Doctrine de la vertu/Introduction

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Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 11-66).



INTRODUCTION

À LA DOCTRINE DE LA VERTU.




Le mot éthique signifiait autrefois la doctrine des mœurs (philosophia moralis) en général, qu’on appelait aussi la doctrine des devoirs. Plus tard on trouva convenable de n’appliquer ce mot qu’à une partie de la philosophie morale, je veux dire à celle qui traite des devoirs qui ne tombent pas sous des lois extérieures (à celle que désigne si justement l’expression allemande Tugendlehre[1]) ; de sorte qu’aujourd’hui le système de la doctrine générale des devoirs se divise en doctrine du droit (jurisprudentia), laquelle est susceptible d’être traduite en lois extérieures, et doctrine de la vertu (ethica), laquelle échappe à toute législation de ce genre ; et l’on peut s’en tenir là.


I.


EXPLICATION DU CONCEPT D’UNE DOCTRINE DE LA VERTU.


Le concept du devoir emporte déjà par lui-même celui d’une contrainte[2] exercée par la loi sur le libre arbitre. Or cette contrainte peut être extérieure ou intérieure[3]. L’impératif moral, par son décret catégorique (le devoir absolu[4]), indique une contrainte qui ne s’applique pas à tous les êtres raisonnables en général (car il peut y en avoir de saints), mais seulement aux hommes, c’est-à-dire à des êtres à la fois sensibles et raisonnables, qui ne sont pas assez saints pour n’avoir pas l’envie de violer la loi morale, tout en reconnaissant son autorité, et, alors même qu’ils lui obéissent, pour la suivre volontiers (sans rencontrer de résistance dans leurs penchants), d’où vient justement qu’une contrainte est ici nécessaire[Note de l’auteur 1]. — Mais, comme l’homme est un être libre (moral), si l’on considère la détermination intérieure de la volonté (le mobile), le concept du devoir ne peut impliquer d’autre contrainte que celle qu’on exerce sur soi-même[5] (par l’idée seule de la loi). C’est ainsi seulement qu’il est possible de concilier cette contrainte (fût-elle même extérieure) avec la liberté de la volonté ; mais à ce point de vue le concept du devoir rentre dans le domaine de l’éthique.

Les penchants de la nature forment donc, dans le cœur de l’homme, des obstacles à l’accomplissement du devoir, et lui opposent des forces puissantes qu’il se doit à certains égards juger capable de combattre et de vaincre par la raison, non pas dans l’avenir, mais à l’instant même (en même temps qu’il en a la pensée) ; c’est-à-dire qu’il doit se juger capable de pouvoir ce que la loi lui prescrit absolument comme ce qu’il doit faire.

Or la force et le dessein arrêté avec lesquels on résiste à un puissant mais injuste adversaire, s’appellent le courage[6] (fortitudo), et le courage, lorsqu’il s’agit de l’adversaire que le sentiment moral trouve en nous, devient la vertu[7] (virtus, fortitudo moralis). La partie de la doctrine générale des devoirs qui soumet à des lois, non pas la liberté extérieure, mais la liberté intérieure, est donc une doctrine de la vertu.

La doctrine du droit ne s’occupait que de la condition formelle de la liberté extérieure (qu’elle faisait consister dans l’accord de la liberté avec elle-même, en considérant ses maximes comme des lois générales), c’est-à-dire du droit. L’éthique, au contraire, nous offre en outre une matière (un objet du libre arbitre), un but de la raison pure, qu’elle présente en même temps comme une fin objectivement nécessaire, c’est-à-dire comme un devoir pour nous. – En effet, comme les penchants de la sensibilité tendent à des fins (comme matière de la volonté), qui peuvent être contraires au devoir, la raison législative ne peut résister à leur influence qu’en leur opposant à son tour un but moral, qui doit être donné à priori et indépendamment de toute inclination.

On appelle fin[8] l’objet d’une volonté (d’un être raisonnable), déterminée par l’idée même de cet objet à le réaliser. – Or je puis bien être forcé par d’autres à faire certains actes qui tendent comme moyens à une certaine fin, mais non pas à me proposer cette fin à moi-même ; moi seul je puis me proposer pour fin quelque chose. – Mais si je suis, en outre, obligé de me proposer pour but quelque chose qui rentre dans les concepts de la raison pratique, et par conséquent de donner pour principe de détermination à ma volonté, outre un principe formel (tel que celui qu’implique le droit), un principe matériel, une fin qui puisse être opposée à celle qui résulte des penchants de la sensibilité, j’ai alors le concept d’une fin qui est un devoir en soi ; et la science n’en peut revenir à celle du droit, mais à l’éthique, c’est-à-dire à cette partie de la morale dont le concept n’implique autre chose qu’une contrainte exercée sur soi-même au nom des lois morales.

Par la même raison on peut encore définir l’éthique le système des fins de la raison pure pratique. – Fin et devoir de contrainte, ces deux expressions distinguent les deux divisions de toute la doctrine des mœurs. Si l’éthique contient des devoirs à l’observation desquels on ne puisse être contraint (physiquement) par d’autres, c’est justement parce qu’elle est une science de fins ; car de subir ou d’exercer ici une contrainte de ce genre, c’est chose contradictoire.

Mais il résulte aussi de la précédente définition de la vertu, rapprochée de l’obligation, dont le caractère propre a été également indiqué, que l’éthique est une doctrine de la vertu (doctrina officiorum virtutis). — En effet, la détermination du libre arbitre qui consiste à se proposer une fin est la seule qui échappe, par sa nature même, à toute contrainte extérieure et physique. On peut bien me forcer à faire quelque chose qui ne soit pas un but pour moi (mais seulement un moyen pour un but poursuivi par autrui) ; mais on ne saurait me contraindre à m’en faire un but. Je ne puis donc avoir un but sans me le faire moi-même ; le contraire serait contradictoire : ce serait un acte de la liberté qui ne serait plus libre. — Mais il n’y a point de contradiction à se proposer à soi-même une fin qui est en même temps un devoir ; car alors je me contrains moi-même, ce qui est très-conciliable avec la liberté[Note de l’auteur 2]. — Comment une telle fin est-elle possible ? voilà maintenant la question. Car la possibilité de concevoir une chose (l’absence de contradiction) ne suffit pas pour établir la possibilité de la chose même (la réalité objective de son concept).


II.


EXPLICATION DU CONCEPT D’UNE FIN, QUI EST AUSSI UN DEVOIR.


On peut concevoir de deux manières le rapport de la fin au devoir : on peut, en effet, ou bien en partant de la fin, chercher la maxime des actions conformes au devoir ; ou bien au contraire, en partant de cette maxime, chercher la fin qui est en même temps un devoir. – La doctrine du droit suit la première méthode. Chacun reste libre de donner à ses actions le but qui lui convient ; mais la maxime de ses actions est déterminée à priori : c’est à savoir que la liberté de l’agent puisse s’accorder, suivant une loi générale, avec celle de chacun.

L’éthique suit une méthode opposée. Elle ne saurait partir des fins que l’homme peut se proposer, et prononcer d’après cela sur les maximes qu’il doit suivre, c’est-à-dire sur son devoir ; car ces fins ne seraient pour ces maximes que des principes empiriques, d’où ne pourrait sortir aucune idée de devoir, le concept catégorique du devoir ayant uniquement sa racine dans la raison pure ; et c’est pourquoi, si les maximes étaient tirées de ces fins (qui sont toutes intéressées), à proprement parler, il ne pourrait être question de l’idée du devoir. – Ce sera donc le concept du devoir qui, dans l’éthique, nous conduira à des fins, et fondera sur des principes moraux les maximes à suivre, relativement aux fins que nous devons nous proposer.

Après avoir indiqué ce que c’est qu’une fin qui est un devoir en soi, et comment une telle fin est possible, il ne reste plus qu’à montrer pourquoi les devoirs de cette nature portent le nom de devoirs de vertu.

À tout devoir correspond un droit, c’est-à-dire une faculté morale en général[9] (facultas moralis generation) ; mais à tous ne correspondent pas des droits dans autrui (facultas juridica), en vertu desquels il peut nous contraindre ; il n’y a que les devoirs de droit qui soient dans ce cas. — De même à toute obligation éthique[10] correspond le concept de la vertu ; mais tous les devoirs éthiques ne sont pas pour cela des devoirs de vertu. En effet, ceux-là ne sont pas des devoirs de vertu qui regardent moins un certain but (servant de matière, d’objet à la volonté) que le principe formel[11] des déterminations morales de la volonté (ce principe, par exemple, que l’on doit faire par devoir l’action conforme au devoir). On ne peut donner le nom de devoir de vertu qu’à une fin, qui soit en même temps un devoir. Aussi y a-t-il divers devoirs de ce genre (par conséquent aussi diverses vertus), tandis que, sous le premier point de vue, il n’y a qu’un devoir, mais qui s’applique à toutes les actions (l’intention vertueuse).

Il y a entre les devoirs de vertu et les devoirs de droit cette différence essentielle, qu’à l’égard de ceux-ci une contrainte extérieure est moralement possible, tandis que ceux-là ne supposent d’autre contrainte que celle qu’on peut exercer librement sur soi-même. — Pour des créatures saintes (qui ne pourraient pas même être tentées de manquer à leur devoir) il n’y aurait point de doctrine de la vertu, mais seulement de la morale. En effet celle-ci implique une autonomie de la raison pratique, tandis que la première en contient en même temps une autocratie, c’est-à-dire qu’elle suppose la conscience, non pas immédiatement perceptible, mais rigoureusement déduite de l’impératif catégorique, du pouvoir de se rendre maître des penchants contraires à la loi morale. La moralité humaine a son plus haut degré ne peut être encore que de la vertu. Supposez-la tout à fait pure (entièrement indépendante de l’influence de tout mobile étranger au devoir), vous avez alors cet idéal (dont nous devons toujours tendre à nous rapprocher) que l’on a coutume de personnifier poétiquement sous le nom de sage.

