Dollard des Ormeaux et ses compagnons/Introduction

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Le Comité du Monument Dollard des Ormeaux (p. 7-17).

Introduction


Notre histoire ne le cède à celle d’aucun autre pays en traits de valeur ou en actions éclatantes. Pour rivaliser avec les plus glorieuses, il ne lui manque que d’être mieux connue.

Lorsque des historiens ou des poètes aux accents plus puissants auront enfin fait retentir au delà des bornes de notre territoire les magnifiques exploits der paladins de la Nouvelle-France, les peuples ravis confesseront volontiers qu’il n’y a pas d’épopée plus belle, plus haute et plus sublime que celle de nos temps héroïques.

Or, parmi les grands faits d’armes dont s’enorgueillissent les annales canadiennes il en est un qui domine tous les autres par la beauté du geste et par l’importance du résultat. C’est le sacrifice de Dollard et de ses seize compagnons que la piété du Canada français s’apprête à célébrer incessamment.

À cette occasion, il nous semble qu’il n’est pas sans intérêt de rechercher quelle est l’histoire vraie du combat du Long-Sault et l’on nous permettra sans doute de nous y arrêter quelques instants.

De cet événement d’importance capitale nous n’avons à proprement parler que deux récits absolument contemporains, celui de l’auteur anonyme de la Relation de 1659-1660 et celui du Père Chaumonot reproduit par la mère Marie de l’Incarnation dans sa lettre du 25 juin 1660.

Voilà toutes nos sources d’information directe, à l’exception d’une brève entrée de quatre lignes dans le Journal des Jésuites, et surtout de l’acte de sépulture des dix-sept combattants consigné au registre de Ville-Marie, acte sans lequel nous ne connaîtrions pas les noms aujourd’hui glorieux des sauveurs de la Nouvelle-France, mais qui ne nous apprend pour ainsi dire rien sur la bataille elle-même et sur ses péripéties.

À ces sources, cependant, il convient d’ajouter les témoignages à peu près contemporains de M. Dollier de Casson dans son Histoire du Montréal et de M. François Vachon de Belmont dans son Histoire du Canada.

Ces deux sulpiciens, arrivés au pays, le premier en 1666 et le second vers 1680, ont vécu assez près des événements qu’ils racontent pour en parler avec l’autorité nécessaire ; ils ont connu, sinon les acteurs mêmes du drame, du moins leurs parents et leurs amis.

Ces quatre récits synoptiques présentent dans le détail d’assez nombreuses divergences. Aucun ne s’accorde par exemple quant à la durée du combat, quant à l’étendue de la défection du contingent sauvage et quant au nombre des prisonniers restés aux mains de l’ennemi. Ainsi, s’il faut en croire le P. Chaumonot, quatorze sauvages seraient restés fidèles jusqu’au bout à Dollard et à ses compagnons, tandis que la Relation de 1659-1660 laisse entendre et M. Dollier de Casson dit expressément, que seuls les 17 Français, Anontaha et les 4 Algonquins ont mérité l’honneur du complet sacrifice. D’après le P. Chaumonot, quatre Français et 4 Hurons auraient été faits captifs par les Iroquois et ensuite brûlés. L’auteur de la Relation de son côté parle de 5 Français et de 4 Hurons prisonniers. Enfin M. Dollier de Casson nous apprend que les bourreaux iroquois durent se contenter d’une seule victime, tous les autres combattants ayant été heureusement sauvés par la mort de la torture et du bûcher. Et nous ne parlons pas des diverses péripéties de la lutte qui varient considérablement de l’un à l’autre annaliste.

Toutes ces divergences cependant, s’expliquent aisément. Le combat du Long-Sault s’est passé en plein pays sauvage et aucun rien est revenu de ceux qui auraient pu en fournir un rapport absolument fiable.

