Dix-huit mois dans les prisons bolchévistes/02
Pendant ma maladie, mon fils André avait été libéré par la Commission des « jeunes criminels. » Libération qui, en fait, n’était qu’illusoire. Nous étions entièrement coupés de Kiev, qui avait été occupée par les « Blancs. » Mon fils ne savait où aller et que devenir. Il était sur le pavé, à peine vêtu, affamé, et sans un sou dans sa poche.
Après sa mise en liberté, André fut autorisé à passer quelques nuits à la chancellerie de la Commission qui l’avait libéré. Le président de cette Commission, Tarabykine, était un homme excellent : il s’intéressa au sort de mon fils et lui offrit l’hospitalité chez lui. Un jour qu’André était venu me rendre visite au camp, il me dit que Tarabykine n’était pas du tout un bolchéviste, mais un officier de l’ancienne armée russe, qu’il haïssait le Gouvernement des Soviets et aspirait à rejoindre les « Blancs. » Il offrait à mon fils de favoriser sa fuite. Il obtiendrait la nomination d’André au « Glavtop » (approvisionnement principal de combustibles), à Gomel, d’où il serait envoyé dans divers endroits pour acheter du bois ; une fois près de Kiev, il pourrait aisément y pénétrer.
Mon cœur se serrait à l’idée du risque que présentait un tel projet, et des jours d’angoisse que j’aurais à traverser : j’y souscrivis pourtant. En échange, Tarabykine avait chargé André de me demander une lettre d’introduction pour mon cousin, le baron Wrangel, sous les ordres duquel il aspirait à servir.
J’étais très troublée. J’ignorais tout de Tarabykine : quelle garantie avais-je qu’il ne fût pas bolchéviste et que sa proposition ne cachât pas un piège ? Mais il n’est pas dans ma nature d’hésiter longtemps : j’écrivis la lettre et la donnai à André. J’étais profondément reconnaissante à Tarabykine qui avait donné asile à mon fils, et l’avait empêché de mourir de faim, à une époque où les provisions coûtaient déjà un argent fou ; il m’était impossible de répondre par un refus à sa prière. Tout le monde estimera que je ne pouvais agir autrement.
Un mois après, mon fils, employé au service des bolchévistes, partit en effet pour Gomel. Je demeurai toute seule à Moscou. Je n’oublierai jamais l’atroce sentiment de détresse que j’éprouvai, le jour où André vint me dire adieu. Nous étions en novembre ; il faisait une forte gelée avec un chasse-neige épouvantable. je restai collée à la fenêtre, suivant des yeux la haute silhouette de mon fils, qui s’éloignait dans la tourmente ; de gros flocons de neige le couvraient : il disparut dans le brouillard, comme un fantôme.
Les jours se succédèrent, gris et monotones. Ma captivité avait été relativement facile à supporter en été ; mais à présent, à tous les tourments de cette captivité s’ajoutait le froid intense d’un hiver de Moscou. Le thermomètre descendait à 20 degrés Réaumur au-dessous de zéro, et la pièce où nous logions au monastère Androniev n’était pas chauffée. Il y faisait horriblement froid. Nous mettions sur nous tout ce que nous possédions, attendant comme des chiens affamés l’arrivée de la soupe qui seule nous réchauffait un peu.
Un tel sentiment de désespoir m’envahissait parfois, que je sentais naître en moi le désir de mourir. Il n’était que temps de réagir. Un petit hôpital avait été organisé au camp Androniev, tout spécialement pour les prisonniers. J’offris mes services comme infirmière : ils furent acceptés. Ainsi, je montai dans l’échelle sociale, et de blanchisseuse je devins infirmière.
Je reçus, en même temps, la nouvelle que mon fils avait atteint Kiev sans encombre. Bien que les rouges eussent repris la ville à cette époque, je savais qu’André serait moins seul là-bas ; nous y avions des amis et d’anciens serviteurs qui feraient tout le nécessaire pour lui venir en aide.
Enfin, le Comité polonais de secours aux prisonniers avait décidé de m’envoyer, chaque semaine, ce qu’on appelait, en langage de prison, une « pérédatcha, » c’est-à-dire une ration consistant en une livre de grain de millet [3], une demi-livre de beurre ou de lard, du pain et parfois du sucre. Je devais cette faveur à l’amabilité du Polonais Gorodétzky, que nous avions connu naguère, mon mari et moi, et qui remplissait les fonctions de sanitaire dans notre hôpital. Cette amélioration dans mon régime alimentaire arrivait à point : j’avais contracté une espèce de malaria dont les attaques étaient intermittentes, mais très fortes : j’étais prise de frissons ; ma température montait au-dessus de 40° : j’avais peine à me tenir sur mes jambes.
A l’hôpital, j’avais affaire à un petit monde à part : le personnel médical était étranger à toute espèce de bolchévisme ; les malades étaient tous des prisonniers comme moi, innocents de tout crime, et je n’étais que trop heureuse de leur venir en aide. J’étais de service tous les deux jours, car nous étions deux infirmières à l’hôpital : une charmante femme, la baronne Driessen, et moi. La baronne Driessen avait été amenée de Kiev en otage en même temps que nous, et libérée à notre arrivée à Moscou ; mais elle était restée comme volontaire à l’hôpital, en qualité d’infirmière. Le médecin en chef, un vieux chirurgien militaire, Slonim, était aussi un volontaire, grognon et gaffeur, mais très brave homme. Le second médecin était un prisonnier du camp, Irinarkhoff ; il y avait, en outre, un aide-chirurgien volontaire et quatre infirmiers choisis parmi les prisonniers.