Mais il ne faut pas non plus définir et considérer la vertu comme une sorte d’aptitude[12], et (pour emprunter ce langage au mémoire couronné du prédicateur Cochius) comme une longue habitude[13] des actions moralement bonnes, acquise par l’exercice. Car, si cette habitude n’est pas l’effet de principes réfléchis, fermes et de plus en plus épurés, comme tout autre mécanisme issu d’une raison techniquement pratique, elle ne sera ni préparée pour tous les cas, ni suffisamment garantie contre les changements que de nouvelles tentations peuvent produire.


REMARQUE.


À la vertu, laquelle = + a, est opposée, comme logiquement contradictoire (contradictoric oppositum), le manque de vertu[14] (la faiblesse morale), qui = 0, et, comme son contraire (contrarie s. realiter oppositum) le vice, qui = − a. C’est une question, non seulement inutile, mais inconvenante, que de demander si les grands crimes n’exigent point, par hasard, plus de force d’âme que les grandes vertus. En effet, nous entendons par force d’âme la fermeté de résolution dans l’homme, considéré comme un être doué de liberté, par conséquent en tant qu’il est maître de lui-même (dans son bon sens), ou que l’état de son âme est sain. Mais les grands crimes sont des paroxysmes dont l’aspect fait frémir tout homme sain d’esprit. Toute la question reviendrait donc à savoir si un homme, dans un accès de délire, peut avoir plus de force physique que lorsqu’il est dans son bon sens ; et c’est ce que l’on peut très-bien accorder, sans lui attribuer pour cela une plus grande force d’âme, si l’on entend par âme le principe vital de l’homme qui jouit du libre usage de ses forces. En effet, puisque les crimes ont leur principe dans la puissance des penchants qui affaiblissent la raison, ce qui ne prouve aucune force d’âme, la question dont il s’agit serait assez semblable à celle de savoir si, dans l’état de maladie, un homme peut montrer plus de force que dans l’état de santé ; ce que l’on peut nier sans hésiter, puisque la santé consistant dans l’équilibre de toutes les forces corporelles de l’homme, la maladie est un affaiblissement dans le système de ces forces, qui seul peut servir à reconnaître la santé absolue.


III.


du principe de la conception d’une fin qui est aussi un devoir


On appelle fin un objet du libre arbitre, dont l’idée détermine celui-ci à le réaliser. Toute action a donc une fin, et comme personne ne peut avoir une fin, sans s’être fait un but de l’objet même de sa volonté, c’est un acte de la liberté du sujet agissant, et non point un effet de la nature, d’avoir une fin dans ses actions. Mais, comme cet acte, qui détermine une fin, est un principe pratique qui ne prescrit pas les moyens, mais la fin même (et dont par conséquent les prescriptions ne sont pas relatives, mais absolues), c’est un impératif catégorique de la raison pure pratique, par conséquent un impératif qui joint un concept de devoir à celui d’une fin en général.

Or il doit y avoir une fin de ce genre et un impératif catégorique qui y corresponde. Car, puisqu’il y a des actions libres, il doit y avoir aussi des fins auxquelles tendent ces actions comme à leur objet. Et parmi ces fins il doit aussi y en avoir quelques-unes, qui soient en même temps (c’est-à-dire d’après l’idée même que nous nous en faisons) des devoirs. — En effet, s’il n’en existait point de ce genre, toutes les fins n’auraient aux yeux de la raison pratique que la valeur de moyens relativement à d’autres fins, et un impératif catégorique serait impossible ; ce qui ruinerait toute morale.

Il ne s’agit donc pas ici des fins que l’homme se fait d’après les penchants de sa nature sensible, mais des objets du libre arbitre, s’exerçant d’après ses lois, dont il se doit faire un but. Les premières forment une sorte de téléologie[15] technique (subjective), que l’on peut appeler proprement pragmatique, et qui contient les règles prescrites par la prudence dans le choix des fins ; les seconds composent la téléologie morale (objective). Mais cette distinction est ici superflue, car la morale se distingue déjà clairement par son concept de la physique (ici de l’anthropologie), en ce que, tandis que celle-ci repose sur des principes empiriques, la téléologie morale au contraire, qui traite des devoirs, repose sur des principes fournis à priori par la raison pure pratique.


IV.


quelles sont les fins qui sont aussi des devoirs.


Ce sont : la perfection de soi-même[16], — et le bonheur d’autrui[17].

On ne peut intervertir ici le rapport des termes, c’est-à-dire considérer comme des fins, qui seraient en soi des devoirs pour la même personne, le bonheur personnel d’une part, et de l’autre la perfection d’autrui.

En effet, quoique le bonheur personnel soit une fin que poursuivent tous les hommes (en vertu du penchant de leur nature), on ne peut sans contradiction considérer cette fin comme un devoir. Ce que chacun veut déjà de soi-même inévitablement n’appartient pas au concept du devoir ; car le devoir implique une contrainte exercée pour un but qu’on ne suit pas volontiers. Il est donc contradictoire de dire qu’on est obligé à travailler de toutes ses forces à son propre bonheur.

Il y a également contradiction à prendre pour fin la perfection d’autrui, et à se croire obligé d’y contribuer. En effet la perfection dans un autre homme, en tant que personne, consiste précisément en ce qu’il est lui-même capable de se proposer certaines fins d’après ses propres idées sur le devoir, et il est contradictoire d’exiger de moi (de m’imposer comme un devoir) que je fasse à l’égard d’un autre une chose dont seul il est capable.



V.


explication de ces deux concepts.
A.


PERFECTION DE SOI-MÊME


Le mot perfection donne lieu à plus d’une équivoque. Il désigne quelquefois un concept qui est du ressort de la philosophie transcendentale, celui de la totalité des éléments divers, dont l’ensemble constitue une chose[18] ; mais il désigne aussi un concept qui relève de la téléologie, et alors il signifie la convenance des propriétés d’une chose avec une fin. Dans le premier sens, la perfection pourrait être appelée quantitative[19] (matérielle), et, dans le second, qualitative[20] (formelle). Celle-là doit nécessairement être une, car le tout d’une chose est un ; mais de celle-ci il peut y avoir plusieurs sortes dans une chose, et c’est de cette dernière que nous avons ici à nous occuper spécialement.

Quand on dit que c’est un devoir en soi de se proposer pour but la perfection qui est propre à l’homme en général (c’est-à-dire à l’humanité), on veut parler de celle qui réside dans ce qui peut être l’effet des actions de l’homme, et non dans ce qui est en lui un don de la nature ; car autrement elle ne serait pas un devoir. Elle ne peut donc être autre chose que la culture de nos facultés (ou de nos dispositions naturelles), au premier rang desquelles il faut placer l’intelligence, ou la faculté qui fournit les concepts, par conséquent aussi ceux qui se rapportent au devoir, et, avec lui, la volonté, ou la faculté de donner satisfaction à tous les devoirs en général (d’où sort la moralité intérieure[21]). 1o C’est pour l’homme un devoir de travailler à se dépouiller de la rudesse de sa nature, de l’animalité (quoad actum), pour se rapprocher toujours davantage de l’humanité, qui seule le rend capable de se proposer des fins ; de chasser son ignorance par l’instruction, et de corriger ses erreurs. Et cela, ce n’est pas seulement la raison techniquement pratique qui le lui conseille relativement à d’autres fins (celles de l’art), mais la raison moralement pratique qui le lui ordonne absolument : elle lui fait de cette fin un devoir, qu’il doit remplir pour se rendre digne de l’humanité qui réside en lui. 2o C’est pour lui un autre devoir de pousser la culture de sa volonté jusqu’au plus pur sentiment de la vertu, c’est-à-dire de donner la loi même pour mobile à ses actions, quand il agit conformément au devoir, et d’obéir à cette loi par devoir, ce qui est, en matière de pratique morale, la perfection intérieure. Ce sentiment, qui est l’effet produit en nous par une volonté, qui se donne à elle-même sa loi, sur notre faculté d’agir conformément à cette loi, s’appelle le sens moral (c’est comme un sens spécial, sensus moralis) ; et, quoique l’on en abuse souvent, en s’imaginant qu’il précède la raison (semblable au génie de Socrate), ou qu’il peut se passer de ses jugements, il est pourtant une perfection morale, qui consiste à se faire sa propre fin de toute fin particulière qui est en même temps un devoir.


B.


BONHEUR D’AUTRUI.


La nature humaine désire et recherche inévitablement le bonheur, c’est-à-dire un contentement de son état dont la durée soit certaine ; mais ce n’est pas pour cela une fin qui soit en même temps un devoir. – Comme quelques philosophes font encore une distinction entre le bonheur moral et le bonheur physique (le premier qui consiste dans le contentement de notre personne et de notre propre valeur morale, et par conséquent dans ce que nous faisons ; le second, dans ce dont la nature nous gratifie, par conséquent dans ce dont nous jouissons comme d’un don étranger) ; sans relever ici l’abus de l’expression (qui renferme déjà une contradiction), il faut remarquer que la première espèce de satisfaction rentre exclusivement dans le titre précédent, c’est-à-dire dans la perfection. En effet, pour se sentir heureux de la seule conscience de son honnêteté, il faut déjà posséder cette perfection, que nous avons posée précédemment comme une fin qui est en même temps un devoir.

Quand donc il est question d’un bonheur auquel ce doit être pour moi un devoir de tendre comme à ma fin, il s’agit nécessairement du bonheur des autres hommes, de la fin (légitime[22]) desquels je fais ma propre fin. C’est à eux-mêmes que reste le soin de juger de ce qui est propre à les rendre heureux ; seulement, à moins qu’ils n’aient le droit de les exiger de moi comme leur étant dues, il m’appartient aussi de leur refuser certaines choses, qu’ils jugent propres à cet effet, mais auxquelles je n’attribue pas la même vertu. Mettre en regard de cette fin une prétendue obligation de cultiver mon propre bonheur (physique), et faire ainsi un devoir (une fin objective) de cette fin qui est naturelle en moi et qui est purement subjective ; c’est là une objection spécieuse, que l’on dirige souvent contre la précédente division des devoirs (no IV), et qui a besoin d’être relevée.