La première nouvelle en fut apporté à Ville-Marie le 3 juin par un Huron nommé Louis, qui avait réussi à s’échapper des mains des Iroquois. Ce Huron, qui était sans doute de ceux amenés de Québec par Anontaha, n’eut rien de plus pressé que de regagner sa mission après une aussi terrible aventure et c’est de lui que le P. Chaumonot tient le récit qui nous a été conservé par la Mère de l’Incarnation. Comment se fait-il que le Père Lalemant, l’auteur présumé de la Relation de 1659-1660, nous ait laissé du même événement un récit si différent alors qu’il écrivait dans le même temps que le Père Chaumonot, et pour ainsi, dire tout près de lui ? Cela, au premier abord, paraît assez singulier. L’un et l’autre, sous l’émotion de la première nouvelle, se sont empressés de consigner par écrit le récit du désastre, tel qu’ils le recevaient de bouches différentes, impuissants qu’ils étaient d’ailleurs à en contrôler l’exactitude. Il est évident que l’informateur du Père Lalemant est autre que celui du Père Chaumonot. Peut-être était-ce cette fois l’un des quatre sauvages qui accompagnèrent Mme d’Ailleboust de Ville-Marie à Québec en août 1660.

M. l’abbé Faillon, qui, en se basant sur les sources originales, a fait du combat du Long-Sault le récit le plus vivant et le plus complet qu’il sera probablement jamais possible d’attendre, parait avoir accepté les versions de M. Dollier de Casson et de M. de Belmont presque partout où elles ne concordaient pas avec celles des deux missionnaires jésuites. Nous ne croyons pas que le savant sulpicien ait été animé en cria par le moindre esprit de partialité envers des confrères. Patient chercheur et passé maître en cette science critique que ne connaissaient pas et que n’auraient d’ailleurs pas pu appliquer les annalistes contemporains, il a pesé un à un tous les faits et de récits parfois contradictoires il est parvenu à dégager ce qui nous paraît être le plus pris de l’exacte vérité.

Il ne faut pas s’étonner que les relations les moins fidèles soient celles qui ont été écrites au lendemain même du combat du Long-Sault. Les Hurons rescapés qui en ont fourni la matière n’avaient qu’un pouvoir d’expression bien rudimentaire, et comme il paraît assez qu’ils se découvrirent à la fin de ceux qui s’enfuirent et non de ceux qui restèrent, l’on comprend qu’ils aient coloré quelque peu différemment leurs rapports.

M. Dollier de Casson et M. de Belmont ont écrit dix et vingt ans après le drame, mais M. Dollier de Casson surtout, qui est le plus proche et dont le récit est beaucoup plus circonstancié que celui de M. de Belmont, a eu l’avantage de ne pas recueillir seulement des rumeurs. Pendant le temps qui s’était écoulé depuis la mort de Dollard et de ses seize compagnons, on avait pu démêler peu à peu, et dans la mesure du possible, ce qu’il pouvait y avoir d’exagéré ou d’inexact dans les premiers récits de sauvages fort sujets à caution. Une tradition solide avait eu la chance de se former et l’historien du Montréal venait à propos pour la recueillir alors qu’elle était encore dans toute sa force vivante.

Il est temps cependant de noter que les quatre récits dont nous venons de parler s’accordent sur tous les points essentiels ou principaux. Nous pouvons et nous devons regretter de n’être pas renseignés de façon plus complète et plus sûre sur chacune des péripéties qui ont marqué le sacrifice de Dollard et de ses compagnons, car rien de ce qui touche à cet exploit sublime d’où dépendit le sort de notre race française en Amérique ne saurait nous être indifférent, mais cela ne diminue en rien leur héroïsme qu’ils aient lutté huit jours au lieu de dix, ou vingt contre sept cents au lieu de tente.

