Dombey et fils (Dickens)/I/01

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Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 1-12).


CHAPITRE PREMIER.

Dombey père et Dombey fils.


Dans un coin de la chambre où l’on avait laissé peu de jour, était assis dans un grand fauteuil, près du lit, Dombey père ; Dombey fils reposait, chaudement enveloppé, dans un petit berceau d’osier, placé avec soin sur un sofa peu élevé, juste en face et tout près du feu : on eût dit un petit gâteau auquel il fallait faire prendre couleur, pendant qu’il était encore tendre.

Dombey père avait environ quarante-huit ans ; Dombey fils environ quarante-huit minutes. Dombey père était un peu chauve, un peu rouge, et quoiqu’il fût grand et bien fait, il avait l’air trop dur et trop guindé pour plaire à première vue. Dombey fils, lui, était tout à fait chauve, tout à fait rouge, et, quoiqu’il fût comme d’ordinaire et incontestablement un bel enfant, toute sa petite personne, à ce moment encore, était quelque peu ramassée et bigarrée de plaques variées.

Le temps et le souci, son frère, avaient laissé des marques sur le front de Dombey père, comme le forestier marque un arbre destiné à tomber au jour voulu. Le temps et le souci ! jumeaux impitoyables, qui marchent à grands pas à travers les forêts humaines, marquant l’un, marquant l’autre à mesure qu’ils avancent. Mille petites rides se croisaient aussi en tous sens sur la figure de Dombey fils ; mais ces rides, le temps trompeur devait se plaire à les adoucir et à les effacer du plat de sa faux, comme pour faire ensuite des entailles plus profondes.

Dombey père était transporté de joie. C’était un événement depuis si longtemps attendu ! Il secouait, il secouait la lourde chaîne d’or, suspendue à son gilet sous son bel habit bleu, dont les boutons brillants reflétaient, à distance, la faible clarté du foyer. Dombey fils, ses poings serrés comme une pelote, semblait, à sa petite manière, se carrer glorieusement dans la vie, où il venait d’entrer d’une façon si inattendue.

« Allons, madame Dombey, la maison sera encore une fois, non-seulement de nom, mais de fait, maison Dombey et fils ; Dom… bey et fils ! »

Ces paroles de M. Dombey produisirent sur lui-même un effet si agréable, qu’il fit suivre d’un mot de tendresse le nom de Mme Dombey. Il hésita bien quelque peu à la vérité, n’étant guère accoutumé à cette formule.

« Madame Dombey ! Ma… ma chère, dit-il. »

Une rougeur passagère, causée par la surprise, colora légèrement les joues de la malade qui leva les yeux vers son mari.

« On le baptisera du nom de Paul, ma… ma… madame Dombey, cela va sans dire. »

Elle répéta faiblement ces derniers mots ou plutôt sembla les répéter par un mouvement des lèvres, et referma les yeux.

« C’est le nom de son père, madame Dombey, et de son grand-père aussi ! Ah ! si son grand-père vivait encore ! » Et il redit du même ton que la première fois : Dom… bey et fils.

L’unique pensée de la vie de M. Dombey était tout entière dans ces mots. La terre était faite pour le commerce de la maison Dombey et fils ; le soleil et la lune pour l’éclairer. C’était pour porter ses vaisseaux que les rivières et les mers avaient été créées ; les arcs-en-ciel, pour elle seule, promettaient le beau temps ; les vents ne soufflaient que pour favoriser ou pour contrarier ses entreprises ; enfin, les étoiles et les planètes tournaient dans leurs orbites pour conserver l’équilibre au système, dont elle était le centre. Les abréviations les plus ordinaires prenaient aux yeux de M. Dombey de nouvelles significations et n’avaient de rapport qu’à sa maison de commerce. A. D. ne signifiait nullement anno Domini, mais bien anno Dombei et fils.