L’adversité, la douleur, l’indigence, poussent singulièrement les hommes à l’oubli de leurs devoirs ; l’aisance, la force, la santé, la prospérité en général, ayant une influence contraire, peuvent aussi, à ce qu’il semble, être considérées comme des fins qui sont en même temps des devoirs ; de telle sorte que ce serait un devoir pour moi, non-seulement de concourir au bonheur d’autrui, mais aussi de cultiver mon propre bonheur. – Mais alors même ce n’est pas le bonheur, c’est la moralité du sujet qui est le but ; il n’est que le moyen légitime[23] d’écarter les obstacles qui s’opposent à ce but. Aussi personne autre n’a-t-il le droit d’exiger de moi le sacrifice de mes fins, quand elles ne sont pas immorales. Chercher l’aisance pour elle-même n’est pas directement un devoir ; mais c’en peut bien être un indirectement, de détourner de soi la misère, comme une mauvaise conseillère. Mais alors, encore une fois, ce n’est pas mon bonheur, mais ma moralité, que je me fais un but et en même temps un devoir de conserver intacte.


VI.


L’éthique ne donne pas de lois pour les actions (comme le fait la doctrine du droit), mais seulement pour les maximes des actions


Le concept du devoir est immédiatement lié à celui d’une loi (alors même que j’y fais en outre abstraction de toute fin, comme matière du devoir) ; et c’est ce qu’indique déjà le principe formel du devoir ou de l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être une loi universelle. » Seulement dans l’éthique je conçois cette loi comme celle de ma propre volonté, laquelle pourrait être aussi la volonté des autres, et non comme celle de la volonté en général ; car dans ce cas on aurait un devoir de droit, c’est-à-dire une espèce de devoir qui ne rentre pas dans le champ de l’éthique. – Les maximes sont considérées ici comme des principes subjectifs, qui ont seulement qualité pour former une législation générale[24] ; ce qui n’est qu’un principe négatif (celui de ne point répugner à une loi en général). – Mais alors comment peut-il y avoir encore une loi pour les maximes des actions ?

Le concept d’une fin, qui est en même temps un devoir, appartenant proprement à l’éthique, est le seul qui puisse fonder une loi pour les maximes des actions ; car la fin subjective (que chacun poursuit) est subordonnée à la fin objective (que chacun se doit proposer). L’impératif qui nous ordonne de prendre pour fin ceci ou cela (par exemple le bonheur d’autrui), porte sur la matière de la volonté (sur un objet). Or, comme il ne peut y avoir d’action libre, sans que l’agent y ait en vue un certain but (comme matière de sa volonté), quand il s’agit d’une fin qui est en même temps un devoir, les maximes des actions, considérées comme moyens pour certaines fins, ne sont soumises à d’autre condition qu’à celle de pouvoir convenir à une législation générale. La fin qui est en même temps un devoir peut nous faire une loi de suivre ces maximes ; mais pour les maximes mêmes, il suffit qu’elles puissent s’accorder avec une législation générale.

En effet, les maximes des actions peuvent être arbitraires[25], et ne sont restreintes par d’autre condition que par celle de convenir à une législation générale, servant de principe formel aux actions. Mais une loi ne laisse rien d’arbitraire dans les actions, et diffère par là de toute recommandation[26] (où l’on se borne à indiquer les moyens les plus propres à atteindre une fin).


VII.


Les devoirs d’éthique sont d’obligation large, tandis que les devoirs de droit sont d’obligation stricte.


Cette proposition est une conséquence de ce qui précède. En effet, si la loi ne peut ordonner qu’une maxime pour les actions et non pas les actions mêmes, c’est un signe qu’elle laisse au libre arbitre une certaine latitude (latitudo) dans la pratique (dans l’observance), c’est-à-dire qu’elle ne peut indiquer d’une manière déterminée comment et jusqu’où il faut agir pour remplir la fin qui est en même temps un devoir. – On ne doit pas, d’ailleurs, entendre par devoir large la permission de se soustraire aux maximes des actions, mais seulement un devoir dont la maxime est limitée par les autres (par exemple l’amour du prochain par celui des parents), ce qui dans le fait agrandit le champ de la pratique de la vertu. – Plus le devoir est large, plus aussi est imparfaite l’obligation d’agir pour l’homme ; mais plus, dans l’observation d’un devoir large, il rapproche du devoir strict (du droit), sa maxime (son intention), plus sa conduite est vertueuse.

Les devoirs imparfaits ne sont donc que des devoirs de vertu. L’accomplissement de ces devoirs est le mérite[27] (meritum), qui =  +  a ; la transgression de ces mêmes devoirs, à moins que le sujet ne se fasse un principe de s’y soustraire, n’est pas encore le démérite[28] (demeritum), qui = − a, mais seulement le défaut de valeur morale, qui = 0. La force de résolution, dans le premier cas, mérite seule proprement le nom de vertu (virtus) ; la faiblesse, dans le second, n’est pas tant un vice (vitium) qu’un défaut de vertu[29], un manque de force morale (defectus moralis)[30]. Toute action contraire au devoir s’appelle transgression[31] (peccatum) ; mais une transgression réfléchie et devenue un principe est proprement ce que l’on nomme vice[32] (vitium).

Quoique la conformité des actions au droit (qui fait un homme juste aux yeux de la loi[33]) ne soit pas quelque chose de méritoire, cependant la conformité des maximes de ces actions, considérées comme des devoirs, au droit, c’est-à-dire le respect du droit, est méritoire. En effet, par là. l’homme se donne pour but le droit de l’humanité, ou même des hommes, et il étend ainsi son concept du devoir au delà des limites de ce qu’il doit juridiquement[34] (officium debiti) ; car les autres, en vertu de leur droit, peuvent bien exiger de moi certaines actions conformes à la loi, mais ils ne sauraient exiger que je prenne la loi elle-même pour mobile de ces actions. Il en est de même de ce précepte général de l’éthique : « Agis par devoir d’une manière conforme au devoir. » Enraciner et entretenir en soi cette intention est une chose méritoire, comme la précédente, puisqu’elle dépasse le devoir que la loi impose aux actions, et que la loi même y est prise pour mobile.

Par la même raison, on peut encore regarder comme des devoirs d’obligation large tous ceux auxquels on donne pour principe subjectif leur récompense morale[35], mais, il est vrai, afin de les rapprocher autant que possible d’une stricte obligation, en s’en faisant, au nom de la loi de la vertu, une sorte d’habitude[36]. Je veux parler de ce plaisir moral qui dépasse le simple contentement de soi-même (lequel peut être purement négatif), et que l’on vante en disant que la vertu trouve dans notre conscience sa propre récompense.

Quand ce mérite, qui consiste à seconder les autres hommes dans celles de leurs fins qui sont naturelles et sont reconnues telles par tous (à faire son bonheur de leur bonheur), est un mérite à leurs yeux, c’est alors ce que l’on pourrait appeler un doux mérite[37] : la conscience de ce mérite procure une jouissance morale dont les hommes sympathiques à la joie d’autrui sont portés à s’enivrer[38]. Mais ce rude mérite[39], qui consiste à procurer à d’autres, par exemple à des ingrats, leur véritable bien, même alors qu’ils ne le reconnaissent point pour tel, n’a pas ordinairement un semblable contre-coup : fût-il plus grand que dans le premier cas, il ne produit que le contentement de soi-même.


VIII.


exposition des devoirs de vertu comme devoirs larges.


1. Perfection de soi-même, considérée comme une fin, qui est aussi un devoir.


a. Perfection physique, c’est-à-dire culture de toutes les facultés en général, qui sont nécessaires à l’accomplissement des fins proposées par la raison. On voit tout de suite que c’est là un devoir, et par conséquent une fin en soi, et que ce travail, auquel nous devons nous livrer, indépendamment même de tous les avantages qu’il peut nous procurer, a son principe dans un impératif absolu (moral), et non dans un impératif conditionnel (pragmatique). La faculté de se proposer en général quelque fin est le caractère essentiel de l’humanité (ce qui la distingue de l’animalité). On ne peut donc songer à la fin de l’humanité qui réside en notre personne, sans admettre en même temps que la raison veut et exige comme un devoir que nous nous rendions dignes de l’humanité par la culture en général, et que nous travaillions, en tant que cela dépend de nous-mêmes, à acquérir ou à développer le pouvoir de remplir toutes sortes de fins possibles. C’est en effet notre devoir de cultiver les dispositions que la nature a mises en nous, mais qu’elle y a mises à l’état brut, et c’est par là que nous nous élevons du rang de l’animal à celui de l’homme : il y a donc là un devoir absolu.

Mais ce devoir est un devoir d’éthique, c’est-à-dire un devoir d’obligation large. Il n’y a point de principe rationnel qui prescrive d’une manière déterminée jusqu’où l’on doit pousser la culture (le développement ou l’amélioration des facultés de notre esprit en matière de connaissance ou d’art). D’ailleurs la différence des positions où les hommes peuvent se trouver rend très-arbitraire le choix du genre d’occupation auquel ils peuvent consacrer leur talent. — Il n’y a donc pas ici de loi de la raison pour les actions, mais seulement pour les maximes des actions, et cette loi peut s’exprimer ainsi : « Cultive les facultés de ton esprit et de ton corps, de manière à les rendre propres à toutes les fins qui peuvent s’offrir à toi, ignorant quelles sont celles que tu auras à poursuivre. »

b. Culture de la moralité en nous. La plus grande perfection morale de l’homme consiste à faire son devoir, et à le faire par devoir (de telle sorte que la loi ne soit pas seulement la règle, mais encore le mobile des actions). – Or, au premier abord, il semble que ce soit là une obligation sainte, et que le principe du devoir exige de chaque action, avec la précision et la sévérité d’une loi, non-seulement la légalité, mais encore la moralité, c’est-à-dire l’intention ; mais dans le fait la loi se borne ici à prescrire de chercher uniquement la maxime de l’action, c’est-à-dire le principe de l’obligation, dans la loi même, non dans les mobiles sensibles (les avantages ou les inconvénients), – et par conséquent ce n’est point l’acte même qu’elle prescrit. – En effet il n’est pas possible à l’homme de pénétrer assez avant dans les profondeurs de son propre cœur pour s’assurer pleinement, même dans un seul acte, de la pureté morale et de la sincérité de son intention, n’eût-il d’ailleurs aucun doute sur la légalité de cet acte. Combien de fois cette faiblesse qui écarte chez un homme l’audace du crime n’a-t-elle point été prise par lui pour une vertu (tandis que la vertu renferme au contraire une idée de force) ; et combien peut-être vivent une longue vie sans faillir, qui n’ont pour eux que le bonheur d’échapper à toutes les tentations, et qui ignorent même tout ce qu’il y a de valeur morale dans la pureté des intentions qui déterminent les actions !