Ce que nous savons d’une façon indiscutable et parfaitement historique, c’est que, il y a aujourd’hui 260 ans, vers la fin d’avril 1660, dix-sept jeunes Français, âgés pour la plupart de 20 à 30 ans, ayant à leur tête, comme le plus vaillant, Adam Dollard, sieur des Ormeaux, entreprirent courageusement de barrer la route à la horde iroquoise menaçant Ville-Marie et jurèrent d’y réussir ou d’y perdre leur vie ; que cette petite troupe, acceptant à la dernière heure l’appui problématique d’une quarantaine de Sauvages que leur courage avait d’abord enflammés, s’engagèrent résolument sur la route de la victoire ou de la mort après s’être muni du pain des forts et après avoir jeté à leurs parents et amis au dernier tournant, un suprême adieu mille fois plus émouvant que le "morituri te salutant" des gladiateurs antiques ; que, une fois à leur poste de combat, ces braves enfermés dans un misérable fort de pieux luttèrent sans repos et sans trêve pendant plusieurs jours contre un ennemi quarante fois supérieur en nombre, ne se laissant abattre ni par la lâche défection de la plupart de leurs alliés d’occasion ni par leurs propres souffrances ; qu’ils moururent enfin jusqu’au dernier, l’épée ou le mousquet à la main, après avoir vendu si chèrement leur vie que leurs vainqueurs effrayés du nombre de leurs morts s’en retournèrent dans leurs pays pour ne plus reparaître. Voilà ce que nous savons, et c’est assez pour couvrir cette poignée de héros d’une gloire immortelle.

Personne toutefois n’a été sans remarquer avec quelle extrême simplicité les annalistes jésuites racontent cette héroïque aventure. Tandis que nous nous sentons transportés d’admiration devant un aussi admirable fait d’armes, ils en parlent presque froidement. Point d’épithètes laudatives et nulle trace de lyrisme.

Il ne leur parait pas nécessaire d’enterrer ces dix-sept morts dans le linceul des phrases, car ils se rendent bien compte que les simples faits, dans leur éloquente sécheresse, leur sont un témoignage assez glorieux. Chacun de leur côté ils n’ont entendu dresser que le procès verbal d’un grand devoir accompli et d’un éminent service rendu.

C’est que l’héroïsme, si rare aujourd’hui, était pour ainsi dire la monnaie courante en ces temps primitifs de notre colonie.

Aux 370 et quelques habitants qui composaient alors le bourg de Ville-Marie, le sacrifice de Dollard et de ses compagnons devait presque paraître une action ordinaire. Les femmes elles-mêmes étaient habituées à voir la mort de près et souvent on les vit faire le coup de feu contre l’Iroquois en s’exposant au plus imminent danger.

Quant aux hommes, ils s’appelaient Maisonneuve, Charles Le Moyne, Lambert Closse et Zacharie Dupuis, et il n’y en avait peut-être pas un qui n’eût à maintes reprises risqué sa vie pour le salut de la bourgade.

Rappelons-nous le beau témoignage rendu par la sœur Marin dans ses Annales à la bravoure déjà légendaire des contemporains de Dollard des Ormeaux : "Ce qui soit dit à la louange des premiers habitants de Montréal qui méritèrent par leur valeur de passer tous unanimement pour bons soldats par les coups généreux qu’ils firent contre les ennemis qui, de leur part, leur en voulaient aussi plus qu’aux autres terres habitées du Canada à cause, disent-ils, que celles-ci leur appartiennent et que leurs ancêtres y ont toujours demeuré comme en leur habitation de choix et d’élection."

Que tous les colons de la Nouvelle-France aient cependant compris à sa juste valeur le sacrifice de Dollard et de ses compagnons, cela ne fait aucun doute. Tous ceux qui en ont parlé à l’époque sont d’accord pour proclamer que la colonie en fut sauvée. Le Journal des Jésuites même, dans sa courte mention de quatre lignes, n’oublie pas d’enregistrer « qu’une armée de 700 Iroquois préparée pour venir à Québec fut divertie pour ce coup par ce rencontre. » Le Père Chaumonot déclare encore plus nettement que les 17 Français ont été les victimes qui ont sauvé le pays, « car il est certain, ajoute-t-il que sans cette rencontre, nous étions perdus sans ressources… »

Mais voici qu’à la fin du XVIIe siècle, un retour singulier se produit. La mémoire de Dollard et de ses compagnons parait soudain s’effacer. Une ou deux générations à peine ont passé et les petits-fils de ceux qu’ils ont si généreusement sauvés ont déjà oublié jusqu’au nom des héros du Long-Sault. Nous ne connaissons pas de plus mélancolique illustration du beau vers du poète :

Le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants.

Vers 1722 Bacqueville de la Potherie publie son Histoire de l’Amérique septentrionale et essaye d’y retracer les commencements de la Nouvelle-France. Rien n’y apparaît du souvenir de Dollard et de compagnons.

