Documents biographiques/Édition Garnier/55

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LV.

GRÉTRY À FERNEY[1].

1766.

Arrivé à Turin, j’y retrouvai un baron allemand que j’avais connu à Rome. Il me proposa de faire route ensemble pour Genève : il était pressé, et nous partîmes le lendemain… Je quittai mon baron à Genève, et je m’en consolai, sachant que j’y verrais Voltaire… La querelle entre les représentants et les natifs étant alors dans toute sa force, messieurs les ambassadeurs de France, de Zurich et de Berne, arrivèrent en qualité de médiateurs. La république fit bâtir une salle de spectacle pour amuser Leurs Excellences et le peuple révolté. J’entendis des opéras-comiques français pour la première fois. Tom Jones, le Maréchal, Rose et Colas, me firent grand plaisir lorsque j’eus pris l’habitude d’entendre chanter le français, ce qui m’avait d’abord paru désagréable… J’eus bientôt envie d’essayer mes talents sur la langue française… Je demandai partout un poëme ; mais, quoiqu’il y eût beaucoup de gens d’esprit à Genève, on était trop occupé des affaires publiques pour donner audience aux Muses. Je pris le parti d’écrire à Voltaire… Voltaire me fit dire, par la personne qui s’était chargée de ma lettre, qu’il ne me répondrait pas par écrit, parce qu’il était malade et qu’il voulait me voir chez lui le plus tôt qu’il me serait possible.

Je lui fus présenté le dimanche suivant par Mme Cramer, son amie. Que je fus flatté de l’accueil gracieux qu’il me fit ! Je voulus m’excuser sur la liberté que j’avais prise de lui écrire. « Comment donc, monsieur, me dit-il, en me serrant la main (et c’était mon cou qu’il serrait), j’ai été enchanté de votre lettre : l’on m’avait parlé de vous plusieurs fois, je désirais vous voir. Vous êtes musicien et vous avez de l’esprit ! Cela est trop rare, monsieur, pour que je ne prenne pas à vous le plus vif intérêt. » Je souris à l’épigramme, et je remerciai Voltaire. « Mais, me dit-il, je suis vieux, et je ne connais guère l’opéra-comique, qui, aujourd’hui, est à la mode à Paris et pour lequel on abandonne Zaïre et Mahomet. Pourquoi, dit-il en s’adressant à Mme Cramer, ne lui feriez-vous pas un joli opéra, en attendant que l’envie m’en prenne ? Car je ne vous refuse pas, monsieur. — Il a commencé quelque chose chez moi, lui dit cette dame, mais je crains que cela ne soit mauvais. — Qu’est-ce que c’est ? — Le Savetier philosophe. — Ah ! c’est comme si l’on disait : Fréron le philosophe. Eh bien ! monsieur, comment trouvez-vous notre langue ? — Je vous avoue, monsieur, lui dis-je, que je suis embarrassé dès le premier morceau : dans ce vers,

Un philosophe est heureux,


que je voudrais rendre dans ce sens, — et je lui chantai

          Un philosophe !
          Un philosophe !
Un philosophe est heureux…


l’e muet, sans élision de la voyelle suivante, me paraît insupportable. — Et vous avez raison, me dit-il ; retranchez tous ces e, tous ces phe, et chantez hardiment : un philosof. »

Le grand poëte avait raison dans un sens, mais il se serait expliqué différemment s’il eût été musicien. L’e muet de philosophe est un des plus durs de la langue ; mais il faut une note pour l’e muet sans élision, dans tous les cas ; c’est au musicien à le faire tomber sur un son inutile dans la phrase musicale…

Voltaire me dit ensuite qu’il fallait me hâter d’aller à Paris : « C’est là, dit-il, que l’on vole à l’immortalité. — Ah ! monsieur, lui dis-je, que vous en parlez à votre aise ! Ce mot charmant vous est familier comme la chose même. — Moi, me dit-il, je donnerais cent ans d’immortalité pour une bonne digestion. » Disait-il vrai ?

Ayant été si bien accueilli de Voltaire, j’y retournai souvent ; j’allais faire chez lui mon apprentissage de cette aisance, de cette amabilité française, que l’on trouvait chez lui plus qu’à Genève. Voltaire, quoique éloigné de Paris depuis longtemps, n’était rien moins que rouillé par la solitude ; il semblait, au contraire, avoir transféré à Ferney le centre de la France. La correspondance continuelle qu’il entretenait avec les gens de lettres était le journal qui l’instruisait chaque jour des mouvements de la capitale, et l’opinion suspendue semblait attendre, pour se fixer, que le législateur du bon goût eût prononcé sur elle.

Genève, et surtout les leçons[2] que j’y donnais, m’ennuyaient davantage quand je sortais de Ferney ; tout m’enchantait dans ce lieu charmant : les parterres, les bosquets, les animaux les plus rustiques me semblaient différents sous un tel maître.

L’opulence d’un grand seigneur peut nous humilier, exciter notre envie ; mais celle d’un grand homme contente notre âme. Chacun doit se dire : C’est par des travaux immenses, c’est en m’éclairant, c’est en charmant mes ennuis, en me sauvant du désespoir peut-être, qu’il est parvenu à la fortune ; il m’a donc payé son bien par un bien plus précieux encore. Pourquoi le lui envierais-je ?

Ses vassaux obtenaient de lui tous les encouragements possibles ; chaque jour on bâtissait de nouvelles maisons, et Ferney serait devenu le bourg le plus considérable, le plus considéré de la France, si Voltaire s’y fût retiré vingt ans plus tôt.

J’ai entendu dire cent fois, depuis, qu’il était satirique, méchant, envieux de toute réputation. J’ose croire que si on ne l’eût combattu qu’avec des armes dignes de lui. Voltaire, la politesse, la galanterie même, sachant respecter le mérite, pour être lui-même respecté ; bon, humain, infatigable à protéger l’innocence ; non, Voltaire n’eût jamais paru dans l’arène fangeuse où l’envie et la satire l’ont fait descendre.

Il avait ses défauts sans doute ; mais songeons que les défauts de l’homme célèbre suivent partout sa réputation, tandis que ceux de l’homme obscur ne sortent pas du cercle étroit qui l’environne. Songeons que l’on ne pardonne rien aux grands hommes qui nous humilient plus ou moins, en nous forçant à l’admiration… Rien de plus noble, sans doute, que de mépriser la critique injuste ; mais la nature, en créant l’homme de génie, commença par le rendre vif, sensible, passionné, et rarement assez pacifique pour résister au plaisir d’une juste vengeance.



  1. Grétry, Mémoires ou Essai sur la Musique, Paris, an V, tome I, pages 127 et suiv. — À l’époque de son séjour à Genève, qui se prolongea environ six mois, et pendant lequel il fit de fréquentes visites à Ferney, Grétry avait vingt-cinq ans, et revenait de Rome, où il avait habité depuis 1759, et donné son premier opéra la Vendemiatrice, en 1765.
  2. De musique.


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