Aller au contenu

Dix ans de bohème/09

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 205-240).
◄  VIII
X  ►


IX


Oh ! l’argent ! — Francisque Sarcey et Jules Claretie. — L’Étudiant de F. Champsaur. — Les Écoles. — Le Molière de Georges Berry. — Un enterrement d’huissier. — La Revue moderne et naturaliste : Harry Alis et Guy Tomel. — Débuts variés. — L’Hydropathe : Paul Vivien. — Binettes et sonnets. — Tout-Paris. — Une soirée qui ne ressemble pas au supplice du pal.


Comme on achevait de dîner, au restaurant, sur le boulevard Montmartre, je demandais une voiture ; un très parisien camarade me dit alors :

— Où pouvez-vous aller si vite ?

— Présider les hydropathes, lui répondis-je.

— Ça vous rapporte donc ?

— Rien.

— Alors, conclut-il, c’est bête !

C’était bête, c’était naïf, c’était ainsi. Je m’imaginais remplir une mission : faire pénétrer dans les cervelles des jeunes étudiants, destinés à devenir la haute bourgeoisie, des notions de poésie et d’art ; leur dévoiler des livres inconnus d’eux, par le traitement de la diction publique ; forcer les jeunes poètes à entrer en lice, pareils à des troubadours des anciens temps, pareils et dissemblables en ce que les troubadours venaient frapper aux portes seigneuriales des châteaux féodaux, et qu’aujourd’hui c’est en s’adressant, sinon au suffrage universel, du moins au suffrage restreint des capacitaires bourgeois, rois de l’époque, qu’on peut se faire connaître et apprécier.

Cet apostolat bizarre était complet : dénué de toute jalousie littéraire, de tout parti pris d’école, essayant de laisser la place ouverte à tous les poètes, aux romantiques, aux parnassiens, aux brutalistes, modernistes, symbolistes, voire aux chansonniers gaulois, aux satiristes, et jusqu’aux mauvais poètes désireux de se lancer ; tous avaient le droit à la rampe, et le public seul devenait leur juge. Point une coterie, cela, ni lancement personnel, mais une sorte de théâtre de la poésie ouvert à tous, et en même temps un champ d’études pour les élèves du Conservatoire (pends-toi, Bodinier, nous avions rêvé le théâtre d’application avant toi).

Programme désintéressé pécuniairement, et, — chose plus difficile — littérairement désintéressé. Recommencerions-nous aujourd’hui, je ne sais pas ; mais, en tout cas, ce qui fut fait alors partait, on l’accordera, d’un sentiment digne d’éloge.

Je dois dire qu’en face de cette critique en une ligne de mon boulevardier, nous eûmes le plaisir, les camarades et moi, de recevoir, en colonnes de journal, les louanges et les encouragements de la presse.

Francisque Sarcey écrivait dans le XIXe Siècle (déc. 1878).

Les jeunes gens qui se sont réunis pour foncier ce cercle (les hydropathes) sont pour la plupart des poètes en herbe, ou des élèves de l’École des Beaux-arts, ou des musiciens. Il n’y a guère que cinq ou six semaines que le club est fondé, et il compte déjà près de deux cents membres.

Il est confortablement installé rue Cujas… Là on dit des vers, on fait de la musique, on chante et l’on cause… Quelques jeunes artistes se sont déjà plu à venir à ces séances, qui sont aimables et gaies. Villain (de la Comédie-Française) y a fait des imitations fort drôles, dont tout le monde s’est pâmé. Coquelin Cadet y a dit quelques-unes de ces spirituelles saynètes qu’il débite à ravir et qui ont tant de succès dans les salons et les concerts. Il est probable qu’une fois l’institution connue, d’autres artistes ne demanderont pas mieux que de se faire entendre, dans ce milieu très intelligent, tout ensemble et très sympathique.

Ces jeunes gens, au besoin, se pourraient suffire à eux-mêmes. Beaucoup sont poètes, je veux dire qu’ils font des vers. Il est tout naturel qu’on leur demande d’en lire… Ce nombreux auditoire vaudra mieux pour leur former le goût et les avertir de leurs défauts que ces petites chapelles soi-disant poétiques, où chacun passe Dieu à son tour, tandis qu’une demi-douzaine de thuriféraires lui donnent de l’encensoir par le nez, à charge de revanche. Ces étroites coteries gardent leurs fenêtres soigneusement fermées aux grands courants de l’opinion publique. Les initiés y respirent un air subtil et entêtant, où leur talent risque de s’étioler. Les raffinements précieux de ces ciseleurs de vers ne vont pas au grand public, et c’est pour cela que je ne suis pas fâché d’apprendre que nos jeunes poètes peuvent aujourd’hui lire, devant des auditoires nombreux, leurs productions nouvelles.

J’espère que beaucoup d’étudiants se feront agréger à ce club. Un jeune poète me faisait remarquer, non sans quelque amertume, que, parmi les étudiants en droit ou en médecine, il y en a, et des plus distingués, qui en sont encore, en fait de poésie, à la poésie classique, qui, depuis leur sortie de collège, n’ont rien lu que leurs livres de travail, ou, par-ci par-là, le roman du jour, et ne se doutent pas de la grande révolution que V. Hugo a faite dans le vers français, en ces trente dernières années.

N’y aurait-il pas quelque avantage à se joindre à toute cette élite de jeunes artistes, dont quelques-uns s’empareront un jour de la célébrité, qui deviendront des écrivains ou des peintres ou des musiciens de premier ordre, comme ils se destinent eux-mêmes à marcher sur les traces des Allou ou des Velpeau.