Le Père Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France de 1744 ne nous parle pas davantage. Comment le consciencieux jésuite a-t-il pu négliger un événement aussi remarquable, aussi digne d’attention ? N’a-t-il pas eu connaissance des copieuses relations écrites en 1660 par les Pères de son ordre ? Il est difficile de le croire et cependant le silence du Père Charlevoix ne peut guère s’expliquer que par une longue intermittence dans la tradition orale sur laquelle il se serait principalement basé.

Mais il est peut-être encore plus étrange de constater le même oubli dans les Annales de la Sœur Morin. Ces Annales sont consacrées en grande partie précisément aux commencements de Ville-Marie et la vénérable religieuse qui les a rédigées était contemporaine de Dollard au même degré que M. Dollier de Casson, ayant fait son entrée à l’Hôtel-Dieu de Montréal en 1669, ou 9 ans seulement après le tragique combat du Long-Sault. Ce n’est que longtemps plus tard, il est vrai, et sur son vieil âge, que la sœur Morin entreprit ses mémoires pour l’édification des plus jeunes religieuses, ses compagnes, et le souvenir du Dollard avait alors évidemment cessé d’être aussi vivace.

Nous avons en ce moment sous les yeux une chronologie manuscrite de l’histoire du Canada écrite vers le milieu du 18e siècle par un sulpicien de Montréal ; les événements les plus ordinaires y sont abondamment relatés, et cependant, à la date de 1660, il n’apparaît pas qu’un certain Dollard et seize Français avec lui, aient, non pas même sauvé la colonie d’une ruine imminente, mais seulement, perdu leur vie au milieu d’un combat.

Cette ingratitude et ce silence ont ainsi duré jusque vers le milieu du siècle dernier. En 1837 même, Michel Bibaud, écrivant la première Histoire du Canada qui eût quelque prétention au genre histoire, n’a pas une seule ligne à consacrer au glorieux épisode de Carillon. Cette belle page de notre histoire est pour lui lettre morte ; il ne l’a pas connue, car comment expliquer autrement qu’il n’en ait pas parlé.

Ce n’est qu’en 1840, en effet, après que Bibaud eût publié, son Histoire que la mémoire de. Dollard fut enfin ressuscitée, d’un long oubli, par la mise au jour de l’Histoire, du Canada par M. de Belmont.

Vingt-huit ans plus tard, en 1868, parut pour la première fois l’Histoire du Montréal de M. de Casson dont le manuscrit comme celui de M. de Belmont était resté, depuis un siècle et demi, enfoui, sous les casiers poudreux des bibliothèques de France.

Ces deux publications si opportunes furent une révélation pour tous : elles contribuèrent largement à ramener l’attention des chercheurs sur nos origines et elles réapprirent au peuple canadien une foule de choses qu’il avait depuis longtemps oubliées. Un des plus notables services qu’elles aient rendus est peut-être, d’avoir retiré de l’oubli complet où ils étaient enfoncés les héros du Long-Sault et d’avoir préparé la réparation d’honneur à laquelle ils avaient droit après cent cinquante ans de la plus impardonnable ingratitude. L’auteur de la Relation de 1659-1660 ne croyait sans doute pas si bien dire lorsqu’il constatait que la fortune semblait avoir refusé à Dollard et à ses compagnons la gloire de leur sainte et généreuse entreprise.

À partir de 1840, avec la publication de l’Histoire du Montréal, Dollard et les siens commencent à rentrer dans leurs droits. Ils sont, pour de bon réintégrés dans la gloire et cette jois pour y rester. Les historiens s’en emparent et leur font enfin dans nos annales la place qu’ils ont méritée. M. l’abbé Ferland, M. Faillon, et Françis Parkman à la suite, ont célébré l’exploit du Long-Sault si hautement qu’il ne peut plus sortir maintenant de la mémoire des hommes. Les glorieux combattants de 1660 ne descendront plus jamais du piédestal d’admiration où les a enfin dressés la reconnaissance du peuple canadien.