Voici quelle était ma journée à l’hôpital. Je me levais à sept heures, je prenais mon thé, je m’habillais et je montais à l’hôpital pour prendre et inscrire la température des malades, leur donner les médicaments, etc. L’ambulance devait être en ordre pour dix heures, les instruments nettoyés, tout préparé pour l’heure de la visite. Slonim arrivait, examinait les malades, pansait les plaies. Le déjeuner était servi à une heure ; puis j’accompagnais le médecin au camp, s’il y avait des malades. Slonim partait à cinq heures, et je retournais à l’hôpital pour exécuter ses prescriptions : compresses, ventouses, injections, etc. Cela fini, j’avais à faire exécuter les ordonnances à la pharmacie, rédiger la fiche des malades et la porter à la chancellerie de l’hôpital : vers sept heures seulement, je pouvais prendre un peu de repos. A neuf heures, je revenais auprès des malades pour faire leur toilette du soir, les laver, changer leur linge, etc., et je m’attardais à bavarder avec eux. Nous étions devenus de grands amis : un malheur commun rapproche, et j’avais affaire à des gens privés de leur liberté, comme moi-même, sans raison, sans excuse.
Je ne puis passer sous silence l’état pitoyable de tout ce qui avait rapport aux conditions sanitaires en Russie, à cette époque, état du au « génie créateur de l’autorité paysanne et ouvrière. » Il n’y avait ni produits pharmaceutiques, ni savon, ni désinfectant d’aucune sorte, ni bandages ; d’un mot, on manquait de tout. Les malades souffraient presque tous d’un état d’extrême anémie, accompagné d’abcès, mais, en l’absence de teinture d’iode, de peroxyde et d’alcool, nous étions souvent obligés de laver leurs plaies avec de simple eau bouillie. Nous avions si peu de coton, de mousseline et de bandages, qu’il fallait des prodiges d’économie pour les faire durer ; je lavais et relavais les bandages jusqu’à ce qu’ils fussent réduits à l’état de ficelles. Quant aux tabliers, nous étions souvent obligés de remettre le même pour nous rendre dans la salle destinée à isoler les cas de maladies infectieuses. Cette salle se trouvait à côté de la salle commune de l’hôpital et n’était jamais désinfectée à fond, faute d’outillage. Les malades contagieux devaient être envoyés à l’hôpital central. Le plus souvent, nous n’avions pour les transporter que la charrette qui servait à apporter le pain et les vivres à l’hôpital. Il n’y avait rien pour couvrir les malades, et ils étaient traînés ainsi, au pas, par un froid intense, d’un bout de Moscou à l’autre.
Je me souviens d’un jour où nous fûmes avertis que Goloubeff, de qui dépendaient tous les hôpitaux de Moscou, venait inspecter l’hôpital du camp et que tout devait être en ordre. Le médecin en chef, Slonim, était absent ; le second médecin et moi étions de service. Tout à coup, Irinarkhoff me dit :
— Savez-vous que je ne suis pas médecin, mais pas médecin du tout ? je n’ai aucun droit à être ici en cette qualité. Je ne suis qu’étudiant en médecine.
Je répondis :
— Et moi, je ne suis pas plus infirmière que vous n’êtes médecin. J’avais une ambulance à moi pendant la guerre, mais je n’ai jamais passé d’examens.
Nous nous mîmes à rire : la coïncidence était amusante. Lorsque Goloubeff arriva, nous le mîmes au courant de l’état pitoyable où se trouvaient notre hôpital et notre pharmacie, et de la mauvaise nourriture que recevaient nos malades, etc. Il était aisé de voir que notre franchise n’était nullement de son goût. Il nous écouta sans mot dire.
Vers la fin de novembre, notre camp fut transformé en camp de concentration pour les étrangers. J’y comptai dix-huit nationalités différentes, — il y avait même deux nègres, — mais fort peu de Russes. Parmi ces derniers, Mme Soukhomlinoff, femme de l’ancien ministre de la Guerre, venait d’être amenée de Pétrograd. Je l’avais toujours évitée dans le passé, avant la Révolution. Lorsqu’elle fut amenée parmi nous, elle m’aborda comme une vieille connaissance : je n’eus pas le courage de la repousser. Nous étions voisines de nuit sur les « nary : » elle me conta par le menu les horreurs de ses nombreuses incarcérations. Elle était pleine d’illusions, et conservait l’espoir d’être bientôt libérée. Mais elle ne demeura pas longtemps. parmi nous... Quand on vint la chercher pour la conduire à la « Tché-Ka, » — sans prendre de bagages avec elle, — elle ne doutait pas qu’il s’agit d’un interrogatoire après lequel elle serait remise en liberté : elle partit toute joyeuse... Nous apprîmes le lendemain qu’elle avait été fusillée.
J’avoue ne pas comprendre le sens de telles exécutions. Les bolchévistes auraient dû être reconnaissants à Soukhomlinoff, car des ministres de cette espèce n’ont fait que discréditer et ruiner le régime impérial.