Dans la carrière qu’il avait à fournir entre la naissance et la mort, il s’était élevé, comme son père l’avait fait avant lui, de la position de Dombey fils à celle de Dombey père ; et, depuis une vingtaine d’années, il était le seul représentant de la maison de commerce. Sur ces vingt années, il avait été marié dix ans à une femme qui, suivant quelques-uns, avait pu lui donner sa main, mais non son cœur : le bonheur de cette femme appartenait au passé, et son âme brisée par une passion déçue, ne trouvait plus de douceur qu’à accomplir avec résignation les devoirs que lui imposait le présent. Il n’était pas probable que ces cancans de la ville fussent jamais parvenus aux oreilles de M. Dombey, que la chose touchait de si près ; mais, lors même qu’il en aurait eu connaissance, personne au monde n’aurait été sur ce sujet plus incrédule que lui. Les Dombey père et fils avaient souvent, travaillé dans les cuirs, mais dans les cœurs… jamais. Ils laissaient cette denrée de fantaisie aux filles, aux écoliers et aux romans. D’ailleurs, à tous ces propos M. Dombey avait à opposer de bons arguments : « une alliance avec moi, Dombey, doit, par la nature même des choses, être un honneur et une distinction pour toute femme de bon sens. L’espoir de donner naissance à un nouvel associé d’une maison comme la mienne ne peut manquer d’éveiller des idées de gloire et d’ambition dans le cœur de la femme la moins ambitieuse. Mme Dombey s’est mariée sous cette convention : elle est devenue partie intégrante et nécessaire d’un établissement riche et considéré, je ne parle même pas de la possibilité de perpétuer dans la même famille la maison de commerce. Mme Dombey ne pouvait ignorer aucun de ces avantages. Depuis elle a pu se rendre compte chaque jour de la position que j’occupe dans le monde. À ma table, Mme Dombey a toujours tenu le haut bout, et toujours elle a fait les honneurs de ma maison de la manière la plus convenable et la plus irréprochable. Mme Dombey doit avoir été heureuse ; il n’en peut être autrement. »

Une seule chose, tout au plus, pouvait avoir manqué au bonheur de Mme Dombey. Oui, une seule, M. Dombey en convenait, mais cette chose, il est vrai, avait une grande importance : depuis dix ans qu’ils étaient mariés ensemble, et jusqu’à ce jour où M. Dombey était assis dans le grand fauteuil près du lit, secouant, secouant sa lourde chaîne d’or, leur union n’avait pas produit de résultats, ou du moins c’était tout comme. Ils avaient eu, à la vérité, une fille six ans auparavant, et l’enfant, qui s’était furtivement glissée dans la chambre, s’était blottie, sans mot dire, dans un coin d’où elle pouvait voir la figure de sa mère. Mais qu’était-ce qu’une fille pour la maison Dombey et fils ? Au point de vue de l’importance du nom et de la dignité de la maison, une fille n’était qu’une fausse pièce sans cours légal, un enfant de rebut, rien de plus.

Cependant M. Dombey trouvait à ce moment la coupe de son bonheur assez pleine pour en laisser tomber une goutte ou deux et arroser l’aride existence de sa petite fille.

Aussi lui dit-il : « Florence, je vous permets d’aller regarder votre joli petit frère, si vous voulez ; mais ne le touchez pas. »

L’enfant jeta un coup d’œil pénétrant sur l’habit bleu et la cravate blanche et roide de M. Dombey ; car pour la pauvre petite, un père, c’était un gilet bleu, une cravate blanche, des bottes neuves, une grosse montre et voilà tout. Mais ses regards se reportèrent bien vite vers sa mère, et elle ne fit plus ni mouvement, ni réponse.

Un instant après, Mme Dombey ouvrit les yeux et aperçut l’enfant. La petite fille s’élança vers elle, et debout, sur la pointe des pieds, pour mieux couvrir sa mère de baisers, elle se serra contre elle avec un mouvement de tendresse désespérée, qui n’était pas de son âge.