Sans avoir besoin d’être auréolé par la légende, par la seule vertu de son dévouement historiquement, constaté, Dollard est devenu le héros par excellence du Canada français. De tous nos valeureux ancêtres, c’est celui sur lequel notre souvenir s’arrête avec le plus de complaisance et avec le plus de fierté. Mieux qu’aucun autre il incarne toutes les belles qualités dont s’honore à juste titre la noble race française : enthousiasme, désintéressement et bravoure.

L’admiration que nous éprouvons devant le sacrifice de Dollard et ses compagnons est entière et sans mélange ; nous sentons pleinement qu’il est impossible à l’âme humaine de s’élever plus haut. À la fois preux et martyrs, nos héros canadiens unissent les deux gloires les plus belles.

M. Émile Faguet, analysant à sa façon raisonnante l’esprit de sacrifice, dans son traité du Devoir, cherche à s’expliquer après Nietzche, l’état d’âme du soldat qui souhaite de tomber sur le champ de bataille pour sa patrie victorieuse et qui, dans le triomphe de la patrie, trouve le triomphe de son vœu suprême.

“Si je voulais, dit-il, m’acharner à trouver un atome d’amour de soi dans l’acte en question, je dirais peut-être : le citoyen qui meurt pour sa patrie, l’homme qui meurt pour sauver les passagers de son vaisseau ou les voyageurs de son train, s’enivrent de cette pensée qu’ils seront bénis et glorifiés, qu’ils laissent à leur famille l’héritage d’un héroïsme et cela, — puisque nous ne pouvons jamais nous figurer morts absolument, anéantis, — ils le sauront, ils le sauront un peu, ils en auront quelque sentiment confus qui sera une joie. Après tout, le désir de la gloire posthume, de la gloire qui s’attachera à une œuvre que nous ne publierons pas durant notre vie, — n’a pas d’autre raison d’être et ne peut s’analyser qu’ainsi. Oui, il doit y avoir, subsconsciemment, quelque chose comme cela dans l’âme du héros qui se sacrifie.”

M. l’abbé Paillon a répondu d’avance à cette analyse subtile qui diminue trop la valeur morale des plus beaux dévouements :

“Dollard et ses compagnons, écrit-il, méritent avec d’autant plus de justice les hommages de notre admiration et de notre reconnaissance que le motif de leur dévouement a été plus noble, plus sublime, plus pur. Dans toute l’histoire profane, on ne trouve rien de plus audacieux, de plus magnanime, que cette résolution de nos dix-sept braves, conçue avec tant de courage et soutenue jusqu’à la fin avec tant de constance et d’intrépidité. On voit, il est vrai, chez les Grecs et chez les Romains, des hommes se sacrifier pour leur patrie ; mais quand on connaît jusqu’où l’amour de la gloire profane les portait à des actions éclatantes dans l’espérance de se survivre à eux-mêmes après leur mort, on n’est pas surpris que cette passion ait pu leur faire mépriser la vie… Il faut à l’homme raisonnable des motifs d’intérêt personnel pour le déterminer au sacrifice de lui-même, et ce dévouement pur et désintéressé dont nous voyons tant d’exemple dans les martyrs, ne peut être inspiré que par la certitude inébranlable des espérances de la Foi. Ce fut ce motif qui détermina Dollard et ses compagnons d’armes à la résolution inouïe de se battre jusqu’au dernier soupir…

Éloignés de douze cents lieues de leur patrie, perdus au-delà de l’Océan dans des pays inhabités, ils étaient assurés que leur mémoire périrait avec eux et qu’aucun historien ne raconterait leurs actions.”

Mais la dette du peuple canadien envers les héros de Carillon n’était pas entièrement payée par ce culte intérieur d’admiration et de reconnaissance qu’il leur conservait. À ces cœurs hardis d’un triple airain qui avaient couru si magnanimement pour notre salut au devant de la plus atroce mort, il fallait l’hommage du bronze. M. Paillon l’avait bien compris lorsque, en 1865, dans sa monumentale Histoire de la Colonie française, il formulait “le vœu de voir élever un four, dans la cité de Ville-Marie, un monument splendide qui rappelât d’âge en âge, avec les noms des dix-sept braves, l’héroïque action du Long-Sault”. Après plus d’un demi-siècle, le vœu du vénérable abbé est sur le point d’être réalisé. Dans quelques jours, dans quelques semaines tout au plus, nous verrons se dresser sur la plus vaste de nos places publiques, aux acclamations de toute une race reconnaissante, le monument commémoratif de Dollard et de ses compagnons. Ce monument, on le sait, sera digne, autant qu’il peut, l’être, des incomparables héros qu’il doit honorer.