Après tout, une soirée passée là, à causer d’art et de littérature, est au moins aussi agréable, et, à coup sûr, plus utile que ne le sont les heures perdues à remuer des dominos sur une table de café. Il me semble que, si j’avais vingt ans, je demanderais à entrer au club des hydropathes.

Parmi bien d’autres articles, bien d’autres encouragements, même sous forme de lettres, je cite encore — car il se faut borner — ces lignes d’une correspondance écrite à l’Indépendance belge (février 1879), par M. Jules Claretie :

… Et les hydropathes, qu’est-ce que cela ? C’est une façon de club, une association littéraire de la rive gauche, qui semble croître chaque jour en nombre et en importance, et qui a déjà son journal, son moniteur officiel, l’Hydropathe, comme elle a son président, M. Émile Goudeau, un poète, l’auteur d’un vigoureux volume de vers qui s’appelle hardiment : Fleurs du bitume. M. Goudeau est un Périgourdin qui a su rendre avec énergie les nostalgies parisiennes ; il y a des muscles dans sa poésie. Le mercredi et le samedi, il préside donc, dans un rez-de-chaussée de la rue Cujas, cette réunion d’hydropathes, qui font de la musique, disent des vers, ou en écoutent ; ils sont près de trois cents déjà, il y a trois mois, ils étaient trente. Coppée, Monselet, André Gill, Paul Arène, entrent parfois au cercle hydropathesque, et y récitent des sonnets ou des fragments de poèmes ou de fantaisies, prose et vers. Coquelin Cadet est le porte-voix de la plupart de ces nouveaux venus, il leur prête son flegme britannique, récite leurs bouffonneries, ou fait vivre leurs chimères. Les fantastiques saynètes de Charles Cros ont en lui un avocat applaudi ; il est bien l’homme de ce comique bizarre, étourdissant, d’une folie intense… Il entraîne d’ailleurs chez les hydropathes plus d’un camarade de la Comédie-Française ; et, grâce à lui, cette réunion nouvelle, qui ne manque ni de poésie ni d’ardeur, connaît et applaudit le rire.

Ainsi, c’est peut-être de ce rez-de-chaussée de la rue Cujas que sortira une renaissance littéraire pour le vieux quartier Latin. Il n’y a plus d’étudiants, dit volontiers M. Duquesnel, quand on lui parle du public de l’Odéon.

On voit qu’il se trompe. Qui sait ce que deviendra le club des hydropathes, tout bouillant, plein de vaillance, avec ses admirations et ses haines violentes ? Je n’en sais rien, mais j’y vois un heureux symptôme[1].

Pour répondre à ce besoin d’activité qu’une réunion de trois cents jeunes gens faisait fermenter, bientôt des journaux et des revues se fondèrent, quelques-uns moururent rapidement, d’autres résistèrent pendant des années. Il y eut l’Étudiant, de Félicien Champsaur ; les Écoles d’Harry Alis et Guy Tomel, qui vécurent peu ; puis l’Hydropathe, directeur : Paul Vivien ; rédacteur en chef : Émile Goudeau ; le Molière de Georges Berry ; la Plume de Jean de la Leude, la Revue moderne, par Harry Alis et Guy Tomel, qui eurent une assez longue carrière, surtout la Revue moderne.

C’est ici le lieu de parler de ces journaux et revues.

Félicien Champsaur était un des plus jeunes, sinon le plus jeune des hydropathes ; mais, remuant et audacieux comme pas un, sous un aspect timide qui le faisait parler en style de télégramme, ou en petit nègre. Cela ne l’empêchait pas d’écrire de forts jolis vers, et d’exprimer dans la Lune rousse, d’abord avec André Gill, ensuite dans l’Étudiant, qu’il venait de fonder, des idées justes, nettes, telles que celles dont M. Jules Claretie parlait dans l’article de l’Indépendance cité plus haut.

« … Vive le tapage produit par le battement des cœurs de vingt ans ! Dans une gazette du quartier Latin, qui prend pour titre l’Étudiant, un nouveau venu, plein d’ardeur, prosateur et poète, M. Félicien Champsaur, propose à tous les directeurs de théâtre de faire, aux premières représentations, un service à la jeunesse. Vingt places payées qu’on réserverait à ces étudiants. Peut-être communiqueraient-ils un peu de leur fièvre à ces premières toujours uniformes où se rencontrent éternellement le dessus et le dessous du panier parisien.

« Et ce projet, qui me sourit, ne date pas d’hier. Il fut exécuté à l’Odéon du temps de M. de la Rounat, etc. »

À cette époque, F. Champsaur hésitait un peu entre la politique et les lettres. Il fréquentait Laguerre et Pichon, les futurs députés, autant qu’André Gill, avec lequel il devait créer les Hommes d’aujourd’hui ; ce fut un des premiers adeptes du club, et les hydropathes, où il venait dire des sonnets d’un modernisme souvent exquis, et qui ont paru à l’Événement et ailleurs, avant d’être réunis en volume chez Lemerre.

Les Écoles, fondées par Harry Mis et Guy Tomel, vécurent peu ; mais les deux jeunes associés y apprirent le métier de directeur, cette expérience leur permit ensuite de faire durer quatre ans la Revue moderne, dont je parlerai plus loin.

La Plume, de Jean de la Leude, avait pour secrétaire l’hydropathe Edmond Deschaumes, dont les chroniques ont été depuis si remarquées au Réveil, à l’Écho de Paris, à l’Événement, au Mot d’Ordre, et, entre temps, au Chat Noir-journal. La Plume — titre bizarre — ne dura pas ; on appela bientôt ce recueil la Revue artistique et littéraire, et comme elle possédait une couverture émeraude, la Revue Verte.

