Doctrine de la vertu/Livre second

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Doctrine de la vertu, Première partie, Livre second
Doctrine de la vertu, Pédagogie, Opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand.

devoirs. Ils peuvent être considérés et exister chacun séparément. Ainsi on peut aimer son prochain, quand même celui-ci mériterait peu de respect ; de même on doit respecter tout homme, quand même on le jugerait à peine digne d’amour. Mais en principe, suivant la loi, ils sont toujours unis en un devoir, de telle sorte seulement que c’est tantôt celui-ci et tantôt celui-là qui constitue le principe auquel l’autre se joint accessoirement. — Ainsi nous nous reconnaissons obligés d’être bienfaisants à l’égard d’un pauvre ; mais, comme le bien que je lui fais dépend de ma générosité, et qu’il y a là quelque chose d’humiliant pour lui, c’est un devoir d’épargner cette humiliation à celui à qui l’on donne, en présentant le bienfait soit comme une simple dette, soit comme un faible service d’amitié, et d’éviter ainsi de porter atteinte au respect qu’il a pour lui-même.


§ 24.


Quand il s’agit des lois du devoir (non des lois physiques), et que nous les considérons dans les rapports extérieurs des hommes entre eux, nous nous plaçons par la pensée dans un monde moral (intelligible), où, suivant une loi analogue à celle du monde physique, l’assemblage des êtres raisonnables (sur la terre) se fait par attraction et répulsion. Grâce au principe de l’amour mutuel[1], ils sont portés à se rapprocher continuellement, et grâce à celui du respect, qu’ils se doivent réciproquement, à se tenir à distance les uns des autres ; et, si l’une de ces deux grandes forces morales venait à manquer, alors (si je puis me servir ici des paroles de Haller en les appliquant à mon objet) « le néant (de l’immoralité) engloutirait dans son gouffre tout le règne des êtres (moraux), comme une goutte d’eau. »


§ 25.


Mais l’amour ne doit pas être considéré ici comme un sentiment (au point de vue esthétique), c’est-à-dire comme un plaisir que nous trouvons dans la perfection des autres hommes, comme amour du plaisir[2] de les voir heureux[3], car on ne peut être obligé par autrui à avoir des sentiments ; il y faut voir une maxime de bienveillance (un principe pratique), ayant pour effet la bienfaisance.

Il en est de même du respect que nous devons témoigner aux autres ; il ne s’agit pas en effet ici simplement de ce sentiment qui résulte de la comparaison de notre propre valeur avec celle d’autrui (comme celui qu’éprouve, par pure habitude, un enfant pour ses parents, un élève pour son maître, un inférieur en général pour son supérieur), mais d’une maxime qui consiste à restreindre notre estime de nous-mêmes au moyen de la dignité de l’humanité dans une autre personne, et par conséquent on doit entendre ici le respect dans le sens pratique (observantia aliis præstanda).

En outre le devoir du libre respect envers autrui, n’étant proprement qu’un devoir négatif (celui de ne pas s’élever au-dessus des autres), et étant ainsi analogue au devoir de droit, qui défend de porter atteinte au bien d’autrui, peut être regardé comme un devoir strict, quoique, comme devoir de vertu, il se lie au devoir d’amour, et que celui-ci doive être considéré comme un devoir large.

Le devoir d’aimer son prochain peut donc encore se formuler ainsi : le devoir de faire siennes les fins d’autrui (pourvu qu’elles ne soient pas immorales) ; et le devoir de respecter son prochain est contenu dans la maxime qui me défend de rabaisser aucun autre homme au rang de pur moyen pour mes propres fins, et d’exiger d’un autre qu’il s’abdique lui-même jusqu’à se faire mon esclave.

En pratiquant envers quelqu’un le premier de ces devoirs, je l’oblige, je mérite de lui ; en pratiquant le second, je m’oblige simplement moi-même, et me borne à ne rien ôter à la valeur qu’un autre a le droit de placer en lui-même, en tant qu’homme.

du devoir d’amour en particulier.
§ 26.


L’amour de l’humanité (la philanthropie), étant considéré ici comme une maxime pratique, et non par conséquent comme l’amour du plaisir de voir les autres heureux, doit consister dans une bienveillance active, et par conséquent regarde les maximes des actions. — Celui qui prend plaisir au bonheur (salus) des hommes, en les considérant simplement comme tels, qui est heureux quand les autres le sont, est dans le sens général du mot un philanthrope. Celui qui n’est content que quand tout va mal pour les autres, est un misanthrope[4] (dans le sens pratique). Celui qui est indifférent à tout ce qui peut arriver à autrui, pourvu que tout aille bien pour lui-même, est un égoïste (solipsista). — Mais celui qui fuit les hommes parce qu’il ne peut trouver aucun plaisir dans leur société, quoiqu’il leur veuille du bien à tous, celui-là est un anthropophobe[5] (un misanthrope dans le sens esthétique), et son éloignement pour les hommes mérite le nom d’anthropophobie.


§ 27.


La maxime de la bienveillance (la philanthropie pratique) est le devoir de chacun de nous à l’égard des autres, que nous les trouvions ou non dignes d’amour ; l’éthique nous l’impose au nom de cette loi de la perfection : Aime ton prochain comme toi-même. — En effet, tout rapport moralement pratique entre les hommes est un rapport conçu par la raison pure, c’est-à-dire un rapport d’actions libres se réglant sur des maximes qui ont le caractère d’une législation universelle, et qui, par conséquent, ne peuvent dériver de l’amour de soi (ex solipsismo prodeuntes). Je veux que chacun me témoigne de la bienveillance (benevolentiam) ; je dois donc être bienveillant à l’égard de chacun. Mais, comme sans moi tous les autres ne sont pas tous les hommes, et que, par conséquent, la maxime n’aurait pas le caractère universel d’une loi, sans laquelle pourtant il ne saurait y avoir d’obligation, la loi du devoir de la bienveillance me comprendra moi-même comme objet de cette bienveillance prescrite par la raison pratique. Cela ne veut pas dire que je sois obligé par là de m’aimer moi-même (car cela arrive inévitablement sans cela, et par conséquent il n’y a aucune obligation à cet égard) ; seulement la raison législative, qui, dans l’idée qu’elle se fait de l’humanité en général, renferme toute l’espèce (moi-même par conséquent), me comprend aussi, en tant qu’elle dicte des lois universelles, dans le devoir de la bienveillance réciproque, qui se fonde sur le principe de l’égalité existant entre tous les autres et moi. Elle me permet donc de me vouloir du bien à moi-même, mais à la condition d’en vouloir à tous les autres ; car c’est à cette seule condition que ma maxime (de la bienveillance) pourra revêtir la forme d’une loi universelle, ce qui est le caractère de toute loi du devoir.


§ 28.


La bienveillance, considérée dans la philanthropie générale, est la plus grande quant à l’étendue, mais la plus petite quant au degré ; et, lorsque je dis que je prends part au bien de tel ou tel homme uniquement en vertu de la philanthropie générale, l’intérêt que je prends ici est le plus petit qui puisse être. Tout ce que je puis dire, c’est que je ne suis pas indifférent à son égard. Mais l’un me touche de plus près que l’autre, et celui qui me touche de plus près en fait de bienveillance, c’est moi-même. Or comment cela s’accorde-t-il avec la formule : Aime ton prochain (ton semblable) comme toi-même ? Si l’un me touche de plus près que l’autre (dans le devoir de la bienveillance), je suis donc obligé à une plus grande bienveillance envers l’un qu’envers l’autre ; et, comme je suis continuellement plus près de moi-même (même au point de vue du devoir) que tout autre, je ne puis dire, à ce qu’il semble, sans me contredire, que je dois aimer chaque homme comme moi-même ; car la mesure de l’amour de soi ne laisserait aucune différence dans le degré. — On voit tout de suite qu’il ne s’agit pas ici seulement de cette bienveillance qui se borne au désir de voir les autres heureux et qui n’est proprement que la satisfaction que nous cause le bonheur d’autrui, sans même que nous ayons besoin d’y contribuer (chacun pour soi, Dieu pour tous), mais de cette bienveillance active et pratique, qui consiste à se proposer pour but le bonheur d’autrui (ce qu’on appelle la bienfaisance). En effet, dans le désir, je puis vouloir également du bien à tous ; mais dans l’action, sans violer l’universalité de la maxime, le degré peut être fort différent, suivant la différence des personnes aimées (dont l’une me touche de plus près que l’autre).






