Divorcée (Pont-Jest)/I/XII

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Ernest Flammarion (p. 115-123).


XII

LE DIVORCE


L’argent étant en Russie, comme partout ailleurs, un puissant auxiliaire, et Pierre Olsdorf n’ayant rien épargné, les événements marchèrent avec une incroyable rapidité. En moins d’un mois, le Saint-Synode eut terminé son enquête, et le prince reçut un matin signification du jugement qui prononçait le divorce au profit de sa femme et le condamnait à deux mois de retraite ecclésiastique dans un couvent de Moscou. Cependant, ce même jugement lui laissait la garde de ses enfants.

On sait que, de plus, selon la législation russe sur la matière, le célibat est la conséquence du divorce pour le conjoint déclaré coupable. L’ex-mari de Lise ne pourrait donc se remarier qu’après en avoir obtenu l’autorisation du Czar, et il devait partir sans retard pour Saint-Pétersbourg, afin d’y faire acte de soumission au Saint-Synode.

Dès le soir même, il apprit à Véra qu’il était libre enfin et elle eut un sourire de joie ineffable, mais lorsqu’il ajouta qu’ils allaient retourner en Russie, le bonheur de la pauvre enfant se transforma aussitôt en un profond désespoir. Là-bas, à Saint-Pétersbourg ou à Pampeln, elle ne vivrait plus auprès de Pierre, qui désormais était tout pour elle, bien que son affection fût restée d’une irréprochable chasteté.

Cet homme jeune, sain, plein d’ardeurs qu’il n’avait jamais ressenties, avait eu le courage de ne pas s’emparer de cette vierge qui n’attendait que le moment de se donner. Il aimait, se savait aimé, et fidèle au serment qu’il s’était fait à lui-même, il n’avait pas voulu. Il s’était juré que Véra retournerait pure auprès de son père. Après avoir accepté, pour atteindre son but, d’être adultère aux yeux de la loi, il ne voulait pas l’être de fait, tout autant parce que son orgueil lui ordonnait de se sacrifier jusqu’au bout, sans récompense, sans compensation, que pour la satisfaction de sa propre conscience.

La lutte avait été pour lui douloureuse et terrible. Bien souvent, en traversant la chambre de Véra pour rentrer chez lui, il avait évité ses regards pour ne pas lui laisser lire dans ses yeux la fièvre qui brûlait ses sens, et il ne lui avait dit bonsoir que du geste, pour ne pas se trahir par le tremblement de sa voix.

Que de fois, au milieu de la nuit, il était venu se blottir contre la porte doucement entrouverte de la jeune fille, pour s’enivrer de son souffle, de ses soupirs, pour aspirer avec délices les tièdes effluves qui s’échappaient de la couche de l’adorée endormie !

Cependant il avait résisté, et il en éprouvait une juste fierté.

Pour Véra, le combat avait été moins pénible. Préservée, par son ignorance même et sa chasteté, de ces désirs de la chair qui brûlent comme des morsures, son amour pour Pierre, depuis qu’elle se croyait aimée, n’étai qu’un doux et long rêve rempli d’extases charmantes et de voluptueux frissons. Elle pressentait bien que de cette intimité, de cet échange de tendresses, résulterait, à une heure fatale, l’abandon de son être, mais elle ne rougissait pas même à cette pensée. Pleine de confiance en l’avenir, elle attendait ce grand inconnu, oubliant tout : son père, la Russie, le passé, pour vivre dans une sorte d’aspiration inconsciente qui l’envahissait de plus en plus.

Et c’était au moment où elle se trouvait dans cette disposition de l’âme que Pierre Olsdorf venait lui annoncer leur prochain départ pour Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire le retour forcé à la vie d’autrefois, sous les yeux de sa famille, peut-être loin de celui qu’elle ne verrait plus tous les jours, à chaque instant. À cette nouvelle, la malheureuse se crut tout à coup transportée au bord d’un abîme, le terrible vertige du vide la saisit, la pâleur s’étendit sur son visage, ses yeux se fermèrent. Si le prince ne l’avait pas reçue dans ses bras, elle serait tombée comme une masse sur le parquet.

Les baisers de son ami, tout à la fois épouvanté et ravi, ranimèrent bientôt la fille du fermier ; ses lèvres dirent à ses lèvres de si douces paroles qu’elles la rassurèrent tout à fait, tant elle avait foi en lui ; et le lendemain, à l’heure qu’ils avaient fixée d’un commun accord, elle était prête à partir.

