Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/L1/$4

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 71-75).


§ 4.


Du principe de la division des devoirs envers soi-même.


On ne peut établir cette division que relativement à l’objet du devoir, et non relativement au sujet qui s’oblige. Le sujet obligé aussi bien que le sujet obligeant n’est toujours que l’homme, et quoique, au point de vue théorétique, il soit permis de distinguer dans l’homme l’âme et le corps comme deux qualités différentes de la nature humaine, il n’est point permis pourtant de les considérer comme deux substances différentes obligeant l’homme, et de diviser en conséquence les devoirs de l’homme envers lui-même en devoirs envers son corps, et devoirs envers son âme. — Ni l’expérience, ni aucune conclusion de la raison ne nous apprennent suffisamment s’il y a dans l’homme une âme (c’est-à-dire si en lui réside un principe distinct du corps et capable de penser indépendamment du corps, ce que l’on appelle une substance spirituelle), ou si au contraire la vie n’est pas une propriété de la matière ; et quand même la première hypothèse serait bien établie, on ne concevrait pas encore des devoirs de l’homme envers un corps (comme envers un sujet obligeant), quoique ce corps fût celui de l’homme.

1. Il n’y aura donc qu’une division objective des devoirs envers soi-même, que l’on divisera d’après leur forme[1] et leur matière[2] ; les uns restrictifs (ou négatifs), les autres extensifs (positifs). Les premiers défendent à l’homme d’agir contre la fin de sa nature, et par conséquent ne concernent que la conservation morale de soi-même ; les seconds ordonnent de se proposer pour but un certain objet de la volonté, et tendent au perfectionnement de soi-même. Les uns et les autres, soit comme devoirs d’omission (sustine et abstine), soit comme devoirs d’action (viribus concessis utere), se rattachent à la vertu, car ce sont également des devoirs de vertu. Les premiers se rapportent à la santé[3] morale (ad esse) de l’homme, considéré comme objet des sens extérieurs à la fois et du sens intime, et ont pour but la conservation de sa nature dans toute sa perfection (comme réceptivité). Les seconds tendent à la richesse[4] morale (ad melius esse ; opulentia moralis), qui consiste dans la possession de la faculté de suffire à toutes les fins, en tant que cette faculté peut être acquise, et qu’elle rentre dans la culture de soi-même (comme perfection active). — Le premier principe des devoirs envers soi-même est exprimé par cette sentence : Vis conformément à la nature (naturæ convenienter vive), c’est-à-dire conserve-toi dans la perfection de ta nature ; le second, dans celle-ci : Rends-toi plus parfait que ne t’a fait la nature (perfice te ut finem ; perfice te ut medium).

2. Il y a aussi une division subjective des devoirs de l’homme envers lui-même, c’est-à-dire une division suivant laquelle le sujet du devoir (l’homme) se considère lui-même, soit comme être animal (physique) et en même temps moral, soit simplement comme être moral.

Or, en ce qui concerne l’animalité de l’homme, il faut reconnaître trois espèces de penchants de la nature ; à savoir : A, le penchant par lequel la nature tend à la conservation de soi-même ; B, celui par lequel elle tend à la conservation de l’espèce ; C, le penchant par lequel elle tend à la conservation de notre faculté de faire un usage convenable de nos forces et de nous procurer les jouissances de la vie animale. — Les vices qui sont ici opposés aux devoirs de l’homme envers lui-même sont : le suicide, l’abus de l’appétit du sexe, et celui des jouissances de la table (qui affaiblit en nous la faculté de faire un usage convenable de nos forces).

Quant à ce qui concerne les devoirs de l’homme envers lui-même, considéré comme être purement moral (abstraction faite de son animalité), ils consistent dans une condition formelle[5], dans l’accord des maximes de sa volonté avec la dignité de l’humanité qui réside en sa personne ; par conséquent dans la défense de se dépouiller soi-même de la prérogative d’être moral, c’est-à-dire de la faculté d’agir suivant des principes, c’est-à-dire encore de la liberté intérieure, et de se rendre ainsi le jouet des penchants de la nature, ou de faire de soi une chose. — Les vices opposés à ces devoirs sont le mensonge, l’avarice et la fausse humilité (la bassesse). Ces vices supposent des principes directement contraires (par leur forme même) au caractère de l’homme, comme être moral, c’est-à-dire à la liberté intérieure, à la dignité naturelle de l’homme ; c’est-à-dire que celui s’y livre a pour principe de n’en avoir point, et par conséquent de n’avoir point de caractère, ou de s’avilir et de se rendre un objet de mépris. — La vertu qui est opposée à tous ses vices pourrait s’appeler honneur[6] (honestas interna, justum sui æstimium), sorte de façon de penser qui est entièrement différente de l’ambition (ambitio), laquelle peut aussi être très-vile ; mais nous la retrouverons plus tard, sous ce titre même, d’une manière particulière.



Notes du traducteur[modifier]

  1. Das Formale.
  2. Das Materiale.
  3. Gesundheit.
  4. Wohlhabenheit.
  5. Im Formalen.
  6. Ehrliebe.

Notes de l’auteur[modifier]