« Oh ! mon Dieu ! La petite maladroite, avec son exaltation fiévreuse ! dit M. Dombey de mauvaise humeur. Je ferais peut-être bien de prier le docteur Peps de remonter. Allons, je vais descendre, je vais descendre. Je n’ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, en s’arrêtant un moment au sofa placé devant le feu, de prendre le plus grand soin de ce jeune gentleman, madame…

— Blockitt, Monsieur, fit la garde, sorte de créature souriante, aux agréments fanés, qui n’avait d’autre prétention, en déclinant son nom, que d’achever poliment la phrase de M. Dombey.

— Je n’ai pas besoin de vous recommander ce jeune gentleman, madame Blockitt.

— Non, certes, monsieur. Je me souviens encore, quand Mlle Florence vint au monde…

— Oui, oui, répondit M. Dombey, en se penchant sur le berceau avec un imperceptible froncement de sourcils. Mlle Florence, c’était très-bien, mais aujourd’hui, c’est autre chose. Ce jeune gentleman a une destinée à accomplir. Oui, une destinée, mon petit ami ! » et en s’adressant ainsi à l’enfant, il porta une de ses petites mains à ses lèvres et la baisa ; puis, comme s’il craignait que ce mouvement n’eût compromis sa dignité, il sortit aussitôt d’un air assez embarrassé.

Le docteur Parker Peps, l’un des médecins de la cour, s’était acquis une immense réputation en facilitant, par le secours de son art, l’accroissement des premières familles. En ce moment, il se promenait de long en large dans le salon, les mains derrière le dos, à la grande admiration du médecin ordinaire des Dombey, qui, depuis six semaines, ne manquait pas de dire, en se rengorgeant, à tous ses malades, à tous ses amis, à toutes ses connaissances que d’heure en heure, jour et nuit, il s’attendait à être appelé en consultation avec le célèbre docteur Parker Peps.

« Eh ! bien, monsieur, dit le docteur Parker Peps d’une voix ronde, grave et sonore, un peu voilée pour la circonstance comme le marteau de la porte qu’on avait emmitouflé pour le rendre moins éclatant. Eh ! bien, monsieur, votre visite a-t-elle réveillé votre chère épouse ?

— Ou du moins ranimé, » insinua doucement le médecin de la famille, avec un salut à l’adresse du docteur Parker, salut qui voulait dire : Excusez-moi d’avoir placé mon petit mot, mais c’est un détail qui a sa valeur.

M. Dombey fut très-embarrassé à cette question. Il avait si peu songé à la malade, qu’il n’était pas en état d’y répondre ; il s’en tira en priant le docteur de vouloir bien remonter.

« Volontiers, fit M. Parker. Nous ne devons pas vous cacher, monsieur, ajouta-t-il, qu’il y a chez madame la duchesse… Ah ! pardon, c’est une confusion de noms ; je voulais dire qu’il y a chez votre aimable dame un manque de force, un certain degré de langueur, une absence générale d’élasticité que nous aimerions mieux… ne pas…

— Ne pas voir, dit le médecin de la famille, finissant la phrase du docteur Parker Peps, en s’inclinant de nouveau.

— Précisément. Que nous aimerions mieux ne pas voir reprit le docteur Parker. Il semblerait que le système nerveux de lady Cankaby ;… excusez-moi, je voulais dire de madame Dombey ; je confonds les noms de mes clientes.

— Elles sont si nombreuses ! dit tout bas le médecin de la famille. Oui, on peut se tromper… Ce n’est pas étonnant, quand on a une clientèle comme celle du savant docteur Parker Peps. Tout le beau quartier de West-end…

— Précisément. Je vous remercie, fit le docteur. Oui, comme je le faisais observer, il semblerait que le système de notre malade a été tellement ébranlé par quelque rude coup, qu’il faudrait un grand, un violent…

— Un vigoureux effort, murmura le docteur de la famille.