Décembre et janvier 1920 s’écoulèrent ainsi. J’en étais au huitième mois de ma captivité, et je n’avais aucun espoir d’être libérée. J’étais considérée comme l’otage le plus « important » au camp, et j’avais été prévenue que je resterais en prison jusqu’à la fin de la guerre civile. Et l’on ne prévoyait pas la fin de cette guerre ! L’armée de Denikine avait battu en retraite au delà du Don, mais on parlait d’une nouvelle offensive des blancs pour le printemps. L’étoile du baron Wrangel commençait à se lever : les bolchévistes le redoutaient, connaissant sa réputation d’homme non seulement brave et plein de talent, mais probe, énergique et entreprenant. J’avais espéré, au commencement de ma captivité, que mon mari parviendrait à me sauver des griffes des bolchévistes. J’ai su depuis, que, se trouvant alors à l’étranger, il avait envoyé sept fois des émissaires en Russie pour négocier ma mise en liberté... Ma sœur avait fait aussi des démarches ; on avait agi par l’entremise de Béla-Kun, de Radeck, de Sadoul,... tout cela sans résultat.
Je n’avais que fort rarement des nouvelles de Kiev. Je savais seulement que mon fils, ne se sentant pas en sécurité à Kiev, où il était trop connu, était contraint d’errer de village en village, vivant, sous un faux nom, tantôt chez un de nos anciens employés, tantôt chez un prêtre de village ou un ancien membre de la police rurale. J’appris un jour, par une lettre de ma tante, Mme I... , que notre vieille bonne s’était mise en route pour Moscou en septembre, espérant nous rejoindre et nous venir en aide. Quatre mois environ s’étaient écoulés depuis et on n’en avait aucune nouvelle. Elle avait quitté Kiev au moment où cette ville se trouvait entre les mains des blancs, et elle devait passer par la ligne de front bolchéviste pour arriver à Moscou. J’étais persuadée qu’elle avait été capturée par les rouges. Elle avait sur elle un million de roubles, et d’autres valeurs encore : ils l’avaient certainement fusillée. Il m’était atroce de songer que son dévouement pour moi avait été la cause de sa mort.
Les journées s’écoulaient ainsi toutes pareilles, lorsque soudain un événement inattendu vint changer le cours de mon existence.
Le 14 février, par une claire journée de gelée blanche, comme je passais devant la chancellerie, un des gardes m’arrêta pour me dire que j’étais invitée à me rendre chez le commandant.
En entrant dans le cabinet de ce commandant, je le trouvai en conversation avec un individu de type sémite, qui me fit prendre place vis à vis de lui.
— Je suis juge d’instruction au « Comité central exécutif Pan-Russe, » me dit-il. Et il tira de sa poche deux enveloppes que je reconnus aussitôt comme contenant, l’une d’elles, ma lettre à Wrangel ; et l’autre, celle que mon fils lui avait adressée.
Mon cœur cessa de battre. J’étais assise, face à la fenêtre, en pleine clarté du pâle soleil du Nord, qui semblait me narguer et me torturer. Je n’avais qu’une pensée, celle de cacher mon émotion, et je restais là sans bouger, les yeux dans les yeux du « juge d’instruction. » Des moments, — ou plutôt des secondes, — pareils sont tragiques, parce qu’on est obligé de peser et de combiner instantanément tout ce qu’il faut dire ou taire, de décider quelle ligne de conduite on doit suivre. Mais j’ai toujours eu, toute ma vie, une seule ligne de conduite : la vérité. Le juge d’instruction mit les deux enveloppes sur la table et me demanda :
— Connaissez-vous ces écritures ?
— Naturellement, répondis-je. Ceci est mon écriture, et ceci l’écriture de mon fils. Allons droit au but : une de ces lettres a été écrite par moi, pour recommander le président de la « Commission pour affaires des jeunes criminels, » Tarabykine, à mon cousin, le baron Wrangel, et l’autre a été écrite par mon fils au même Wrangel.
— Ainsi, vous avez fait cela consciemment, et vous ne le niez point ?
— Je l’ai fait consciemment et je ne le nie pas.
— Quel était votre motif en recommandant Tarabykine à Wrangel ?
— Mon motif était des plus simples. Grâce à votre Gouvernement, mon fils, un adolescent de seize ans, se trouvait littéralement dans la rue, sans argent et sans toit, et ne savait que faire et que devenir. Tarabykine lui a témoigné beaucoup de bonté : en reconnaissance de quoi, j’ai recommandé Tarabykine à Wrangel.
— Pourquoi dites-vous, en parlant des Soviets, votre Gouvernement ?
— Parce que je ne considère pas ce Gouvernement comme le mien ; parce que je le hais et je le méprise.
— Ainsi, vous êtes contre l’autorité des Soviets ?
— Absolument contre.
— Où se trouve votre fils ?
-— Il sert à Gomel, dans le Glavtop.
— Avez-vous eu des lettres de lui récemment ?
— Non.
J’appris plus tard que Tarabykine avait été arrêté pour faits de service : on avait opéré une perquisition dans sa chambre, et on avait trouvé nos lettres. Cela remontait au commencement de décembre ; depuis, les autorités avaient cherché partout mon fils pour l’arrêter aussi, et, ne l’ayant pas trouvé, elles avaient envoyé le juge d’instruction me chercher au camp Androniev.
Mon interrogatoire dura encore quelque temps, le juge notant toutes mes réponses, et toujours sans m’avoir une seule fois regardée en face : comme je l’ai dit plus haut, ce trait me frappait toujours. Lorsqu’il eut fini de me questionner, il me dit :
— Vous allez être mise en jugement, et d’abord conduite en prison. Vous avez cinq minutes pour faire vos préparatifs.
