Dombey et fils (Dickens)/I/12

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 167-188).


CHAPITRE XII.

Éducation de Paul.


Après quelques minutes d’attente, qui parurent un siècle au petit Paul, assis sur la table, le docteur Blimber rentra. La démarche du docteur était imposante et destinée à inspirer aux jeunes gens le sentiment du grandiose. C’était comme une sorte de pas militaire ; seulement, quand le docteur levait le pied droit, il tournait gravement sur son axe en faisant vers la gauche une courbe semi-circulaire, et, quand il levait la jambe gauche, il tournait de la même manière vers la droite. À chaque enjambée qu’il faisait, on eût cru qu’il regardait autour de lui comme pour dire : « Quelqu’un aurait-il la bonté de m’indiquer, n’importe dans quelle partie, un sujet que j’ignore ? Je me flatte que la chose est impossible. »

Mme  Blimber et miss Blimber rentrèrent en compagnie du docteur, et celui-ci ayant enlevé son nouvel élève de dessus la table, le remit entre les mains de miss Blimber.

« Cornélia, dit le docteur, Dombey sera votre élève pour commencer. Poussez-le, Cornélia, poussez-le ferme. »

Miss Blimber reçut l’enfant des mains du docteur ; et Paul, sentant les lunettes braquées sur lui, baissa aussitôt les yeux.

« Quel âge avez-vous, Dombey ? dit miss Blimber.

— Six ans, répondit Paul, se demandant avec surprise, après le regard furtif qu’il lui lança, pourquoi ses cheveux n’étaient pas aussi longs que ceux de Florence, et pourquoi elle avait l’air d’un garçon.

— Où en êtes-vous de votre grammaire latine, Dombey ? dit miss Blimber.

— Je n’en sais pas un mot, » répondit Paul.

Mais devinant que cette réponse avait porté un coup violent à la sensibilité de miss Blimber, il leva les yeux vers les trois figures qui s’étaient baissées pour le regarder, et dit :

« Je n’étais pas bien portant ; j’ai été très-délicat tout petit. Je ne pouvais pas apprendre la grammaire latine quand j’étais dehors, tous les jours, avec le vieux Glubb. Je serais bien content si vous vouliez dire au vieux Glubb de venir me voir ; voulez-vous ?

— Quel horrible nom ! Qu’il est commun ! dit miss Blimber. Qu’il est peu classique ! Petit, qu’est-ce que c’est que ce monstre-là ?

— Quel monstre ? demanda l’enfant.

— Eh bien ! Glubb, dit miss Blimber avec dégoût.

— Il n’est pas plus monstre que vous, répondit Paul.

— Qu’est-ce ! cria le docteur d’une voix terrible. Ah ! ah ! par exemple ! qu’ai-je entendu là ? »

Paul eut grand’peur ; mais il prit cependant la défense de Glubb absent tout en tremblant.

« C’est un vieux bonhomme bien aimable, madame, dit-il. Il traînait ma petite voiture. Il connaît bien la mer, la mer profonde, tous les poissons qu’on y trouve, et les gros monstres qui viennent s’étendre au soleil sur les rochers, et qui replongent dans la mer, quand on leur fait peur, en soufflant et en se débattant dans l’eau, si fort qu’on les entend à plusieurs milles. Il y a des bêtes, dit Paul emporté par son sujet, qui ont je ne sais combien de mètres de longueur et qui s’appellent je ne sais plus comment ; mais Florence le sait bien, elle. Ces bêtes font semblant d’être malheureuses, et quand un homme s’approche d’elles, par compassion, elles ouvrent leurs grandes mâchoires et se jettent sur lui. Alors, dit Paul donnant hardiment cet avis au docteur lui-même, il ne reste plus rien à faire que de se sauver en tournant sur soi-même, et, comme les bêtes tournent lentement parce qu’elles sont très-longues et qu’elles ne peuvent pas se replier, on est sûr de leur échapper. Et quoique le vieux Glubb ne sache pas pourquoi la mer me fait penser à maman, qui est morte, et qu’il ne sache pas non plus ce que la mer a toujours à dire, il en sait bien long sur elle. Et je serais bien content, dit l’enfant pour terminer, en perdant tout à coup sa vivacité et son entrain quand il eut levé les yeux comme un pauvre petit abandonné sur les trois étranges figures, je serais bien content si vous permettiez au vieux Glubb de venir me voir ici, car je le connais très-bien et il me connaît aussi.

