Documents biographiques/Édition Garnier/45

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XLV.

LETTRE DE M. DE MALESHERBES

à voltaire[1].

(Mars 1754.)

Vous savez mieux que moi, monsieur, qu’il n’y a point de ministère de la littérature. Monsieur le chancelier est chargé de la librairie, c’est-à-dire que c’est sur son attache que se donnent les priviléges ou permissions d’imprimer. Il m’a confié ce détail, non pour y décider arbitrairement, mais pour lui rendre compte de tous les ordres que je donnerais. Ce n’est ni une charge ni une commission, c’est une pure marque de confiance dont il n’existe ni provisions ni brevet, et que je tiens uniquement de sa volonté. Ainsi vous voyez combien on vous a mal informé en vous disant que ce n’était point monsieur le chancelier, mais moi, qui avais le ministère de la littérature. C’est aussi monsieur le chancelier qui est chargé de tout ce qui concerne les universités ; c’est lui qui nomme aux places d’imprimeur dans tout le royaume, et ce sont différents maîtres des requêtes qui sont chargés de lui rendre compte des affaires qui concernent ces deux objets. Vous savez aussi que les académies et la Bibliothèque du roi sont dans le département de M. d’Argenson, et les académies de province dans celui des autres secrétaires d’État. Je vous rappelle des choses que vous ne pouvez pas ignorer, mais qui doivent cependant vous faire connaître combien mon prétendu ministère de la littérature est borné. Ajoutez à cela que, par mon état, je ne suis point à portée d’approcher la personne du roi assez librement ni assez fréquemment pour lui parler de mon propre mouvement d’une affaire dont il ne m’a point ordonné de lui rendre compte ; par la même raison de mon état, je ne vois que fort rarement Mme  de Pompadour ; cela posé, que puis-je faire pour vous rendre cette justice que vous désirez avec tant d’ardeur ?

Je suis prêt à certifier, non-seulement aux personnes constituées en dignité, mais à quiconque voudra le savoir, que vous n’avez demandé pour votre Histoire universelle aucune permission publique ni tacite, directe ni indirecte, que vous avez même fait des démarches auprès de moi, tant par vous que par Mme  Denis, pour en empêcher le débit, démarches fort inutiles à la vérité, parce que cela ne me regarde point, et que, quand je n’ai point permis un livre, je ne me mêle pas du débit illicite qui s’en peut faire ; c’est l’affaire de la police. Je peux dire de plus que j’ai lieu de croire, d’après des lettres que j’ai vues, que le libraire Néaulme ne tient point le manuscrit de vous directement ; mais quand j’aurai dit tout cela, vous n’en serez pas plus avancé. Ceux qui sont portés à croire, malgré vos plaintes authentiques, que le manuscrit a été imprimé de votre consentement ne trouveront dans tout ce que je pourrais leur dire rien de capable de les détromper. D’ailleurs je ne sais pas si vous faites trop bien de toucher cette corde-là. Vous parlez des impressions fâcheuses que l’on a données au roi sur vous à l’occasion de cette édition. Je ne sais pas si le roi s’en occupe autant que vous le croyez… Tout ce que je sais, c’est que j’ai porté de votre part une lettre à mon père, qui ne savait pas seulement qu’on vous accusât ou non d’avoir donné les mains à cette édition de Hollande.

Pour moi, je ne puis vous donner qu’un conseil, c’est de vous tenir tranquille et de prendre garde surtout qu’on n’aille, à l’occasion de vos justifications sur l’Histoire universelle, vous attaquer sur les Annales de l’Empire, que vous ne pourrez pas désavouer. Lorsque ces deux livres auront fait tout leur effet dans le public, les amis puissants que vous avez à la cour trouveront peut-être le moment favorable pour parler de vous ; mais, jusque-là, ne vous suscitez point de nouvelles affaires, en attirant sur vous, par vos plaintes continuelles, les yeux du roi et du ministère.



  1. Publiée par M. F. Brunetière, dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1882 : « La Direction de la librairie sous M. de Malesherbes. »

    Cette lettre est la réponse de Malesherbes à la lettre de Voltaire qui est dans le tome XXXVIII, sous le n° 2702.


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