Le Molière, de Georges Berry, actuellement conseiller municipal, eut une existence de peu de durée ; néanmoins, ce journal eut pour collaborateur Clairville, le célèbre Clairville (il était encore célèbre en ce temps-là). La mort de ce vaudevilliste fut l’occasion d’une bizarre aventure. Georges Berry et le directeur du Molière devaient aller à l’enterrement du maître ès flonflons. Ils partirent en retard, et se rendirent à l’église. Là, ils se dissimulèrent dans la foule. Le directeur du Molière, très ignorant de Paris, reconnaissait ou croyait reconnaître dans l’assemblée Victor Hugo, Renan, Émile Augier, Mme Anaïs Ségalas, Emmanuel Gonzalès et tutti quanti ; prudent et déjà politique, Georges Berry ne reconnaissait personne. La cérémonie étant terminée, les deux directeurs du Molière se jetèrent dans une des voitures de deuil, et atteignirent le Père-Lachaise. Là, graves et recueillis — Berry cherchant vainement une figure de connaissance parmi l’assemblée, tandis que son jeune co-directeur entrevoyait ici Madeleine Brohan ou Coquelin Cadet, plus loin Barbey d’Aurevilly ou Burani — là, graves et recueillis, ils se mirent au premier rang, pour écouter, sur la tombe de Clairville, le discours de circonstance, l’oraison funèbre. Un homme s’avança sur le talus, un homme grisonnant.

— C’est Émile Augier, murmura le co-directeur.

— Chut ! fit Georges Berry, qui continuait à ne reconnaître personne.

Le monsieur grisonnant commença :

— L’homme, que nous pleurons tous, fut un modèle dans une profession, hélas ! trop dénigrée. Il avait à la fois la dignité et le style de cet emploi, si nécessaire à la sécurité des transactions…

— Où sommes-nous ? pensait Berry.

« … des transactions, dont l’honnêteté devrait être la règle, mais qui si souvent sont en proie à des contractants infidèles. Nous subissons le discrédit !… Mais, messieurs, ceux qui nous discréditent, sont ceux-là précisément qui ne devraient avoir aucun crédit… Ah ! Messieurs ! devant cette tombe si prématurément ouverte, je voudrais pouvoir dire ce qu’est la vie honnête, probe, acharnée, des hommes qui représentent la Porte de la Justice ; car le papier timbré n’est autre que le glaive de la Loi moderne, et, comme l’indique notre titre, nous gardons l’Huis sacré du temple du Droit. Dire du mal des huissiers…

— Oh ! dit Georges Berry, fuyons.

— Mais pourquoi, répartit le co-directeur, il parle très bien, Émile Augier.

— Allons ! allons ! fit Berry.

Et ils décampèrent. Ils s’étaient trompés de chapelle, et avaient suivi l’enterrement d’un huissier.

J’étais alors rédacteur du Molière ; mais je n’allai pas à l’enterrement de Clairville.

Je fus aussi — oh ! un court instant — secrétaire de la Revue moderne et naturaliste. Elle s’appela moderne dès l’abord, puis naturaliste, afin de complaire à Harry Alis, qui en tenait pour l’école zolaïque et obligatoire — obligatoire à cette époque-là ! ô temps enfui !

Ce fut pour les hydropathes, simples diseurs de vers, une occasion de débuter sous la forme typographique, à côté de ceux qui déjà s’étaient fait imprimer et applaudir. Je trouve parmi les noms acclamés ou connus, arrivés ou tout au moins dévirginisés par la publicité : Paul Bourget et Maupassant. Des vers de Bourget et aussi une étude de Renan.

De son ermitage de la rue Guy-de-la-Brosse, le doux poète, l’analyste délicat qui devait devenir le profond psychologue du roman, sortait parfois pour venir aux hydropathes, et il nous donnait quelques vers. Je cite au hasard :

SONNET

S’il est un instrument qui déshonore l’âme,
C’est d’aimer une femme indigne, et de saisir,
À l’heure extasiée et tendre du plaisir,
Dans sa voix, un écho de son métier infâme.

Ces mots entrecoupés de ces soupirs de flamme,
Elle les a soufflés froidement, à loisir,
Pour exciter leurs sens et fouetter leurs désirs,
À l’oreille de ceux qui paient pour qu’on se pâme.

Et puis, ils ont étreint tout nu ce corps si beau,
Ils ont baisé sa bouche, ils ont baisé sa peau,
Leurs mains ont caressé sa chair abandonnée…


Ah ! que n’est-il une eau lustrale, un vin puissant,
Ô femme, pour guérir l’âme passionnée,
Ou pour te rajeunir et le laver le sang.

Guy de Maupassant, qui, tout en fréquentant aux soirées de Médan, n’avait pas donné ce chef-d’œuvre, Boule-de-Suif, cherchait encore sa voie dans la poésie ; l’une de ses pièces, intitulée la Fille, faillit faire passer la Revue sous le knout de la justice.