On allait me conduire en prison !... Ces mots sonnaient à mes oreilles comme un glas. Je songeais à Kiev, à mon arrestation, à mon entrevue avec « la présidente » Egorova, à la conversation que j’avais surprise concernant mon exécution, à mon départ pour Moscou... et voilà qu’une nouvelle épreuve venait se joindre à toutes les autres ! On allait m’emmener en prison et me juger ! Mais il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions : le juge d’instruction m’attendait. Je me mis en devoir d’emballer le peu d’effets que je possédais. J’étais calme extérieurement, mais mes mains tremblaient et refusaient d’obéir. Cependant, la nouvelle de mon malheur s’était répandue dans le camp avec la rapidité de l’éclair, et tout le monde accourait me dire adieu... J’étais touchée de ces marques de sympathie. Je traversai pour la dernière fois la cour du monastère. La vie au camp Androniev était loin d’être douce, mais de pires tribulations m’attendaient.
Un automobile nous attendait à la porte du Monastère. J’y montai, accompagnée du juge d’instruction et d’un des gardes, ce dernier armé jusqu’aux dents, et nous roulâmes lentement par les rues sales et mal tenues de la « capitale paysanne et ouvrière. »
Je me souvins soudain que je portais sur moi, cousue dans la doublure de mon manteau, une lettre, — une espèce de testament, — adressée à mon mari, dans laquelle je m’exprimais très énergiquement sur le compte des bolchévistes. Je craignais d’être déshabillée et fouillée à mon arrivée en prison, ce qui mènerait à la découverte de cette lettre. Couvrant mon visage du col de mon manteau, et usant de mes dents, je réussis à extraire la lettre et à la déchirer en mille morceaux que j’envoyai voler par les rues de Moscou.
Je pensais que j’allais être menée à la prison de « Boutyrky, » où beaucoup de « criminels » du même genre que moi étaient détenus ; mais nous roulions dans la direction de la prison pour femmes, « Novinsky, » située dans une ruelle près du boulevard Novinsky. L’automobile s’arrêta aux portes de cette prison, dont l’aspect seul me serra le cœur.
Le chauffeur qui m’avait amenée me suivit dans la salle d’attente pendant que le garde allait quérir l’inspectrice de service ; et, s’approchant de moi, il mit un paquet d’excellentes cigarettes dans ma main, en me disant à l’oreille :
— Je vous plains, « Barynka[4], » j’aurais mieux aimé vous reconduire chez vous que vous conduire en prison : le Diable emporte ces bolchévistes ! Combien de temps faudra-t-il que nous les supportions encore ? Que voulez-vous ? Il faut bien manger.
Une inspectrice m’emmena dans la pièce où les prisonnières étaient déshabillées et fouillées. Nous étions seules. Au ton dont elle me dit : « C’est donc vous, la princesse Kourakine ? » je compris tout de suite qu’elle était des nôtres. Elle n’ouvrit même pas mon sac, me priant seulement de lui remettre mon argent, afin d’éviter tout désagrément. Nous traversâmes la cour de la prison, au bout de laquelle s’élevait un long bâtiment en briques, d’un aspect lugubre. Et je fus introduite dans la salle no 12, dite de quarantaine, où l’on détenait les prisonnières fraîches arrivées.
Pour comprendre mon horreur à l’aspect des femmes assemblées dans cette salle, il faut savoir que la prison Novinsky est une prison spéciale destinée aux éléments les plus vils de la population féminine. Toute la lie était là : les héroïnes de Kouprine, de Gorki et d’Andréeff sont des duchesses en comparaison de ce que je trouvais ici : prostituées, meurtrières et voleuses, un ramassis de créatures ignobles, dépassant tout ce qu’on peut imaginer dans la grossièreté, la dépravation et le cynisme. C’était un vacarme ininterrompu de cris, de jurons et d’obscénités : on peut croire que ma connaissance de la langue russe s’enrichit de maintes « perles » et de maints « diamants » d’un vocabulaire spécial. Des injures crapuleuses ces dames en venaient fréquemment aux coups. Alors, elles se jetaient à la tête tout ce qui leur tombait sous la main, se crachant au visage, se griffant, s’arrachant les cheveux, et jusqu’à ce qu’enfin la plus forte des deux jetât l’autre par terre et la rouât de coups, tandis que la victime hurlait comme une folle. Personne n’osait aborder ces femelles furieuses dans des moments pareils, les geôliers eux-mêmes craignaient de s’en approcher. Ces scènes étaient quotidiennes : les punitions n’y faisaient rien. Rien qu’à voir ces créatures, on était écœuré : sales, débraillées, elles n’avaient plus de formes : ce n’étaient plus des femmes, mais des femelles. La plupart des prisonnières appartenaient à cette catégorie. Joignez-y quelques spéculatrices et fabricantes de liqueurs prohibées. Quant aux « bourjouiky » et aux prisonnières politiques, il n’y en avait pas plus de dix à quinze dans la prison tout entière.
Je me trouvais donc, en réalité, dans une maison de tolérance, dans un véritable repaire de voleuses et de prostituées, et devais me faire à l’idée de vivre dans leur société. La quarantaine achevée, je fus transférée dans la salle no 4. Une certaine Mme Bush (princesse Gortchakof par son premier mariage) s’y trouvait également, femme très sympathique et très intelligente : elle et moi étions les seules « bourjouiky » de cette salle. Sous le régime impérial, les prisonniers politiques étaient séparés des prisonniers de droit commun ; sous le règne des Soviets, ils étaient mêlés aux pires éléments criminels. Il n’était fait d’exception que pour les socialistes-révolutionnaires : ceux-là bénéficiaient d’un régime spécial et de toute sorte de privilèges.