DIVISION DES DEVOIRS D’AMOUR.
CE SONT : A, LES DEVOIRS DE LA BIENFAISANCE ; B, CEUX DE LA RECONNAISSANCE ; C, CEUX DE LA SYMPATHIE.


A.
du devoir de bienfaisance
§ 29.

Se faire du bien à soi-même autant qu’il est nécessaire pour trouver du plaisir à vivre (soigner son corps, pourvu que ce soin n’aille pas jusqu’à la mollesse), est un devoir envers soi-même. — Le contraire de ce devoir est de se priver, par avarice (sordidement) ou par une discipline exagérée de ses penchants naturels (par fanatisme), de la jouissance des plaisirs de la vie ; dans l’un et l’autre cas, l’homme viole son devoir envers lui-même.

Mais comment peut-on exiger comme un devoir de tous ceux qui ont les moyens nécessaires pour cela, outre cette bienveillance[6] qui consiste à souhaiter du bien aux autres hommes (et qui ne nous coûte rien), la pratique même de la bienveillance, c’est-à-dire la bienfaisance[7] à l’égard de ceux qui sont dans le besoin ? — La bienveillance est le plaisir que nous trouvons dans le bonheur (dans le bien-être) d’autrui ; la bienfaisance est la maxime qui consiste à se proposer pour but ce bonheur, et le devoir de la bienfaisance est l’obligation que la raison impose au sujet, de prendre cette maxime pour loi générale. Il n’est pas évident de soi-même qu’une telle loi en général réside dans la raison ; la maxime : « Chacun pour soi, Dieu (la fortune) pour tous, » semble être plus naturelle.


§ 30.


C’est le devoir de tout homme d’être bienfaisant, c’est-à-dire d’aider, suivant ses moyens, ceux qui sont dans la misère à en sortir, sans rien espérer en retour.

En effet tout homme qui se trouve dans le besoin souhaite d’être secouru par les autres. Mais, s’il adoptait pour maxime de ne point secourir les autres à son tour lorsqu’ils seront dans le besoin, ou s’il faisait de la bienfaisance une loi générale facultative[8], alors chacun lui refuserait, ou du moins serait autorisé à lui refuser également son assistance dans le besoin. Cette maxime de l’intérêt personnel se contredit donc elle-même lorsqu’on l’érige en loi universelle, c’est-à-dire qu’elle est contraire au devoir. Par conséquent la maxime de l’intérêt commun qui veut qu’on fasse du bien à ceux qui sont dans le besoin est un devoir général pour les hommes ; car, par cela même qu’ils sont des hommes, ils doivent être considérés comme des êtres raisonnables sujets à des besoins et réunis par la nature dans une même demeure pour s’aider réciproquement.

§ 31.


La bienfaisance, lorsque l’on est riche (que l’on trouve dans son superflu, ou dans ce qui n’est pas nécessaire à ses propres besoins, les moyens de faire le bonheur d’autrui), ne doit presque jamais être considérée par le bienfaiteur même comme un devoir méritoire, quoique par là il oblige les autres. La satisfaction qu’il se procure ainsi, et qui ne lui coûte aucun sacrifice, est une manière de s’enivrer de sentiments moraux. – Aussi doit-il éviter soigneusement d’avoir l’air de penser qu’il oblige les autres ; car autrement son bienfait n’en serait plus véritablement un, puisqu’il semblerait vouloir imposer une obligation à celui auquel il l’accorderait (ce qui ne manquerait pas d’humilier celui-ci à ses propres yeux). Il doit au contraire se montrer lui-même comme obligé ou comme honoré par l’acceptation de ses bienfaits, et par conséquent remplir ce devoir comme une dette contractée[9], si (ce qui vaut mieux encore) il ne trouve le moyen de pratiquer la bienfaisance tout à fait en secret. — Cette vertu est plus grande, lorsque les moyens d’être bienfaisant sont restreints, et que le bienfaiteur est assez fort pour se charger lui-même en silence des maux qu’il épargne aux autres : c’est alors qu’il mérite d’être considéré comme très-riche moralement.


Questions casuistiques.


Jusqu’à quel point faut-il consacrer ses moyens à la bienfaisance ? Ce ne doit pas être au moins jusqu’au point de finir par avoir besoin soi-même de la bienfaisance des autres. — Quel est le prix d’un bienfait qui vient d’une main mourante (que lègue par testament un homme qui est sur le point de sortir de ce monde) ? — Celui qui se sert du pouvoir que lui accorde la loi du pays pour enlever à quelqu’un (à un serf de la glèbe) la liberté d’être heureux à sa manière, peut-il se considérer comme son bienfaiteur, lorsqu’il en prend un soin en quelque sorte paternel, d’après ses propres idées sur le bonheur qui lui convient ? Ou plutôt l’injustice qui consiste à priver quelqu’un de sa liberté n’est-elle pas quelque chose de si contraire au devoir de droit en général que celui qui consent librement à se livrer à un maître, en comptant sur sa bienfaisance, abdique au plus haut degré sa dignité d’homme, et que les soins les plus empressés de son maître pour lui ne peuvent passer pour de la bienfaisance ? Ou bien le mérite de ces soins peut-il être si grand qu’il contrebalance la violation du droit de l’humanité ? — Je ne dois point faire du bien aux autres (sinon aux enfants et aux fous), d’après l’idée que je me fais moi-même du bonheur, mais au contraire consulter celles de tous ceux à l’égard desquels je veux me montrer bienfaisant ; ce n’est pas être réellement bienfaisant à l’égard de quelqu’un, que de lui imposer un bienfait.

La faculté d’être bienfaisant, qui dépend des biens de la fortune, est en grande partie une conséquence des priviléges dont jouissent certains hommes, grâce à l’injustice des gouvernements, laquelle introduit dans les conditions d’existence une inégalité qui rend la bienfaisance nécessaire. Dans un tel état de choses, l’assistance que le riche prête au pauvre mérite-t-elle bien en général le nom de bienfaisance, dont on se vante volontiers comme d’une vertu ?


B.
du devoir de reconnaissance


La reconnaissance consiste à honorer une personne pour un bienfait qu’on en a reçu. Le sentiment qui est lié à ce jugement est un sentiment de respect pour le bienfaiteur (pour celui qui oblige), tandis que le sentiment de celui-ci pour son obligé rentre dans celui de l’amour. — Même une simple bienveillance de cœur, ne se manifestant par aucun effet extérieur, mérite dans l’obligé le nom de devoir de vertu ; car il faut faire ici une distinction entre la reconnaissance active[10] et la reconnaissance purement affective[11].

§ 32.


La reconnaissance est un devoir, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une maxime de prudence, ayant pour but d’exciter chez les autres une plus grande bienveillance par le témoignage de l’obligation qu’on leur doit pour les bienfaits qu’on en a reçus (gratiarum actio est ad plus dandum invitatio) ; car alors nous n’userions de la reconnaissance que comme d’un moyen pour d’autres fins personnelles ; mais elle est une nécessité immédiatement imposée par la loi morale.