— Ah ! dit le docteur en secouant la tête, voilà qui ne vaut rien du tout ; mais l’étude changera tout cela. »

Miss Blimber prétendit, avec une espèce de frissonnement, que c’était un enfant inexplicable, et, sauf la différence de figure, elle le regarda tout à fait du même air que Mme  Pipchin avait l’habitude de le faire.

« Promenez-le dans toute la maison, Cornélia, dit le docteur, pour qu’il fasse connaissance avec la sphère nouvelle dans laquelle il va entrer. Dombey, allez avec mademoiselle. »

Dombey obéit ; il donna la main à la profonde Cornélia, et, tout en s’en allant avec elle, il la regardait de côté avec une curiosité craintive ; car ses lunettes, vu l’éclat du verre, lui donnaient un air si mystérieux qu’il ne savait de quel côté elle regardait, et se demandait même si elle avait véritablement des yeux derrière ses lunettes.

Cornélia le conduisit d’abord dans la classe qui était située derrière l’entrée. On y pénétrait par deux portes rembourrées, qui couvraient et amortissaient les voix des élèves. Là se trouvaient huit jeunes gens à différents degrés de prostration morale ; tous piochant ferme et vraiment très-sérieux. Toots, en sa qualité d’ancien, occupait à lui seul un pupitre dans un coin ; et, derrière ce pupitre, il parut au petit Paul que c’était un homme imposant et vieux comme tout.

M. Feeder, bachelier ès lettres, qui était assis à un autre pupitre, avait mis sa serinette sur l’air de Virgile et était en train de le jouer lentement à quatre jeunes écoliers. Des quatre qui restaient, deux, se frappant convulsivement le front, étaient occupés à résoudre des problèmes mathématiques ; un autre, à force d’avoir pleuré, montrait un visage qui ressemblait à une croisée salie par la pluie et faisait des efforts désespérés pour sortir, avant le dîner, d’un dédale de difficultés obstinées ; le dernier restait devant sa tâche dans un état de muette stupéfaction et de profond désespoir, et il est probable qu’il était là comme pétrifié depuis le déjeuner.

La vue d’un nouvel élève ne causa pas la sensation qu’on aurait pu attendre. M. Feeder, bachelier ès lettres (qui avait l’habitude de se raser la tête pour avoir moins chaud, quoique ses cheveux fussent déjà fort clair-semés), tendit à Paul une main osseuse et lui dit qu’il était bien aise de le voir. Paul aurait voulu lui en dire autant, mais il n’eût pas été sincère. Puis, d’après les instructions de Cornélia, Paul donna une poignée de main aux quatre jeunes gens qui entouraient le pupitre de M. Feeder ; ensuite aux deux jeunes gens enfoncés dans leurs problèmes et qui en avaient la fièvre ; puis à celui qui gribouillait pour avoir fini à l’heure et qui était tout barbouillé d’encre, et enfin au jeune homme que la stupéfaction laissait inerte et glacé.

Paul avait été déjà présenté à Toots ; aussi ce dernier se contenta-t-il de pousser son gros rire en respirant bien fort, suivant sa coutume, puis il poursuivit son travail. Ce n’était pas une occupation très-sérieuse, car Toots, comme nous l’avons déjà fait entendre, avait fini son éducation, il savait désormais tout ce qu’il pouvait savoir, ce n’était pas grand’chose, et comme il avait cessé de fleurir, le docteur Blimber lui avait donné la permission de terminer, comme il l’entendrait, ses études, qui se bornaient à peu près à s’écrire à lui-même de longues lettres, qui étaient censées adressées par des personnes de distinction à M. P. Toots, esquire, à Brighton, comté de Sussex, et à conserver soigneusement ces lettres dans son pupitre.