L’artiste qui l’a taillé, y a mis toute son âme de canadien français ; son patriotisme a grandi encore son talent et lui a permis de produire une des plus vibrantes œuvres d’art dont puisse s’honorer encore notre jeune pays.

Si le temps et l’espace ne nous manquaient, l’occasion serait propice ici de faire l’histoire de ce beau mouvement de l’œuvre du monument Dollard, mouvement commencé il y a 10 ans et qui approche maintenant de son point culminant.

Chose digne de remarque, c’est un de nos concitoyens de langue anglaise, M. J. C. Wakh, alors rédacteur du Herald, qui, le premier, en 1910, à l’approche du 250e anniversaire de la mort de Dollard, suggéra de célébrer avec l’éclat qui convenait ce glorieux événement.

Héritier lui-même d’une race qui s’y connaît en sacrifice et en dévouement, il avait tout ce qu’il faut pour comprendre et pour admirer l’acte sublime des héros du Long-Sault. Nous lui devons cette justice de consigner ici sa généreuse initiative.

Nous n’avons pas besoin de dire que cette voix eût vite fait de trouver un écho dans les cœurs canadiens-français. Des le début, le mouvement atteignait toute son intensité. Un comité de citoyens se formait aussitôt et, se mettant à l’œuvre sans larder, trouvait le moyen, grâce à son patriotisme agissant, d’organiser en peu de temps une démonstration qui, sans avoir le caractère grandiose de celle que l’on prépare, n’en marqua pas moins dignement le 250e anniversaire à célébrer. Les membres de ce comité, qui, ayant été à la peine, méritent d’être aussi à l’honneur, étaient MM. J. B. Lagacé, l’abbé J. Mélançon, Philippe Hébert, J. C. Walsh, l’abbé Ph. Perrier, l’abbé A. Deschamps, Ihnri Hébert, Adrien Hébert, Séraphin Boucher, M. D., V. E. Beaupré, Joseph Dumais, M. Lacerte, Dr J. E. Dubé, L. I. Rind, Élie Asselin, M. D., G.-A. Marsan, J. Bourgouin, M. D., Montarrille Boucher de la Bruire et Émile Vaillancourt.

C’est le 29 mai 1910 qu’eut lieu la première démonstration Dollard, sur la Place d’Armes, au cœur de la cité. Le spectacle, fut à la fois simple et beau.

Nous ne pouvons résister au plaisir d’en rappeler un des épisodes les plus émouvants d’après le récit qu’en fait M. René Bazin, un grand ami du Canada, sur la foi d’un témoin oculaire :

“Ce jour-là, la place d’armes était décorée de drapeaux…

Le 65e bataillon, en grande tenue, formait la haie au pied de la statue. Au fond de la vaste place, on vit s’ouvrir le portail de l’église Notre-Dame et toute une foule nouvelle se joindre à celle qui attendait. L’Archevêque prit place dans une tribune. Tout le monde était debout. Alors, le capitaine Banc, du 65e, s’avança jusqu’au piédestal du monument où est représentée, en bas-relief, la belle mort : des dix-sept enfanta de Ville-Marie. D’une voix forte, il appela :

— Adam Dollard des Ormeaux ?

Et il y eut un grand silence sur la place. Après une minute, une voix sortie des rangs des soldats, répondit :

— Mort au champ d’honneur !

Les clairons sonnèrent et les tambours battirent. Les hommes présentèrent les armes. Le capitaine reprit l’appel :

— Jacques Brassier ? Jean Tavernier ? Nicolas Tillemont ? Laurent Hébert ? Alonie de l’Estres ? Nicolas Jousselin ?

Quand il eut, nommé les seize compagnons, la voix qui répondait dit :

— Tous morts au champ d’honneur !