Les prisonnières étaient divisées en deux catégories : celles qui étaient sous le coup d’un jugement, mais dont la sentence n’avait pas encore été prononcée, et celles qui avaient été condamnées. Les premières n’étaient pas obligées de travailler, mais les secondes devaient faire tout le travail de la prison, à la cuisine, à la buanderie, dans la cour, où elles fendaient le bois.
Mon transfert à la prison Novinsky et toutes les nouvelles épreuves par lesquelles je passais avaient encore une fois ébranlé ma santé. Je souffrais, d’asthme et d’étourdissements, à tel point qu’il m’était impossible de monter un escalier sans me reposer plusieurs fois. La mémoire commençait à me faire défaut. Le pis est qu’outre l’eczéma nerveux dont je souffrais depuis les premiers jours de ma captivité, des abcès commençaient à se former sur tout mon corps. Cela débuta par un énorme charbon sur le dos, près de l’épaule : ma température était très élevée, j’avais le dos endolori. A la prison, les « nary » étaient remplacés par des sortes de lits de camp, simples rectangles de fer tendus de grosse toile. Ces lits de camp étaient rabattus pour la nuit, mais la règle prescrivait de les tenir dressés verticalement pendant la journée. Chaque prisonnière se tenait assise sur un petit escabeau, — « sobatchka » (petit chien) dans le jargon de la prison. — C’est ainsi que je passais mes journées. La nuit, j’étais dans l’impossibilité de dormir, ne pouvant me coucher, ni sur le dos, ni sur le côté, sans que mes abcès me fissent un mal affreux. Un proverbe dit : long comme un jour sans pain. J’avais mes jours sans pain. En effet, pour éviter de donner mon linge à laver dans la lessive générale, avec celui de ces femmes, presque toutes avariées, j’avais commencé par laver mon linge moi-même ; mais, dans l’état de faiblesse où j’étais, je me trouvai obligée de louer une des prisonnières pour me remplacer dans cette besogne, et de lui abandonner ma portion de pain en paiement.
Finalement, je fus envoyée à l’hôpital de la prison. Les salles de l’hôpital différaient fort peu de celles de la prison, mais elles étaient moins bruyantes. J’y gagnais, en outre, d’être entourée de personnes convenables, ce qui était pour moi un immense soulagement. Mme Sazonoff, femme de l’ancien ministre des Affaires étrangères, était là. Et là aussi une des cocottes les plus connues de Moscou, Valentine Botina.
Mes abcès ne disparaissaient pas : le charbon avait atteint des dimensions énormes, il fallait le percer, mais il n’y avait pas de quoi désinfecter les instruments. Le docteur décida d’opérer sans instruments ; en usant de ses deux mains, il pressa le charbon de toutes ses forces : je criai de douleur. Il n’y avait ni bandages, ni teinture d’iode, et ma plaie resta huit jours sans être pansée. C’est un miracle si j’évitai l’infection avec cette plaie ouverte, dans un hôpital pullulant de poux.
Le personnel de l’hôpital était entièrement anti-bolchéviste : le docteur S. et les aides-chirurgiens auraient voulu tout faire pour moi ; mais ils ne pouvaient s’exposer aux reproches du favoritisme. De même, les autorités de la prison, depuis le Directeur jusqu’au dernier des geôliers, étaient toutes recrutées parmi les serviteurs de l’ancien régime. Mais il leur fallait une extrême prudence de tendances « contre-révolutionnaires. »
Cependant, le mauvais état de ma santé et l’éternelle sensation de faim que j’éprouvais, m’amenaient peu à peu à un état de dépression profonde. Sans nouvelles de mon mari, je n’étais guère moins inquiète de mon fils. Ajoutez l’incertitude complète où je me trouvais, par rapport à ma mise en jugement. Deux mois s’étaient écoulés depuis que j’avais été amenée à la prison Novinsky, et je me rendais compte que l’inculpation sous laquelle je me trouvais était des plus graves, au point de vue des Soviets. J’étais accusée de fournir des officiers à l’armée blanche... sans compter que j’étais la cousine du baron Wrangel, ce qui était, par soi-même, un crime. Du temps de ma détention au camp, la famille Kostomaroff, — père, fils, fille, — avait été fusillée pour avoir correspondu avec un officier de l’armée blanche qui était un de leurs parents.
Je me souviens du profond sentiment de tristesse qui s’empara de moi la nuit de Pâques ! Il y avait une église à la prison ; par miracle, les Bolchévistes ne l’avaient point fermée et y toléraient le service divin. Le temps était magnifique, malgré la saison peu avancée. Les fenêtres de l’hôpital faisaient face à l’église ; la messe de minuit avait commencé, mais je ne pouvais me décider à m’y rendre : je craignais d’éclater en sanglots, et ne voulais pas montrer mon émotion. J’ouvris la fenêtre... L’église était brillamment illuminée, j’entendais chanter : « Le Christ est ressuscité, » toutes les cloches de Moscou sonnaient et les étoiles scintillaient dans le ciel clair. Mon cœur avait toujours été joyeux à Pâques. Mais à présent, je voyais et j’entendais toutes choses comme si j’étais de l’autre côté de la tombe !
Ce fut peu de jours après Pâques, que j’eus connaissance de l’acte d’accusation dressé contre moi, le jugement devant avoir lieu sous peu. J’étais inculpée d’être « une propriétaire qui buvait le sang du peuple, » une aristocrate titrée, une parente de Wrangel, qui fournissait des officiers à l’armée blanche, — tous crimes que je savais déjà à ma charge : l’acte d’accusation ne m’apprit rien de nouveau.