En outre, la reconnaissance doit être spécialement considérée comme un devoir saint[12], c’est-à-dire comme un devoir dont la violation (en offrant un exemple scandaleux) peut détruire dans son principe même le mobile moral qui nous invite à la bienfaisance. En effet, on appelle saint tout objet moral à l’égard duquel aucun acte ne saurait acquitter entièrement l’obligation contractée (où l’obligé reste toujours obligé). Tout autre devoir est un devoir ordinaire[13]. — Il n’y a aucun moyen de s’acquitter d’un bienfait reçu, parce que celui qui le reçoit ne peut refuser à celui qui l’accorde le mérite et l’avantage d’avoir été le premier à témoigner sa bienveillance. – Mais aussi, même sans aucun acte extérieur (de bienfaisance), la simple bienveillance de cœur à l’égard d’un bienfaiteur est déjà une espèce de reconnaissance. On appelle gratitude[14] un sentiment de ce genre.

Quant à ce qui est de l’extension de la reconnaissance, cette vertu ne s’applique pas seulement aux contemporains, mais aussi aux ancêtres, même à ceux qu’on ne peut signaler avec certitude. C’est aussi la raison pour laquelle on regarde comme une chose convenable de défendre, autant que possible, les anciens qui peuvent passer pour nos maîtres, contre les attaques, les accusations et les mépris dont ils sont souvent l’objet. En revanche, c’est pure sottise que de leur supposer, à cause de leur ancienneté, une supériorité de talents et de bonne volonté sur les modernes, et de mépriser par comparaison tout ce qui est nouveau, comme si le monde était condamné par les lois de la nature à déchoir sans cesse davantage de sa perfection primitive.


§ 33.


Pour ce qui est de l’intensité[15] de cette vertu, c’est-à-dire du degré d’obligation qu’elle impose, on doit l’estimer d’après l’utilité que l’obligé a retirée du bienfait et d’après le désintéressement du bienfaiteur. Le moindre degré est de rendre au bienfaiteur des services équivalents, s’il est dans le cas de les recevoir (pendant sa vie), ou, à son défaut, aux autres hommes. C’est encore de ne regarder jamais un bienfait reçu comme un fardeau dont on serait bien aise de se débarrasser (sous prétexte que l’obligé est dans une position d’infériorité à l’égard de son bienfaiteur, et que cela blesse son orgueil). Il faut l’accepter au contraire comme un bienfait moral, c’est-à-dire comme nous offrant l’occasion de pratiquer cette vertu qui à la profondeur[16] d’une intention bienveillante joint la tendresse de la bienveillance même (l’attention donnée, en vue du devoir, aux moindres obligations), et de cultiver ainsi la philanthropie.


C.
la sympathie est en général un devoir.


§ 34.


La sympathie pour la joie ou la peine d’autrui[17] (sympathia moralis) est à la vérité le sentiment sensible d’un plaisir ou d’une peine (pouvant justement être appelé esthétique) qui s’attache à l’état de satisfaction ou d’affliction d’autrui, et dont la nature nous a déjà rendus susceptibles. Mais c’est encore un devoir particulier, quoique simplement conditionnel, de se servir de cette sympathie comme d’un moyen en faveur de la bienveillance active que prescrit la raison, et c’est ce devoir que l’on désigne sous le nom d’humanité (humanitas) : on ne considère pas seulement ici l’homme comme un être raisonnable, mais aussi comme un animal doué de raison. Or l’humanité peut être placée dans le pouvoir et la volonté de se communiquer les uns aux autres ses sentiments (humanitas practica), ou dans la capacité que nous avons d’éprouver en commun le sentiment du plaisir ou de la peine, que nous donne la nature même (humanitas æsthetica). La première est libre (communio sentiendi libera), et elle se fonde sur la raison pratique ; la seconde est nécessaire (communio sentiendi necessaria), et elle se communique (comme la chaleur ou les maladies contagieuses), c’est-à-dire qu’elle se répand naturellement parmi les hommes qui vivent les uns à côté des autres. La première seule est obligatoire.

Les stoïciens se faisaient une sublime idée du sage, quand ils lui faisaient dire : Je me souhaite un ami, non pour en être moi-même secouru dans la pauvreté, dans la maladie, dans la captivité, etc., mais pour pouvoir lui venir en aide et sauver un homme. Et pourtant ce même sage se disait à lui-même, quand il ne pouvait sauver son ami : Qu’est-ce que cela me fait ? C’est-à-dire qu’il rejetait la compassion.[18]

En effet, si un autre souffre et que je me laisse (au moyen de l’imagination) gagner par sa douleur, que pourtant je ne puis soulager, nous sommes alors deux à en souffrir, quoique (dans la nature) le mal n’atteigne véritablement qu’une personne. Or ce ne peut être un devoir d’augmenter le mal dans le monde, et par conséquent de faire le bien par compassion[19]. L’espèce de bienfait offensant qu’on appelle la pitié[20], et qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes, est encore une chose dont les hommes devraient s’abstenir les uns à l’égard des autres ; car qui peut se flatter d’être lui-même digne du bonheur ?


§ 35.


Mais, quoique ce ne soit pas un devoir en soi de partager la douleur ou la joie d’autrui, c’en est un de prendre une part active[21] à son sort, et ainsi en définitive c’est au moins un devoir indirect de cultiver en nous les sentiments sympathiques (esthétiques) de notre nature, et de nous en servir comme d’autant de moyens qui nous aident à prendre part au sort des autres, en vertu des principes moraux et du sentiment qui y correspond. — Ainsi c’est un devoir de ne pas éviter, mais de rechercher au contraire les lieux où se trouvent des pauvres, auxquels manque le plus strict nécessaire ; de ne pas fuir les hôpitaux, ou les prisons, etc., afin de se soustraire à la compassion dont on ne pourrait se défendre ; car c’est là un mobile que la nature a mis en nous pour faire ce que la considération du devoir ne ferait pas par elle seule.

Questions casuistiques.


Ne vaudrait-il pas mieux pour le bien du monde en général que toute la moralité des hommes fût réduite aux devoirs de droit, — pourvu toutefois qu’ils fussent observés avec la plus grande conscience, — et que la bienveillance fût reléguée parmi les choses indifférentes[22] ? Il n’est pas si aisé de voir quelles conséquences cela aurait sur le bonheur des hommes. Mais le monde serait au moins privé d’un grand ornement moral, s’il n’y avait plus de philanthropie ; celle-ci est en soi, indépendamment même des avantages (du bonheur) qu’elle procure, indispensable pour en faire un bel ensemble moral et lui donner toute sa perfection.

La reconnaissance n’est pas proprement l’amour de l’obligé à l’égard du bienfaiteur, mais le respect[23]. En effet, l’amour général du prochain peut et doit avoir pour fondement l’égalité des devoirs ; mais la reconnaissance place l’obligé un degré au-dessous de son bienfaiteur. Ne serait-ce pas l’orgueil de ne souffrir personne au-dessus de soi, ou le déplaisir de ne pouvoir traiter tout le monde sur le pied de la plus parfaite égalité, qui rendrait l’ingratitude si fréquente ?


DES VICES DE LA MISANTHROPIE,


contraires (contrarie oppositis)


AUX VERTUS DE LA PHILANTHROPIE.


§ 36.


