Documents et notes sur le Velay/07

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VII

Singulier usage du Chapitre du Puy


L’histoire du Chapitre de notre cathédrale provoque, depuis quelque temps, les recherches des curieux : pour notre part, il n’est guère de sujet qui nous intéresse davantage dans l’ensemble de nos vieilles institutions. Nous croyons avoir démontré que le Chapitre était à l’origine et resta longtemps une véritable congrégation de moines, vivant en commun, soumis à la règle du cloître, et astreints aux devoirs de l’observance cénobitique. Les textes les plus lointains et notamment une publication trop peu remarquée, le Cérémonial de l’Église du Puy, que M. l’abbé Payrard a donné aux lecteurs des Tablettes, confirment notre thèse. On voit, par exemple, dans la Vie de Guy d’Anjou, la congrégation des chanoines promettre, en 993, de contribuer aux besoins du nouveau couvent de Saint-Pierre-le-Monestier sur sa part des offrandes de l’autel et sur sa manse commune… Canonicorum vero congregatio, ut partem sempiternæ remunerationis a Deo accipiant, pro ejus rogatu promiserunt, se talem securitatem pro stabilitate hujus predicti monasterii post mortem ipsius Guidonis episcopi a futuris episcopis ipsius loci petere, ac pro hoc consuetudine ac lege teneri laudaverunt, qualem pro sua parte altaris et communia[1]… À ce texte on pourrait en ajouter bien d’autres qui ne laissent aucun doute sur le caractère purement régulier des premiers chanoines. La question nous semble résolue.

Nous sommes heureux de voir un érudit de la valeur de M. Paul Leblanc se ranger à notre avis. Dans un article fort bien fait, suivant son habitude, et inséré dans la Haute-Loire du 18 avril 1878, M. Paul Leblanc, à propos de l’un des derniers titulaires du sescalat, M. Alexandre-Marie Bienvenu, a fourni une notice très-intéressante sur l’office de sescal ou sénéchal. Le sescal, aux temps de la primitive observance, s’adonnait aux soins intérieurs de la conventualité ; mais, à l’époque restée encore inconnue de la sécularisation du Chapitre, ses fonctions devinrent purement honorifiques comme celles de panetier et de célérier. « Le doyen du chapitre, ajoute M. Paul Leblanc, avait la collation, nomination et provision du sescalat. Le sescal prenait possession de son office avec les mêmes formalités, à peu de chose près, que celles prescrites pour les canonicats, mais il ne payait pour droit de chape qu’une somme de 60 livres au lieu de celle de 120 livres fixée pour droit de chape des chanoines. — Choisi ordinairement parmi ces derniers, sans que cela fût d’obligation, cet officier portait au chœur, l’été, la même aumusse, l’hiver, le même habit que les titulaires des canonicats ; comme eux, il avait sa place à l’une des hautes stalles du chœur où l’on chantait les heures canoniales, mais lorsqu’il n’était pas chanoine, il n’avait pas voix délibérative aux assemblées capitulaires.

« Le sescalat avait une prébende particulière dont le revenu, au moment de la Révolution, consistait en vingt-cinq cartons de froment à prendre dans les greniers du Chapitre, en une rente en directe sur plusieurs vignes, situées au terroir de Paracol, du rapport de deux cent cinquante à trois cents lagènes, ou de cinq à six cents pots de vin, et en une rente de 12 livres payée par le trésorier.

« Voici les noms de quelques-uns des titulaires du sescalat :

« 1344 : Guigon de Glavenas. — 1439 : Jean Dumas. — 1494 : Gabriel d’Alzon (de Alzonio). — 1589 : Jean Malègue, qui, en cette année, fit renouveler le terrier du sescalat. — 1611 : N… Charroas. — 1669 : N… Delorme. — 1730-1746 : Gabriel Bergonhon. — 1758-1780 : N… de Glavenas. — 1780-1783 : Alexandre-Marie Bienvenu. — 1783 : N… Reynaud, décédé un mois après sa prise de possession. — 1783-1787 : Louis-Thomas Marcon, mort en 1787. — 1788 : Pierre Montagne, d’abord curé de l’église du Saint-Esprit de la ville du Puy, prieur de Saint-Julien-du-Pinet en 1760, chanoine de N.-D. en 1764, pourvu du sescalat le 28 mars 1788 par M. de Pina, doyen du Chapitre, prit possession le 5 avril suivant, prêta serment à la Constitution en octobre 1792, mais se rétracta, fut emprisonné à Sainte-Claire, puis au Séminaire où il mourut le 14 mai 1794. »

Cet office de sescal, qui rappelle l’existence régulière des chanoines du premier âge, nous remet aussi en mémoire une coutume bizarre, dont la naissance doit remonter à la même époque de la conventualité. Cette coutume est relatée dans la lettre suivante adressée au célèbre abbé Lebœuf, chanoine et sous-chantre de l’église d’Auxerre.