Dix jours s’écoulèrent. Enfin, le 21 avril/4 mai, appelée au guichet, j’y appris que je serais jugée le lendemain, au Kremlin. Je savais la menace qui pesait sur moi ; mais j’aspirais à en finir avec ce jugement, après trois mois d’attente ! Je savais que je serais calme lorsque l’heure sonnerait, comme je le suis toujours dans les moments critiques ; toutefois, cette nuit-là je ne pus dormir.
Deux gardes vinrent me chercher le lendemain. La sombre et lourde porte de la prison s’ouvrit devant moi, et, au premier moment, par pur instinct animal, je poussai un soupir de soulagement, humant à pleins poumons l’air frais et parfumé du printemps, admirant la jeune verdure des arbres... Minute délicieuse... Puis, brusquement, l’odieuse réalité me ressaisit. Je marchais entre deux gardes sur le pavé raboteux de Moscou : mais j’étais si faible, qu’à peine avais-je fait cent pas, je fus prise de vertige. Mes gardes n’étaient pas méchants ; d’eux-mêmes, ils me firent asseoir et me permirent de me reposer un instant. La route de la prison au Kremlin me parut interminable. Il était six heures du soir quand nous arrivâmes enfin à destination. Nous fûmes bientôt rejoints par un prisonnier qu’on menait également au Kremlin. De taille moyenne, le visage sympathique, il paraissait tout jeune. C’était le président de ta « Commission pour affaires des jeunes criminels, » ce Tarabykine, dont l’existence m’avait été jusqu’alors complètement inconnue, et dont la destinée se trouvait si étrangement liée à la mienne. ;
On nous conduisit tous les deux à l’ancien palais de l’empereur Nicolas Ier, actuellement « Comité central exécutif pan-russe, » qui tient entre ses mains le sort de la malheureuse Russie. Les gardes s’informèrent : ordre de nous mener à la « Section pour criminels graves » située au sous-sol de l’aile gauche du palais. La salle où nous nous trouvions était spacieuse, divisée par une cloison en trois parties, dont l’une fut assignée aux gardes, la seconde à Tarabykine et la troisième à moi. Les murs étaient couverts d’inscriptions qui ne prophétisaient rien de bon : « Un tel a été détenu ici et fusillé le….. de l’année... » J’y retrouvai le nom de plusieurs personnes que je connaissais, entre autres celui de Shtcheglovitoff, ancien ministre de la Justice sous le régime impérial.
Tarabykine et moi, nous eûmes bientôt fait de lier amitié et de nous présenter mutuellement nos excuses ; c’était sa faute si j’avais été mise en prison, et c’était la mienne s’il avait été accusé d’être « contre-révolutionnaire : » nous étions quittes ! Nous nous mîmes d’accord sur ce que nous dirions concernant la fuite d’André. J’étais contente de n’être pas seule. Mes nerfs étaient tendus à l’extrême : à deux, il était plus facile de supporter cet événement. On nous apporta un souper que nous attaquâmes avec délices, car nous mourions de faim tous les deux ; à notre grand étonnement, ce souper se trouva être très bon, ou peut-être nous parut-il tel après l’infâme nourriture de la prison.
Le lendemain matin, nous apprîmes que le jugement était fixé pour midi. On nous conduisit au C. C. E. P. R. (Comité central exécutif pan-russe). Les jugements avaient lieu d’ordinaire au « Revtribunal » (Tribunal révolutionnaire) ; mais notre affaire était, paraît-il, d’une telle gravité qu’il avait été décidé que nous serions jugés au C. C. E. P. R. qui correspondait à l’ancien Sénat. Les « contre-révolutionnaires » les plus importants étaient seuls amenés devant ce tribunal. C’était un honneur insigne dont nous aurions eu mauvaise grâce à ne pas nous montrer très flattés.
Nous fûmes introduits dans la salle où les accusés attendent leur tour. Plusieurs « défenseurs en droit, » — terme qui signifie « avocat » en langage bolchéviste, — vinrent nous offrir leurs services. On permettait aux prisonniers d’avoir des « défenseurs en droit » du C. C. E. P. R. Je répondis d’abord que je saurais bien me défendre moi-même, et que ce ne serait pas difficile, vu l’absurdité totale de l’accusation. Ils me conseillèrent néanmoins de ne pas refuser leur aide, ce qui ne m’empêcherait nullement de dire tout ce que j’avais à dire. Nous finîmes par nous entendre, et je n’eus point à le regretter par la suite.
Encore une heure d’angoisse... Nous fûmes enfin appelés dans la salle du jugement. Deux gardes nous accompagnaient. Je fus prise, soudain, d’une folle envie de rire. La situation était par trop absurde ! Cette Russie des Soviets, avec ses bourreaux communistes, m’apparaissait comme une maison de fous.