Ces vices forment la détestable famille de l’envie, de l’ingratitude et de la joie du malheur d’autrui[24]. — Mais la haine n’est point ici ouverte et violente : elle est secrète et voilée ; ce qui à l’oubli du devoir envers son prochain ajoute encore la bassesse, et constitue en même temps une violation du devoir envers soi-même.

a. L’envie (livor), si l’on entend par là le penchant à voir avec chagrin le bien qui arrive aux autres, alors même qu’on n’en éprouve soi-même aucun préjudice, penchant qui, quand il se traduit en action (quand il nous pousse à diminuer ce bien), est l’envie qualifiée[25], mais qui autrement n’est que de la jalousie[26] (invidentia), c’est là un sentiment qui n’est qu’indirectement mauvais. C’est le déplaisir que nous éprouvons à voir notre propre bien mis dans l’ombre par le bien d’autrui, parce que nous ne savons pas estimer notre bien d’après sa valeur intrinsèque, mais seulement d’après la comparaison que nous en faisons avec celui d’autrui, et que c’est ainsi seulement que nous pouvons nous en rendre sensible l’estimation. — C’est pourquoi l’on dit aussi en parlant de l’union et du bonheur d’un ménage ou d’une famille, etc., que c’est chose digne d’envie, comme s’il était permis dans certains cas de porter envie à quelqu’un. Les premiers mouvements de l’envie sont donc dans la nature de l’homme, et c’est seulement l’exagération de ce sentiment qui en fait un vice hideux. Cette passion chagrine, qui consiste à se tourmenter soi-même, et qui tend (du moins en espérance) à la ruine du bonheur des autres, est contraire au devoir de l’homme envers soi-même aussi bien qu’à son devoir envers ses semblables.

b. L’ingratitude à l’égard d’un bienfaiteur, qui, lorsqu’elle va jusqu’à la haine, est de l’ingratitude qualifiée, mais autrement n’est qu’un manque de reconnaissance[27], ce vice est, il est vrai, au jugement de chacun, extrêmement détestable ; mais l’homme a si mauvaise réputation sous ce rapport, qu’il ne paraît pas invraisemblable que l’on puisse se faire un ennemi de celui dont on est le bienfaiteur. L’origine[28] de ce vice est dans une fausse interprétation de ce devoir envers soi-même, qui consiste à se passer de la bienfaisance des autres et à ne point la provoquer, afin de ne pas contracter d’obligation envers eux, et à aimer mieux souffrir seul les incommodités de la vie, que d’en faire porter le poids aux autres et de devenir ainsi leur obligé : on craint de tomber par là au rang inférieur du protégé vis-à-vis de son protecteur, ce qui est contraire au vrai respect de soi-même (à la fierté que doit inspirer la dignité de l’humanité dans sa propre personne). Aussi nous montrons-nous volontiers reconnaissants envers ceux qui ont dû inévitablement nous prévenir par leurs bienfaits (envers nos ancêtres ou nos parents), tandis que nous sommes avares de reconnaissance à l’égard de nos contemporains, et que même, pour effacer ce rapport d’inégalité, nous leur témoignous tout le contraire. — Mais nous tombons alors dans un vice qui révolte l’humanité, non-seulement à cause du préjudice qu’un pareil exemple doit en général porter aux hommes en les détournant désormais de toute bienfaisance (car ils peuvent encore, guidés par un sentiment purement moral, attacher à leur bienfaisance une valeur intrinsèque d’autant plus grande qu’ils en sont moins récompensés), mais parce que l’amour des hommes est ici comme anéanti et que le défaut d’amour dégénère en haine de qui nous aime.

c. La joie du malheur d’autrui, qui est précisément l’opposé de la sympathie, n’est pas non plus étrangère à la nature humaine : mais, lorsqu’elle va jusqu’à aider à faire le mal, elle fait de la misanthropie un vice qualifié[29] et la montre dans toute sa laideur. Il est sans doute dans la nature, ou conforme aux lois de l’imagination, que, par l’effet du contraste, nous sentions plus fortement notre bien-être ou même notre bonne conduite, lorsque le malheur des autres ou leur conduite scandaleuse, leur folie, vient faire ressortir notre propre état. Mais se réjouir directement de l’existence de ces énormités qui troublent l’ordre universel[30], et par conséquent aller jusqu’à souhaiter des événements de ce genre, c’est le fait d’une secrète haine des hommes et tout l’opposé de l’amour du prochain, que notre devoir nous oblige de cultiver. — L’arrogance[31] qu’inspire une prospérité constante et la présomption[32] que fait naître la bonne conduite (quand elle n’est en définitive autre chose que le bonheur d’avoir toujours échappé jusque-là à la séduction des vices publics), ces deux sentiments, dont l’homme vaniteux se fait un mérite, produisent cette joie maligne, directement contraire au devoir qui se fonde sur le principe de la sympathie et qu’exprime si bien dans Térence la maxime de l’honnête Chrémès : « Je suis homme ; rien d’humain ne m’est étranger. »

De cette joie maligne, la plus douce est le désir de la vengeance ; celui-ci semble d’ailleurs se fonder sur un droit essentiel et même obéir à une obligation à l’amour du droit en se proposant pour but le mal d’autrui, indépendamment de tout avantage personnel.

Toute action qui blesse le droit d’un homme mérite un châtiment ; et ce châtiment venge le crime dans la personne du coupable (il ne répare pas seulement le préjudice causé). Or ce châtiment n’est pas un acte de l’autorité privée de l’offensé, mais d’un tribunal distinct de lui, qui assure leur effet aux lois d’un pouvoir souverain[33], auquel tous sont soumis ; et, si (comme l’exige l’éthique) nous considérons les hommes dans un état juridique, mais se réglant d’après les seules lois de la raison (et non d’après des lois civiles), nul n’a le droit d’infliger des châtiments et de venger les offenses, si ce n’est le suprême législateur moral (Dieu), qui seul peut dire : « La vengeance m’appartient ; je vengerai. » C’est donc un devoir de vertu, non-seulement de ne pas répondre par la haine à l’inimitié des autres, dans un pur esprit de vengeance, mais même de ne pas prier le juge du monde de nous venger ; car chacun de nous a de son côté commis assez de fautes pour avoir lui-même grand besoin de pardon ; et surtout le châtiment ne doit jamais être, en quoi que ce soit, dicté par la haine. — Le pardon[34] (placabilitas) est donc un devoir de l’homme ; mais il ne faut pas le confondre avec cette lâche disposition à supporter les offenses[35] (ignava injuriarum patientia), c’est-à-dire avec cet abandon des moyens rigoureux (rigorosa) d’en prévenir le retour ; car ce serait jeter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que l’homme se doit à lui-même.


remarque.


xxxTous les vices, qui rendraient la nature humaine odieuse si on les considérait (en tant que vices qualifiés), comme des principes, ne sont pas humains[36] au point de vue objectif, mais ils le sont au point de vue subjectif, c’est-à-dire au point de vue de notre nature, telle que nous la montre

l’expérience. Si donc, pour exprimer toute l’horreur qu’ils inspirent, on peut appeler certains d’entre eux des vices diaboliques, de même que l’on pourrait nommer leurs contraires des vertus angéliques, ces deux expressions ne désignent que des idées d’un maximum que nous concevons comme une mesure propre à nous guider dans l’appréciation du degré de notre moralité, en nous montrant notre place dans le ciel ou dans l’enfer, au lieu de faire de l’homme une sorte d’être intermédiaire qui n’habite ni l’un ni l’autre de ces lieux. Il n’est pas ici nécessaire de décider si Haller n’a pas mieux rencontré en faisant de l’homme « un intermédiaire équivoque entre l’ange et la bête. » Mais le fait de partager en deux[37] un assemblage de choses hétérogènes ne conduit à aucune idée déterminée, et rien, dans l’ordre des êtres dont la différence spécifique nous est inconnue, ne peut nous conduire à une idée de ce genre. La première opposition (des vertus angéliques et des vices diaboliques) est une exagération. La seconde, quoiqu’il soit malheureusement trop vrai que les hommes tombent dans des vices brutaux, ne nous autorise pourtant pas à leur attribuer sur ce point des dispositions inhérentes à leur espèce, pas plus que la forme rabougrie de certains arbres dans une forêt n’est pour nous une raison d’en faire une espèce particulière de végétaux.