— Précisément, dit le docteur, un vigoureux effort pour lui sauver la vie. Monsieur Pilkins, ici présent, qui, par sa position de médecin de la famille ; — et personne, assurément, n’a plus de titres pour mériter cette confiance…

— Oh ! fit M. Pilkins, éloge bien flatteur venant d’une des célébrités de la science !

— Vous êtes trop bon en vérité. Monsieur Pilkins, donc, qui en sa qualité de médecin de la famille connaît mieux le tempérament de la malade à l’état normal (et c’est un point très-important pour fixer notre opinion dans les circonstances présentes), pense avec moi qu’il faut rappeler la vie par un vigoureux effort, et que si notre intéressante amie la comtesse de Dombey… Ah ! pardon, madame Dombey, dis-je, ne pouvait…

— Supporter, dit le docteur de la famille.

— Cette secousse, continua le docteur Parker Peps, il pourrait survenir une crise que monsieur Pilkins et moi nous ne pourrions que déplorer de tout notre cœur. »

Cela dit, les deux médecins restèrent quelques secondes les yeux fixés sur le plancher ; puis, sur un signe muet du docteur Parker Peps, on se dirigea vers l’étage supérieur ; le médecin de la famille ouvrit la porte pour laisser passer le praticien distingué, et entra après lui, toujours en faisant force politesses.

Dire que M. Dombey n’était pas affecté, à sa manière, de ce qu’il venait d’apprendre, ce serait être injuste à son égard. Sans doute, il n’était pas homme à se laisser ébranler ou abattre, mais bien certainement il sentait intérieurement que, si sa femme venait à s’affaiblir et à mourir, il en serait vraiment très-fâché ; il lui manquerait une pièce importante de son ménage, comme s’il venait à perdre de l’argenterie, ou tout autre objet de quelque valeur, qui lui coûterait un sincère regret. Il va sans dire pourtant que sa douleur était calme, commerciale, de bon ton et résignée.

Ses méditations sur ce sujet furent bientôt interrompues par le frôlement d’une robe dans l’escalier, puis par la subite irruption dans la chambre d’une dame déjà sur le retour, mais dont la mise très-jeune et surtout la fine taille pouvaient, grâce au corset, dissimuler quelques années. Elle courut à lui en se tortillant et en minaudant, encore tout agitée d’une émotion contenue, et, jetant ses bras autour de son cou, elle dit d’une voix entrecoupée :

« Mon cher Paul ! c’est un vrai Dombey !

— C’est bon, c’est bon, reprit son frère (car M. Dombey était son frère). Je crois qu’il a un air de famille, mais ne vous mettez pas dans cet état, Louisa.

— C’est ridicule, je le sais bien, dit Louisa en s’asseyant et en tirant son mouchoir ; mais c’est plus fort que moi. Oh ! voyez-vous, c’est un Dombey, un vrai Dombey ! De ma vie, je n’ai vu chose pareille !

— Mais… Fanny ? dit M. Dombey. Fanny, comment va-t-elle ?

— Mon cher Paul, ne vous tourmentez pas, reprit Louisa. Croyez-moi, ce n’est rien. Il y a épuisement sans doute ; mais quelle différence entre son état et le mien, quand j’ai mis au monde George ou Frédéric ! Il faut un effort, voilà tout. Ah ! si notre chère Fanny était du sang des Dombey ! Mais c’est égal, elle prendra le dessus, j’en suis sûre ; sachant qu’on lui demande comme un devoir de faire un effort, elle le fera ; oui, certes, elle le fera ! Mon cher Paul, c’est faiblesse, sottise même, si vous voulez, d’être si émue, de trembler ainsi des pieds à la tête, mais je me sens dans un si drôle d’état que je vous demanderai, s’il vous plaît, un doigt de vin et un morceau de ce gâteau. J’ai pensé tomber par la fenêtre de l’escalier en quittant Fanny et le cher petit piauleur. »

Ces derniers mots étaient inspirés par un retour vif et subit de sa pensée vers le petit enfant.

Ils furent suivis d’un léger coup frappé à la porte.