L’affluence était grande : le bruit ne courait-il pas que j’avais été prise en flagrant délit de trahison, qu’on avait découvert un complot important, toute une organisation contre-révolutionnaire ? Wrangel venait de déclencher une offensive ; les rouges étaient très agités, très inquiets, comme ils l’étaient toujours au moindre revers de leurs armées. Ma parenté avec lui rendait ma situation des plus fâcheuses. Lénine avait, parait-il, donné l’ordre de lui faire des rapports journaliers sur « le cours de mon affaire. »
Je sentis, en entrant dans la salle, des centaines d’yeux fixés sur moi. Ces misérables s’attendaient à voir une femme accablée. Ils jouissaient d’avance à l’idée d’humilier la princesse Kourakine... , eux, les prolétaires !... Je m’en rendis parfaitement compte, et m’appliquai à leur causer une déception. Je m’approchai du banc des accusés la tête haute, je jetai un regard sur la plateforme, tendue d’une étoffe écarlate, puis sur le Tribunal : quatre avocats, — tous Juifs, — d’un côté ; au milieu, assis à une grande table, le président du Tribunal, — un ouvrier russe ; ses deux adjoints et le secrétaire, — des Juifs également... ; à une petite table séparée, Krylenko, le grand Krylenko (alias Tzeitlin), ex-commandant en chef de l’armée rouge... Ce tyran dont la signature était au bas de milliers de sentences de mort, ce bourreau aux mains tachées de sang, Krylenko allait être mon accusateur... En vérité, on me gâtait !
Le Tribunal siégea pendant deux jours. Ce fut seulement le second jour, que vint mon « affaire. » La salle était comble, presque tout entière en sympathie avec moi.
— Accusée, interrogea Krylenko, avouez-vous votre faute ?
— Je n’ai rien à « avouer, » répondis-je, n’ayant aucune faute à me reprocher : je « reconnais » avoir écrit à Wrangel.
Krylenko m’accabla d’un torrent de questions et un vrai duel de paroles s’ensuivit entre nous. Il parlait de toute espèce de choses qui n’avaient aucune relation avec mon affaire, me demandant des détails sur mes propriétés : combien il y avait d’hectares, comment était la maison, combien de temps je passais dans mes biens, etc., etc. .
— Votre mari était-il au service de l’Etat ?
— Non.
— Avait-il une charge de Cour ?
— Oui, il avait le titre de Veneur à la Cour de Sa Majesté Impériale.
Krylenko fit une grimace dédaigneuse et me regarda d’un air moqueur.
— Ainsi, fit-il, il portait un uniforme chamarré d’or ?
— Dieu soit loué, répondis-je, il ne portait pas de veste en cuir, ni de chemise boutonnée de côté !
— Quelle est votre parenté avec Wrangel ?
Je lui expliquai que nos pères étaient frères.
— Vous êtes donc née Wrangel ?
— Oui.
— Et vous portiez le titre de baronne !
— Oui.
Krylenko goguenarda, tourné vers le public :
— C’est admirable ! Elles ne peuvent se passer de titres. Elles naissent avec un titre et elles épousent des hommes titrés. C’est vraiment admirable !
Je n’y tins plus. Je me levai soudain et lui lançai au visage :
— Et ma grand mère avait un titre, et mon arrière grand mère de même !
Le public riait de bon cœur. Krylenko fronça le sourcil et changea de sujet.
— Avez-vous des relations dans l’armée blanche ?
— Quelle question ! Tous mes parents, tous mes amis sont dans l’armée blanche. Aucun d’entre eux n’admet la possibilité de servir les Soviets.
— Pouvez-vous me donner quelques noms ?
— Certainement...
Et je me mis à énumérer d’un seul trait tous les noms de l’Almanach de Gotha russe : les Galitzine, les Dolgorouky, les Shérémétieff, les Vorontzoff, les Gagarine, les Shouvaloff, les Viazemsky, les Bobrinsky, les Shakhovskoy, les Kotchoubey...
— Assez, assez, interrompit Krylenko. Et, sans doute, ce n’est pas la première fois que vous recommandez des officiers à Wrangel ?
— Je ne l’ai jamais fait jusqu’à présent.
— Pardon, vous dites dans votre lettre à Wrangel (il ouvrit ma lettre et se mit à lire) : « Mon cher Piper ; tu sais que je ne t’ai jamais recommandé un homme indigne... » Qu’avez-vous à répondre, accusée ?
— Ce que j’ai à répondre, c’est que tous ces messieurs, — je montrai du geste les juges, le secrétaire, le procureur, tous représentants typiques de la race juive, — ne savent pas lire le russe. Je vous prie de relire attentivement ma lettre (je la savais par cœur), vous n’y avez changé qu’un seul mot, mais tout le sens s’en trouve altéré. Il est dit dans ma lettre : «... tu sais que je ne t’aurais jamais recommandé un homme indigne. » Ne trouvez-vous pas que le sens est tout différent ?
Krylenko avait l’air penaud. Il passa à d’autres questions.
Moi, je triomphais ; j’étais résolue à ne plus rien ménager ; je jouais le tout pour le tout.
— Savez-vous où est votre fils ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Tenez-vous pour fausses les accusations qui pèsent sur lui ?
— Oui et non. Il est fort probable qu’il a fui le paradis socialiste, car je n’ai aucunes nouvelles de lui. Quant à l’insinuation qu’il a plus de seize ans, et qu’on a abaissé son âge, afin de donner à la « Commission des jeunes criminels » la possibilité de le libérer, cela est entièrement faux. Il est dit dans l’acte d’accusation : André Kourakine, supposé être âgé de seize ans. Renseignez-vous au lieu de sa naissance. Il m’est bien impossible de vous montrer nos papiers, puisque la « Vé-Tché-Ka » de Kiev nous les a pris. Quelque dame communiste s’est sans doute emparée de mon passeport, et se fera passer pour la princesse Kourakine. Mais je n’en ai cure. Si vous avez votre « Internationale » prolétaire, nous avons une « Internationale ». de la noblesse, où chacune des princesses Kourakine est connue : il n’y en a que quatre dans le monde entier.