DEUXIÈME SECTION.


des devoirs de vertu envers les autres hommes, concernant le respect qui leur est dû.


§ 37.


Modérer ses prétentions en général, c’est-à-dire restreindre volontairement son amour de soi-même, en tenant compte aussi de l’amour de soi chez les autres, c’est ce qu’on appelle la modestie. L’absence de cette modération, ou le défaut de modestie est, dans la prétention d’être aimé des autres, l’amour-propre[38] (philautio), et dans celle d’en être estimé, la présomption[39] (arrogantia). Le respect que je porte à autrui ou qu’il peut exiger de moi (observantia aliis præstanda) consiste à reconnaître la dignité des autres hommes, c’est-à-dire une valeur qui n’a pas de prix, pas d’équivalent contre lequel on puisse échanger l’objet de l’estimation (æstimii). — Le mépris au contraire consiste à regarder une chose comme n’ayant pas de valeur.


§ 38.


Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables, et réciproquement il est obligé lui-même au respect à l’égard de chacun d’eux.

L’humanité est par elle-même une dignité : l’homme ne peut être traité par l’homme (soit par un autre, soit par lui-même) comme un simple moyen, mais il doit toujours être traité comme étant aussi une fin ; c’est précisément en cela que consiste sa dignité (la personnalité), et c’est par là qu’il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses. Tout de même donc qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui serait contraire au devoir du respect de soi-même), de même il ne peut agir contrairement au respect que les autres se doivent aussi nécessairement comme hommes, c’est-à-dire qu’il est obligé de reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité dans tout autre homme, et que par conséquent c’est pour lui un devoir de montrer du respect à chacun de ses semblables.


§ 39.


Mépriser (contemnere) les autres, c’est-à-dire leur refuser le respect que l’on doit à l’homme en général, est dans tous les cas contraire au devoir ; car ce sont des hommes. Leur accorder intérieurement peu d’estime[40] (despicatui habere) en les comparant avec d’autres, est parfois, il est vrai, chose inévitable ; mais le témoignage extérieur de ce défaut d’estime est une offense. — Ce qui est dangereux n’est point un objet de mépris, et ce n’est pas en ce sens que l’homme vicieux est méprisable : que si je me sens assez fort contre ses attaques pour dire que je le méprise, cela signifie tout simplement que je n’ai aucun danger à craindre de sa part, alors même que je ne songerais point à me défendre contre lui, parce qu’il se montre lui-même dans toute sa bassesse. Mais il n’en reste pas moins que je ne puis refuser tout respect à l’homme vicieux lui-même, comme homme ; car, en cette qualité du moins, il n’en peut être privé, quoiqu’il s’en rende indigne par sa conduite. Aussi faut-il rejeter ces peines infamantes qui dégradent l’humanité même (comme d’écarteler un criminel, de le livrer aux chiens, de lui couper le nez et les oreilles), et qui non-seulement, à cause de cette dégradation, sont plus douloureuses pour le patient (qui prétend encore au respect des autres, comme chacun doit le faire) que la perte de ses biens ou de sa vie, mais encore font rougir le spectateur d’appartenir à une espèce qu’on puisse traiter de la sorte.


remarque.


Là est le fondement du devoir de respecter les hommes même dans l’usage logique de leur raison. Ainsi on ne flétrira pas leurs erreurs sous le nom d’absurdités, de jugements ineptes, etc., mais on supposera plutôt qu’il doit y avoir dans leurs opinions quelque chose de vrai, et on l’y cherchera ; en même temps aussi on s’appliquera à découvrir l’apparence qui les trompe (le principe subjectif des raisons déterminantes de leurs jugements, qu’ils prennent par mégarde pour quelque chose d’objectif), et, en expliquant ainsi la possibilité de leurs erreurs, on saura garder encore un certain respect pour leur intelligence. Si au contraire on refuse toute intelligence à son adversaire, en traitant ses jugements d’absurdes ou d’ineptes, comment veut-on lui faire comprendre qu’il s’est trompé ? — Il en est de même des reproches à l’endroit du vice : il ne faut pas les pousser jusqu’à mépriser absolument l’homme vicieux et à lui refuser toute valeur morale ; car, dans cette hypothèse, il ne saurait donc plus jamais devenir meilleur, ce qui ne s’accorde point avec l’idée de l’homme, lequel, à ce titre (comme être moral), ne peut jamais perdre toutes ses dispositions pour le bien.


§ 40.


Le respect de la loi, lequel considéré subjectivement s’appelle sentiment moral, se confond avec la conscience du devoir. C’est pour cela que le témoignage du respect que l’homme se doit, en tant qu’être moral (estimant son devoir), est lui-même un devoir que les autres ont envers lui, et un droit auquel il ne peut renoncer. — De là l’amour de l’honneur[41], qui, se manifestant dans la conduite extérieure, devient l’honneteté[42] (honestas externa), et dont le mépris s’appelle scandale. En effet, l’exemple de ce mépris peut produire des imitateurs, et il est souverainement contraire au devoir de donner un pareil exemple. Mais prendre scandale d’une chose qui n’est insolite que parce qu’elle s’écarte de l’opinion vulgaire (paradoxon), mais qui en soi est bonne, c’est une erreur (qui consiste à tenir pour illégitime tout ce qui n’est pas usité), c’est une faute dangereuse et funeste pour la vertu. — En effet, le respect qu’on doit aux autres hommes qui nous donnent un exemple ne peut pas aller jusqu’à une aveugle imitation (car on élèverait ainsi l’usage [mos] à la dignité de loi) ; et ce genre de tyrannie de la coutume populaire serait contraire au devoir de l’homme envers lui-même.


§ 41.


L’omission des simples devoirs d’amour est un manque de vertu[43] (peccatum). Mais celle du devoir concernant le respect dû à chaque homme en général, est un vice (vitium). En effet, par la première on n’offense personne ; mais par la seconde on porte atteinte à une légitime prétention de l’homme. — La première transgression est l’opposé de la vertu (contrarie oppositum virtutis) ; mais ce qui, loin d’ajouter quelque chose à la moralité, lui enlève même la valeur que sans cela le sujet pourrait revendiquer, est un vice.

C’est pourquoi les devoirs envers le prochain concernant le respect qui lui est dû ont une expression négative, c’est-à-dire qu’on ne désigne ces devoirs de vertu que sous une forme indirecte (par la défense du contraire).



DES VICES QUI PORTENT ATTEINTE AU DEVOIR DU RESPECT ENVERS LES AUTRES HOMMES.
CES VICES SONT : A, L’ORGUEIL ; B, LA MÉDISANCE ; C, LA RAILLERIE.
A.
l’orgueil.
§ 42.

L’orgueil[44] (superbia, ou, comme ce mot l’exprime, le penchant à s’élever toujours au-dessus des autres) est une espèce d’ambition[45] (ambitio), par laquelle nous demandons aux autres hommes de faire peu de cas d’eux-mêmes en comparaison de nous ; et par conséquent c’est un vice contraire au respect auquel tout homme a le droit de prétendre.

Il diffère de la fierté[46] (animus elatus), qui est une sorte d’amour de l’honneur[47], où le soin de ne rien céder de sa dignité d’homme dans la comparaison avec les autres (aussi a-t-on coutume de la caractériser par l’épithète de noble) ; car il exige des autres un respect que pourtant il leur refuse. — Mais cette fierté elle-même devient une faute et une offense, lorsqu’elle ne fait aussi qu’exiger des autres qu’ils s’occupent de notre importance.