Il était convenu qu’elle se rendrait seule avec Yvan, à sept heures et demie, au chemin de fer du Nord, où Pierre avait fait retenir deux compartiments, et qu’il viendrait, lui, la rejoindre de son côté.

Pendant que le prince Olsdorf préparait ainsi son départ, Lise Barineff prenait toutes les dispositions nécessaires pour hâter la conclusion de son union avec Paul. Sachant que la loi russe l’autorisait à se remarier le lendemain de son divorce, si cela lui convenait, et n’ignorant pas les mauvaises dispositions de la famille Meyrin, elle ne quittait plus son amant, pour ainsi dire, d’abord parce que son amour pour lui s’était accru encore en raison directe des obstacles qu’on lui opposait, ensuite dans la crainte que l’artiste, dont elle connaissait le caractère faible et indécis, ne lui échappât en cédant à la pression que les siens exerçaient sur lui.

Elle n’avait pas caché à l’artiste le serment que Pierre avait fait de le tuer s’il ne devenait pas son mari, et elle n’avait pas non plus manqué de le mettre au courant de l’excellente situation financière que lui faisait son divorce. Non seulement le prince lui rendait sa dot, plus de deux cent mille francs, mais encore il lui abandonnait en toute propriété son hôtel du canal Moïka, qui valait près de trois cent mille francs. Elle pouvait donc compter sur vingt-cinq mille livres de rente au moins. Ainsi que Paul, elle pensait que c’étaient là des motifs qui militeraient un peu en sa faveur auprès des Meyrin, et lorsqu’elle fut informée, en même temps que celui qui avait été son mari, de la décision du Saint-Synode, elle commença à espérer que la famille de la rue de Douai reviendrait à de meilleurs sentiments à son égard.

Le peintre lui-même le croyait. D’ailleurs, humilié d’être ainsi traité en petit garçon par sa mère et sa belle-sœur, il était parfaitement décidé à se passer d’un consentement qu’il lui faudrait acheter, si tant est qu’il dût jamais l’obtenir, par une lutte trop longue ; et il avait laissé pressentir qu’il ne remettrait pas au jour de son mariage pour quitter la maison et s’installer chez lui. Aussi fut-ce très nettement qu’il annonça à sa mère, un soir, après le dîner, que, la princesse Olsdorf étant divorcée, il allait l’épouser dans le plus bref délai.

À cette nouvelle, attendue cependant, l’orage qui grondait depuis plusieurs semaines chez les Meyrin éclata avec violence. Il y avait trop longtemps que Mme  Frantz se contenait pour ne pas prendre sa revanche au complet.

Mme  Meyrin, absolument sous la domination de sa belle-fille, s’était contentée de répondre à son fils :

— Jamais je ne consentirai à te laisser épouser une femme divorcée, plus âgée que toi et qui n’est ni de notre monde ni de notre caste.

Mme  Frantz s’était empressée d’ajouter :

— Sans compter qu’elle est mère de deux enfants et habituée à une existence de luxe et de paresse qui n’irait guère avec la nôtre. Si tu crois que c’est avec ses vingt mille livres de rente qu’elle pourra tenir convenablement sa maison, accoutumée comme elle l’est à jeter l’argent par les fenêtres !

— Alors, moi, je ne suis bon à rien, riposta Paul. Bon an, mal an, je vends pour une vingtaine de mille francs, et j’espère bien que ça ne fera qu’augmenter. J’apporterai dans mon ménage autant que ma femme.

L’artiste ne pouvait se servir d’un argument qui sonnât plus mal aux oreilles de sa belle-sœur. Barbe avait d’excellentes raisons pour connaître les ressources de son beau-frère, puisqu’elle s’était faite sa caissière. C’était justement cet argent qu’il laissait dans la maison qu’elle regrettait, sans vouloir l’avouer. Il était donc mal venu à faire ainsi comprendre qu’elle n’aurait plus à compter sur lui à l’avenir. Aussi, hors d’elle-même, se hâta-t-elle de poursuivre durement :

— C’est possible, mais cela n’empêche pas que ta princesse est une femme compromise. Si tu crois qu’on ignore ses aventures avec toi ! Nous ne la recevrons certainement pas !

— Ah bah ! s’écria Paul irrité, vous ne la recevrez pas lorsqu’elle sera ma femme ? Vous la receviez cependant, elle et ses cadeaux, quand elle était ma maîtresse. Eh bien soit ! nous vivrons chacune de notre côté, voilà tout !

— Paul ! supplia Mme  Meyrin la mère, effrayée de la colère de son fils, qu’elle n’avait jamais vu que doux et soumis.