Dans le même numéro, J.-K. Huysmans donnait une étude courte intitulée Symphonies parisiennes. Mais là débutèrent, si je ne m’abuse, Paul Alexis — le futur Trublot du Cri du Peuple — avec les Femmes de M. Lefèvre ; Edmond Deschaumes, avec une nouvelle un Nihiliste français ; Guillaumel, c’est-à-dire Guillaume Livet (Mirliton du Gil-Blas et de l’Événement), la Fabrication d’un roman ; Paul Lordon (le Diablotin de l’Écho de Paris) avec des critiques dramatiques ; Dubut de Laforet avec une nouvelle, Dans les champs ; Maurice Guillemot, Detouche et Fragerolle (critique par hasard, musicien de profession) et mon pauvre cher frère Léo Goudeau, lui aussi musicien, devenu écrivain sous le pseudonyme de Léo Montancey (il est mort à la peine) ; et Vast-Ricouard et les chefs de la prose, Harry Alis, Guy Tomel et Champsaur. Pour la poésie, je vois des disparus, comme Jules Aubry — grave professeur de droit, en province aujourd’hui — avec les Moulins de pierre, dont je veux citer les premières strophes :

Vous êtes les géants superbes de la plaine,
Ô vieux moulins à vent sur le sol accoudés,
Et, dans les champs baignés de lumière sereine,
J’aime à voir se dresser vos profils dénudés.

J’aime vos toits en cône et vos murailles grises,
Et le vol des oiseaux qui vient raser vos flancs,
Et vos ailes de toile où palpitent les brises,
Et vos meuniers pareils à des fantômes blancs.

Mon œil se plaît souvent, ô mes bonnes tourelles,
À voir dans l’air sonore et rempli de frissons,
S’ébranler lentement vos gigantesques ailes,
Quand le vent qui se lève incline les moissons.

Vous êtes les joyeux travailleurs que la brise
Anime incessamment à grands coups d’éventail,
Et vous m’égayez l’âme, ô clochers sans église,
Où sonne tout le jour la messe du travail…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’aurais voulu citer aussi les premiers vers de Théodore Massiac[2] (qui, aujourd’hui, écrit les avant-propos dramatiques au Gil-Blas) et les débuts de Trézenick, auteur des Gouailleuses ; de Lemouël (poète des Feuilles au vent, et dessinateur du Chat noir) et de Gustave Vautrey (qui fit jouer en collaboration avec Livet un acte à l’Odéon), et de Clovis Hugues, le farouche tribun, tous placèrent en bel ordre leurs vers sous le pavillon hydropathique que tenait haut et ferme la Revue moderne et naturaliste. Eh quoi ? je vois là poindre l’oreille d’un décadent — oh ! non, pas décadent ni déliquescent, il m’en voudrait trop — d’un symboliste, Gustave Kahn.

C’est un poème en prose qui commence ainsi :

« Absinthe, mère des bonheurs, ô liqueur infinie, tu miroites en mon verre comme les yeux verts et pâles de la maîtresse que jadis j’aimais. Absinthe, mère des bonheurs, comme Elle, tu laisses dans le corps un souvenir de lointaines douleurs ; absinthe, mère des rages folles et des ivresses titubantes, où l’on peut, sans se croire un fou, se dire aimé de sa maîtresse. Absinthe, ton parfum me berce…

Cela se termine de la sorte :

« Le caboulot est large, carré, et, sur les tonneaux aux ventres ronds, le gaz allume des étincelles, et sur les tables de bois, jacassent et fument des pipes des gens pauvres et mal mis, enlaidis des lueurs du gaz…

« … Et là viennent des collégiens, pour fumer en contrebande la pipe qu’ils déposeront, là-bas, près d’un mur. Ils s’en vont, les collégiens, l’estomac tout barbouillé, mais si fiers d’avoir accroché à leurs dents le brûle-gueule qu’ils iront déposer là-bas près d’un mur.

« Le caboulot est carré, long, plein de lumière et de fumée. »

Maurice Rollinat donnait aussi très souvent à la Revue les pièces dites aux hydropathes, et, pour mon compte, vers ou prose, j’y versai soit sous mon nom, soit sous le pseudonyme de Diégo Malevue, ou de Dr Servet, la valeur d’un fort volume in-octavo.

La Revue moderne et naturaliste, sise d’abord au cinquième étage, rue Blanche, vint se loger rue Monsieur-le-Prince au rez-de-chaussée, d’où elle partit vers la rue Grange-Batelière, où, à l’âge de deux ans et quelques mois, elle expira, munie des sacrements hydropathiques, et pleurée par tous ceux qui la connurent.

Ce fut certes le plus sérieux effort de la Société pour se condenser ; mais ce qui faisait la force des hydropathes, en tant que réunion fort nombreuse, c’était l’absence de doctrines uniques et imposées, le personnalisme des adhérents, leur indépendance. Pour une Revue, au contraire, il semble nécessaire que l’on parte d’une doctrine absolue, que l’on impose ou que l’on fait accepter aux lecteurs. Car le lecteur est dérouté dans son esthétique, tandis que le spectateur accepte tout. Il y a entre l’abonné et le spectateur qui passe, la même différence qu’entre un amateur de tableaux qui veut composer une galerie, et celui qui va au Salon ou aux musées, se laissant aller à ses impressions mobiles.

D’ailleurs, trop de juvénile audace dans une Revue détonne, depuis que ce terme de Revue est devenu synonyme de jansénisme outrancier. Une Revue doit avoir des jupes amples, et doit se passer de cuisses.