Le devoir d’estimer la valeur de ses actions, non d’après leur légalité, mais d’après leur moralité (d’après l’intention) n’est donc aussi que d’obligation large ; la loi n’exige pas que cet acte intérieur même ait lieu dans le cœur de l’homme ; elle nous prescrit seulement cette maxime d’action, de travailler de tout notre pouvoir à faire que, dans tous les actes conformes au devoir, la pensée du devoir même nous soit un mobile suffisant.

2. Bonheur d’autrui considéré comme une fin qui est aussi un devoir.

a. Bien-être physique[40]. La bienveillance peut être illimitée, car elle ne suppose pas nécessairement un acte extérieur. Mais il est difficile d’en dire autant de la bienfaisance, surtout, quand au lieu de la pratiquer par inclination (par amour) pour d’autres, il s’agit de la pratiquer par devoir, en sacrifiant et en mortifiant notre concupiscence. – Que cette bienfaisance soit un devoir, c’est ce qui résulte de la considération suivante : comme l’amour de soi est inséparable du besoin d’être aimé aussi des autres (afin d’en obtenir du secours à l’occasion), on fait ainsi de soi-même une fin pour les autres ; mais cette maxime ne peut recevoir un caractère obligatoire que de la qualité qui la rend propre à former une loi universelle, c’est-à-dire de la volonté de considérer aussi les autres comme des fins pour nous. C’est ainsi que le bonheur d’autrui peut être considéré comme une fin qui est aussi un devoir.

Mais si je dois faire aux autres le sacrifice d’une partie de mon bien-être, sans chercher s’ils m’en tiendront compte, mais parce que cela est un devoir, il est impossible de déterminer au juste jusqu’où ce sacrifice doit aller. Il importe beaucoup à cet égard de savoir ce qui est vraiment un besoin pour chacun suivant sa manière de sentir ; et il faut laisser à chacun le soin de le déterminer. Le sacrifice de son propre bonheur et de ses vrais besoins au bonheur et aux besoins d’autrui deviendrait une maxime contradictoire en soi si on l’érigeait en loi universelle. — Ce devoir n’est donc qu’un devoir large ; il nous laisse la latitude de faire plus ou moins, et il est impossible d’en fixer les limites. — La loi ne s’applique pas ici à des actions déterminées, mais seulement à des maximes.

b. La satisfaction morale[41] des autres (salus moralis) fait aussi partie du bonheur d’autrui, auquel il est de notre devoir de concourir ; mais ce devoir est purement négatif. Quoique la douleur qu’un homme ressent, lorsque sa conscience lui reproche quelque mauvaise action, ait une origine morale, elle est physique, quant à l’effet, comme l’affliction, la crainte ou tout autre état maladif. — Il n’est pas sans doute de mon devoir d’empêcher quelqu’un de sentir ce reproche intérieur quand il le mérite : c’est son affaire ; mais je ne dois rien faire qui soit de nature à l’induire en tentation à l’égard des choses que sa conscience lui reprocherait ensuite, c’est-à-dire que je ne dois lui donner aucun scandale. — Mais il n’y a pas de limites déterminées où l’on puisse renfermer ce soin que nous devons prendre de la satisfaction morale de nos semblables ; et c’est pourquoi il n’y a là qu’une obligation large.


IX.


ce que c’est qu’un devoir de vertu.


La vertu est la force de résolution que montre l’homme[42] dans l’accomplissement de son devoir. — Toute force n’est révélée que par les obstacles qu’elle peut surmonter. Or dans la vertu les obstacles viennent des penchants de la nature, qui entrent en lutte avec la résolution morale ; et, comme c’est l’homme lui-même qui oppose ces obstacles aux maximes de sa raison, la vertu est une contrainte exercée sur soi-même : mais elle n’est pas cela seulement (car autrement on pourrait chercher à vaincre un penchant de la nature par un autre), c’est aussi une contrainte qu’on exerce sur soi d’après un principe de liberté intérieure, c’est-à-dire au moyen de la simple idée de son devoir, telle qu’elle résulte de la loi formelle du devoir.

Tous les devoirs renferment l’idée d’une contrainte[43] imposée par la loi ; mais la contrainte qu’impliquent les devoirs d’éthique ne peut être que l’effet d’une législation intérieure, tandis que celle qu’impliquent les devoirs de droit, peut être en outre l’objet d’une législation extérieure. On retrouve donc dans les deux cas l’idée d’une contrainte, que cette contrainte soit exercée par soi-même ou par autrui. Or on peut appeler vertu la puissance morale que suppose la première, et acte de vertu l’action qui résulte d’une telle intention (du respect pour la loi), alors même que la loi exprime un devoir de droit. C’est en effet la doctrine de la vertu qui ordonne de tenir pour sacré le droit des hommes.

Ce qu’il y a de la vertu à faire n’est point pourtant par là même un devoir de vertu proprement dit. Cela peut ne concerner que la forme[44] des maximes, tandis que le devoir de vertu porte sur la matière de ces maximes, c’est-à-dire sur une fin, que l’on conçoit en même temps comme un devoir. — Mais, comme l’obligation imposée par l’éthique de se proposer des fins, qui peuvent être en assez grand nombre, n’est qu’une obligation large, puisqu’elle contient simplement une loi pour les maximes des actions, et que la fin est la matière (l’objet) de la volonté, il y a donc, suivant les différentes fins légitimes, plusieurs devoirs différents, que l’on appelle des devoirs de vertu (officia honestatis), par la raison qu’ils ne sont soumis à aucune contrainte extérieure, mais seulement à celle qu’on peut exercer librement sur soi-même, et qu’ils déterminent la fin qui est en même temps un devoir.

Considérée comme une conformité de la volonté avec chaque devoir fondée sur une ferme résolution, la vertu est une, comme tout ce qui est formel. Mais, relativement à le fin des actions, qui est en même temps un devoir, c’est-à-dire à ce que l’on doit se proposer pour but (la matière de nos actions), il peut y avoir plusieurs vertus ; et, comme on appelle devoir de vertu l’obligation d’agir suivant la maxime qui prescrit telle ou telle fin, il suit qu’il y a aussi plusieurs devoirs de vertu.

Voici le principe suprême de la doctrine de la vertu : « Agis suivant une maxime dont chacun puisse se proposer les fins suivant une loi générale. » — D’après ce principe, l’homme est une fin aussi bien pour lui-même que pour les autres, et il ne suffit pas qu’il ne lui soit pas permis de se servir de lui-même et des autres comme de simples moyens (car il pourrait alors se montrer indifférent à cet égard), mais c’est en soi un devoir pour l’homme de se faire une fin de l’homme en général.

Ce principe de la doctrine de la vertu ne comporte point de preuve, en tant qu’impératif catégorique, mais une déduction tirée de la raison pure pratique. — Ce qui, dans les relations de l’homme avec lui-même et avec les autres, peut être une fin est une fin pour la raison pure pratique ; car elle est une faculté de concevoir des fins en général[45], et par conséquent elle ne saurait sans contradiction rester indifférente à leur égard, c’est-à-dire n’y prendre aucun intérêt, puisqu’alors elle ne déterminerait pas les maximes des actions (lesquelles ont toujours un but), et que par conséquent il n’y aurait point de raison pratique. Mais la raison pure ne peut prescrire à priori aucune fin sans la présenter en même temps comme un devoir, et c’est ce devoir qu’on appelle devoir de vertu.


X.


le principe suprême de la doctrine du droit était analytique ; celui de la doctrine de la vertu est synthétique.


Il est clair, d’après le principe de contradiction, que la contrainte extérieure, en tant qu’elle est une résistance opposée à la liberté extérieure, au nom des lois générales auxquelles cette liberté doit se soumettre pour être d’accord avec elle-même (en tant qu’elle est un obstacle opposé à l’obstacle même de la liberté), il est clair, dis-je, que cette contrainte peut très-bien se concilier avec des fins en général, et je n’ai pas besoin de sortir du concept de la liberté pour la concevoir, quelle que soit d’ailleurs la fin que chacun se propose. — Le principe suprême du droit est donc une proposition analytique.

Au contraire le principe de la doctrine de la vertu dépasse le concept de la liberté extérieure, et y joint en outre, suivant des lois générales, celui d’une fin, dont il fait un devoir. Ce principe est donc synthétique. — Sa possibilité est contenue dans sa déduction (§ IX).

L’extension du concept du devoir au delà de celui de la liberté extérieure, et de la limitation apportée à cette liberté par la seule forme qui lui permette de s’accorder entièrement avec elle-même, cette extension qui à la contrainte extérieure substitue la liberté intérieure, c’est-à-dire la faculté de se contraindre soi-même, non pas au moyen d’autres penchants, mais au moyen de la raison pure pratique (laquelle repousse tous ces auxiliaires), cette extension consiste à poser des fins, dont en général le droit fait abstraction, et elle s’élève par là au-dessus du devoir de droit. — Dans l’impératif moral, lequel entraîne nécessairement la supposition de la liberté, la loi, le pouvoir de la remplir, et la volonté qui détermine les maximes, sont tous les éléments qui constituent le concept du devoir de droit. Mais le concept du devoir de vertu contient en outre, avec celui d’une contrainte intérieure, celui d’une fin, que nous ne nous proposons pas naturellement, mais que nous devons nous proposer, et qui par conséquent est contenue dans la raison pure pratique, dont la fin suprême et absolue (laquelle est elle-même un devoir) consiste en ce que la vertu est à elle-même sa propre fin et trouve sa récompense dans le mérite qu’elle donne aux hommes. Aussi la vertu, dans son idéal, brille-t-elle d’un si vif éclat qu’elle paraît, au regard des hommes, éclipser la sainteté même, laquelle est au-dessus de toute tentation[Note de l’auteur 3]. C’est là une illusion : comme nous n’avons pas de mesure pour apprécier le degré de notre force, ainsi que la grandeur des obstacles que nous avons pu surmonter (c’est-à-dire les penchants de notre nature), nous sommes conduits à prendre les conditions subjectives de l’estimation d’une grandeur pour les conditions objectives de la grandeur en soi. Mais, si on la compare aux fins humaines, qui toutes ont leurs obstacles à surmonter, il est vrai de dire que le prix de la vertu, en tant qu’elle est à elle-même sa propre fin, surpasse de beaucoup celui de toute l’utilité, de toutes les fins empiriques et de tous les avantages qu’elle peut avoir pour conséquence.