Je cherchois dans les Mercures de 1735 une pièce fugitive qui m’avoit frappé et je tombai par hazard sur votre lettre insérée dans le Mercure de may, p. 896. Je la relus avec le même gout, que la première fois que j’avois eu le plaisir de la lire. La bienveillance, dont vous m’honorez depuis longtemps, me fait espérer que vous voudrez bien me permettre, Monsieur, d’ajouter à tout ce que vous avez puisé dans l’antiquité pour l’explication du mot Prisio, un récit de la capture ou prise de nos chanoines, qui est encore en usage dans l’église du Puy. On n’en scait point l’origine et je n’en ai rien trouvé dans les archives de la cathédrale, ni dans celles des collégiales de la ville et du diocèse, dont j’ai parcouru les titres et les anciens documens avec toute l’exactitude possible.

Voici, Monsieur, ce qui se pratique dans la Cathédrale depuis un temps immémorial. Le dimanche de Paques, et les six jours suivans, si quelqu’un est absent des Matines, dès qu’on a entonné le premier psaume, quelques chanoines et choriers se détachent du chœur avec deux clergeons, dont l’un porte la croix processionale, et l’autre le bénitier. Ils vont deux à deux et en silence à la maison du chanoine absent, et ils y entrent le plus secrètement qu’ils peuvent, de crainte qu’il ne s’éveille et ne s’éclipse. Dès qu’ils sont entrés dans la chambre, le plus ancien donne de l’eau bénite au chanoine, quoiqu’il soit encore au lit, et on chante l’antienne : Hæc dies quam fecit Dominus, etc. Après cette cérémonie, ces messieurs, plus modestes que ceux dont vous faites mention dans votre lettre, donnent au chanoine le temps de s’habiller, et le conduisent ensuite à l’église processionnellement et en silence. Si la maison du chanoine est éloignée de la Cathédrale et hors du cloître, il est en manteau long ; sinon il porte le surplis, l’aumusse et la lingarelle. Le chanoine paresseux en est quitte pour un déjeuner qu’il est obligé de donner à ceux qui lui ont fait l’honneur d’assister à sa toilette, mais il s’y en glisse quelques uns de ceux qui sont restés à Matines. Les plus habiles donnent à dejeuner avant qu’on les conduise à l’église ; le déjeuner en est plus leste et il y a moins de convives. Si on trouve le chanoine hors de sa maison, quand même il serait en chemin pour aller au chœur, il est également aspersé et obligé à l’amende du déjeuner. On assure que les officiers et les conseilliers de la sénéchaussée du Puy étaient sujets à une pareille amende, et qu’on alloit les chercher en procession, lorsqu’ils ne se trouvoient pas au commencement de Matines. Plusieurs anciens, dignes de foi, m’ont assuré l’avoir vu et même d’avoir assisté au déjeuner. On croit par tradition que cette cérémonie n’a été établie que pour exciter les ecclésiastiques et les laiques à être plus assidus à l’office divin au temps le plus solennel de toute l’année. Je vous prie, Monsieur, de me faire part de vos réflexions sur cet ancien usage. Je lis avec avidité toutes les découvertes dont vous faites part au public.

Si vous en faites quelqu’une sur le mot de lingarelle, dont je me suis servi ci-dessus, je vous prie aussi de m’en vouloir faire part. C’est une espèce de scapulaire d’un pied en quarré, qui est de petit gris, doublé de satin rouge pour les chanoines et de bleu ou de violet pour les autres. C’est une espèce de cuirasse de la même fourrure que l’aumusse, et on prétend que c’est en mémoire de ce que Aimard de Monteil, évêque du Puy, fut le premier à embrasser la Croisade, au concile de Clermont, avec quelques uns de ses chanoines. On voit encore à la Cathédrale, dans le chœur de Saint-André, la statue équestre de ce prélat, armé de fer de pied en cap, avec le casque en tête, la cuirasse et les autres ornemens militaires.