Après cet échange de politesses, Cornélia conduisit Paul tout en haut de la maison ; ce fut tout un voyage, car Paul était obligé de poser ses deux pieds sur chaque marche avant d’en monter une autre. À la fin, pourtant, ils arrivèrent au terme de leur ascension ; et là, dans une chambre de face donnant sur la vaste mer, Cornélia lui fit voir un joli petit lit garni de rideaux blancs et placé tout près de la croisée. Au-dessus de ce lit se trouvait déjà écrit, sur une pancarte, d’une magnifique écriture, avec des pleins bien larges et des déliés très-fins, le nom de Dombey. Dans la même chambre se trouvaient deux autres petits lits désignés de la même façon, comme appartenant à Briggs et l’autre à Tozer.

Juste au moment où ils étaient redescendus dans le vestibule, Paul vit le jeune domestique myope, qui avait si mortellement offensé Mme  Pipchin, saisir tout à coup une énorme baguette de tambour et frapper à coups redoublés sur un tam-tam qui était suspendu là. On eût dit qu’il était devenu fou furieux et qu’il criait vengeance. Cependant, au lieu de se voir réprimander pour ce fait, ou conduire au violon pour ce tapage, le jeune homme s’en alla très-tranquillement après avoir rempli toute la maison d’un vacarme effroyable. Cornélia annonça alors à Dombey que c’était une manière d’avertir que le dîner serait prêt dans un quart d’heure, et qu’il ferait peut-être bien d’aller retrouver dans la classe ses camarades.

Dombey, passant avec le plus profond respect devant la grande horloge, qui s’inquiétait toujours de savoir des nouvelles de sa santé, entre-bâilla la porte de la classe et se glissa dans la pièce comme un enfant perdu ; puis il ferma la porte derrière lui, non sans difficulté. Ses camarades étaient tous dispersés çà et là dans la chambre, à l’exception du pauvre jeune homme, passé à l’état de statue, qui restait immobile à la même place. M. Feeder se détirait les membres dans son habit gris, et il y allait de si bon cœur qu’on eût pu croire qu’il était décidé à en faire craquer les manches, quitte à payer les frais.

« Hola ! la ! mon Dieu ! faisait M. Feeder en se secouant dans son harnais comme un cheval de charrette. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ya-a-a-ha ! »

Paul fut très-effrayé des bâillements de M. Feeder, il bâillait si puissamment et avec un sérieux si terrible ! Comme lui, tous les jeunes gens (à l’exception de Toots) semblaient n’en pouvoir plus en faisant un bout de toilette pour le dîner, les uns serrant encore leurs cravates, déjà bien roides pourtant ; les autres lavant leurs mains ou donnant un coup de brosse à leurs cheveux dans une antichambre attenante ; du reste ils se préparaient au repas comme s’ils n’étaient pas bien pressés d’aller y faire fête.

Le jeune Toots, qui était tout prêt d’avance, et qui, par conséquent, n’avait plus rien à faire, eut tout le temps de causer avec Paul ; il lui dit donc avec sa lourde et bonne nature :

« Asseyez-vous, Dombey.

— Je vous remercie, monsieur, » dit Paul.

Paul, à ce moment, faisait tous ses efforts pour se hisser sur une banquette très-élevée, près de la fenêtre, et retombait chaque fois qu’il croyait l’atteindre, ce qui sembla mettre Toots sur la voie d’une découverte.

« Vous êtes un tout petit bonhomme, dit M. Toots.

— Oui, monsieur, je suis petit, répondit Paul. Merci, monsieur, ajouta-t-il ; car Toots l’avait posé obligeamment sur son siège.

— Qui donc est votre tailleur ? demanda Toots après l’avoir regardé quelques moments.

— C’est une femme qui m’a fait mes habits jusqu’à présent, dit Paul. C’est la couturière de ma sœur.