On peut très-bien dire que l’homme est obligé à la vertu (considérée comme une force morale). Car, quoique, à parler absolument, on puisse et l’on doive supposer dans l’homme le pouvoir (facultas) de surmonter, par sa liberté, tous les penchants contraires de sa nature sensible, ce pouvoir, considéré comme une force (robur), est quelque chose que l’on acquiert nécessairement, en fortifiant le mobile moral (la représentation de la loi) par la contemplation (contemplatione) de la dignité de cette loi purement rationnelle qui réside en nous, en même temps que par l’exercice (exercitio).


XI.


Le schème des devoirs de vertu peut être, conformément aux principes précédents, représenté de la manière suivante :


MATIÈRE DES DEVOIRS DE VERTU.
DEVOIRS
INTÉRIEURS
DE
VERTU.
3.
 
4.
 
DEVOIRS
EXTÉRIEURS
DE
VERTU.
Fin personnelle, Fin d’autrui,
qui est aussi un devoir à laquelle c’est aussi pour moi
pour moi. un devoir de concourir.
(ma propre perfection.)
 
 
(le bonheur d’autrui)
 
 
3.
 
4.
 
La loi, La fin,
qui est aussi un mobile. qui est aussi un mobile.
C’est là dessus que repose C’est là-dessus que repose
la moralité
 
la légalité
 
de toute libre détermination de la volonté.
FORME DES DEVOIRS DE VERTU.


XII.


prédispositions esthétiques de l’âme relativement aux idées de devoir en général[46].


Il y a des qualités morales telles que, quand on ne les possède pas, il ne peut y avoir de devoir qui oblige de les acquérir. Ce sont le sentiment moral, la conscience, l’amour du prochain, et le respect de soi-même. On n’est point obligé de posséder ces qualités, car ce sont des conditions subjectives qui disposent l’homme à l’idée du devoir, et non des conditions objectives, servant de fondement à la moralité. Elles sont toutes des prédispositions (prædispositiones) esthétiques, mais naturelles, à être affecté par des idées de devoir ; et ces prédispositions, on ne peut considérer comme un devoir de les posséder, mais chaque homme les possède, et, grâce à elles, est capable d’être obligé. — La conscience que nous en avons n’est point d’origine empirique ; elle ne peut être que la conséquence de la loi morale, ou l’effet qu’elle produit sur l’esprit.


a.


Du sentiment moral.


Ce sentiment est la capacité de recevoir du plaisir ou de la peine de la seule conscience de l’accord ou du désaccord de notre action avec la loi du devoir. — Toute détermination de la volonté va de la représentation d’une action possible, et à laquelle le sentiment du plaisir ou de la peine fait attacher un intérêt, à l’action elle-même ; mais l’état esthétique (l’affection du sens intime) est ou un sentiment pathologique, ou un sentiment moral. — Le premier précède la représentation de la loi ; le second n’en peut être que la conséquence.

Or ce ne peut être un devoir de posséder ou d’acquérir le sentiment moral, car la conscience de l’obligation suppose toujours ce sentiment : on ne saurait autrement avoir conscience de la contrainte qu’implique l’idée du devoir. Tout homme (en tant qu’être moral) le porte donc originairement en lui-même ; et la seule obligation qu’il puisse avoir à cet égard, c’est de le cultiver, et même de le fortifier par l’admiration qu’inspire son impénétrable origine. Or c’est ce qu’on ne manquera pas de faire, en le dégageant de tout attrait pathologique, pour le considérer dans toute sa pureté, tel que l’excite au plus haut degré la seule idée de la raison.

C’est improprement que l’on désigne ce sentiment sous le nom de sens moral ; car par le mot sens on entend ordinairement une faculté théorétique de perception, qui se rapporte à un objet, tandis que le sentiment moral (en tant que plaisir ou peine en général) est quelque chose de purement subjectif, qui ne donne aucune connaissance. — Il n’y a point d’homme dépourvu de tout sentiment moral ; car, si quelqu’un en était entièrement privé, il n’existerait pas moralement ; et si, pour appliquer à la morale le langage de la médecine, la force vitale qui est en elle n’avait plus la vertu d’exciter ce sentiment, alors l’humanité se résoudrait (comme par des lois chimiques) en pure animalité, et se confondrait sans retour avec la masse des autres êtres physiques. — Mais, quoique l’on se serve souvent de cette expression, nous n’avons pas plus pour le bien et le mal (moral) de sens particulier, que nous n’en avons pour la vérité ; nous avons la capacité d’être mus dans notre libre arbitre par la raison pure pratique[47], ou par la loi qu’elle prescrit, et c’est cela que nous appelons le sentiment moral.


b.


De la conscience.


De même la conscience[48] n’est pas quelque chose que l’on puisse acquérir, et il n’y a pas devoir qui prescrive de se la procurer ; mais tout homme, comme être moral, la porte originairement en lui. Dire qu’on est obligé d’avoir de la conscience reviendrait à dire qu’on a le devoir de reconnaître des devoirs. En effet la conscience est la raison pratique représentant à l’homme son devoir, dans tous les cas où s’applique la loi morale, afin de l’absoudre ou de le condamner. Elle n’a donc point de relation à un objet, mais seulement au sujet (en qui elle excite le sentiment moral par son action) ; par conséquent elle est un fait inévitable, non une obligation et un devoir. Quand donc on dit que tel homme n’a pas de conscience, on veut dire qu’il ne tient aucun compte de ses arrêts. Car, s’il n’en avait réellement pas, il ne s’imputerait aucune action conforme au devoir, ou ne s’en reprocherait aucune comme y étant contraire, et par conséquent il ne saurait songer au devoir d’avoir une conscience.

Je laisse ici de côté les diverses divisions de la conscience, et me borne à remarquer, ce qui découle de ce qui précède, qu’une conscience erronée est un non-sens. En effet, quand il s’agit de juger objectivement si une chose est ou n’est pas un devoir, je puis bien parfois me tromper ; mais, au point de vue subjectif, quand il s’agit simplement de savoir si j’ai rapproché cette chose de ma raison pratique (qui prononce ici), pour en porter un jugement, je ne puis me tromper, puisque, sans cette comparaison, je n’aurais point porté de jugement pratique, auquel cas il n’y aurait ni erreur ni vérité. Le manque de conscience[49] n’est point l’absence même de la conscience, mais un penchant à ne tenir aucun compte de ses jugements. Quelqu’un juge-t-il qu’il a agi suivant sa conscience, on ne peut rien lui demander de plus, en ce qui concerne l’innocence ou la culpabilité. Il dépend de lui seulement d’éclairer son intelligence sur ce qui est ou n’est pas de son devoir ; mais, quand il en vient ou en est venu à l’action, la conscience parle involontairement et inévitablement. On ne pourrait donc pas même faire un devoir d’agir suivant sa conscience, car autrement il faudrait une seconde conscience, pour avoir conscience des actes de la première. Il n’y a ici d’autre devoir que de cultiver la conscience, de donner son attention à la voix de ce juge intérieur, et d’employer tous les moyens (ce qui par conséquent n’est qu’un devoir indirect) pour la bien entendre.


c.


De l’amour des hommes.


L’amour est une affaire de sentiment, non de volonté : je ne puis aimer, parce que je le veux, et encore moins parce que je le dois (je ne puis être forcé à l’amour) ; un devoir d’aimer est donc un non-sens. Mais la bienveillance[50] (amor benevolentiæ) peut être soumise comme fait à la loi du devoir. À la vérité on donne souvent aussi (quoique très improprement) le nom d’amour à la bienveillance désintéressée qu’on peut montrer à l’égard des hommes ; et même là où il ne s’agit pas seulement du bonheur d’autrui, mais du libre et entier sacrifice de toutes ses fins à celles d’un autre être (même d’un être supérieur à l’humanité), on parle d’un amour qui est en même temps un devoir pour nous. Mais tout devoir implique une contrainte, quoique ce puisse être une contrainte exercée sur soi-même au nom d’une loi. Or ce que l’on fait par contrainte, on ne le fait pas par amour.

C’est un devoir de faire du bien aux autres hommes dans la mesure de son pouvoir, qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas, et ce devoir ne perdrait rien de son importance, alors même qu’on aurait fait cette triste remarque, que notre espèce, vue de près, n’est malheureusement pas faite pour inspirer beaucoup d’amour. — La misanthropie au contraire est toujours haïssable, alors même que, sans aller jusqu’à l’hostilité ouverte, elle se contente de fuir les hommes[51]. Car la bienveillance reste toujours un devoir, même à l’égard du misanthrope, qu’on ne saurait aimer sans doute, mais auquel on peut toujours faire du bien.

Haïr le vice dans l’homme n’est ni un devoir ni une chose contraire au devoir ; c’est simplement un sentiment d’aversion qu’il inspire, sans que la volonté y exerce ou en reçoive quelque influence. La bienfaisance au contraire est un devoir. Celui qui la pratique souvent et dont les bienfaits sont un heureux résultat, peut finir par aimer réellement ceux auxquels il a fait du bien. Quand on dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, cela ne signifie pas qu’il faut l’aimer d’abord et, au moyen de cet amour, lui faire ensuite du bien, mais qu’il faut lui faire du bien, et que cette bienfaisance déterminera en nous l’amour des hommes (ou nous fera une habitude du penchant à la bienfaisance en général).

Autrement l’amour du plaisir[52] (amor complacentiæ) serait seul directement prescrit. Or avoir pour devoir cet amour (comme un plaisir immédiatement lié à la représentation de l’existence d’un objet), c’est-à-dire être contraint à ce plaisir, c’est chose contradictoire.


d.