Le journal l’Hydropathe, lui, ne fut pas sérieux, peut-être pas assez, et quelquefois versa dans le pur tintamarre. À quoi donc pensait le rédacteur en chef ? hélas ! il n’avait qu’une autorité médiocre sur le terrible créole Paul Vivien, qui en était le directeur, le bailleur de fonds, l’impresario, le factotum, la vie en un mot, ni sur le subtil Georges Lorin, qui, sous le pseudonyme de Cabriol, était le dessinateur attitré des personnages hydropathiques, et choisissait ses héros à sa guise, et — chose dure à avouer — ce rédacteur en chef n’avait peut-être pas assez d’autorité sur lui-même, se laissant aller au gré des fantaisies burlesques, oubliant parfois, trop souvent, les intérêts sacrés de l’Art qui m’étaient confiés. Pas pontife pour un sou, ce farouche président… Gendarme aux séances, afin de faire respecter les personnes, et d’imposer le silence aux indisciplinés ; mais, en dehors de la chaire curule, bayant aux corneilles pour son compte, et, jetant même — hélas ! hélas ! hélas ! — sa démission de fonctionnaire au nez du ministre des finances, qui demeura impassible (n’est-ce pas, Léon Say ?), tant ce bureaucrate-poète croyait à l’avenir.

L’Hydropathe-journal publiait donc chaque… chaque quoi, au fait ?… chaque fois qu’il paraissait, la charge d’un hydropathe, choisi entre cinq cents par l’éclectisme de Cabriol, poète et dessinateur.

Il y eut celle du président naturellement ; puis André Gill, Félicien Champsaur, Coquelin cadet, Charles Cros,… Sarah Bernhardt (oui Sarah ! Sarah était hydropathe), Charles Lomon, Maurice Rollinat, Vacquerie, Luigi Loir, Mélandri, Frémine, Charles Leroy, Grenet-Daucourt, Moynet, Guy Tomel, Villain, Gustave Rivet, Alphonse Allais, Galipaux, Sapeck, Bastien-Lepage, Fernand Icres, Emile Cohl, etc.

On aurait pu laisser à la postérité bien d’autres médaillons : Paul Arène, Coppée, Bourget, Clovis Hugues, Paul Marrot, Paul Monnet, Harry Alis, Lebargy, et plusieurs encore ; mais le journal, malgré son intermittence, ne vécut qu’un an et demi, c’était un laps de temps réellement insuffisant pour construire un Panthéon.

Afin de réparer autant que faire se peut avec une plume, cette omission du burin, je trace des silhouettes télégraphiques : Paul Arène est de moyenne taille, sec comme un sarment, et vif comme un diable, barbe en pointe, les yeux doux et la lèvre railleuse ; Coppée, Bonaparte (c’est le cliché) rêveur dans la solitude, gai dans Paris ; pas de barbe ; Paul Bourget, grand, très doux, moustache blonde ; Clovis Hugues, petit, chevelu, barbu, figure ayant éprouvé quelque tremblement volcanique ; Paul Marrot, petit, noir de la barbe et du cheveu, un Sarrazin, obligé de fuir Charles Martel, et oublié à Poitiers par quelque Maugrabin ; Paul Mounet, autre Sarrasin, mais grand, fort comme un Turc (naturellement) ; Harry Alis, genre anglais, long, froid, barbe lisse et châtaine ; Lebargy (allez voir aux Français)… On pourrait longtemps continuer, de la sorte ; vous ne seriez guère plus avancés.

Dans les numéros de l’Hydropathe, à la suite de la charge, où tous sont peints couleur brique, à l’instar de figures étrusques, je cueille quelques sonnets-silhouettes, les uns de Jouy, plusieurs de Cabriol, les autres de celui-ci ou de cet autre.

Voici ce qui fut alloué au président dans le numéro un. On ne dira pas que les hydropathes furent une société d’encensoir mutuel. Avec quel irrespect Grenet-Daucourt traite son supérieur :

Sa barbe est noire, noire, et son front haut, austère,
Son nez est ordinaire, et son œil est hagard ;
Il a l’esprit alerte et prompt comme un pétard,
L’hydropathe le craint, mais se tait et vénère.

Il est bavard comme un portier de monastère,
Mais n’aime pas le bruit des autres ; et sait l’art
D’apaiser la tempête avec un bolivar
Dont il couvre à propos son crâne âpre et sévère.

Il tient un peu de l’ours et du bâton noueux :
« Oh ! c’est qu’un imbécile et moi ! cela fait deux ! »
Dit-il, et, devant lui, l’hydropathe frissonne.


Il fait des vers qui sont beaux, si beaux que personne
Ne comprend. Il est dur, mais noble, zinc et beau.
Sur nos lèvres son nom vole… hein ? oui… c’est Goudeau.

Dans ce même numéro un, je cueille ce sonnet-programme de Jules Jouy.

Quitte le restaurant discret, où vous soupâtes,
Niniche et toi, bourgeois vide et prétentieux ;
Profitant du lorgnon que le vin sur tes yeux
Pose, viens avec moi t’asseoir aux hydropathes.

Pourtant avant d’entrer, un mot : — que tu t’épates
Ou non, garde-toi bien des mots sentencieux
Devant ce défilé de profils curieux ;
L’endroit est sans façon, on n’y fait point d’épates.

Certes ne t’attends pas à trouver un goût d’eau
Au parlement criard que préside Goudeau ;
Laisse à ton nez poilu monter l’encens des pipes ;

Et — moins sot que Louis, aux canons bien égaux,
Foudroyant les Téniers et leurs drôles de types —
Du Cercle Hydropathesque admire les magots.

Dans le numéro 4, on vit la face souriante de Coquelin cadet ; un sonnet de Cabriol (G. Lorin).

Coquelinin, coquelinant,
Bon Coquelin de joyeux rire,

L’Hydropathe — que tu dois lire —
T’envoie un joli compliment.

Bon petit Cadet, caquetant
Les contes que Cros sait écrire,
Et que Coquelin seul sait dire ;
Bon cadet que nous aimons tant.

Salut, tout neuf sociétaire !
Mais pour nous ne vas pas te taire
Pour vivre il nous faut ton crincrin.