Je m’amusais... Ce qui n’empêchait pas que mon cœur battit à coups précipités : je fumais cigarettes sur cigarettes... Krylenko continuait :
— Vous rendez-vous compte, maintenant, que vous avez commis un crime à l’égard des Soviets en recommandant un officier à Wrangel, surtout un officier au service des Soviets ?
— Et vous, se peut-il, que vous ne compreniez pas le véritable motif de mon action, qui n’était ni d’agir contre le Gouvernement des Soviets, ni de fournir d’officiers l’armée blanche, mais uniquement d’acquitter une dette de reconnaissance maternelle. C’est si simple qu’un enfant nouveau-né le comprendrait, — et vous avez des cheveux gris !
L’effort de Krylenko tendait à établir un rapport entre mon action et quelque affaire de complot contre-révolutionnaire, comme l’affaire de Samarine, par exemple, dont on parlait beaucoup à cette époque. Il tâchait de me troubler et de m’embrouiller, mais mon cas était si clair, et je me souciais si peu de cacher ce que je pensais et ce que je sentais, — même ma haine et mon mépris profonds pour les bolchévistes, — que je n’éprouvais guère de difficulté à parer ses attaques.
Mon défenseur prit alors la parole, et, je dois l’avouer, avec infiniment de talent. Un silence profond régnait dans la salle. Orateur d’éloquence pittoresque et convaincante, je constatais, en outre, qu’il avait étudié sérieusement mon affaire. Il insistait particulièrement, comme je l’avais fait moi-même, sur le fait que mon action ne provenait d’aucune considération ou opinion politique, mais d’un simple sentiment de reconnaissance pour la bonté témoignée à mon fils. On sentait que son discours produisait une grande impression.
Lorsqu’il eut fini, ce fut le tour de l’accusateur, Krylenko. Celui-là parlait d’un ton saccadé, chacune de ses paroles respirant la haine, non seulement à mon égard, mais à l’égard de toute notre classe sociale, des blancs et de tous ceux qui ne partageaient pas ses opinions politiques. Nous pressentions tous les deux, Tarabykine et moi, qu’il demanderait pour nous le maximum. Alors le Tribunal adoucirait-il la peine ? Nous avions vu juste : Krylenko demandait pour moi dix ans, pour Tarabykine vingt ans de prison.
Le coup était rude, mais je serrai la petite icône de la « Iverskaïa Bojia Mater [5] » que je tenais dans dans mes mains, et mon cœur était plein de foi.
Les accusés ont le droit de dire un dernier mot en leur faveur.
Quand vint mon tour : « Non, répondis-je, je ne dirai rien, car je ne veux pas avoir recours à votre pitié. Consultez votre conscience, si vous en avez une. »
C’était fini ; Krylenko et les juges se retirèrent dans la salle voisine pour conférer ; après quoi, la sentence définitive serait rendue. Tarabykine et moi fûmes reconduits dans la salle réservée aux prévenus. Nous étions, naturellement, assez nerveux. Mon défenseur vint me serrer la main : « Du calme, me dit il J’ai bon espoir. » Je le remerciai sincèrement pour sa brillante plaidoirie. Une heure s’écoula, et nous fûmes appelés encore une fois dans la salle du Tribunal. Je retournai à ma place : mon cœur battait à se rompre ; je contemplais le ciel pâle du printemps, — et je priais. Le Président lut à haute voix les noms des autres prisonniers. Mon tour vint enfin :
« La citoyenne Tatiana Kourakine est condamnée par le Haut Tribunal à une année de prison avec travaux forcés, étant considérée comme personne dangereuse pour la République paysanne et ouvrière des Soviets ; coupable de contre-révolution, de relations avec les blancs, et d’avoir recommandé un employé des Soviets, Tarabykine, à son cousin, le baron Wrangel, par une lettre écrite de sa main. »
Un an de prison ! Dieu avait entendu mes prières ! J’avais vécu trois mois dans l’attente du jugement, avec les plus sombres perspectives : qu’était-ce qu’une année de captivité en comparaison ? Tarabykine avait deux ans de prison : lui aussi, il s’en tirait à bon compte.
Dans la salle, le public était debout, en rumeur ; beaucoup de gens complètement inconnus s’approchaient de moi, m’offraient leurs félicitations, ou me souriaient de loin avec sympathie. Mon défenseur accourut, rayonnant, et me félicita. Nos gardes nous pressaient de partir. Nous fûmes reconduits dans la salle « pour criminels graves, » où nous devions passer encore une fois la nuit. Mais combien différent était maintenant notre état d’esprit ! A l’angoisse avait succédé l’animation, presque la gaité : nous passâmes la soirée à causer de mille choses. Le sort réunit parfois les gens d’une façon étrange ! La similitude de notre position nous donnait le sentiment d’être de vieux amis.
Le lendemain matin, je fus reconduite à la prison, où je fus fêtée. Depuis quatre jours qu’on ne me voyait pas revenir, on ne laissait pas que d’être inquiet...
Princesse TATIANA KOURAKINE.
- ↑ Copyright by princesse Tatiana Kourakine, 1922.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre.
- ↑ Les Russes, les Petits-Russes surtout, ont pour mets favori une espèce de gruau fait avec du grain de millet, qu’ils mangent avec du beurre, ou plus souvent, avec du lard,
- ↑ Diminutif familier de « Barynia, » Madame.
- ↑ Une des images les plus vénérées à Moscou. La chapelle de la « Iverskaïa Bojia Mater » est un de ses sanctuaires les plus saints.