L’orgueil, qui est comme la passion de l’ambitieux voulant voir marcher derrière lui des gens qu’il se croit permis de traiter avec dédain, est injuste et contraire au respect dû aux hommes en général. C’est une folie[48], c’est-à-dire une frivole dépense de moyens pour une chose qui sous un certain rapport ne mérite pas d’être regardée comme une fin. C’est même une sottise[49], c’est-à-dire une absurdité choquante, consistant à se servir de moyens qui doivent produire chez les autres justement tout le contraire de ce qu’on se propose ; car plus l’orgueilleux se montre empressé d’obtenir le respect des autres, et plus chacun le lui refuse. Tout cela est évident de soi. Mais on n’a pas assez remarqué que l’orgueilleux a toujours au fond une âme basse. Car il n’exigerait pas que les autres fissent peu de cas d’eux-mêmes, en se mesurant à lui, s’il ne se jugeait capable, dans le cas où la fortune lui serait contraire, de ramper à son tour et de renoncer à tout respect de la part d’autrui.


B.
la médisance
§ 43.

Les propos malveillants ou la médisance[50] (obtrectatio), par où je n’entends pas la calomnie[51] (contumelia) ou ces faux rapports qu’on peut déférer aux tribunaux, mais seulement ce penchant immédiat à divulguer, sans aucun but particulier, ce qui est préjudiciable à la considération d’autrui, c’est là quelque chose de contraire au respect dû à l’humanité en général, puisque tout scandale donné affaiblit ce respect, qui est pourtant le mobile du bien moral, et nous rend, autant que possible, incrédules à ce sujet.

Propager de propos délibéré (propalatio) une chose qui attaque l’honneur d’autrui, mais qui n’est pas justiciable des tribunaux, quand même cette chose serait vraie d’ailleurs, c’est affaiblir le respect dû à l’humanité en général, de façon à jeter à la fin sur notre espèce même l’ombre du discrédit, et à faire de la misanthropie (de la haine des hommes) ou du mépris la façon de penser dominante, ou à émousser le sens moral par le spectacle fréquent du vice, auquel on finit par s’accoutumer. Au lieu donc de prendre un malin plaisir à dévoiler les fautes d’autrui, afin de s’assurer ainsi la réputation d’un homme de bien, ou du moins d’un homme qui n’est pas pire que les autres, c’est un devoir de vertu de jeter sur les fautes d’autrui le voile de la philanthropie, non-seulement en atténuant nos jugements, mais même en ne les exprimant pas ; car l’exemple du respect que nous accordons aux autres peut les exciter à s’efforcer d’en devenir dignes. — C’est pourquoi l’espionnage des mœurs d’autrui (allotrio-episcopia) est par lui-même une curiosité blessante, à laquelle chacun a le droit de s’opposer, comme à une violation du respect qui lui est dû.


C.
la raillerie[52].
§ 44.


La manie de blâmer à tort et à travers[53] et le penchant à tourner les autres en ridicule, ou l’humeur moqueuse[54], qui consiste à se faire des fautes d’autrui un objet immédiat de divertissement, sont de la méchanceté, et il faut bien les distinguer de la plaisanterie[55], ou de cette familiarité, qui consiste à rire entre amis (mais non d’une manière offensante[56]) de certaines particularités qui ne sont des fautes qu’en apparence, mais qui dans le fait dénotent une supériorité d’esprit, ou qui n’ont parfois d’autre tort que celui d’être en dehors des règles de la mode. Mais le penchant à tourner en ridicule des fautes réelles, ou des fautes imaginaires qu’on présente comme réelles, afin d’enlever à une personne le respect qu’elle mérite, ce qu’on nomme enfin l’esprit caustique[57] (spiritus causticus), annonce un plaisir qui a en soi quelque chose de diabolique, et c’est par conséquent une très-grave violation du devoir de respect envers les autres hommes.

Il faut encore distinguer de ce vice cette manière plaisante, mais railleuse, de renvoyer avec mépris à un adversaire des attaques offensantes (retorsio jocosa), qui fait que le moqueur (ou en général un adversaire méchant, mais faible) est moqué à son tour, et qui est une légitime défense du respect qu’on a le droit d’en attendre. Mais, si l’objet ne prête pas proprement à la plaisanterie, si c’est quelque chose à quoi la raison attache nécessairement un intérêt moral, alors, quelque raillerie que l’adversaire y ait mise de son côté, et quoiqu’il prête lui-même le flanc au ridicule, il est plus conforme à la dignité de l’objet et au respect de l’humanité, ou bien de ne point répondre à l’attaque, ou bien de lui opposer une défense sérieuse et grave.


REMARQUE.


xxOn remarquera que, sous le titre précédent, on a moins vanté les vertus que blamé les vices opposés ; la raison en est dans l’idée du respect, tel que nous sommes obligés de le témoigner aux autres hommes, et qui n’est qu’un devoir négatif. — Je ne suis pas obligé de vénérer[58] les autres (considérés simplement comme hommes), c’est-à-dire de leur témoigner un respect positif. Tout le respect auquel je suis naturellement obligé est celui de la loi en général (revereri legem) ; suivre cette loi, même relativement aux autres hommes, je ne dis pas vénérer les autres hommes en général (reverentia adversus hominem), ou leur prêter en cela quelque chose, c’est là un devoir universel et absolu envers les autres, que l’on peut exiger de chacun, comme le respect qui leur est dû originairement (observantia debita).
xxLes différentes espèces de respect qu’il faut témoigner aux autres suivant la différence de leurs qualités ou de leurs rapports accidentels, c’est-à-dire de l’âge, du sexe, de la naissance, de la force ou de la faiblesse, ou même de l’état et de la dignité, choses qui, en grande partie, reposent sur des institutions arbitraires ; tout cela ne peut être complétement exposé et classé dans des éléments

métaphysiques de la doctrine de la vertu, puisqu’il ne s’agit ici que des principes purement rationnels de cette science.



CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE VERTU DES HOMMES ENTRE EUX, AU POINT DE VUE DE LEUR ÉTAT.
§ 45.


Ces devoirs de vertu ne peuvent, à la vérité, dans l’éthique pure, donner lieu à un chapitre spécial qui les réduise en système ; car ils ne contiennent pas de principes d’obligation des hommes entre eux comme tels, et par conséquent ils ne sauraient former proprement une partie des éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu : ce ne sont que les règles de l’application du principe (formel) de la vertu aux cas que présente l’expérience (au matériel), modifiées suivant la différence des sujets ; et c’est pourquoi, comme toutes les divisions empiriques, ils ne permettent point de classification rigoureusement parfaite. Cependant, de même que l’on veut un passage qui conduise de la métaphysique de la nature à la physique au moyen de règles particulières, on demande avec raison à la métaphysique des mœurs de fournir un passage analogue : à savoir de schématiser en quelque sorte les principes purs du devoir, en les appliquant aux cas de l’expérience, et de les tenir tout prêts pour l’usage moralement pratique qu’on en doit faire. — Quelle conduite faut-il donc tenir à l’égard des hommes, quand par exemple ils sont dans un état de pureté morale, ou dans un état de dépravation ? Quand ils sont cultivés ou incultes ? Quelle manière d’être convient au savant ou à l’ignorant ? Quelle fait du savant un homme sociable (poli) dans l’emploi de sa science, ou un pédant de profession ? Quelle sied au praticien ou à celui qui cultive davantage l’esprit et le goût ? Comment enfin doit-on se conduire suivant la différence de la position, de l’âge, du sexe, de l’état de santé, de la richesse ou de l’indigence, etc. ? Ce ne sont pas là pour l’éthique des espèces différentes d’obligation (car il n’y en a qu’une, à savoir celle de la vertu en général), mais seulement des modes d’application (πορίσματα[59]) ; et par conséquent on n’en saurait faire des sections de l’éthique et des membres de la division d’un système (lequel doit dériver à priori d’un concept rationnel), mais seulement les y ajouter sous forme d’appendice. — Mais cette application même suppose une exposition complète du système.