« Madame Chick, dit d’un ton caressant une voix de femme en dehors, comment vous trouvez-vous, ma chère amie ?

— Mon cher Paul, dit Louisa à voix basse en se levant, c’est miss Tox. La meilleure personne du monde ! Je n’aurais jamais eu le courage de venir ici sans elle ! Miss Tox, je vous présente mon frère, monsieur Dombey. Paul, je vous présente miss Tox, ma bonne, ma meilleure amie. »

La personne que Mme Chick venait de présenter ainsi à son frère avait une figure longue, maigre et si fanée qu’elle n’avait pas dû être dans le principe bon teint comme disent les marchands d’étoffes, et que peu à peu elle avait fini par passer. Hors cela, on pouvait la donner comme la fleur du bon ton et de la plus exquise politesse. Par suite d’une habitude qu’elle avait contractée depuis longtemps, d’écouter avec admiration tout ce qui se disait en sa présence, et de considérer attentivement les personnes qui parlaient, comme pour graver à tout jamais leur image dans son âme, sa tête était toujours penchée du même côté ; ses mains, par habitude, se levaient convulsivement par un mouvement involontaire d’admiration ; ses yeux exprimaient la même inspiration. Elle avait la voix la plus douce qu’on eût jamais entendue ; et son nez, étonnamment aquilin, avait juste au milieu une légère protubérance assez semblable à la clef de voûte d’un pont en dos d’âne. À partir de ce point, il descendait par une pente rapide tout le long de son visage avec le ferme propos de ne plus remonter à aucun prix.

Tout ce que portait miss Tox, quoique joli et de bonne qualité, avait quelque chose de roide et d’étriqué. Sur ses bonnets et sur ses chapeaux on voyait de singulières petites fleurs de plantes communes. À ses cheveux se mêlaient parfois des herbes étranges, et plus d’un œil malin avait souvent remarqué que ses cols, ses manchettes, ses jabots, ses poignets, tous les colifichets de toilette enfin, dont les deux bouts doivent se rejoindre, n’étaient jamais d’accord et ne pouvaient se rapprocher sans une lutte violente. Elle avait toute une garde-robe de fourrures pour l’hiver : palatines, boas, manchons, rien n’y manquait, mais le poil en était toujours hérissé. Miss Tox ne savait rien ajuster ; elle avait la manie de ces petits sacs à fermoirs, qui partent comme des pistolets, quand on les ferme ; et lorsqu’elle était en grande toilette, elle mettait à son cou le plus insignifiant des bijoux, quelque médaillon terne et opaque comme un vieil œil de poisson. Toutes ces singularités et bien d’autres encore faisaient croire que miss Tox était loin d’être riche, et qu’elle avait seulement, comme on dit, quelque petite chose dont elle tirait le meilleur parti possible.

À voir sa démarche sautillante, on était porté à croire que, fidèle à son système, sa façon de diviser un pas ordinaire en deux ou trois était en harmonie avec son habitude de ne rien laisser perdre, et de fendre un cheveu en quatre.

« Vraiment, dit miss Tox en faisant une profonde révérence, l’honneur d’être présentée à M. Dombey est une faveur que j’ai depuis longtemps désirée, mais à laquelle j’étais loin de m’attendre en ce moment. Ma chère madame Chick, puis-je dire… ma chère Louisa ? »

Mme Chick prit dans la sienne la main de miss Tox, sans déposer son verre, et dit d’une voix émue en renfonçant une larme : Pouvez-vous le demander ? »

— Eh bien donc, ma chère Louisa, ma tendre amie, comment vous trouvez-vous maintenant ?

