfois que le prince finirait par s’étonner du long séjour de sa femme en France, et qu’en cherchant un peu, il arriverait aisément à savoir que ce n’étaient pas précisément les soins nécessaires à sa santé qui la retenaient loin de la Russie, mais, ainsi que l’homme irrésolu qui n’ose pas regarder le danger en face, l’artiste n’avait pas voulu arrêter son esprit sur les conséquences possibles de ses amours avec une femme mariée, et maintenant que le dénouement était proche, il tremblait.

— Lisez d’abord, dit-il d’une voix étranglée.

Le rideau venait de tomber sur le finale du premier acte du Pré aux Clercs ; la princesse quitta son fauteuil et, s’imaginant que c’était seulement pour elle que son amant avait peur, elle lui serra la main, puis, d’un mouvement fiévreux, elle ouvrit la lettre. Elle ne se composait que de ces quelques lignes :

« Informé, madame, du véritable motif de la prolongation de votre voyage à Paris, je viens vous y retrouver, non pour vous contraindre à réintégrer le domicile conjugal, mais pour vous imposer le seul dénouement possible, selon moi, à la situation que vous avez créée. Désirant, en conséquence, vous voir au plus tôt, je me présenterai chez vous demain matin, à onze heures.

« Ne craignez ni scènes, ni reproches. Ce n’est pas à l’époux outragé que vous aurez affaire, mais seulement au père qui ne veut pour son fils ni d’une mère compromise, ni d’un nom déshonoré.

« Prince Pierre Olsdorf. »

Après avoir relu plusieurs fois ce billet qui, par son laconisme, était plein de menaces d’autant plus sérieuses qu’elle étaient moins définies, la princesse passa la lettre à Paul.

Celui-ci en prit rapidement connaissance et, non moins effrayé que sa maîtresse, il lui demanda :

— Qu’allez-vous faire ?

— Je ne sais

— Recevrez-vous le prince ?

— En pourrait-il être autrement ?

— Si nous rentrions chez vous ?

— Non pas ! On m’a vue recevoir cette lettre, notre départ semblerait singulier et mon retour à la maison surprendrait trop mes gens pour ne pas exciter leur curiosité. Après le spectacle, nous aviserons.

Et, reprenant sur le devant de la loge l’attitude sérieuse qu’elle avait toujours au théâtre, la princesse Olsdorf parut oublier la terrible nouvelle qu’elle venait de recevoir.

À la pensée de la lutte qu’elle allait entreprendre, à l’idée des dangers qui la menaçaient, à la veille du drame conjugal dont elle était l’héroïne, la nature de comédienne qu’elle tenait de sa mère et de son véritable père se réveillait pour la révolte et la ruse. Elle eût pu craindre la violence de Pierre, mais puisqu’il lui écrivait qu’elle n’avait rien à en redouter, peu lui importait le reste, pourvu toutefois qu’on ne la séparât pas de celui qu’elle aimait. Or, comme elle était prête à tout, sauf à ce sacrifice, le calme lui était revenu subitement.

Quant à Meyrin, il était moins tranquille. Plus que ne paraissait le faire son amie, il songeait au lendemain. Le prince allait-il forcer sa femme à se retirer dans quelque couvent, loin de Paris, hors de France ? À lui, l’amant, le mari demanderait, sans aucun doute, réparation de l’outrage fait à son honneur ! Or le peintre, sans être un lâche, n’était pas du tout un duelliste. À peine savait-il tenir une épée et, il en avait fait l’expérience, sur dix balles, il en envoyait d’ordinaire, au visé, neuf loin du carton. Enfin, il aimait Lise autant que le lui permettait son égoïsme. C’était une maîtresse qui flattait son amour-propre et ne lui coûtait rien. Nous pourrions dire qu’elle lui rapportait au contraire, puisque, ainsi que nous l’avons vu, elle comblait de cadeaux tous les Meyrin et ne laissait échapper aucune occasion de lui offrir soit un bijou, soit un bibelot de valeur.

Et cette fillette de quelques semaines à peine que le prince repousserait de son foyer, Paul ne la voyait pas sans effroi rester à sa charge, car le sentiment paternel existait peu en lui, et il ne se dissimulait pas que sa mère, Mme  Meyrin, refuserait absolument d’en prendre soin. Prévoyant des discussions sans fin, mille ennuis dans sa famille, il oubliait complètement, en ne songeant qu’à lui-même, ce que la princesse aurait peut-être à souffrir.

