Documents biographiques/Édition Garnier/52

La bibliothèque libre.



LII.

LE PRINCE DE LIGNE À FERNEY[1].

1763

Ce que je pouvais faire de mieux chez M. de Voltaire, c’était de ne pas lui montrer de l’esprit. Je ne lui parlais que pour le faire parler. J’ai été huit jours dans sa maison, et je voudrais me rappeler les choses sublimes, simples, gaies, aimables, qui parlaient sans cesse de lui ; mais en vérité, c’est impossible. Je riais ou j’admirais. J’étais toujours dans l’ivresse. Jusqu’à ses torts, ses fausses connaissances, ses engouements, son manque de goût pour les beaux-arts, ses caprices, ses prétentions, ce qu’il ne pouvait pas être et ce qu’il était, tout était charmant, neuf, piquant et imprévu. Il souhaitait de passer pour un homme d’État profond, ou pour un savant, au point de désirer d’être ennuyeux. Il aimait alors la constitution anglaise. Je me souviens que je lui dis : « Monsieur de Voltaire, ajoutez-y son soutien, l’Océan, sans lequel elle ne durerait pas… — L’Océan, me dit-il, vous allez me faire faire bien des réflexions là-dessus. » On lui annonça un jeune homme de Genève qui l’ennuyait : « Vite, vite, dit-il, du Tronchin, « c’est-à-dire qu’on le fît passer pour malade. Le Genevois s’en alla.

« Que dites-vous de Genève ? » me dit-il un jour, sachant que j’y avais été le matin. Je savais que dans ce moment-là il détestait Genève : « Ville affreuse ! » lui répondis-je, quoique cela ne fût pas vrai.

Je racontai à M. de Voltaire, devant Mme  Denis, un trait qui lui était arrivé, croyant que c’était à Mme  de Graffigny. M. de Ximenès[2] l’avait défiée de lui dire un vers dont il ne lui nommât point tout de suite l’auteur. Il n’en manqua pas un. Mme  Denis, pour le prendre en défaut, lui en dit quatre, qu’elle fit sur-le-champ. « Eh bien ! monsieur le marquis, de qui cela est-il ? — De la chercheuse d’esprit, madame. — Ah ! ah ! bravo ! bravo ! dit M. de Voltaire ; pardi, je crois qu’elle fut bien bête. Riez-en donc, ma nièce. »

Il était occupé alors à déchirer et paraphraser l’Histoire de l’Église, par l’ennuyeux abbé de Fleury. « Ce n’est pas une histoire, me dit-il en en parlant, ce sont des histoires. Il n’y a qu’à Bossuet et à Fléchier que je permette d’être bons chrétiens. — Ah ! monsieur de Voltaire, lui dis-je, et aussi à quelques révérends pères, dont les enfants vous ont assez joliment élevé. » Il me dit beaucoup de bien d’eux. « Vous venez de Venise ? Avez-vous vu le procurateur Pococurante ? — Non, lui dis-je, je ne me souviens pas de lui. — Vous n’avez donc pas lu Candide ? me dit-il en colère : car il y avait un temps où il aimait toujours le plus un de ses ouvrages. — Pardon, pardon, monsieur de Voltaire, j’étais en distraction ; je pensais à l’étonnement que j’éprouvai quand j’entendis chanter la Jérusalem du Tasse aux gondoliers vénitiens. — Comment donc ? Expliquez-moi cela, je vous prie. — Tels que jadis Ménalque et Mélibée, ils essayent la voix et la mémoire de leurs camarades, sur le Canal Grande, pendant les belles nuits d’été. L’un commence en manière de récitatif, et un autre lui répond et continue. Je ne crois pas que les fiacres de Paris sachent la Henriade par cœur, et ils entonneraient bien mal ses beaux vers, avec leur ton grossier, leur accent ignoble et dur, et leur gosier et leur voix à l’eau-de-vie. — C’est que les Welches sont des barbares, des ennemis de l’harmonie, des gens à vous égorger, monsieur. Voilà le peuple, et nos gens d’esprit en ont tant qu’ils en mettent jusque dans les titres de leurs ouvrages. Un livre de l’Esprit, c’est l’esprit follet que celui-là. L’Esprit des lois, c’est l’esprit sur les lois. Je n’ai pas l’honneur de le comprendre. Mais j’entends bien les Lettres persanes : bon ouvrage que celui-là. — Il y a quelques gens de lettres dont vous paraissez faire cas. — Vraiment, il le faut bien ; d’Alembert, par exemple, qui, faute d’imagination, se dit géomètre ; Diderot, qui, pour faire croire qu’il en a, est enflé et déclamateur ; et Marmontel ? dont, entre nous, la poétique est inintelligible. Ces gens-là diraient que je suis jaloux. Qu’on s’arrange donc sur mon compte. On me croit frondeur, et flatteur à la cour ; en ville, trop philosophe ; à l’Académie, ennemi des philosophes ; l’Antéchrist à Rome, pour quelques plaisanteries sur des abus, et quelques gaietés sur le style oriental ; précepteur de despotisme au parlement ; mauvais Français pour avoir dit du bien des Anglais ; voleur et bienfaiteur des libraires ; libertin pour une Jeanne que mes ennemis ont rendue plus coupable ; curieux et complimenteur des gens d’esprit, et intolérant parce que je prêche la tolérance.