Pirouette[3] de la parole
Ne rends pas sérieux ton rôle…
Les Français… mourraient de chagrin.

Dans le numéro 14, celui de Charles Frémine, un beau sonnet de Rollinat.

Toi, tu vis dans l’azur, et moi dans les abîmes,
Et, tandis que mes vers pleins de brume et de fiel
Ont des parfums de mort, de débauche et de crime,
Les tiens ont la saveur de lait frais et de miel.

Moi, j’enchâsse l’horreur en d’infernales rimes,
Et j’enfonce en mon cœur un morbide scalpel ;
Toi, tu chantes l’amour, et, le beau, tu l’exprimes ;
Satan ne t’a jamais fait de nocturne appel.

Et pourtant mon esprit vers ton âme se penche,
Et mon spleen ténébreux, lorsqu’en toi je m’épanche,
Au bras de ta gaîté pour un instant s’endort.


C’est que toi, radieux, et moi, criblé d’alarmes,
Nous nous chauffons tous deux à l’Art, ce soleil d’or
Qui jette ses rayons aux hideurs comme aux charmes.

Et dans le numéro 16, ce sonnet de Cabriol à Grenet-Dancourt (tant pis pour toi, Grenet, je te rends la pareille).

Je ne sais pas si sa maîtresse,
Chaque soir lui fait une scène
Pour son profil. Mais, s’il s’adresse
Aux directeurs… adieu la scène[4].

Trop laid pour trouver un Mécène
À guider son art qui s’empresse,
Il peut se jeter à la Seine.
Pour plaire il faudra qu’il renaisse.

De près, cependant, la prunelle
Est veloutée et presque belle ;
Et puis enfin, pour nous séduire,

— Dans un calembour qui condense
L’homme — pour l’esprit, on peut dire
Qu’il est un Grenet d’abondance.

Dans ce numéro 16, on annonçait avec fracas et bonheur le premier prix de comédie remporté par l’hydropathe Lebargy. Et Cabriol, sous les divers pseudonymes de Balthazar ou de Rirenbois, Georges Lorin enfin, demandait la décoration de la Légion d’honneur pour… Sarah Bernhardt.

Dans le numéro 20, la charge d’Émile Taboureux (qui signa quelque temps Mahori au Figaro) accompagnée d’un sonnet amusant de Cabriol.

C’est le sapeur du régiment
De la lyre… subséquemment !
Et son sourire à tout moment,
Prouve qu’il n’a pas de tourment.

Ce sourire, c’est sa moustache
En crocs qui dans les coins l’attache.
Il a z’une plume pour hache,
Et, de temps en temps… un panache.

Sa gaîté, de la prose aux vers,
Flirte… le bonnet de travers,
Sympathique pour tout le monde.

C’est pourquoi l’on chante à la ronde,
En trinquant : » Qu’ils sont donc heureux,
Les ceuss-là qui sont Taboureux ! »

Taboureux est resté le véritable fidèle du quartier Latin. C’est une vocation d’éternelle jeunesse.

Dans ce même numéro, et par contraste, pour montrer que souvent l’on mêlait les pleurs au rire, en ce parlement criard des hydropathes, se trouvent les vers que Charles Cros intitule :

À DES AMANTS

Aimez-vous, soyez beaux, puisque vous le pouvez,
Malgré les haines,
Oubliez, entre deux baisers, les réprouvés,
Les morts prochaines.
Courez les bois, mangez les mûres, et cueillez
Les fleurs discrètes
Sous l’herbe ; ornez de leurs pétales effeuillés
Vos belles têtes.
Ou bien, allez dans les théâtres, sous le gaz,
Aux bonnes places.
Sans écouter le drame : « Hélas ! ma mère, hélas ! »
Prendre des glaces.
Étonnez, indignez, tout le monde pervers,
Que vous importe ?
Puisque le vent, tandis que je vous fais ces vers,
Vous les apporte.
Toi, mon cher, aime-la, regarde-la, répands
Sur mille toiles
Son portrait, en des tons pris des peaux de serpents
Et des étoiles.
Et vous, que je revois, quand je ferme les yeux,
Vivez heureuse,
Sans vous inquiéter du tombeau pluvieux
Que je me creuse.

Sous l’ironie discrète de ces vers, le grave et doux poète chante l’amour perdu, envoie un conseil à son rival heureux, et une larme discrète à Celle qui l’oublie, comme plus tard, quelques ans plus tard, en larges strophes d’une émotion contenue, il dira la mort de la trop aimée.

C’est de l’impressionnisme douloureux, et Charles Cros a dû rudement servir de maître aux néophytes du symbolisme.

Dans le numéro 18, voici Georges Moynet qui ressemble physiquement, trait pour trait, à Émile Zola, en plus jeune. L’impassibilité, et la bonhomie de ce narrateur rondelet eurent un succès fou, que constate le sonnet de Grenet-Dancourt :

Il se rit que l’on confonde
Avec un fût de cognac,
Ou bien un pot à tabac,
Sa personne rubiconde.

Sans pareille est sa faconde ;
Du plaisir joyeux cornac,
Il vide gaîment son sac
À malices sur le monde.

Bien assez chantent la mort
Et les cruautés du sort ;
Lui, fait craquer les corsages,


Et dilate les visages.
— « Chacun, dit-il, reconnaît
» Que le rire avec moi naît. »

Dans le numéro 22, c’est Guy Tomel, le professeur si bizarement rencontré par moi chez la volage Nini-Thomar ; c’est le fondateur de la Revue moderne, un hydropathe acharné, qu’une maladie de poitrine força de quitter Paris pour aller vendre en Algérie des dattes, des oranges et du vin (oh ! en gros), ainsi salué par Cabriol :

BON VOYAGE À GUY TOMEL

Tu t’en vas et tu nous quittes,
La bronchite entre les bras ;
Mais fort, tu nous reviendras !
Pour la peur nous serons quittes.