— Mieux, reprit Mme Chick. Prenez donc un peu de vin, je vous prie. Vous avez partagé mon inquiétude, et vous devez avoir, autant que moi, besoin de prendre quelque chose. »

M. Dombey, naturellement, fit les honneurs de sa collation improvisée.

« Miss Tox, poursuivit Mme Chick, qui tenait toujours la main de son amie, sachant combien j’étais préoccupée de l’événement d’aujourd’hui, a fait elle-même pour Fanny un petit ouvrage que j’ai promis de lui offrir. C’est tout simplement une pelote destinée à sa toilette ; mais je prétends, je maintiens, j’affirme que miss Tox en a fait un petit chef-d’œuvre de sentiment. Pour moi, À la bienvenue de l’enfant Dombey, c’est de la vraie poésie.

— Est-ce là la devise ? dit M. Dombey.

— Oui, reprit Louisa.

— Mais, rappelez-vous, je vous prie, ma chère Louisa, dit miss Tox d’un ton suppliant, que sans le… comment dirai-je, sans le doute où j’étais de ce qui devait arriver, je n’aurais pas profité de l’équivoque. Ma devise eût été : À la bienvenue de maître Dombey, et ce langage, vous n’en doutez pas, eût été plus conforme à mes sentiments. Mais l’incertitude où l’on est jusqu’au dernier moment, sur le titre de ces petits hôtes que le ciel nous envoie, excusera, je l’espère, une devise qui, autrement, serait d’une familiarité impardonnable. « Miss Tox fit, à ces mots, une gracieuse révérence à l’adresse de M. Dombey, qui s’inclina non moins gracieusement. La conversation qui venait de rendre, en quelque sorte, un nouvel hommage à la maison Dombey et fils avait causé à M. Dombey un si vif plaisir, que Mme Chick, qui jusqu’alors n’avait été pour lui qu’une bonne personne et rien de plus, acquit sur lui en un instant plus d’influence que qui que ce fût.

« Eh bien ! dit Mme Chick avec un doux sourire, puisque Fanny nous a donné un Dombey, je lui pardonne tout. »

Ce pardon était charitable et Mme Chick se sentit soulagée, sans cependant qu’elle eût rien à pardonner à sa belle-sœur, si ce n’est peut-être d’avoir épousé son frère, entreprise assez téméraire, et d’avoir, dans la suite, mis au monde une fille au lieu d’un garçon, chose à laquelle on était loin de s’attendre de sa part, comme le faisait souvent observer Mme Chick ; c’était, en effet, bien mal récompenser les attentions et les égards qu’on avait toujours eus pour elle.

M. Dombey, qu’on venait d’avertir de monter promptement, laissa les deux dames ensemble, et miss Tox aussitôt s’abandonna sans réserve à son exaltation.

« Vous ne pouviez manquer d’admirer mon frère, je le savais bien, dit Louisa ; je vous avais prévenue, ma chère. »

Les mains et les yeux de miss Tox exprimèrent toute la vivacité de son sentiment.

« Et sa fortune ? ma chère.

— Ah ! dit miss Tox, profondément émue.

— Im-mense !

— Mais son maintien, ma bonne Louisa, son air noble et digne. Non, jamais je n’ai vu ensemble aussi parfait. Il y a en lui quelque chose de si majestueux, de si imposant, tant d’ampleur, tant d’aplomb ! un duc d’York de la finance, ma chère, non, je n’exagère pas, c’est ainsi que je le définis.

— Eh quoi, mon cher Paul, s’écria Louisa en voyant rentrer son frère, comme vous êtes pâle ! Qu’y a-t-il donc ?

— Je suis bien peiné, Louisa ; on vient de m’apprendre que Fanny…

— Mon cher Paul, n’en croyez rien, répliqua sa sœur en se levant. Si vous avez foi en mon expérience, soyez sûr qu’il s’agit seulement d’amener Fanny à faire un effort sur elle-même. » Là-dessus, elle ôta son chapeau, ajusta son bonnet, remit ses gants d’un air affairé et ajouta : « Mais il faut l’encourager, la violenter même, s’il est nécessaire. Allons, Paul, montez avec moi. »

M. Dombey, qui subissait l’influence de sa sœur, pour la raison que nous avons indiquée, et qui d’ailleurs la croyait femme d’expérience et d’action, la suivit sans hésiter près de la malade.

