Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Ch2/$10

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 92-94).
ARTICLE II.
De l’avarice.


§ 10.


J’entends ici par ce mot, non la cupidité[1] (le penchant à étendre ses moyens d’existence au delà des bornes du véritable besoin), car celle-ci peut être considérée comme une simple transgression d’un devoir envers autrui (du devoir de la bienfaisance), mais la parcimonie[2], qui, lorsqu’elle est honteuse, prend le nom de lésinerie ou de ladrerie[3], et je ne la considère point en tant qu’elle est une négligence de notre devoir de charité envers autrui, mais en tant que, restreignant la jouissance personnelle des moyens d’existence jusqu’au-dessous de la mesure du véritable besoin, elle est une violation du devoir envers soi-même. La condamnation de ce vice peut servir d’exemple pour montrer clairement combien il est inexact de définir les vertus ainsi que les vices par le simple degré, et combien est oiseux le principe d’Aristote, que la vertu consiste à tenir le milieu entre deux vices.

Si en effet je considérais la bonne économie domestique[4] comme un juste milieu entre la prodigalité et l’avarice, et que ce milieu fût déterminé par le degré, on ne pourrait aller d’un vice au vice contraire (contrarie opposito) qu’en passant par la vertu ; celle-ci ne serait plus alors qu’un vice diminué ou plutôt un vice défaillant, et la conséquence serait que, dans le cas présent, le véritable devoir de vertu consisterait à ne faire aucun usage des moyens de jouir de la vie.

Ce n’est pas la mesure de la pratique des maximes morales, mais leur principe objectif qu’il faut prendre pour critérium, quand on veut distinguer un vice de la vertu. – La maxime de la cupidité prodigue[5] est de ne se procurer tous les moyens de bien vivre qu’en vue de la jouissance. — Celle de l’avarice[6] est au contraire d’acquérir et de conserver tous ces moyens, en se proposant uniquement pour but la possession et en s’interdisant la jouissance.

Le caractère propre de cette dernière espèce de vice est ce principe arrêté de posséder les moyens d’arriver à toutes sortes de fins, mais à la condition de renoncer à faire usage d’aucun, et de se priver de tout ce qui peut rendre la vie agréable et douce : ce qui est directement contraire au devoir envers soi-même, au point de vue de la fin[Note de l’auteur 1]. La prodigalité et l’avarice ne diffèrent donc pas simplement par le degré, mais spécifiquement, c’est-à-dire par les maximes opposées sur lesquelles elles se fondent.

Notes du traducteur[modifier]

  1. Den habsüchtigen Geiz.
  2. Den kargen Geiz.
  3. Knickerei oder Knauserei.
  4. Die gute Wirthschaft.
  5. Der verschwenderischen Habsucht.
  6. Des kargen Geizes.

Notes de l’auteur[modifier]

  1. Le principe qu’on ne doit faire en aucune chose ni trop ni trop peu, ne signifie rien, car c’est une proposition tautologique. Qu’est-ce que trop faire ? Réponse : plus qu’il n’est bon. Qu’est-ce que faire trop peu ? Réponse : moins qu’il n’est bon. Que veut dire je dois (faire ou éviter quelque chose) ? Réponse : il n’est pas bon (il est contraire au devoir) de faire plus ou moins qu’il n’est bon. Si c’est là la sagesse pour laquelle il nous faut remonter aux anciens (à Aristote entre autres), comme à des esprits qui étaient plus près de la source, nous avons été fort malavisés en consultant de tels oracles. — Il n’y a pas de milieu entre la véracité et le mensonge (comme contradictorie opposita), mais bien entre cette franchise qui consiste à tout dire [Offenherzigkeit], et cette réserve [Zurückhaltung] qui consiste à ne pas dire, en exprimant sa pensée, toute la vérité, quoique tout ce que l’on dise soit vrai (contrarie opposita). Or il semble tout naturel de demander à la doctrine de la vertu de nous indiquer ce milieu. Mais elle ne le peut pas, car ces deux devoirs de vertu ont une certaine latitude d’application (latitudinem), et ce qu’il faut faire ne peut être déterminé par le jugement que d’après les règles de la prudence (les règles pragmatiques), et non d’après celles de la moralité (les règles morales), c’est-à-dire comme un devoir large (officium latum), et non comme un devoir étroit (officium strictum). C’est pourquoi celui qui suit les principes de la vertu peut bien commettre une faute (peccatum) en faisant plus ou moins que ne le prescrit la prudence ; mais on ne saurait lui reprocher comme un vice de s’attacher fermement à ces principes, et, pris à la lettre, ces vers d’Horace sont radicalement faux :
    Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
    Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

    Mais sapiens ne signifie ici qu’un homme prudent (prudens), qui ne rêve pas une perfection de vertu, idéal dont nous devons tendre à nous rapprocher, mais que nous ne pouvons nous flatter d’atteindre, car cela est au-dessus des forces humaines, et il faut bien se garder d’une présomption déraisonnable (fantastique). Autrement, dire qu’on peut être trop vertueux, c’est-à-dire trop attaché à son devoir, reviendrait presque à dire qu’on peut rendre un cercle trop rond ou trop droite une ligne droite.