« Avez-vous jamais vu une épigramme ou une chanson de ma façon ? C’est là le cachet des méchants. Ces Rousseau m’ont fait donner au diable. J’ai bien commencé avec tous les deux. Je buvais du vin de Champagne avec le premier chez votre père, et votre parent le duc d’Aremberg, où il s’endormait à souper. J’ai été en coquetterie avec le second ; et, pour avoir dit qu’il me donnait envie de marcher à quatre pattes, me voici chassé de Genève, où il est détesté. »

Il riait d’une bêtise imprévue, d’un misérable jeu de mots, et se permettait aussi quelque bêtise. Il était au comble de la joie, en me montrant une lettre du chevalier de Lisle[3] qui venait de lui écrire pour lui reprocher d’avoir mal fait une commission de montre ; Il faut que vous soyez bien bête, monsieur, etc. C’est, je crois, à moi qu’il dédia sa plaisanterie, tant répétée depuis, sur la Corneille[4] ; et j’y donnai sujet lorsqu’il me demanda comment je la trouvais : « Nigra, lui répondis-je, sans être formosa. » Il ne me fit pas grâce de son Père Adam, et me remercia d’avoir donné asile au Père Griffet, qu’il aimait beaucoup, ainsi que le Père Neuville qu’il me recommanda[5].

Il me dit un jour : « On prétend que je crains les critiques. Tenez, connaissez-vous celle-ci ? Je ne sais où diable cet homme, qui ne sait pas l’orthographe et qui force quelquefois la poésie comme un camp, a si bien fait ces quatre vers sur moi :

Candide est un petit vaurien
Qui n’a ni pudeur ni cervelle.
    Ah ! qu’on le reconnaît bien
Pour le cadet de la Pucelle.


— Vous me paraissez mal avec lui dans ce moment, lui dis-je. C’est querelles d’Allemand et d’amant à la fois. » La petite bêtise le fit sourire : il en disait souvent et aimait à en entendre. On aurait dit qu’il avait quelquefois des tracasseries avec les morts, comme on en a avec les vivants. Sa mobilité les lui faisait aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Par exemple, alors, c’était Fénelon, La Fontaine et Molière, qui étaient dans la plus grande fureur.

« Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à Mme  Denis. Allons dans le salon, sans façon, les Femmes savantes que nous venons de jouer. » Il fit Trissotin on ne peut plus mal, mais s’amusa beaucoup de ce rôle. Mme  Dupuits, belle-sœur de la Corneille, qui jouait Martine, me plaisait infiniment et me donnait quelquefois des distractions, lorsque ce grand homme parlait. Il n’aimait pas qu’on en eût. Je me souviens qu’un jour que ces belles servantes suisses, nues jusqu’aux épaules à cause de la chaleur, passaient à côté de moi, ou m’apportaient de la crème, il s’interrompit, et, prenant en colère leurs beaux cous à pleines mains, il s’écria : « Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable ! »

Il ne prononça pas un mot contre le christianisme ni contre Fréron. « Je n’aime pas, disait-il, les gens de mauvaise foi et qui se contredisent. Écrire en forme pour ou contre les religions est d’un fou. Qu’est-ce que c’est que cette Profession de foi du Vicaire savoyard, de Jean-Jacques, par exemple ? » C’était le moment où il lui en voulait le plus, et dans ce moment même qu’il disait que c’était un monstre, qu’on n’exilait pas un homme comme lui, mais que le bannissement était le mot, on lui dit : « Je crois que le voilà qui entre dans votre cour. — Où est-il, le malheureux ? s’écria-t-il, qu’il vienne, voilà mes bras ouverts. Il est chassé peut-être de Neuchâtel et des environs. Qu’on me le cherche. Amenez-le-moi ; tout ce que j’ai est à lui, » M. de Constant lui demanda, en ma présence, son Histoire de Russie. « Vous êtes fou, dit-il. Si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de Lacombe[6]. Il n’a reçu ni médaille, ni fourrures, celui-là. »

Il était mécontent alors du parlement, et quand il rencontrait son âne à la porte du jardin ; « Passez, je vous prie, monsieur le président », disait-il. Ses méprises par vivacité étaient fréquentes et plaisantes. Il prit un accordeur de clavecin de sa nièce pour son cordonnier, et après quantité de méprises, lorsque cela s’éclaircit : « Ah ! mon Dieu, monsieur, un homme à talents. Je vous mettais à mes pieds, c’est moi qui suis aux vôtres. »

Un marchand de chapeaux et de souliers gris entre tout d’un coup dans le salon. M. de Voltaire (qui se méfie tant des visites qu’il m’avoua que, de peur que la mienne ne fût ennuyeuse, il avait pris médecine à tout hasard, afin de pouvoir se dire malade) se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivait, en lui disant : « Monsieur, monsieur, je suis le fils d’une femme pour qui vous avez fait des vers. — Oh ! je le crois, j’ai fait tant de vers pour tant de femmes ! Bonjour, monsieur. — C’est Mme  de Fontaine-Martel. — Ah ! ah ! monsieur, elle était bien belle. Je suis votre serviteur (et il était prêt à rentrer dans son cabinet). — Monsieur, où avez-vous pris ce bon goût qu’on remarque dans ce salon ? Votre château, par exemple, est charmant. Est-il bien de vous ? — (Alors Voltaire revient.) Oh ! oui, de moi, monsieur ; j’ai donné tous les dessins. Voyez ce dégagement et cet escalier. Eh bien ! — Monsieur, ce qui m’a attiré en Suisse, c’est le plaisir de voir M. de Haller. (M. de Voltaire rentrait dans son cabinet.) Monsieur, monsieur, cela doit avoir beaucoup coûté. Quel charmant jardin ! — Oh ! par exemple, disait M. de Voltaire (en revenant), mon jardinier est une bête ; c’est moi, monsieur, qui ai tout fait. — Je le crois. Ce M. de Haller, monsieur, est un grand homme. (M. de Voltaire rentrait.) Combien de temps faut-il, monsieur, pour bâtir un château à peu près aussi beau que celui-ci ? » (M. de Voltaire revenait dans le salon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène du monde ; et M. de Voltaire m’en donna bien d’autres plus comiques encore, par ses vivacités, ses humeurs, ses reparties. Tantôt homme de lettres, et puis grand seigneur de la cour de Louis XIV, et puis homme de la meilleure compagnie.