CONCLUSION DE LA DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.
de l’union intime de l’amour et du respect dans l’amitié.
§ 46.


L’amitié (considérée dans sa perfection) est l’union de deux personnes liées par un amour réciproque et un égal respect. — On voit aisément qu’elle est l’idéal de la sympathie et de la bienveillance entre des hommes unis par une volonté moralement bonne, et que, si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, les deux sentiments qui la composent rendent l’homme digne d’être heureux ; d’où il suit que c’est pour nous un devoir de cultiver l’amitié. — Mais, si c’est un devoir imposé par la raison, sinon un devoir commun, du moins un devoir méritoire[60], de tendre à l’amitié comme au maximum des bons sentiments des hommes les uns à l’égard des autres, il est aisé de voir que l’amitié parfaite est une pure idée qu’il est impossible de réaliser absolument, quoiqu’elle soit pratiquement nécessaire. En effet, comment, dans l’union de deux personnes, s’assurer que chacun des deux éléments qui constituent le devoir de l’amitié (par exemple celui de la bienveillance réciproque) est égal de part et d’autre ? Ou, ce qu’il est encore plus important de savoir, comment découvrir quel est dans la même personne le rapport des deux sentiments constitutifs de l’amitié (la bienveillance et le respect), et si, lorsque l’une des deux personnes montre trop d’ardeur dans son amour, elle ne perd point par là même dans le respect de l’autre ? Comment donc espérer que des deux côtés l’amour et le respect s’équilibreront parfaitement, ce qui pourtant est nécessaire à l’amitié ? — On peut en effet regarder l’amour comme une sorte d’attraction, et le respect comme une sorte de répulsion, de telle sorte que le principe du premier veut que l’on se rapproche, tandis que celui du second exige qu’on se tienne l’un vis-à-vis de l’autre à une distance convenable. Cette réserve dans l’intimité, que l’on exprime par cette règle : que les meilleurs amis eux-mêmes ne doivent pas se traiter trop familièrement, est une maxime qui ne s’applique pas simplement au supérieur par rapport à son inférieur, mais réciproquement aussi à l’inférieur par rapport à son supérieur. En effet le supérieur sent, avant qu’on s’en aperçoive, son orgueil offensé ; et, s’il veut bien que l’inférieur suspende un instant les effets du respect qu’il lui doit, il ne veut pas qu’il l’oublie : car, dès qu’il est une fois altéré, le respect intérieur est perdu sans retour, encore que, dans les signes extérieurs (le cérémonial) il reprenne son ancienne allure.

L’amitié, dans sa pureté ou dans sa perfection, conçue comme réalisable (par exemple l’amitié d’Oreste et de Pylade, de Thésée et de Pirithoüs), est le grand cheval de bataille des romanciers. Aristote disait au contraire : Mes chers amis, il n’y a point d’amis ! Les observations suivantes feront encore mieux ressortir les difficultés que présente l’amitié.

À considérer les choses moralement, c’est sans doute un devoir de faire remarquer à un ami les fautes qu’il peut commettre ; car c’est agir pour son bien, et par conséquent c’est un devoir d’amour. Mais l’ami ainsi averti ne voit là qu’un manque d’estime auquel il ne s’attendait pas : il croit avoir déjà baissé dans votre esprit, ou du moins, se voyant ainsi observé et secrètement critiqué, il craint toujours de perdre votre estime. D’ailleurs le seul fait d’être observé et censuré lui paraîtra déjà une chose offensante par elle-même.

Combien dans l’adversité ne souhaite-t-on pas un ami, surtout un ami effectif et trouvant abondamment dans ses propres ressources les moyens de vous secourir ? Mais aussi c’est un bien lourd fardeau, que de se sentir enchaîné à la fortune d’un autre, et chargé de pourvoir à ses nécessités. — L’amitié ne peut donc pas être une union fondée sur des avantages réciproques, mais il faut que cette union soit purement morale. L’assistance sur laquelle chacun croit pouvoir compter de la part de l’autre en cas de besoin, ne doit pas être considérée par lui comme le but et la raison déterminante de l’amitié, — car il perdrait ainsi l’estime de son ami, — mais seulement comme la marque extérieure de cette bienveillance intérieure que chacun suppose dans le cœur de l’autre, sans pourtant vouloir la mettre à l’épreuve, chose toujours dangereuse. Chacun des deux amis a la générosité de vouloir épargner à l’autre ce fardeau, en le portant seul, et il a même soin de le lui cacher entièrement, mais il se flatte toujours de pouvoir compter sûrement, en cas de besoin, sur l’assistance de son ami. Que si l’un reçoit de l’autre un bienfait, peut-être a-t-il encore sujet d’espérer une parfaite égalité d’amour, mais il ne saurait plus compter sur l’égalité du respect ; car, étant obligé par quelqu’un qu’il ne peut obliger à son tour, il se voit manifestement inférieur d’un degré. — Ce sentiment si doux d’une possession réciproque qui va presque jusqu’à fondre deux personnes en une seule, l’amitié en un mot est d’ailleurs quelque chose de si tendre (teneritas amicitiæ) que, si on ne la fait reposer que sur des sentiments, et que l’on ne soumette point cette communication et cet abandon réciproques à des principes, ou à des règles fixes, qui empêchent la trop grande familiarité et donnent pour limites à l’amour réciproque les exigences du respect, elle se verra à chaque instant menacée de quelque interruption, comme celles qui ont lieu souvent parmi les hommes sans éducation, bien qu’elles n’aillent pas toujours jusqu’à la rupture (entre gens du peuple on se bat et l’on se raccommode[61]). Ces sortes de personnes ne peuvent pas se quitter, mais elles ne peuvent pas non plus s’entendre, car elles ont besoin de se chercher querelle pour goûter dans la réconciliation la douceur de leur union. — Dans tous les cas l’amour dans l’amitié ne saurait être une passion[62], car la passion est aveugle dans son choix et elle s’évapore avec le temps.


§ 47.


L’amitié morale (qu’il faut bien distinguer de l’amitié esthétique) est l’entière confiance que deux personnes se montrent l’une à l’autre, en se communiquant réciproquement leurs plus secrètes pensées et leurs plus secrets sentiments, autant que cela se peut concilier avec le respect qu’elles ont l’une pour l’autre.

L’homme est un être destiné à la vie de société, quoiqu’en revanche il soit peu sociable : en cultivant la vie de société, il sent vivement le besoin de s’ouvrir aux autres, même sans songer à en retirer aucun avantage ; mais, d’un autre côté, il est retenu et averti par la crainte de l’abus qu’on peut faire de cette révélation de ses pensées, et il se voit forcé par là de renfermer en lui-même une bonne partie de ses jugements, surtout ceux qu’il porte sur les autres hommes. Il entretiendrait bien volontiers quelqu’un de ce qu’il pense sur les personnes qu’il fréquente, sur le gouvernement, sur la religion, etc. ; mais il n’ose le faire, de peur que les autres, gardant prudemment pour eux leur façon de penser, ne tournent ses paroles contre lui. Il consentirait bien aussi à révéler à un autre ses défauts ou ses fautes ; mais peut-être cet autre lui cachera-t-il les siens, et alors il doit craindre de baisser dans son estime, en lui ouvrant tout son cœur.