— Mon tailleur, à moi, c’est Burgess et compagnie, dit Toots. Il est à la mode, mais très-cher. »

Paul, avec son petit bon sens, remua la tête comme pour dire que c’était facile à voir, et de fait il le pensait.

« Votre père est puissamment riche, n’est-ce pas ? demanda M. Toots.

— Oui, monsieur, répondit Paul. Il est Dombey et fils.

— Dombey et quoi ? demanda Toots.

— Et fils, monsieur, » répliqua Paul.

M. Toots répéta deux ou trois fois tout bas le nom de la maison, afin de se le graver dans l’esprit ; mais n’ayant pu y parvenir, il dit à Paul qu’il le prierait de le lui redire encore le lendemain matin, car c’était un nom à retenir. Le fait est qu’il ne se proposait rien moins que de s’écrire sur-le-champ une lettre particulière et confidentielle, supposée venir de Dombey et fils.

Pendant ce temps, les autres élèves se rassemblèrent autour de Paul, mais toujours à l’exception du pauvre garçon passé à l’état de statue. Ils avaient de bonnes manières, mais de tristes mines ; ils parlaient bas et étaient si exténués que Bitherstone, en comparaison de toute cette société, était un Roger-Bontemps ou un vrai recueil vivant de facéties. Et pourtant il en avait gros sur le cœur, lui aussi, le pauvre Bitherstone.

« Vous couchez dans ma chambre, n’est-ce pas ? demanda à Paul un sérieux jeune homme, dont le col montait assez haut pour retrousser le lobe de ses oreilles.

— Vous êtes monsieur Briggs ? demanda Paul.

— Je me nomme Tozer, répondit le jeune homme.

— Oui, » dit Paul.

Et Tozer, lui montrant du doigt l’élève devenu statue, lui apprit que c’était là Briggs. Paul avait déjà pressenti, sans trop savoir pourquoi, que ce devait être ou Briggs ou Tozer.

« Avez-vous un bon tempérament ? » demanda Tozer.

Paul dit qu’il ne le croyait pas, et Tozer répondit que lui ne le croyait pas non plus, à en juger par l’extérieur.

« C’est dommage, ajouta-t-il, car il faut être fort pour ce métier-là. »

Puis il demanda à Paul s’il allait commencer avec Cornélia, et sur sa réponse affirmative, tous les jeunes gens, à l’exception de Briggs, toujours muet, poussèrent un profond gémissement.

Ce gémissement fut bientôt noyé dans le tintinnabulum du tam-tam qui, résonnant de nouveau avec rage, entraîna tous les élèves dans la salle à manger. Briggs, l’élève-statue, resta seul où il était et dans la même position. Paul se rencontra avec une tranche de pain qu’on apportait au pauvre malheureux. Elle était servie proprement sur une assiette, avec une serviette, surmontée d’une fourchette d’argent, posée en travers sur le tout.

Le docteur Blimber était déjà à sa place dans la salle à manger au haut bout de la table, ayant à sa droite et à sa gauche Mme  Blimber et miss Blimber. M. Feeder, en habit noir, était à l’autre bout. La chaise de Paul était placée près de celle de Miss Blimber ; mais on s’aperçut, quand il se fut assis, que le niveau de la table lui venait presque aux sourcils ; on apporta donc, du cabinet du docteur, plusieurs bouquins sur lesquels il fut placé. Chaque jour, à partir de ce moment, il fut toujours assis de même, et à chaque repas, on le voyait toujours apporter ses supports et les remporter lui-même, comme un petit éléphant surmonté de sa tour.

Le bénédicité fut dit par le docteur, puis le dîner commença. Il se composait d’une bonne soupe, de viande rôtie et bouillie, de légumes, de gâteaux, de fruits et de fromage. Chaque élève avait une lourde fourchette d’argent et une serviette, et tout le service se faisait d’une manière digne et imposante. Il y avait, entre autres, un sommelier, en habit bleu, garni de boutons brillants, qui avait le talent de donner à la petite bière qu’il servait l’air d’un vin savoureux, tant il la versait avec une précaution élégante.