Il était comique lorsqu’il faisait le seigneur de village. Il parlait à ses manants comme à des ambassadeurs de Rome ou des princes de la guerre de Troie. Il ennoblissait tout. Voulant demander pourquoi on ne lui donnait jamais du civet à dîner, au lieu de s’en informer tout uniment, il dit à un vieux garde : « Mon ami, ne se fait-il donc plus d’émigration d’animaux de ma terre de Tournay à ma terre de Ferney. »

Il était toujours en souliers gris, bas gris de fer roulés, grande veste de basin, longue jusqu’aux genoux, grande et longue perruque et petit bonnet de velours noir. Le dimanche il mettait quelquefois un bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même ; mais la veste à grandes basques et galonnée en or, à la bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes manchettes à dentelles jusqu’aux bouts des doigts, car avec cela, disait-il, on a l’air noble. M. de Voltaire était bon pour tous ses alentours et les faisait rire. Il embellissait tout ce qu’il voyait et tout ce qu’il entendait. Il fit des questions à un officier de mon régiment, qu’il trouva sublime dans ses réponses : « De quelle religion êtes-vous, monsieur ? lui demanda-t-il. — Mes parents m’ont fait élever dans la religion catholique. — Grande réponse ! dit M. de Voltaire, il ne dit pas qu’il le soit. » Tout cela paraît ridicule à rapporter et fait pour le rendre ridicule ; mais il fallait le voir, animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l’esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde ; porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les autres ; rapportant tout à ce qu’il écrivait, à ce qu’il pensait ; faisant parler et penser ceux qui en étaient capables ; donnant des secours à tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la sienne ; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la fois, réunion sans laquelle l’on n’est jamais complètement ni l’un ni l’autre : car le génie donne plus d’étendue à la bonté, et la bonté plus de naturel au génie.



  1. Ce récit se trouve dans les Lettres et Pensées du maréchal prince de Ligne, publiées par la baronne de Stael-Holstein ; Paris, Paschaud, 1809, in-8.

    — Charles-Joseph, prince de Ligne (1735-1814), fils de Claude-Lamoral, prince de Ligne, et d’Élisabeth-Alexandrine-Charlotte de Salm-Salm, célèbre par son esprit et ses talents militaires. Il visita Ferney vers le milieu de l’année 1763.

  2. Augustin-Marie, marquis de Ximenès (1726-1817), auteur des tragédies d’Épicharis (1753), et d’Amalazonte (1754), et de poésies. Correspondant de Voltaire, il le célébra dans un poëme Aux mânes de Voltaire (1779).
  3. Le chevalier de Liste, officier de cavalerie, connu dans la société de son temps par ses fables et ses jolies chansons. Il visita Ferney en septembre 1773. L’abbé Barthélemy écrivait, le 3 octobre, à Mme  du Deffant : « De Lisle est enchanté de Voltaire, il a passé quinze jours avec lui ; ils ont parlé de tout le monde et de toutes les choses possibles ; il l’a trouvé extrêmement gai et se plaignant toujours de ses maux, ce qui ne l’empêche pas de souper très-longuement et de très-bon appétit, de se promener beaucoup, de faire des ouvrages, d’écrire et de recevoir incessamment des lettres, de rire de toutes les sottises qui se sont faites et se feront pendant les siècles des siècles. » Correspondance de Mme  du Deffant, publiée par le marquis de Sainte-Aulaire, Paris, 1867, tome III, page 9.
  4. Mme  Dupuits, née Marie Corneille.
  5. Le père Griffet (1698-1771), savant continuateur de l’Histoire de France du Père Daniel pour les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. — Le Père Frey de Neuville (1693-1774), le meilleur prédicateur depuis Massillon. — Voyez la lettre au prince de Ligne du 14 mars 1765.
  6. Jacques Lacombe (1724-1811), auteur d’une Histoire des Révolutions de Russie, Paris, 1763, in-12.


n° 51

n° 52

n° 53