Les chanoines et tous les clercs de la Cathédrale portent cette lingarelle depuis les complies de Samedi Saint inclusivement jusques au vendredi suivant. Après la Prime ils la quittent, excepté les dignités, les officiers du chapitre cathédral, et ceux de l’Université de Saint-Mayol, comme sont les sacristains, les gardes d’autel, etc., et les dix enfans de chœur, qui portent cette lingarelle jusqu’au premier jour de may, qu’ils la quittent après la Prime. Les chanoines la portent avec l’aumusse doublée de rouge et personne ne peut entrer au chœur sans la lingarelle, quand on est obligé de la porter.

J’ai donné mes conjectures sur le mot de lingarelle à feu dom Nicolas Toustain, bénédictin de Saint-Maur, qui avait fait non seulement un recueil considérable de divers mots pour augmenter la nouvelle édition du Glossaire de M. Du Cange, mais encore qui avoit appris diverses langues, même l’hibernoise, qui est très difficile, pour découvrir l’origine et l’étymologie de ces mots barbares, Je ne scai, Monsieur, si dans cette nouvelle édition que vous citez avec éloge, et que je n’ai pu encore voir, on aura fait usage de mes conjectures sur la lingarelle, et de l’explication de plus de mille mots qui étoient inconnus au docte Du Cange et que j’avois donnés à D. Toustain.

Cette lingarelle a quelque rapport au caperon que portent les novices capucins, conformément à la règle de saint François que les bons religieux tachant de pratiquer à la lettre. Concedant eis pannos probationis, videlicet duas tunicas sine caputio et cingulum et brachas et caparonem usque ad cingulum… Cap. 2. Les Cordeliers, au lieu de caperon, portent une petite pièce d’étofe cousue à la mosette ou capuce, qu’on nomme la languette, ce qui a quelque rapport au mot de lingarelle ou petite langue. Il n’y a point ici de Récollets ni de Pénitens du Tiers-Ordre de saint Francois ; s’il y en a dans votre voisinage, vous pourrez voir la forme de leur caperon. Celui des Capucins ressemble au chaperon que les gens de robe portent lorsqu’ils sont en habit de deuil, et qu’il portoient autrefois autour de la tête, de même que les docteurs et gradués.

Je suis avec, etc.

Du Puy en Velay, le…

(Mercure de France de l’année 1736, p. 2611 et sq.)



Quel était ce correspondant de l’abbé Lebœuf ? On l’ignore, mais peut-être n’est ce point trop s’avancer que d’attribuer cette petite dissertation à M. Bellidentis, seigneur de Bains, premier consul du Puy en 1730, député la même année aux États du Languedoc, membre en cette qualité de la commission envoyée à Versailles pour porter au roi le cahier des doléances, et qui, dans ce voyage officiel, eut l’honneur de se rencontrer avec Dom Vaissette auquel il adressa en 1743 la lettre reproduite par les Tablettes (voir Ie Année, pp. 383 et 384, et IIe Année, p. 101). Nous savons que M. de Bains était un amateur très-friand d’archéologie et qu’il s’occupait beaucoup d’histoire vellave. Quelque soit l’auteur de la lettre qu’on vient de lire, elle mérite d’être retenue, sauf des réserves très-naturelles sur quelques-unes de ses interprétations. En ce qui concerne l’ornement spécial de nos grands chanoines, la lingarelle, on peut recourir à ce mot dans le Dictionnaire de Trevoux et consulter aussi notre Note sur Adhémar de Monteil (Tablettes, I, 405), mais l’origine du singulier réveillon donné à nos chanoines dans l’Octave de Pâques offre des difficultés plus sérieuses. Les éditeurs de 1734 du Glossaire de Du Cange, Vo Prisio. essayent bien une explication, mais ils finissent par rester courts et aboutissent en définitive à ceci : Hæc divinando. Nous avons cherché dans les divers traités sur les coutumes du moyen âge si nous ne trouverions point quelques pratiques analogues à celle que nous relevons en ce moment. Le grave auteur du Rationale divinorum officiorum, Guillaume Durandi, évêque de Mende, qui écrivit sa compilation liturgique vers 1285, parle bien d’un usage à peu près semblable dans l’église de Nevers, mais il se contente de rapporter le fait sans commentaires[2]. Faute de mieux, nous en sommes réduit aux réflexions suggérées à l’abbé Lebœuf par les statuts synodaux de l’Église de Nevers. Le savant abbé publia ces réflexions dans le Mercure de France de 1735, pp. 896 à 902, et c’est de là que prit texte notre compatriote pour insérer dans le même recueil sa lettre de 1736.

