Documents biographiques/Édition Garnier/47

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XLVII.

PIERRE PATU AUX DÉLICES[1].

lettre à garrick[2].

Genève, ce 1er novembre 1755.

Je vous écris de la maison du grand homme, je veux dire de chez notre illustre Voltaire, dans la compagnie duquel je viens de passer une huitaine précieuse des plus agréables jours que j’ai connus dans ma vie. Ils m’ont rappelé ceux que j’ai passés à Londres dans votre aimable société ; temps si court, si voluptueux, et qui suivit de près mon départ pour la France. Quel homme que le divin chantre de la Henriade ! ô mon très-cher ami, et que c’est avec joie qu’on analyse une si grande âme ! Figurez-vous avec l’air d’un mourant, tout le feu de la première jeunesse, et le brillant de ses aimables récits ! Si je juge des défauts, des vices mêmes qu’on impute à M. de Voltaire, par l’avarice dont je l’ai entendu taxer, que ses calomniateurs me paraissent des animaux bien vils et bien ridicules ! Jamais on n’a vu chère plus splendide, jointe à des manières plus polies, plus affables, plus engageantes. Tout Genève est enchanté de l’avoir, et ces heureux républicains font leur possible pour le fixer auprès d’eux. Je n’avais entrepris ce voyage que pour le voir, mais la sensibilité qu’il m’en témoigne chaque jour m’en paye à usure. On va à Rome, en Grèce, en Turquie, pour voir des monuments, des inscriptions, des mosquées ; un dévot catholique court au loin pour de vains pèlerinages ; un grand homme est bien une autre curiosité.

Je n’ai pas manqué de lui dire ce que je pensais de ses expressions si fausses, si peu réfléchies au sujet de Shakespeare. Il est convenu de bonne foi que c’était un barbare aimable, un fou séduisant ; ce sont ses propres termes : le grand article qui le met de mauvaise humeur est l’irrégularité des plans de cet illustre poëte, irrégularité dont vous êtes bien loin d’être le défenseur. Quant au naturel, à la chaleur, aux idées admirables répandues dans les pièces de Shakespeare, il est tombé d’accord, et convient en riant que si vous nous preniez moins de vaisseaux[3] et ne piratiez pas ainsi sur l’Océan, il aurait plus ménagé le créateur de votre théâtre. Je frappai hier par l’activité dont je soutins mon opinion : je tirai mon livre et lui lus la scène de Roméo, entre ce jeune homme et le frère Laurent :

Romeo, come forth ! etc.[4].

Il commença par rire de mon feu, mais à ces vers :

’Tis torture and not mercy ; heaven is here
Where Juliet lives.....
O Father, hadst thou not strong poison mix’d,
No sharp-ground knife, no present means of death,
But banishment to torture me withal ?


il s’anima, et dit franchement que cela était très-beau, très-touchant, très-naturel ; mais ce fut bien autre chose lorsque je continuai la scène, et qu’il entendit cette admirable énumération de parties qui prouve mieux que dix tragédies combien Shakespeare était éloquent :

Thou canst not speak of what thou dost not feel ;
Wert thou as young as I, Juliet thy love,
An hour but maried, Tybald murdered,
Doting like me, and like me banished,
Then might’st thou speak, then might’st thou tear thy hair
And fall upon the ground, as I do now,
Taking the mesure of an unmade grave.

Il ne connaissait guère cette pièce, qu’il a lue peut-être il y a plus de trente ans ; mais il me la demanda pour la relire, et fut enchanté de la catastrophe telle que vous en avez peint les circonstances. Je lui parlai de mon cher Garrick. « Oh ! vraiment, m’a-t-il dit, c’est un acteur inimitable que ce M. Garrick, à ce que disent ceux qui font vu. Ma nièce — en parlant à Mme Denis, qui demeure depuis longtemps avec son oncle, — si j’étais moins vieux et que je digérasse, il faudrait l’aller voir jouer ; mais n’aurions-nous pas aussi quelque franc capucin pour nous donner le rôle de frère Laurent ? » Je fis de mon mieux pour la réputation du bon Havard ; mais, entre nous soit dit, sa cause n’était pas aisée.

J’ai fait ressouvenir, aujourd’hui même, ce grand homme du trait sublime de Macduff :

He has no children[5] ;


de la scène entre le jeune Arthur et son gouverneur Hubert[6] : et de bien d’autres beautés de l’inimitable Shakespeare. Je ne doute presque pas que je ne l’amenasse à ma façon de penser à ce sujet, si j’avais le temps de faire à Genève un séjour plus long ; mais je quitte le dieu de notre littérature après-demain, et je retourne à Paris sans voir ni Toulon ni Marseille, ni Avignon, comme j’en avais d’abord quelque envie… Mlle Clairon, quoi qu’en dise Mme Noverre, est de tous points la plus étonnante que l’on ait vue depuis notre fameuse Lecouvreur, et je suis aussi certain qu’elle vaut pour le moins Mme Cibber[7], et même Mme Pritchard[8], que je suis sûr (compliment à part) qu’il nous manque un Garrick…



  1. Claude-Pierre Patu (1729-1757), auteur d’une traduction de Petites pièces du Théâtre anglais, Paris, 1756, 2 vol. in-12, et, avec F. de Portelance, de la comédie des Adieux du Goût, jouée le 13 février 1754. Il visita Voltaire, une première fois, en 1755, en compagnie de Palissot, et une seconde fois avec d’Alembert, en août 1756, et mourut à son retour d’Italie.
  2. The private Correspondence of Garrick. London, 1832, t. II, p. 407.
  3. Au mois de juin 1755, l’amiral anglais Boscawen s’était emparé, près de Terre-Neuve, avant toute déclaration de guerre, des vaisseaux français l’Alcide et le Lys. Ce fut le prélude de la guerre de Sept ans.
  4. Romeo and Juliet, acte III, scène III, dans laquelle frère Laurent annonce à Roméo qu’il vient d’être condamné à l’exil.
  5. Macbeth, acte IV, scène III, où Malcom, après avoir appris à Macduff le meurtre de sa femme et de ses enfants par Macbeth, cherche à le consoler par l’espoir de la vengeance.
  6. King John, acte IV, scène I, où Arthur de Bretagne supplie Hubert de ne pas exécuter l’ordre que le roi Jean a donné de lui brûler les yeux avec un fer rouge.
  7. Suzanne-Marie Arne (1716-1766), sœur d’Auguste Arne, le compositeur, et femme de Théophile Cibber, fils du célèbre poëte comique anglais de ce nom, d’avec lequel elle se sépara. Garrick, en apprenant sa mort, dit que la tragédie était morte avec elle.
  8. Hannah Pritchard (1711-1768), qui excellait dans la tragédie comme dans la comédie.


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