Pour que mieux tu t’en acquittes,
Au pays des Saharas
Va !… Tu me rapporteras
Une rime riche en quittes

Hydropathesque saint Jean,
Parle de nous à la gent
Lionne, mais arriérée ;

Et puissent tes beaux discours,
Dans l’algérique contrée,
Faire accepter nos vieux ours.

Il le fit, en effet, avec zèle, jetant nos noms aux colons, dans des conférences. Il fit mieux et offrit un asile à Léo Goudeau-Montancey, lorsque, épuisé par la maladie, le pauvre musicien alla demander à l’Algérie un peu de lumière et de chaleur, avant de mourir. L’Auvergnat Guy Tomel, sous un aspect ironique, est le meilleur cœur que nous ayons connu, et il faut saisir l’occasion de le lui dire.

Je ne voudrais point avoir l’air de débiter un palmarès, aussi je me hâte : voici Eugène Lemouél, l’auteur de Feuilles au vent, puis Villain, le grand Villain adorné d’un rondeau d’André Gill :

RONDEAU

C’était vilain ? Non pas, mais c’était insolite,
Et, du fond du brouillard, ça venait carrément
Sur moi. Je me disais en me frottant l’orbite :
« Eh ! mais c’est l’obélisque indubitablement,
« Qui vient de découcher — farceur de monument ! —
« Et dès l’aube retourne au socle qu’il habite. »
Or, comme devant lui je m’effaçais très vite,
L’objet hors de la brume émergea brusquement…
C’était Villain !

Il avait découché, parbleu ! le sybarite ;
J’avais donc, sur un point, préjugé sagement,
Et je réclame ici tout l’honneur que mérite
Une observation précise ; seulement,
Ce n’était ni clocher, ni pic, ni monolithe…
C’était Villain !

Dans ce numéro 24, on annonçait la mort prématurée d’un jeune poète, Victor Zay, qui donnait plus que des espérances. Hélas ! ce fut le premier d’entre les nôtres qui disparut…

Passons, passons vite : ce palmarès risquerait de se changer en recueil nécrologique. Adieu, pauvre petit Victor Zay, toi qui étais si fier de porter un ruban de velours noir, large de quinze centimètres, à ton chapeau. C’était un crêpe qu’il eût fallu. Passons, passons vite !

C’est Gustave Rivet, le poète, l’auteur d’un drame, le Châtiment, joué avec succès à Cluny, le député Rivet, le sous-secrétaire d’État, etc., etc.

Puis Alphonse Allais, que les fumistes reconnaissent pour véritable chef, depuis l’exil volontaire de Sapeck, et qui est rédacteur en chef du Chat-Noir Journal.

Galipaux, pas plus haut qu’ça et qui est devenu étoile à la Renaissance, tout en écrivant des Volumes si drôles, tels que Galipètes et la Tournée.

Voici Sapeck, avec biographie d’Alphonse Allais : Sapeck venait d’être le héros d’une bizarre aventure. Il avait eu l’idée singulière de se teindre les cheveux en rouge, non point d’un tout modeste rouge, mais d’un rouge de sang et feu ; il s’était fait faire un gilet jaune, des culottes courtes, et, coiffé d’une toque écossaise, il se promenait au jardin du Luxembourg. Son apparition excita un tel enthousiasme, un si énorme délire de la foule, que les gardiens le saisirent, malgré sa résistance, et le transmirent aux gendarmes qui gardaient le palais, lesquels le confièrent aux sergents de ville du trottoir, finalement ceux-ci l’emmenèrent au poste.

Nous allâmes quelques heures après pour le réclamer ; or, il ne pouvait pas sortir, parce qu’il avait appartenu : 1° au ministère de l’Intérieur, entre les mains des gardiens du Luxembourg, d’où un rapport au ministère ; 2° à la place de Paris, au moment où les gendarmes s’étaient emparés de lui ; 3° à la préfecture de Police, et 4°, à la suite d’un rapport, au parquet de la Seine. Il y avait conflit entre ces divers pouvoirs. Il fallut douze heures pour les mettre d’accord. Étrange, n’est ce pas ? Mais bien administratif.

Voici le dessinateur Émile Cohl, l’exécuteur testamentaire du pauvre André Gill, auquel il a consacré un volume (chez l’éditeur Vanier).

Maurice Petit, sous-organiste à l’église des Invalides ; et qui fut un instant président des Hirsutes, cette société née des cendres hydropathesques.

Bastien-Lepage, le glorieux peintre, mort en pleine efflorescence.

Enfin, Fernand Icres, l’auteur du Mitron, des Fauves, qui d’abord fit dire ses vers par Lebargy ; puis se hasarda lui-même, malgré le plus terrible accent pyrénéen que jamais oreilles humaines aient ouï, surtout lorsqu’il déclamait la pièce intitulée l’Ancienne, commençant ainsi :

Deux ans d’amour mièvre et mignarde
N’ont point chassé la montagnarde
Des souvenirs de mon passé ;
Et je vieillis, sans que je puisse
Oublier son flanc et sa cuisse
S’étalant au bord du fossé.