Les mots s’en allèrent à travers la grande place, comme le vent et la pluie que chacun reçoit. Les clairons sonnèrent de nouveau. Il y eut des milliers de cœurs qui frémirent d’émotion ; il y en eut beaucoup qui prièrent ; il y eut des hommes qui pleurèrent parce que la vraie-gloire est une amitié de nos âmes.”

Mais l’œuvre du comité consistait principalement à préparer l’apothéose définitive, celle du 260e anniversaire. Il s’y est employé consciencieusement et avec le succès le plus complet. Au début de l’année 1914 il avait déjà recueilli, avec l’aide de dévoués zélateurs et en particulier de la toujours agissante Association de la Jeunesse catholique, les vingt mille dollars requis pour l’érection du monument projeté.

Ces souscriptions étaient faites en grande partie de l’obole du pauvre et les enfants des écoles y prirent largement leur part. On a même pu, avec le surplus obtenu, ériger un premier monument commémoratif sur le site même du combat, à Carillon, le 25 mai 1919.

À l’occasion du triomphe définitif de Dollard et de ses compagnons, le comité que la nation a chargé du soin de leur mémoire a jugé fort à propos d’accompagner le monument de bronze d’un commentaire littéral qui l’illustrait et l’expliquât. Il a confié cette tache à M. E.-Z. Massicotte et il ne pouvait mieux choisir. M. Massicotte est un amoureux fervent de notre histoire nationale et depuis des années, penché sur les paperasses poudreuses et presque indéchiffrables de nos archives locales, il s’emploie, avec la patience d’un bénédictin, à débrouiller nos origines. L’on ne compte déjà plus les services inappréciables qu’il a rendus à l’histoire canadienne, et particulièrement à l’histoire de Ville-Marie, objet de sa prédilection toute spéciale. Personne ne pourra plus écrire l’histoire de notre ville sans recourir aux travaux de M. Massicotte qui continue à amasser, pierre par pierre, les matériaux nécessaires au grand œuvre attendu.

Dans ce petit livre dont il a voulu faire comme la somme du combat du Long-Sault, l’érudit archiviste a tenté d’assembler en un seul faisceau tout ce que l’on peut connaître et apprendre sur Dollard et ses seize compagnons.

La partie principale du travail consiste en deux études que M. Massicotte a déjà publiées dans le Canadian Antiquarian and Numismatic Journal en 1912 et 1913, mais qu’il convenait de rééditer aujourd’hui.

Ces deux études sont le fruit d’un travail persévérant et représentent plusieurs années de patientes et pénibles recherches. L’auteur s’y applique à nous faire connaître, non pas le drame du Long-Sault dont nous savons à peu près tout ce que nous pouvons savoir, mais les acteurs même du drame dont nous ne savons malheureusement que bien peu de chose.

D’où venait Dollard des Ormeaux ? De quel coin de France tirait-il son origine ? Était-il de la race des Normands aventureux ou des Bretons au cœur de chêne ? Dans quelles circonstances a-t-il quitté sa patrie ?

Et chacun de ses seize compagnons, qui étaient-ils, quelle était leur naissance, comment vécurent-ils jusqu’au suprême sacrifice ?

Voilà autant de questions auxquelles nous souhaiterions ardemment une réponse, parce qu’il n’y a pas un détail de l’existence de ces héros surhumains qui puisse nous laisser indifférents. M. Massicotte n’est pas parvenu à lever complètement l’ombre qui enveloppe les combattants de Carillon, car la tâche est impossible, mais il a fait sur eux plus de lumière qu’aucun autre avant lui. Il a restitué à Dollard son vrai nom que les historiens s’étaient employés à difigurer, il a a admirablement reconstitué le cadre de sa brève existence dans Ville-Marie, et sur chacun de ses compagnons qui, ayant partagé avec lui le péril ont droit à une gloire égale, il nous a fourni des détails abondants. Son travail restera comme un monument pieux élevé à la mémoire de nos magnanimes aïeux. Il traduit éloquemment la reconnaissance que nous devons aux grands morts par lesquels nous vivons, et qui découle naturellement de tous les cœurs bien nés, suivant les beaux vers du poète :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère,
Et, comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.

ÆGIDIUS FAUTEUX.