Mme Dombey était sur son lit, comme il l’avait laissée, pressant sa petite-fille sur son cœur. L’enfant la serrait dans ses bras avec la même force, sans lever la tête, sans écarter sa joue caressante de la figure de sa mère, sans rien voir autour d’elle, muette, immobile, l’œil sec.

« Elle ne goûte de repos qu’avec sa fille, dit tout bas le docteur à M. Dombey. Nous avons pensé qu’il valait mieux faire rentrer la petite. »

Un silence solennel régnait autour du lit ; les deux docteurs, le regard tristement fixé sur ce corps sans mouvement, semblaient donner si peu d’espérance que Mme Chick eut un moment d’hésitation ; mais bientôt prenant courage et rappelant ce qu’elle nommait sa présence d’esprit, elle s’assit près du lit, et dit d’une voix basse, mais accentuée comme pour réveiller une personne endormie :

« Fanny ! Fanny ! »

Pour toute réponse, on n’entendit que le tic-tac des montres de M. Dombey et du docteur Parker, qui semblaient dans le silence lutter de vitesse.

« Fanny ! mon amie, dit Mme Chick en se donnant un air gai, voici M. Dombey qui vient vous voir ; ne voulez-vous pas lui parler ? On voudrait coucher le petit, le cher petit ; Fanny, l’avez-vous vu seulement ? On ne peut le coucher, si vous ne vous réveillez pas. Allons, il est bientôt temps de vous réveiller, n’est-ce pas ? »

Elle se pencha sur le lit, comme pour écouter, regardant en même temps les témoins de cette scène, un doigt posé sur sa bouche.

« Vous dites ?… fit-elle encore. Je ne vous ai pas bien entendue, Fanny ? »

Mais rien, pas de réponse. Le tic-tac des deux montres allait, allait toujours plus vite.

« Voyons, Fanny, dit Mme Chick en changeant de ton ; car la situation devenait sérieuse, et son assurance l’abandonnait malgré elle. Fanny, je me fâcherai avec vous pour tout de bon, si vous ne vous réveillez pas. Il faut faire un effort, peut-être le trouvez-vous au-dessus de vos forces ; mais vous le savez, Fanny, en ce monde, il faut de l’énergie, et l’on ne doit pas se laisser abattre, quand d’aussi graves intérêts reposent sur nous. Allons, essayez. Je vous gronderai, si vous ne le faites pas ! »

Toujours même silence. La lutte des deux montres devenait terrible, furieuse. Elles semblaient se heurter, se renverser dans leur course désordonnée.

« Fanny, dit Louisa alarmée et jetant autour d’elle un regard d’effroi, ouvrez seulement les yeux, tournez-les vers moi pour me prouver que vous m’entendez, que vous me comprenez… Oh ! mon Dieu, messieurs, que faire ?… »

Les deux médecins échangèrent un regard, et le docteur Parker se baissant, parla à l’oreille de la petite fille. Celle-ci, n’ayant pas compris, tourna vers lui sa pâle figure et ses grands yeux noirs, mais sans se détacher de sa mère.

Le docteur répéta.

L’enfant redit après lui :

« Maman ! »

Cette petite voix, si connue et si chère, ramena un semblant de sensibilité dans ce corps déjà inanimé. Les cils tremblèrent, les narines tressaillirent, une ombre de sourire effleura les lèvres.

« Maman ! cria l’enfant en poussant des sanglots ; oh ! maman, ma chère maman ! »

Le visage de la mère était tout entier caché par la chevelure de l’enfant. Le docteur écarta doucement quelques boucles de cheveux. Hélas ! comme ces boucles étaient immobiles ! Il restait si peu de souffle pour les agiter !

Ainsi, la mère étreignant cette frêle épave dans le dernier naufrage, se laissa aller à la dérive sur le sombre et mystérieux océan qui emporte tout dans ses abîmes.