« Vous me demandez, écrivait l’abbé Lebœuf, si j’approuve la conjecture des auteurs de la nouvelle édition du Glossaire à la lettre P au mot Prisio, touchant le sens d’un article de statuts de l’église de Nevers (T. IV des Anecd. de D. Martène, col. 1070) : « Inhibemus etiam sub eadem pœna (excommunicationis) ne prisiones clericorum, canonicorum, seu servientium ipsorum, quas inter Pascha et Pentecosten aliqui vestrum usu detestabili quandoque faciunt, de cetera faciatis… » Les auteurs de l’édition du Glossaire croyent qu’il s’agit là d’une capture qu’on faisoit des ecclésiastiques en public, et que les ecclésiastiques de Nevers se rachetoient par le moyen d’une certaine somme… Je crois pouvoir en donner l’explication par un canon du concile de Nantes postérieur de près de deux cents ans. Voicy ce que dit le canon : « In crastino Paschæ clerici ecclesiarum et alii ad domos adjacentes et alias accedunt, cameras intrant, jacentes in lectis capiunt et nudos ducunt per vicos et plateas, et ad ipsas ecclesias non sine magna clamore et super altare et alibi aquam super ipsos projiciunt… Insuper quidam alii, tam clerici quam laici, prima die Maii de mane ad domos aliorum accedunt et capiunt, et cogunt per captionem vestium seu aliorum bonorum et se redimere opertet. » (Concile de Nantes de 1431. — Id. d’Angers de 1448)… Je ne scay si je pourrois deviner pour quelle raison on en usoit ainsi, et cela entre Pasques et Pentecoste… Je croys que l’usage pourroit venir de la frayeur que les arbres et les vignes ne fussent endommagés par la gelée. Les laïques obligeoient les prêtres de se lever et de faire des processions et des prières matutinales… Les payens romains avoient la procession des Robigailles vers le 25 avril… Dans quelques endroits, on jetoit l’image du saint patron dans la rivière, parce que les vignes avaient gelé… Consultez le volume du P. Martène, cité au commencement de cette lettre, et page 733, vous verrez qu’on menace des sentences de l’officialité ceux qui profanoient pour les raisons que je vous ai dites les images des saints… Tout cela prouve que la crainte des malheurs temporels portoit à commettre bien des extravagances semblables. On étoit ennemy des ecclésiastiques dormeurs par des raisons d’intérêt. On s’en prenoit à eux lorsque, après Pasques ne venant pas à Matines les vignes geloient, et afin que pas un n’y manquât, on prenoit ceux qu’on trouvoit dans leurs lits et on s’en saisissoit. Telles étoient selon moy les prises de Nevers que les statuts réprouvent, peut-être seulement comme attentatoires à la juridiction ecclésiastique. »

Le docte abbé Lebœuf a-t-il visé juste dans ses explications ? Peut-être, et, si l’on réfléchit à toutes les excentricités produites au moyen âge par les superstitions populaires, on ne trouvera pas trop étrange l’origine assignée aux captures des chanoines de Nevers et du Puy. De nos jours ne voit-on pas encore les lazzaroni de Naples accabler d’invectives leur saint Janvier si le miracle traditionnel arrive trop lentement ? En tout cas les facéties, du reste fort innocentes de nos anciens chanoines, sont bien dans la note de nos aïeux goguenards. On riait jadis et de bon cœur même au Chapitre, sans scandale pour le prochain et sans trop de dommage pour la victime. Nous rions si peu aujourd’hui, qu’un écho des vieilles gaietés gauloises ragaillardit et fait du bien.

(À suivre.) Ch. Rocher.




  1. Voir Ducange, Vo Communia.
  2. Voir également sur ce point l’Histoire de l’Église d’Auvergne par le comte de Résie, Clermont-Ferrand, 1855, t. III, pp. 443 et 444.