Personne ne parlait, à moins qu’on ne lui adressât la parole, à l’exception du docteur, de Mme  Blimber et de miss Blimber, qui causaient de temps à autre. Quand un jeune homme n’avait rien à faire avec son couteau, sa fourchette ou sa cuiller, son œil, par une attraction irrésistible cherchait l’œil du docteur, de Mme  Blimber ou de miss Blimber, et se fixait modestement sur cette dernière. Toots, seul, semblait faire exception à cette règle. Il était assis à table près de M. Feeder du même côté que Paul, et gêné par les élèves qui les séparaient, il se penchait souvent en avant ou en arrière pour l’apercevoir.

Une seule fois, pendant le dîner, la conversation eut rapport aux jeunes gens. Ce fut au moment du fromage. Le docteur ayant pris un verre de vin de Porto, toussa deux ou trois fois et dit :

« Il est étonnant, monsieur Feeder, que les Romains… »

Au seul nom de ce terrible peuple, leur ennemi implacable, tous les jeunes gens se hâtèrent de tourner leurs regards vers le docteur, en faisant mine de prendre à la conversation le plus grand intérêt. Un d’entre eux, qui buvait par hasard à ce moment, ayant aperçu à travers son verre l’œil brillant du docteur, s’arrêta si vivement qu’il en fut comme étranglé, et fit perdre au docteur Blimber, par ses quintes convulsives, le fil de ses idées.

« Il est étonnant, monsieur Feeder, reprit lentement le docteur, que les Romains, dans leurs festins splendides et somptueux dont il est parlé au temps des empereurs, quand le luxe eut atteint un degré jusque-là inconnu et perdu de nos jours, quand toutes les provinces étaient ravagées pour suppléer aux dépenses inouïes d’un banquet impérial… »

Ici, le coupable, tout rouge des efforts qu’il faisait pour se retenir, attendant, mais en vain, la fin de la phrase, n’y tint plus et toussa violemment.

« Johnson, dit M. Feeder à voix basse d’un air mécontent, buvez un peu d’eau. »

Le docteur, fronçant sévèrement le sourcil, attendit qu’on apportât de l’eau, et continua ainsi :

« Et quand, monsieur Feeder… »

Mais M. Feeder, qui voyait que Johnson allait encore éclater, et qui savait que le docteur se faisait un point d’honneur de ne s’arrêter jamais devant les jeunes gens avant d’avoir terminé tout ce qu’il avait à dire, M. Feeder ne pouvait détacher ses yeux de dessus Johnson, si bien que le docteur le surprit à ne pas le regarder et par conséquent s’arrêta.

« Je vous demande bien pardon, monsieur, dit M. Feeder en rougissant. Je vous demande pardon, docteur Blimber.

— Et quand, dit le docteur en élevant la voix, quand l’histoire l’atteste, monsieur, et nous n’avons aucune raison d’en douter, tout incroyable que cela peut paraître aux ignorants de notre époque, quand, dis-je, le frère de Vitellius lui eut préparé un repas où étaient servis, rien qu’en poisson, deux mille plats…

— Buvez de l’eau, Johnson ; deux mille plats, monsieur, dit M. Feeder.

— En volaille de toutes sortes, cinq mille plats.

— Ou bien prenez une croûte de pain, dit M. Feeder.

— Et un plat, poursuivit le docteur, parlant toujours de plus en plus fort, et promenant ses regards autour de la table, nommé à cause de son énorme dimension, le bouclier de Minerve, et composé, entre autres ingrédients, de cervelles de faisans… »

Ici Johnson toussa.

« Ou, ou, ou.

— De coqs de bruyère… »

Johnson toussa encore.

« Ou, ou, ou.

— De laitances de poissons appelés scares…

— Vous allez vous rompre un vaisseau dans la tête, dit M. Feeder ; vous feriez mieux de ne pas vous retenir.