Du respect.


Le respect[53] (reverentia) est aussi quelque chose de purement subjectif : c’est un sentiment d’une espèce particulière ; ce n’est pas un jugement porté sur un objet qu’il serait de notre devoir de réaliser ou de seconder. Considéré comme devoir, il ne pourrait être représenté que par le respect que nous aurions pour lui. En faire un devoir, reviendrait donc à faire un devoir du devoir même. C’est pourquoi, quand on dit que l’estime de soi[54] est un devoir pour l’homme, on parle improprement ; il vaudrait mieux dire que la loi qui réside en lui arrache inévitablement son respect pour son propre être, et que ce sentiment (d’une espèce particulière) est le fondement de certains devoirs, c’est-à-dire de certaines actions qui s’accordent avec le devoir envers soi-même. Mais on ne peut pas dire que le respect de soi-même soit un devoir pour lui ; car on ne saurait en général concevoir un devoir, sans avoir déjà en soi-même du respect pour la loi.


XIII.


principes généraux de la métaphysique des mœurs qui doivent être suivis dans l’étude d’une doctrine pure de la vertu


1o Il ne peut y avoir pour un devoir qu’un seul principe d’obligation ; et, quand on en apporte deux ou plusieurs preuves, c’est un signe certain, ou bien qu’on n’en a pas encore de preuve suffisante, ou bien que l’on prend pour un seul et même devoir plusieurs devoirs différents.

En effet, toutes les preuves morales, en tant que preuves philosophiques, ne peuvent se faire qu’au moyen d’une connaissance rationnelle fondée sur des concepts[55], et non, comme celles que fournissent les mathématiques, par la construction de concepts. Ces dernières admettent plusieurs preuves pour une seule et même proposition, parce que dans l’intuition à priori il peut y avoir plusieurs manières de déterminer les propriétés d’un objet, qui toutes reviennent au même principe. – Si par exemple, pour établir le devoir de la véracité, on allègue comme preuve d’abord le préjudice que le mensonge occasionne aux autres hommes, et ensuite aussi l’indignité[56] dont se frappe le menteur et l’atteinte qu’il porte au respect de lui-même, la première preuve porte sur un devoir de bienveillance, non sur un devoir de véracité, et par conséquent ce que l’on établit par là, ce n’est pas le devoir qu’il s’agit de prouver, mais un autre. – Que si, en alléguant plusieurs preuves en faveur d’une seule et même proposition, on se flatte de compenser par le nombre des raisons le manque de poids de chacune d’elles en particulier, c’est là un expédient tout à fait indigne d’un philosophe, et qui dénote une absence complète de loyauté et de bonne foi ; – en effet on a beau juxta-poser diverses raisons suffisantes, les unes ne donneront pas aux autres ce qui leur manque en certitude, ou même en probabilité. Il faut que ces raisons, formant une série unique de principes et de conséquences, s’élèvent jusqu’à la raison suffisante : elles ne peuvent prouver qu’à cette condition. — Et pourtant c’est là le procédé ordinaire de l’art oratoire.

2o On ne doit point chercher la différence de la vertu et du vice dans le degré suivant lequel on pratique certaines maximes, mais seulement dans la qualité spécifique de ces maximes (dans leur rapport avec la loi) ; en d’autres termes, ce fameux principe (d’Aristote) que la vertu consiste dans un juste milieu entre deux vices opposés, est faux[Note de l’auteur 4]. Proposera-t-on, par exemple, une bonne économie domestique comme le milieu à suivre entre deux vices, la prodigalité et l’avarice : si on la considère comme une vertu, on ne peut lui assigner pour origine ni l’amoindrissement successif du premier de ces deux vices (arrivant à l’épargne), ni l’augmentation des dépenses restreintes par le second, comme si, partant de points opposés, ces deux vices finissaient par se rencontrer au sein d’une bonne économie. Au contraire, chacun d’eux a sa propre maxime, qui est nécessairement en contradiction avec celle de l’autre.

Par la même raison, on ne peut considérer en général aucun vice comme une pratique excessive de certaines actions (e. g. prodigalitas est EXCESSUS in consumendis opibus), ou au contraire comme une pratique trop bornée de ces actions (e. g. avaritia est DEFECTUS, etc.). Car, comme on ne détermine point ainsi le degré, et que c’est de là pourtant qu’on fait dépendre la question de savoir si la conduite est ou non conforme au devoir, on ne saurait définir aucun vice par ce moyen.

3o Les devoirs d’éthique ne doivent pas être estimés d’après le pouvoir qui appartient à l’homme de satisfaire à la loi, mais au contraire cette puissance morale doit être estimée d’après la loi, qui commande catégoriquement ; ils ne dépendent point par conséquent de la connaissance empirique que nous avons des hommes, tels qu’ils sont, mais de la connaissance rationnelle qui nous les fait concevoir tels qu’ils doivent être pour être conformes à l’idée de l’humanité.

Les trois maximes que nous venons d’indiquer comme devant présider à l’exposition scientifique d’une doctrine de la vertu, sont opposées à ces vieux apophthegmes :

1. Il n’y a qu’une seule vertu et qu’un seul vice.

2. La vertu consiste à garder un juste milieu entre deux vices opposés. 3. La vertu (comme la prudence) doit être tirée de l’expérience.


XIV.


De la vertu en général.


La vertu signifie une force morale de la volonté. Mais cela n’en épuise pas l’idée ; car on pourrait trouver aussi une force de ce genre dans un être saint (supérieur à l’homme), en qui nul penchant contraire ne ferait obstacle à la loi de sa volonté, et qui par conséquent suivrait volontiers cette loi en tout point. La vertu est donc la force morale que montre la volonté d’un homme dans l’accomplissement de son devoir, lequel est une contrainte morale exercée par sa propre raison législative, en tant qu’elle se constitue elle-même en un pouvoir qui exécute la loi. — Elle n’est pas elle-même un devoir, ou ce n’est pas un devoir de la posséder (car autrement il faudrait admettre une obligation au devoir), mais elle commande, et elle accompagne son commandement d’une contrainte morale (possible au point de vue des lois de la liberté intérieure), qui, devant être irrésistible, suppose une force dont nous ne pouvons mesurer le degré qu’au moyen de la grandeur des obstacles que l’homme se crée à lui-même par ses penchants. Les vices, ces fruits des coupables pensées, sont les monstres qu’elle est appelée à combattre : aussi cette force morale, ou ce courage[57] (fortitudo moralis) est-il pour l’homme le plus grand et même le seul véritable titre de gloire[58]. C’est proprement la sagesse, la sagesse pratique, car elle consiste à se donner pour but le but final de l’existence des hommes sur la terre. — Ce n’est qu’en la possédant que l’homme est libre, sain, riche, roi, etc., et n’a rien à craindre ni du hasard, ni du destin : il se possède lui-même, et l’homme vertueux ne peut perdre sa vertu.

On fait bien de vanter l’idéal de l’humanité considérée dans sa perfection morale, et tous les exemples du contraire que l’on oppose, en alléguant ce que les hommes sont maintenant, ce qu’ils ont été, ou ce qu’ils seront probablement dans l’avenir, ne peuvent rien ôter à la réalité pratique de cet idéal. L’anthropologie, qui se fonde uniquement sur des connaissances empiriques, ne saurait porter la moindre atteinte à l’anthroponomie[59], qui dérive d’une raison dictant des lois absolues ; et, quoique la vertu (dans son rapport aux hommes et non à la loi) puisse aussi çà et là être appelée méritoire et jugée digne d’une récompense, il faut pourtant, de même qu’elle est sa propre fin, la considérer comme étant à elle-même sa propre récompense.

Quand on considère la vertu dans toute sa perfection, on ne se la représente donc pas comme une chose que l’homme possède, mais comme une chose qui possède l’homme ; car dans le premier cas il semblerait que l’homme ait eu le choix (auquel cas il aurait encore besoin d’une autre vertu pour préférer la vertu à toute autre chose qui s’offrirait à lui). — Concevoir (comme cela est inévitable) plusieurs vertus, ce n’est pas autre chose que concevoir divers objets moraux, auxquels la volonté est portée par le principe unique de la vertu ; il en est de même des vices opposés à ces vertus. L’expression qui personnifie le vice et la vertu est un procédé esthétique, mais qui renferme un sens moral. — Une esthétique des mœurs n’est pas une partie de la métaphysique des mœurs, mais elle en est une représentation[60] subjective : en effet les sentiments qui accompagnent la force nécessitante de la loi morale, en rendent l’efficacité sensible ; tels sont par exemple le dégoût, l’horreur, etc., qui représentent d’une manière sensible[61] l’aversion morale, et servent de contre-poids aux mobiles purement sensibles.


XV.


du principe de la distinction de la doctrine de la vertu et de la doctrine du droit.


Cette distinction, sur laquelle repose aussi en général la grande division de la doctrine des mœurs, se fonde sur ce que le concept de la liberté, qui est commun à l’une et à l’autre, rend nécessaire la division des devoirs en devoirs de liberté extérieure et devoirs de liberté intérieure, lesquels seuls appartiennent à l’éthique. — C’est pourquoi cette liberté intérieure doit servir ici de préliminaire (discursus præliminaris), comme condition de tout devoir de vertu (de même que plus haut nous avons présenté la doctrine de la conscience comme la condition de tout devoir en général).


remarque.


de la doctrine de la vertu, considérée d’après le principe de la liberté intérieure.