— Dame ! mère, répondit le jeune homme, sur un tout autre ton, c’est ma belle-sœur qui me pousse à bout. On dirait vraiment que je suis sous sa tutelle. De plus, je ne veux pas qu’on insulte une personne que j’aime et qui, pour moi, a perdu la grande situation qu’elle avait dans le monde !

— Oh ! pour toi, ricana Mme  Frantz.

C’en était trop pour l’amant.

— Tenez, s’écria-t-il, vous ne serez jamais qu’une mauvaise langue et un égoïste. Ce qui vous révolte, c’est que je m’affranchisse de vous. Ce n’est pas la morale que vous défendez, mais vos intérêts. Avez-vous donc supposé que j’étais un oncle à héritage ? Certes, j’aime beaucoup ma nièce, mais j’aime encore mieux Tekla, ma chère fillette. J’épouserai Lise, que cela vous plaise ou non ! Quant à toi, mère, tu sais toute mon affection ; elle ne changera point, sois-en certaine, parce que je ne vivrai plus auprès de toi. À partir de ce soir, je cesse de demeurer ici. Je te préviendrai du jour de mon mariage, et j’espère bien que, malgré ma charmante belle-sœur, tu y assisteras.

Et laissant là sa mère et Mme  Frantz, qui ne s’attendaient pas à cette fermeté, Paul sortit rapidement pour aller rendre compte à l’ex-princesse Olsdorf de ce qui venait de se passer.

Le hasard lui réservait, rue Laffitte, une rencontre inattendue, mais fatale.

On venait de lui ouvrir et, sans rien demander au valet de pied, il allait traverser l’antichambre pour gagner le salon où Lise devait se trouver, lorsque le domestique l’arrêta en lui disant :

— Pardonnez-moi, monsieur, Mais Mme  la princesse est avec sa mère.

— Sa mère ! fit l’artiste stupéfait.

IL se souvenait tout à coup que, lui aussi, de même que Lise, il avait un peu trop oublié celle dont il devait devenir le gendre.

Laissée par sa fille dans la plus complète ignorance du drame conjugal dont elle était l’héroïne, la générale Podoï n’avait appris son divorce à Saint-Pétersbourg que comme tout le monde, par le bruit qui s’était fait autour de ce scandale, et cette nouvelle avait été pour elle un véritable coup de foudre. C’était l’effondrement du rêve ambitieux dont elle avait poursuivi si énergiquement la réalisation, et bien qu’elle sût que le divorce avait été prononcé contre le prince Olsdorf, elle s’était dit qu’il y avait là un mystère qu’elle voulait éclaircir.

Sans annoncer son voyage à personne, elle avait alors quitté la Russie, pour tomber brusquement chez sa fille.

Elle y était depuis quelques instants déjà, au moment de l’arrivée de Paul. La scène avait été violente entre les deux femmes.

Prise au dépourvu et mettant d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne rien dissimuler, Lise avait tout avoué à sa mère ; son amour pour le peintre, l’ultimatum que lui avait imposé son mari, la façon dont s’étaient passées les choses, et enfin son intention de se remarier dans le plus bref délai.

La générale, qui avait écouté le récit de sa fille en fronçant le sourcil, éclata à cette dernière confidence et s’écria :

— C’est de la folie ! Que tu aies trompé ton mari, cela te regarde seule peut-être, mais que tu deviennes Mme  Paul Meyrin après avoir été princesse Olsdorf, voilà ce qui ne sera pas ! Comment, j’aurai vécu vingt ans avec cet objectif unique : faire de toi une grande dame, et je te verrai transformée en une bourgeoise ! Jamais ! M. Meyrin est un misérable qui, après t’avoir aimée par vanité, ne veut t’épouser que par spéculation. Tu peux compter sur moi pour le lui dire !

La princesse s’efforça vainement de calmer sa mère.

— Il te sait riche, poursuivit-elle, et n’ignore pas qu’après moi tu le seras encore davantage. Voilà son amour ! Tu serais pauvre qu’il ne songerait pas à faire de toi sa femme. Je te le jure bien, vous avez tort tous les deux de compter sur mon héritage. Comment est-il possible que, fine et distinguée comme je t’ai faite, tu te sois éprise de ce bellâtre, rapin sans nom et sans talent ? Ah ! tu es bien la fille de ton père !

— Que voulez-vous dire ? fit brusquement Lise, au comble de la stupéfaction.

— Rien, rien ! répondit Mme  Podoï, en se mordant les lèvres.

Elle avait failli oublier dans sa colère que, pour tout le monde, pour sa fille surtout, celle-ci était la fille du comte Barineff.