C’est dans cette situation d’esprit que l’égoïste assista aux deux derniers actes du chef-d’œuvre d’Hérold, e quand, ayant accompagné sa maîtresse, rue Laffitte, il se retrouva dans ce petit salon où, depuis plusieurs mois, il avait passé tant de bonnes heures, il se sentit envahi par une profonde tristesse.

Lise Olsdorf, qui l’avait laissé seul pour se faire déshabiller par sa femme de chambre, revint bientôt, enveloppée dans un long peignoir de velours bleu, mais lorsqu’elle s’agenouilla devant lui pour poser sa tête sur ses genoux, il sortit à peine de sa torpeur.

La princesse rompit le silence la première.

— Voyons, lui dit-elle, il ne faut pas nous laisser abattre ainsi. D’abord, quoi qu’il arrive, rien ne nous séparera. Tout excepté cela !

— Bien vrai ! s’écria l’artiste avec tendresse.

— Oh ! je le jure. Le prince pourra bien menacer à son aise. Me séparer de toi !

Elle avait prononcé ces mots avec la passion sauvage qu’elle ressentait. En ce moment, tout trahissait en elle ce phénomène physiologique qui fait trop souvent de la femme la plus distinguée, la courtisane servile de l’homme dont race, éducation et délicatesse de sentiments semblaient la séparer.

Rassuré par ce cri des sens, comprenant que l’affolée était bien toujours à lui, corps et âme, Paul l’avait assise sur ses genoux, et pendant qu’il la remerciait par mille caresses, frémissante, elle poursuivait :

— Après tout, que veut le prince ? Nous ne sommes pas en Russie ; je ne suis pas la fille de l’un de ses serfs. J’ai ma fortune personnelle qu’il n’oserait garder, lui, un gentilhomme. Et puis, je t’aime, je t’aime ! Est-ce ma faute à moi ? N’est-ce pas plutôt sa faute à lui ? Tiens, vois-tu, je préfère qu’il sache tout ! J’en avais assez de ces mystères et de ces mensonges. Ce qui arrive était fatal. Mieux vaut qu’il en soit ainsi, pour que je reste à toi, à toi seul !

Lise Olsdorf se grisait de ses propres paroles. Elle était superbe de passion inassouvie. Enveloppant son amant de ses bras nus, c’était Vénus tout entière à sa proie attachée.

Ses longs cheveux flottants sur ses épaules nacrées, c’était Madeleine avant le repentir.

— Mais qui a donc pu nous dénoncer ? demanda Paul Meyrin en s’arrachant doucement, après un long silence, à l’étreinte brûlante de la jeune femme. Qui a pu renseigner ton mari aussi exactement ?

— Oh ! tout le monde, répondit la princesse avec un sourire qui semblait exprimer que le contraire eût été impossible : les journaux d’abord, dont les chroniques se plaisent depuis longtemps, dans leurs comptes rendus des premières, à mettre ton nom auprès du mien, et sans doute aussi quelques bons amis jaloux de notre bonheur. Qu’importe !

— Mais notre enfant, cette chère fillette que nous oublions ; que va-t-elle devenir ?

— Pierre doit croire que Tekla est sa fille. Il ne sera pas question d’elle entre nous.

— S’il a des doutes ?

— C’est impossible ! Enfin, nous verrons. En attendant, ne dis rien de ce qui se passe à ta mère, ni à ta sœur, ni à personne. Il sera bien temps de les instruire lorsque nous saurons nous-mêmes à quoi nous en tenir. Aussitôt le prince sorti de chez moi, je t’enverrai chercher. Tu viendras tout de suite. Allons, sauve-toi et à demain ! À demain pour toujours, je l’espère bien !

Et après avoir scellé cette dernière promesse d’amour par un dernier baiser, Lise Olsdorf se sépara de Paul Meyrin, qu’elle avait reconduit jusqu’à la porte de son appartement.

Rentrée dans sa chambre à coucher, elle se mit au lit pour songer beaucoup plus à celui qu’elle adorait qu’à l’entrevue conjugale dont elle était menacée.