Supposez un Marseillais, mâtiné d’Espagnol, et saupoudré d’auvergnatisme, disant ces vers : Deux angn… n’ont poingn… oublier son flangue… S’étalangnt. C’était terrible. Puis cette loi bizarre, imposée par on ne sait qui, forçant le Méridional pur à prononcer fiaule pour fiole et drale pour drôle, une saule frite et un sole pleureur !! Ne semble-t-il pas qu’il existe là-bas, chez nous, un conservatoire spécial pour déformer les sons ? On le croirait. Eh bien ! cet accent bizarre, étant donnée la nature des poèmes d’Icres, contribuait positivement à son succès, au grand ébahissement du délicat Lebargy.

Dans ce numéro dernier, je cueille ce quatrain fantaisiste inscrit sur l’album du phare de Fatouville (près Honfleur) par Georges Lorin (Cabriol).

Comme il est des femmes gentilles,
Il est des calembours amers !
Le fard enlumine les filles,
Le phare illumine les mers.

Le journal l’Hydropathe, qui porta le titre de Tout-Paris en ses trois derniers numéros, décéda — lui aussi ! — au mois de juin 1880, dans une imprimerie de Sceaux, tandis que l’air embaumé de la senteur des lilas invitait à vivre. Hélas !

Mais ce ne fut point la faute de son fondateur, Paul Vivien. Non. Il dépensait son temps et son argent à soutenir cette feuille illustrée. Malheureusement l’ambition de faire grand nous perdit. Un jeune homme qui portait hardiment le pseudonyme de Joinville (excellent nom de directeur de chroniques, à la condition d’avoir toujours avec soi Cinq Louis) ayant fait un héritage, déclara vouloir agrandir, restaurer, transformer, ennoblir l’Hydropathe-Journal, en le transportant sur la rive droite en un local, 40, rue Richelieu, au quatrième, avec un nom nouveau : Tout-Paris, etc., etc. Espoir, rêve, illusions !

Joinville jouait au baccarat encore plus qu’au Mécène. Ce fut notre perte.

L’ouverture du local s’était du reste accomplie sous de fâcheux auspices. Je narre l’histoire telle quelle :

Joinville et son fidèle Achate, Gabriel R…, avaient lancé une série d’invitations dans le monde des lettres et des arts : Tout-Paris devait être là. Il fallait même aller quérir certains artistes en voiture. Je fus chargé de Tolbecque et de son violoncelle. Vers neuf heures, le musicien et moi, nous descendions devant la porte cochère. Le concierge se chargea de l’instrument ; nous nous mîmes à gravir, rapides, l’escalier du Tout-Paris. Au quatrième ! horrible ! La clef sur la porte, à l’intérieur personne, pas un lampion… la solitude !… et la nuit !… Qu’est-ce à dire ? Je redescends, palpitant, demander une bougie à la concierge. Je fais le jour, un jour vague, promenant sur les meubles, le long des tentures, avec mon maigre luminaire, d’énormes ombres fuyantes, armées de fantômes noirs, seuls habitants de ce logis. Tolbecque s’assied, impassible.

Des pas dans l’escalier. Voici l’acteur Montbars, Coquelin cadet, Daubray… Leur étonnement se joint au nôtre, comme un coefficient, et le change en ahurissement. Encore des pas dans l’escalier. Voici des journalistes, des poètes, des chanteurs. Nous sommes vingt autour de l’unique bougie plantée sur un candélabre à cinq branches. La plaisanterie paraît forte ; mais on rit. Quelqu’un déniche dans une salle un panier de champagne. On trouve des verres. Sur une table, nous posons le candélabre et nous buvons. Et toujours des pas dans l’escalier… Quarante personnes maintenant. Vivien, triste d’abord, se tord de rire ensuite.

Un pas rapide… Ah ! je saisis Gabriel R… dans l’antichambre. Quoi qu’y a-t-il ?

— …Passé au jeu la journée ! oublié l’heure ! Perdu ! regagné ! reperdu ! tout perdu !

— Tout ? Oh !

— Joinville ne peut toucher somme que demain.

— Où est-il ?

— Il cherche… cherche… cherche… argent… victuailles… boissons… luminaire…

— Où ?

— Chez sa maîtresse… écuyère… Cirque… d’Été… Mazeppa !…

Un pas, deux pas, dans l’escalier, des pas lourds. Est-ce Blucher encore, ou Grouchy ?… C’était Grouchy. Sauvés !

Mazeppa, Joinville, des domestiques, des bourriches, des homards, des bouteilles, et… oui, des bougies !… un groom du cirque allume. Illumination ! enfin !

La soirée fut charmante. Des vers et des chansons, du piano et du violoncelle, du rire et un souper improvisé.

Vers une heure du matin, au sortir de ce festin-concert, qui, à l’inverse du pal, avait si mal commencé pour finir si bien, un groupe s’obstinant à discuter sur Sarah Bernhardt, cassa la glace du café du Théâtre-Français.

Le poste n’était pas loin. Heureusement la rédaction du Tout-Paris possédait un créole, une manière de nègre, bien mis, qui était chargé de rester au violon pour les autres. On alla le chercher le lendemain, et… Joinville ayant touché, on paya la casse… Mazeppa aussi fut remboursée, heureusement mon Dieu !

Cela n’empêcha pas le journal de succomber peu après sous le poids des abatages, des tirages à cinq et des bûches.



  1. Voir sur le journal l’Hydropathe, même chapitre, ci-après.
  2. Massiac imagina, d’après un usage très ancien, de mettre des minuscules en tête des vers.
  3. Pirouette est, comme on sait, le pseudonyme littéraire de Cadet.
  4. Depuis, ce fâcheux pronostic a été démenti onze mille fois par Trois femmes pour un mari.