:xxL’habitude[62] (habitus) est une facilité d’action et une perfection subjective de l’arbitre[63] de l’homme. — Mais toute facilité[64] de ce genre n’est pas une libre habitude (habitus libertatis) ; car, quand elle devient une accoutumance[65] (assuetudo), c’est-à-dire quand la répétition fréquente de l’action nous en fait une nécessité, l’habitude ne procède plus alors de la liberté, et par conséquent ce n’est plus une habitude morale. On ne peut donc définir la vertu, l’habitude de produire des actions libres conformes à la loi, mais celle « de se déterminer à agir par l’idée même de la loi ; » et alors cette habitude n’est pas une qualité de l’arbitre, mais de la volonté[66], laquelle est, par la règle qu’elle admet, une faculté de désirer[67] d’où découlent des lois universelles. Il n’y a que cette espèce d’habitude qui puisse être rapportée à la vertu.
:xxMais la liberté intérieure exige deux conditions : que l’on soit maître de soi[68] dans un cas donné (animus sui compos), et que l’on ait l’empire de soi-même[69] (imperium in semetipsum), c’est-à-dire que l’on réprime ses affections, et que l’on commande à ses passions. Dans ces deux états, le caractère[70] est noble[71] (erecta indoles) ; dans le cas contraire, il est lâche[72] (indoles abjecta, serva).


XVI.


la vertu exige d’abord l’empire de soi-même.


Il y a une différence essentielle entre les affections et les passions. Les affections appartiennent au sentiment, en tant que, précédant la réflexion, il la rend difficile ou impossible. Aussi dit-on qu’elles sont soudaines[73] (animus præceps) ; et la raison, par l’idée de la vertu, ordonne en pareil cas de se contenir[74]. Pourtant cette faiblesse dans l’usage de notre entendement, jointe à la force du mouvement de l’âme[75], n’est que l’absence de la vertu[76] ; c’est, pour ainsi dire, quelque chose de puéril et de faible, qui peut très-bien se rencontrer avec la meilleure volonté, et qui offre encore au moins cet avantage, que la tempête sera bientôt calmée. Un penchant à une affection (par exemple à la colère), ne va donc pas si bien avec le vice que la passion. Celle-ci au contraire est un désir[77] sensible devenu une inclination constante (par exemple la haine, par opposition à la colère). Le calme avec lequel on s’y livre laisse place à la réflexion, et permet à l’esprit de se faire des principes à ce sujet, et ainsi, quand l’inclination porte sur quelque chose de contraire à la loi, de la couver, de lui laisser prendre de profondes racines et d’admettre par là (comme de propos délibéré) le mal dans ses maximes, ce qui est alors un mal qualifié, c’est-à-dire un véritable vice. La vertu, en tant qu’elle est fondée sur la liberté intérieure, contient donc aussi pour nous un ordre positif, celui de retenir sous notre puissance (sous l’autorité de la raison), toutes nos facultés et toutes nos inclinations, par conséquent l’ordre d’avoir l’empire de soi-même ; cet ordre s’ajoute à la défense de se laisser dominer par ses sentiments et ses inclinations (au devoir d’apathie) ; car, si la raison ne prend en mains les rênes du gouvernement, ces inclinations et ces sentiments deviennent bientôt les maîtres de l’homme.


XVII.


la vertu présuppose nécessairement l’apathie (considérée comme une force).


Ce mot est pris en mauvaise part, comme s’il signifiait l’insensibilité[78], par conséquent une indifférence subjective à l’égard des objets de la volonté ; on entend par là un défaut. On peut prévenir cette équivoque, en désignant sous le nom d’apathie morale ce genre d’apathie[79], qu’il faut bien distinguer de l’indifférence, et qui est très-nécessaire, car les sentiments qui résultent des impressions sensibles ne perdent leur influence sur le sentiment moral, qu’autant que le respect de la loi devient plus puissant qu’eux tous. — Ce n’est qu’une force apparente et fiévreuse, que celle qui pousse jusqu’à l’affection, ou plutôt y laisse dégénérer le vif intérêt que l’on prend au bien lui-même. Une affection de cette espèce s’appelle enthousiasme ; et c’est ici qu’il faut appliquer cette modération, que l’on a coutume de recommander dans la pratique même des vertus (insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui, ULTRA QUAM SATIS EST virtutem si pelat ipsam. Horat.). Autrement il faudrait dire, ce qui est absurde, que l’on peut être trop sage, trop vertueux. L’affection appartient toujours à la sensibilité, quel que soit l’objet qui l’excite. La vraie force de la vertu est la tranquillité d’âme[80], avec la résolution réfléchie et ferme de pratiquer la loi morale. C’est là ce qui constitue l’état de santé dans la vie morale ; l’affection au contraire, même quand elle est excitée par la représentation du bien, est un phénomène qui ne brille qu’un instant et laisse après lui la fatigue. — Celui-là encore ne possède qu’une vertu fantastique, qui n’admet point de choses indifférentes (adiaphora) à la moralité, qui jonche tous ses pas de devoirs, comme d’autant de chausses-trapes, et qui ne trouve pas insignifiant que l’on se nourrisse de viande ou de poisson, de bière ou de vin, quand on se trouve bien de l’un et de l’autre. Introduire de telles minuties[81] dans la doctrine de la vertu, c’est en faire dégénérer l’empire en tyrannie.


remarque.


La vertu est toujours progressive[82], et pourtant c’est toujours pour elle à recommencer[83]. — Elle est toujours progressive, car, considérée objectivement, elle est un idéal inaccessible, mais dont c’est un devoir de se rapprocher

toujours davantage. C’est toujours pour elle à recommencer, car, au point de vue subjectif, l’influence des penchants dont la nature de l’homme est affectée ne permet pas à la vertu de goûter un instant de repos et de tranquillité, avec ses maximes admises une fois pour toutes, et elle fait que quand celle-ci n’est pas en progrès, elle décline infailliblement. C’est qu’en effet les maximes morales ne peuvent être, comme les maximes techniques, fondées sur l’habitude (car cela rentre dans le côté physique des déterminations de notre volonté), et que même, si la pratique de ces maximes se changeait en habitude, le sujet y perdrait la liberté du choix de ses maximes, ce qui est pourtant le caractère de toute action faite par devoir.


XVIII.


notions préliminaires
concernant la division de la doctrine de la vertu


1o Pour ce qui regarde la forme[84], le principe de cette division doit contenir toutes les conditions qui servent à distinguer spécifiquement de la doctrine du droit une autre partie de la doctrine générale des mœurs, et ces conditions sont les trois suivantes : 1o les devoirs de vertu ne sont pas susceptibles d’une législation extérieure ; 2o si tous les devoirs doivent avoir une loi pour fondement, dans l’éthique la loi du devoir ne peut s’appliquer aux actions, mais seulement aux maximes des actions ; 3o (cela résulte de ce qui précède), le devoir d’éthique doit être considéré comme un devoir large, et non comme un devoir strict.

2o En ce qui concerne la matière[85], la doctrine de la vertu ne doit pas être traitée seulement comme une science de devoirs en général, mais aussi comme une science de fins[86] : l’homme est obligé en effet de se concevoir lui-même et de concevoir aussi tout autre homme comme étant une fin pour lui. C’est ce que l’on a coutume d’appeler le devoir de l’amour de soi et celui de l’amour du prochain ; mais ces expressions ne s’accordent pas entre elles, car aimer ne peut être directement un devoir, mais bien agir de telle sorte que l’on se prenne soi-même et que l’on prenne les autres pour but.

3o En ce qui touche, dans le principe du devoir, la distinction de la matière et de la forme (de la finalité et de la légitimité), il faut remarquer que toute obligation de vertu[87] (obligatio ethica), n’est pas un devoir de vertu (officium ethicum s. virtutis) ; en d’autres termes, que le respect de la loi en général ne constitue pas encore une fin à l’état de devoir, car une fin peut seule être un devoir de vertu. — Aussi n’y a-t-il qu’une seule obligation de vertu, tandis qu’il y a plusieurs devoirs de vertu. C’est que, s’il y a plusieurs objets, qui sont pour nous des fins, qu’il est aussi de notre devoir de nous proposer, il n’y a qu’une intention vertueuse, comme principe subjectif de la détermination de remplir son devoir, et que, si cette intention s’étend aussi aux devoirs de droit, on ne peut pourtant pas les appeler à cause de cela des devoirs de vertu. — Toute division de l’éthique ne peut donc porter que sur des devoirs de vertu. La science de ce mode d’obligation par lequel nous nous reconnaissons liés, indépendamment de toute législation extérieure possible, est l’éthique même, considérée dans son principe formel.


remarque.


xxMais comment ai-je été conduit, me demandera-t-on, à diviser l’éthique en doctrine élémentaire et méthodologie, tandis que j’ai pu me passer de cette division dans la doctrine du droit ? — C’est que dans celle-ci il ne s’agissait que de devoirs stricts, tandis que dans celle-là il s’agit de devoirs larges. Aussi la doctrine du droit, qui par sa nature doit être d’une précision rigoureuse, n’a pas plus besoin que les mathématiques pures d’une règle générale (d’une méthode) qui lui enseigne comment elle doit procéder dans ses jugements, mais ils sont vrais par le fait même. — L’éthique au contraire, à cause de la latitude qu’elle laisse à ses devoirs imparfaits, conduit inévitablement à des questions qui poussent le jugement à décider comment une maxime doit être appliquée dans les cas particuliers, ou quelle maxime particulière (subordonnée) elle fournit à son tour (en quoi l’on peut toujours s’enquérir du principe de l’application de cette maxime aux cas qui se présentent) ; et ainsi elle tombe dans une casuistique dont la doctrine du droit n’a point du tout à s’occuper.
xxLa casuistique n’est donc ni une science, ni une partie d’une science ; car elle serait alors dogmatique, et elle est moins une doctrine qui enseigne à trouver quelque chose qu’un exercice qui apprend à chercher la vérité. Elle ne se mêle donc à la science que d’une manière fragmentaire et non systématique (ce qui doit être au contraire le caractère de l’éthique) ; elle ne s’ajoute au système que sous la forme de scholies.
xxIl appartient spécialement à l’éthique, comme methodologie de la raison moralement pratique, d’exercer la raison, plutôt encore que le jugement, dans la théorie des devoirs aussi bien que dans la pratique. La méthode relative au premier exercice (à la théorie des devoirs) se nomme didactique, et elle est ou acroamatique ou érotématique. La méthode érotématique est l’art d’interroger l’élève sur

ce qu’il sait déjà des idées de devoir, soit qu’on ne lui demande que ce qu’on lui a déjà dit, et qu’on s’adresse simplement à sa mémoire, auquel cas la méthode est proprement catéchétique ; soit qu’on suppose que ces connaissances sont déjà contenues naturellement dans sa raison et qu’il n’y a plus qu’à les en tirer, ce qui est la méthode dialogique (socratique).

xxÀ la didactique, comme méthode d’exercice théorétique, correspond, dans la pratique, l’ascétique, c’est-à-dire cette partie de la méthodologie où l’on n’enseigne pas seulement l’idée de la vertu, mais où l’on apprend aussi à mettre en exercice et à cultiver la faculte de la vertu[88], ainsi que la volonté qu’elle exige.
xxD’après ces principes, nous diviserons donc tout le système de l’éthique en deux parties : la doctrine élémentaire et la méthodologie. Chaque partie aura ses divisions principales, et celles de la première partie se subdiviseront elles-mêmes en divers chapitres : en premier lieu, suivant la différence des sujets envers lesquels l’homme est obligé, et en second lieu, suivant la différence des fins que la raison lui enjoint de se proposer, et ses dispositions à l’égard de ces fins[89].


