Documents biographiques/Édition Garnier/14

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XIV.

VERS

de son altesse sérénissime le prince de conti
À M. DE VOLTAIRE[1].
1718.

Pluton, ayant fait choix d’une jeune pucelle,
                  Et voulant donner à sa belle
                  Une marque de son amour,
Commanda qu’une fête et superbe et galante
Réparât les horreurs de son triste séjour.
                  Pour satisfaire son attente,
                  Il fait assembler à sa cour
Tous ceux dont le bon goût et la délicatesse
Pouvaient contribuer au spectacle pompeux
                  Qu’il préparait à sa maîtresse.
                  Parmi tous ces hommes fameux,
                  Il choisit ceux dont le génie
                  S’était signalé dans tous lieux
                  Par la plus noble poésie.
Chacun à réussir travailla de son mieux.
Pour remporter le prix, et Corneille et Racine
                  Unirent leur veine divine :
                  Chaque auteur en vain disputa.
                  Et voulut gagner le suffrage

                  Du dieu qui demandait l’ouvrage ;
Bien que des deux esprits la pièce l’emportât,
L’on ignorait encor qu’elle eût eu l’avantage.
Enfin le jour venu de cet événement,
         De tant d’auteurs la cohorte nombreuse
                  Recherchait la gloire flatteuse
De remporter l’honneur de l’applaudissement.
                  Tandis qu’à faire cette brigue
                  Toute la troupe se fatigue,
                  Sans se donner du mouvement
Racine avec Corneille, au sein de l’Élysée,
                  Rappelaient l’histoire passée
Du temps où de la France ils étaient l’ornement.
Ils avaient su, par ceux qui venaient de la terre,
Du théâtre français le funeste abandon ;
Que depuis leur décès le délicat parterre
                  Ne pouvait rien trouver de bon.
Ce malheur leur causait une tristesse extrême.
         Ils connaissaient que dans Paris l’on aime
D’un spectacle nouveau les doux amusements ;
                  Qu’abandonnés par Melpomène,
Les auteurs n’avaient plus ces nobles sentiments
                  Qui font la grâce de la scène.
                  Depuis leur séjour en ces lieux,
                  Ils avaient fait la connaissance
                  D’un démon sans expérience.
                  Mais dont l’esprit vif, gracieux,
                  Surpassait déjà les plus vieux
                  Par ses talents et sa science.
Pour réparer les maux du théâtre obscurci,
                  Ce démon fut par eux choisi.
                  Ils lui font prendre forme humaine ;
Des règles de leur art à fond l’ayant instruit,
                  Sur les bords fameux de la Seine,
Sous le nom d’Arouet, cet esprit fut conduit.
Ayant puisé ses vers aux eaux de l’Aganipe,
Pour son premier projet il fait le choix d’Œdipe ;
Et quoique dès longtemps ce sujet fût connu,
Par un style plus beau cette pièce changée
Fit croire des enfers Racine revenu,
Ou que Corneille avait la sienne corrigée[2].



  1. Un hommage rendu par un prince du sang à un jeune homme que son état éloignait de lui, et que la gloire n’en rapprochait pas encore, nous a paru mériter d’être conservé. (K.)
  2. Ces vers font autant d’honneur au prince de Conti qu’en a fait à Lamotte son approbation d’Œdipe. Ils annoncèrent tous deux à la France un digne successeur de Corneille et de Racine, et jamais prophétie ne fut mieux accomplie. (K.)


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