Elle reprit aussitôt :

— Tu n’as pas pensé à tes enfants dont tu vas être séparée ?

— Le prince ne songe pas à m’enlever Tekla ; il sait qu’elle n’est pas de lui !

— Mais Alexandre, ton fils, que sera-t-il pour toi quand tu t’appelleras Mme  Meyrin ? Tu ne supposes pas que Pierre te le laissera voir, ni embrasser jamais. Que lui répondra-t-on lorsqu’il demandera où est sa mère ? S’il tombe malade, qui le soignera ?

Lise Barineff était devenue fort pâle. Nous l’avons dit, elle avait toujours été excellente mère. La tête baissée, elle ne répondait pas. Visiblement, elle souffrait.

— Ton mariage est décidé ?

— Oui, fit la jeune femme. D’abord, j’aime M. Paul Meyrin.

— Belle raison !

— De plus, s’il ne devenait pas mon mari, vous l’ignorez sans doute, le prince le tuerait.

— J’aimerais mieux cela !

— Oh ! ma mère, ma mère !

— Si tu crois que je puis accepter aisément ce changement ridicule qui va se faire dans ton existence. Lors même que mon orgueil ne devrait pas en souffrir, est-ce que mon affection maternelle ne doit pas s’en effrayer ? Du monde où tu vivais, dans quel monde es-tu destinée à vivre !

— M. Meyrin est un grand artiste, et les artistes aussi bien en France qu’à l’étranger, sont reçus partout.

— D’une princesse Olsdorf faire une madame Meyrin ! C’est honteux ! En tout cas, je t’en préviens, c’est une rupture définitive entre nous ? Adieu ! Je ne te reverrai que le jour où tu m’auras annoncé que tu restes comtesse Lise Barineff.

Et comme elle avait ouvert brusquement la porte du salon, la générale Podoï se trouva en face de Paul qu’elle reconnut tout de suite.

— Ah ! c’est vous, monsieur le peintre, lui dit-elle, d’un ton hautain. Mes compliments sincères ! Il m’en coûte cher de vous avoir patronné en Russie. Après avoir trompé le prince qui vous avait fait l’honneur de vous ouvrir sa maison, vous lui enlevez sa femme, vous séparez une mère de son enfant ! Un galant homme se serait tiré autrement de cette aventure ! Il faut savoir risquer sa vie pour payer certaines dettes ! Vous, vous préférez épouser. C’est votre affaire et celle de ma fille ! Avant un an, elle m’en dira des nouvelles !

Paul, la tête découverte, laissait déborder ce flot d’injures.

Lise, qui avait suivi sa mère, y mit un terme en entraînant son futur mari.

La générale les suivit un instant d’un œil irrité en murmurant : Les sots ! Puis elle sortit.

— Pardonne-moi, dit l’ex-princesse Olsdorf à Paul en se jetant à son cou.

— Que je te pardonne ! Eh quoi ? répondit M. Meyrin en riant ; je viens d’en entendre bien d’autres chez moi. Tous ces gens-là sont trop bêtes ; je te demande pardon de m’exprimer ainsi ; je ne t’aimerais pas autant que je t’aime qu’ils me feraient t’adorer.

Il la serrait dans ses bras à l’étouffer, couvrant de baisers ses yeux et ses lèvres.

Soudain un coup de sonnette se fit entendre, et presque aussitôt le valet de pied entra pour remettre à sa maîtresse une lettre qu’un commissionnaire venait d’apporter de la gare du Nord.

Cette lettre était du prince.

Après en avoir lu rapidement les premières phrases, Lise jeta un cri, en s’affaissant dans un fauteuil.

« Madame, écrivait Pierre à celle qui avait été sa femme, le divorce m’ayant laissé la garde de mes enfants, j’emmène ma fille Tekla. Au moment où vous recevrez ces lignes, nous serons déjà en route pour la Russie, qui vous est fermée par mon ordre. »

L’époux outragé se vengeait sur la mère ! Du moins, dans son désespoir, la divorcée le comprenait ainsi.

Le prince terminait en ces termes :

« Rappelez-vous l’engagement que vous avez pris de vous marier le plus rapidement possible, si vous ne voulez pas que je revienne à Paris pour tenir le serment que je vous ai fait.

« Il faut que, dans les délais légaux, vous vous nommiez Mme  Paul Meyrin. »

Le peintre avait ramassé cette lettre échappée des mains tremblantes de sa maîtresse et il restait devant elle, muet, la tête baissée, sans oser même lui adresser une parole de consolation.

Ce jour-là, pour la première fois, il se séparèrent sans prononcer un mot, sans échanger de tendres baisers.