XIX.


La division que la raison pratique donne pour fondement au système de ses concepts dans la doctrine de l’éthique (la division architectonique) peut s’établir sur deux espèces de principes, isolés ou réunis : l’un qui concerne la matière et représente à l’état de système le rapport subjectif des obligés à l’obligeant ; l’autre qui concerne la forme et représente le rapport objectif des lois de l’éthique aux devoirs en général. — La première division est celle des êtres à l’égard desquels on peut concevoir une obligation de vertu ; la seconde serait celle des concepts de la raison pure pratique, qui appartiennent aux devoirs de la première, et qui par conséquent ne sont nécessaires à l’éthique qu’autant qu’on veut faire de celle-ci une science, et enchaîner ainsi méthodiquement toutes les propositions qui ont été trouvées dans la première.






PREMIÈRE DIVISION DE L’ÉTHIQUE,
FONDÉE SUR LA DIFFÉRENCE DES SUJETS ET DE LEURS LOIS.
 
DEVOIRS
de l’homme envers l’homme de l’homme envers les êtres
qui ne sont pas des hommes
envers
lui-même.
envers les
autres hommes.
envers les êtres
supérieurs à
l’homme.
envers les êtres
inférieurs à
l’homme.


SECONDE DIVISION DE L’ÉTHIQUE,
FONDÉE SUR LES PRINCIPES DU SYSTÈME DE LA RAISON PURE PRATIQUE.
 
ÉTHIQUE.
Doctrine élémentaire. Méthodologie.
Dogmatique. Casuistique. Didactique.[90] Ascétique.


On voit que la seconde division, concernant la forme de la science, doit précéder la première, comme plan général du tout.

Notes du traducteur[modifier]

  1. Doctrine de la vertu.
  2. Nöthigung (Zwang).
  3. Ein äusserer oder ein Selbstzwang.
  4. Das Sollen.
  5. Selbstzwang.
  6. Tapferkeit.
  7. Tugend.
  8. Zweck, fin ou but
  9. Je traduis ici, à l’aide de la parenthèse latine qui suit, ce que Kant désigne d’abord par l’expression allemande Befugniss.
  10. Sur l’emploi de cette expression comme adjectif, voyez dans ma traduction de la Doctrine du droit la note de la page 18.
  11. Das Förmliche.
  12. Vermögens.
  13. Als Fertigkeit.
  14. Die negative Untugend.
  15. Zwecklehre.
  16. Eigene Vollkommenheit.
  17. Fremde Glückseligkeit.
  18. Allheit des Mannigfaltigen, was zusammengenommen ein Ding ausmacht.
  19. C’est le mot même dont Kant se sert. Je ne fais que le transporter, tel quel, du texte dans ma traduction.
  20. Même remarque.
  21. Sittliche Denkungsart.
  22. Erlaubten.
  23. Erlaubte.
  24. Die sich zu einer allgemeinen Gesetzgebung blos qualificiren
  25. Willkührlich.
  26. Anpreisung.
  27. Verdienst.
  28. Laster.
  29. Untugend.
  30. Kant ajoute ici sur les mots Tugend (vertu) et Untugend (qui signifie littéralement non-vertu) une parenthèse qu’il m’est impossible de traduire, parce que le mot vertu (virtus) n’a pas en français la même étymologie que le mot Tugend en allemand. « Comme le mot Tugend, dit-il, vient de taugen (valoir, avoir de la valeur), le mot Untugend, d’après l’étymologie, ne signifie autre chose que zu nichts taugen (n’avoir point de valeur). » J. B.
  31. Uebertretung
  32. Laster.
  33. Ein rechtlicher Mensch zu seyn
  34. Schuldigkeit.
  35. Ein subjectives Princip ihrer ethischen Belohnung
  36. Empfänglichkeit derselben nach dem Tugendgesetze. Tout ce paragraphe est assez embrouillé dans le texte, et il est impossible de le traduire très-littéralement. J. B.
  37. Das süsse Verdienst.
  38. In welchem Menschen durch Mitfreude zu Schwelgen geneigt sind.
  39. Das saure Verdienst.
  40. Physische Wohlfahrt.
  41. Moralisches Wohlseyn.
  42. Die Stärke der Maxime des Menschen ; littéralement, la force des maximes de l’homme.
  43. Nöthigung.
  44. Das Formale.
  45. Ein Vermögen der Zwecke.
  46. Aesthetische Vorbegriffe der Empfänglichkeit des Gemüths für Pflichtbegriffe überhaupt.
  47. Empfänglichkeit der freien Willkühr für die Bewegung derselben durch praktische reine Vernunft.
  48. Das Gewissen.
  49. Gewissenlosigkeit
  50. Wohlwollen.
  51. Separatistische Misanthropie.
  52. Die Liebe des Wohlgefallens.
  53. Achtung.
  54. Selbstschätzung.
  55. Aus Begriffen.
  56. Nichtswürdigkeit.
  57. Als Tapferkeit.
  58. Kriegsehre, littéralement, gloire guerrière.
  59. C’est le mot même dont Kant se sert ; je le laisse tel qu’il est. J. B.
  60. Darstellung.
  61. Versinnlichen.
  62. Fertigkeit.
  63. Willkühr.
  64. Leichtigkeit.
  65. Angewohnheit.
  66. Des Willens.
  67. Begehrungsvermögen. Pour bien comprendre tout ceci, il faut se reporter aux définitions que Kant a données des mots arbitre, volonté, faculté de désirer, dans l’Introduction à la métaphysique des mœurs, qui précède la Doctrine du droit. V. trad. franc., p. {{#ifeq :|Page|16|16}}. J. B.
  68. Seiner selbst Meister.
  69. Ueber sich selbst Herr zu seyn.
  70. Gemüthsart.
  71. Edel.
  72. Unedel.
  73. Yäh oder yach.
  74. Sich fassen.
  75. Gemüthsbewegung.
  76. Untugend.
  77. Begierde.
  78. Fühllosigkeit.
  79. Affectlosigkeit.
  80. Das Gemüth in Ruhe.
  81. Kant se sert ici du mot de micrologie.
  82. Im Fortschreiten.
  83. Hebt doch auch immer von Vorne an.
  84. Das Formale.
  85. Das Materiale, c’est-à-dire le contenu de la science.
  86. Zwecklehre.
  87. Tugendverpflichtung.
  88. Tugendvermögen.
  89. Empfänglichkeit für dieselbe.
  90. La première édition donne catéchètique. Note de Schubert

Notes de l’auteur[modifier]

  1. Toutefois l’homme, en se considérant objectivement au point de vue de la destination que détermine en lui la raison pure pratique (en considérant l’humanité dans sa propre personne), se trouve assez saint, comme être moral, pour ne transgresser qu’à regret la loi intérieure. Il n’y a pas, en effet, d’homme si dégradé qui, en la violant, ne sente en soi une résistance, et n’éprouve pour lui-même un sentiment de mépris qui le force à se faire violence. Or il est impossible d’expliquer comment, dans cette alternative où l’homme se trouve (que représente si bien la fable d’Hercule placé entre la vertu et la volupté), il se montre plus disposé à écouter son inclination que la loi ; car nous ne pouvons expliquer ce qui arrive qu’en le dérivant d’une cause, suivant des lois naturelles, et à ce point de vue, nous ne saurions regarder la volonté comme libre. — C’est pourtant cette contrainte intérieure, cette lutte, et l’impossibilité où nous sommes de l’éviter, qui nous font connaître l’incompréhensible attribut de la liberté.
  2. L’homme est d’autant plus libre qu’il est moins soumis à la contrainte physique et qu’il l’est plus à la contrainte morale (à celle qu’exerce la seule idée du devoir). Celui, par exemple, qui est doué d’une résolution assez ferme ou d’une âme assez forte pour ne pas renoncer, quelque danger qu’on veuille lui faire craindre, à une partie de plaisir qu’il a projetée, mais qui abandonne son projet sans hésitation, je ne dis pas sans regret, dès qu’on lui représente qu’il le ferait manquer à ses devoirs ou négliger un père malade, celui-là, par cela même qu’il ne peut résister à la voix du devoir, fait au plus haut degré preuve de liberté.
  3. Si bien que l’on pourrait varier ainsi les deux vers si connus de Haller :

    L’homme avec ses défauts
    Est supérieur à la foule des anges privés de volonté.

  4. Les formules ordinaires et en quelque sorte classiques en morale : medio tutissimus ibis ; omne nimium vertitur in vitium ; est modus in rebus, etc. ; medium tenuere beati ; virtus est medium vitiorum et utrinque reductum, ces formules expriment une sagesse insipide, qui n’a point de principes déterminés ; car ce milieu à tenir entre deux extrêmes, qui peut me l’indiquer ? L’avarice (comme vice) ne se distingue pas de l’économie (comme vertu), en ce qu’elle pousse celle-ci trop loin, mais elle a un tout autre principe (une tout autre maxime), qui est de placer la fin de l’économie domestique, non dans la jouissance de son bien, mais uniquement dans la simple possession, à l’exclusion de toute jouissance. De même le vice de la prodigalité ne consiste pas dans une jouissance démesurée de son bien, mais dans cette fausse maxime, qui n’admet d’autre fin que l’usage d’une chose, sans songer à sa conservation.