Que s’il trouve un homme d’un sens et d’un esprit droits, dans le sein duquel il puisse épancher son cœur en toute confiance et sans avoir rien à craindre, et qui en outre soit d’accord avec lui dans la manière de juger les choses, il peut donner cours à ses pensées ; il n’est plus entièrement seul avec elles, comme dans une prison, mais il jouit d’une liberté dont il se voit privé dans le monde, où il est forcé de se renfermer en lui-même. Chaque homme a ses secrets, et il ne peut les confier aveuglément aux autres, soit à cause de l’indélicatesse de la plupart des hommes, qui ne manqueraient pas d’en faire un usage préjudiciable pour lui, soit à cause de ce défaut d’intelligence qui fait que bien des gens ne savent pas juger et discerner ce qui peut ou non se répéter, soit enfin à cause de l’indiscrétion. Or il est extrêmement rare de rencontrer toutes les qualités opposées à ces défauts, réunies dans une même personne (rara avis in terris, nigroque simillima cygno) ; surtout lorsqu’une étroite amitié exige de cet ami intelligent et discret, qu’il se regarde comme obligé de garder vis-à-vis d’un autre ami, qui passe aussi pour très-discret, le secret qui lui a été confié, à moins que celui qui le lui a confié ne lui en donne expressément la permission.

Pourtant l’amitié purement morale n’est pas un idéal, et ce cygne noir se montre bien réellement de temps à autre dans toute sa perfection. Mais pour cette autre amitié (pragmatique) qui se charge, par amour, des frais d’autrui, elle ne peut avoir ni la pureté ni la perfection désirée, celle qu’exige toute maxime exactement déterminée, et elle n’est que l’idéal d’un vœu, qui dans l’idée de la raison ne connaît point de limites, mais qui dans l’expérience est toujours très-borné.

L’ami des hommes[63] en général (c’est-à-dire l’ami de toute l’espèce) est celui qui prend part esthétiquement au bien de tous les hommes (qui partage leur joie), et qui ne le troublera jamais sans un profond regret. Mais l’expression d’ami des hommes signifie quelque chose de plus strict encore que celle de philanthrope. Car elle exprime aussi la pensée et la juste considération de l’égalité entre les hommes, c’est-à-dire l’idée, que tout en obligeant les autres par des bienfaits, nous sommes nous-mêmes obligés par l’égalité qui existe entre nous ; nous nous représentons ainsi tous les hommes comme des frères réunis sous un père commun qui veut le bonheur de tous. — C’est qu’en effet le rapport du protecteur ou du bienfaiteur au protégé ou à l’obligé est bien un rapport d’amour réciproque, mais non pas d’amitié, puisque le respect qui est dû n’est point égal des deux côtés. Le devoir de vouloir du bien aux hommes comme un ami (l’affabilité nécessaire), et la juste considération de ce devoir servent à prémunir les hommes contre l’orgueil, auquel s’abandonnent ordinairement les heureux, qui possèdent les moyens d’être bienfaisants.



APPENDICE.

DES VERTUS DE SOCIÉTÉ.
(virtutes homileticæ.)
§ 48.


C’est un devoir, aussi bien envers soi-même qu’envers les autres, de pousser le commerce de la vie jusqu’à son plus haut degré de perfection morale (officium, commercii sociabilitas) ; de ne pas s’isoler (separatistam agere) ; de ne pas oublier, tout en plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de considérer ce cercle que l’on trace autour de soi comme étant lui-même inscrit dans un cercle qui embrasse tout, c’est-à-dire dans le cercle du sentiment cosmopolitique ; de ne pas seulement se proposer pour but le bonheur du monde, mais de cultiver les moyens qui y conduisent indirectement : l’urbanité dans les relations sociales, la douceur, l’amour et le respect réciproques (l’affabilité et la bienséance) (humanitas æsthetica, et decorum), et d’ajouter ainsi les grâces à la vertu, car cela même est un devoir de vertu.

Ce ne sont là, il est vrai, que des œuvres extérieures[64] ou accessoires[65] (parerga) offrant une belle apparence de vertu, qui d’ailleurs ne trompe personne, parce que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n’est qu’une sorte de petite monnaie ; mais l’effort même que nous sommes obligés de faire pour rapprocher, autant que possible, de la vérité cette apparence ne laisse pas de seconder beaucoup le sentiment de la vertu. Un abord facile[66], un langage prévenant[67], la politesse[68], l’hospitalité[69], cette douceur dans la controverse[70] qui écarte toute dispute, toutes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures qui obligent aussi les autres, et qui favorisent le sentiment de la vertu, en la rendant au moins aimable.

Ici s’élève la question de savoir si l’on peut entretenir des relations avec des hommes vicieux ? On ne saurait éviter de les rencontrer, car il faudrait pour cela quitter le monde, et nous ne sommes pas nous-mêmes des juges compétents à leur égard. — Mais quand le vice devient un scandale, c’est-à-dire un exemple public du mépris des strictes lois du devoir, et qu’il entraîne ainsi l’opprobre, alors, quand même les lois du pays ne le puniraient pas, on doit cesser les relations qu’on a pu avoir jusque-là avec le coupable, ou du moins les éviter autant que possible ; car la continuation de ce commerce ôterait à la vertu tout honneur, et en ferait une marchandise à l’usage de quiconque serait assez riche pour corrompre ses parasites par les délices de la bonne chair.


Notes de l’auteur[modifier]

Notes du traducteur[modifier]

  1. Wechselliebe.
  2. Liebe des Wohlgefallens.
  3. J’ajoute ces mots pour plus de clarté.
  4. Menschenfeind.
  5. Menschenscheu.
  6. Wohlwollen.
  7. Wohlthun.
  8. Zum allgemeinen Erlaubnissgesetz.
  9. Als seine Schuldigkeit.
  10. Thätige.
  11. Affectionnelle.
  12. Heilige.
  13. Gemeine.
  14. Erkenntlichkeit.
  15. Intension.
  16. Innigkeit.
  17. Mitfreude und Mitleid.
  18. Mitleidenschaft.
  19. Aus Mitleid.
  20. Barmherzigkeit.
  21. Thätige Theilnehmung.
  22. Unter die Adiaphora.
  23. Achtung.
  24. Schadenfreude.
  25. Qualificirter Neid.
  26. Missgunst.
  27. Unerkenntlichkeit.
  28. Der Grund der Möglichkeit.
  29. Qualificirte Schadenfreude.
  30. Das allgemeine Weltbeste.
  31. Uebermuth.
  32. Eigendünkel.
  33. Eines Oberen Ueber alle.
  34. Versöhnlichkeit.
  35. Schlaffe Duldsamkeit der Beleidigungen.
  36. Sind inhuman.
  37. Das Halbiren.
  38. Eigenliebe.
  39. Eigendünkel.
  40. Geringschätzen.
  41. Ehrliebe.
  42. Ehrbarkeit.
  43. Untugend.
  44. Hochmut.
  45. Ehrbegierde.
  46. Stolz.
  47. Ehrliebe.
  48. Thorheit.
  49. Narrheit.
  50. Die üble Nachrede oder das Afterreden.
  51. Verläumdung.
  52. Die Verhöhnung.
  53. Die leichtfertige Tadelsucht.
  54. Spottsucht.
  55. Scherz.
  56. Welches dann kein Hohnlachen ist.
  57. Die bittere Spottsucht.
  58. Zu verehren.
  59. Des corollaires. Dans le texte, le mot grec que je rétablis est habillé à l’allemande : Porismen.
  60. Ehrenvolle Pflicht.
  61. Pöbel schlägt sich und Pöbel verträgt sich.
  62. Affect.
  63. Menschenfreund.
  64. Aussenwerke, proprement des ouvrages avancés.
  65. Beiwerke.
  66. Zugänglichkeit.
  67. Gesprächigkeit.
  68. Höflichkeit.
  69. Gastfreiheit.
  70. Gelindigkeit im Widersprechen.