— Et d’œufs de lamproie, venus de la mer de Carpathie, poursuivit le docteur de sa voix la plus sévère ; quand on lit les détails de repas aussi coûteux et qu’on se rappelle un Titus…

— Que dirait votre mère si vous alliez mourir d’apoplexie ? dit M. Feeder.

— Un Domitien…

— Vous en êtes tout bleu, voyez-vous, dit M. Feeder.

— Un Néron, un Tibère, un Caligula, un Héliogabale et tant d’autres, continua le docteur ; il est, monsieur Feeder, si vous voulez bien me faire l’honneur de m’écouter, il est étonnant, très-étonnant, monsieur… »

Mais Johnson ne pouvant plus se contenir, éclata dans un accès de toux si violent, que, malgré les coups redoublés que lui appliquèrent dans le dos ses deux voisins, malgré le verre d’eau que M. Feeder approcha lui-même de ses lèvres, malgré les promenades que le sommelier lui fit faire, à plusieurs reprises, de sa chaise au buffet et du buffet à sa chaise, comme une sentinelle qui monte sa faction, le pauvre Johnson fut cinq grandes minutes à se remettre un peu. Puis il se fit un profond silence.

« Messieurs, dit le docteur Blimber, levez-vous pour les grâces ! Cornélia, mettez Dombey à terre. (Ici l’enfant disparu presque entièrement sous la table.) Johnson me répétera demain matin avant le déjeuner, par cœur, le premier chapitre de l’épître de saint Paul aux Éphésiens, dans le Nouveau Testament grec. Dans une demi-heure, nous reprendrons nos travaux, monsieur Feeder. »

Les jeunes gens saluèrent et se retirèrent. M. Feeder en fit autant. Pendant une demi-heure, les jeunes gens, deux par deux, se promenèrent en flânant, bras dessus bras dessous dans un petit préau derrière la maison, ou tentèrent de jeter dans le cœur de Briggs une étincelle de vie. Mais personne ne jouait, c’était trop commun. Juste à l’heure voulue, le tam-tam résonna encore, et l’on se remit à l’ouvrage, sous les auspices réunis du docteur Blimber et de M. Feeder.

Comme cette récréation, sorte de jeux olympiques où l’on flânait au lieu de courir, s’était trouvée abrégée ce jour-là à cause de Johnson, on alla faire une promenade avant le thé ; jusqu’à Briggs, qui sortit aussi, quoique son travail ne fût pas encore commencé. Mais il ne prit d’autre distraction que de regarder deux ou trois fois par-dessus les falaises, sans rien voir, bien entendu.

Le docteur Blimber les accompagna, et Paul eut l’honneur d’être remorqué par le docteur lui-même ; honneur insigne qui ne faisait que mieux ressortir encore sa petite taille et sa faiblesse.

Le thé fut servi du même style comme il faut que le dîner ; et après le thé, les jeunes gens s’étant levés et ayant salué comme auparavant, se retirèrent pour terminer les tâches inachevées du jour, ou pour commencer les tâches désignées du lendemain. Pendant ce temps, M. Feeder se retira dans sa chambre ; et Paul, assis dans un coin, se demanda si Florence pensait à lui et ce que l’on faisait à cette heure-là chez Mme  Pipchin.

M. Toots, qui avait été retenu par une lettre importante du duc de Wellington, découvrit Paul après l’avoir cherché quelques instants. Il le regarda longtemps, comme auparavant, et lui demanda s’il aimait les gilets.

« Oui, répondit Paul.

— Moi aussi, » dit Toots.

Toots ne dit rien de plus pendant toute la soirée ; mais il regarda Paul tout le temps d’un air affectueux. Comme cela lui faisait une occupation, et que Paul n’avait pas envie de causer, il ne regretta pas la conversation.

À huit heures ou environ, le tam-tam résonna encore. C’était un avertissement pour se rendre dans la salle à manger et y faire la prière. Le sommelier se tenait debout près d’une table longue, où se trouvaient disposés du pain, du fromage et de la bière pour ceux des jeunes gens qui désiraient prendre part à cette petite collation. Le docteur mit fin à ce cérémonial en disant :

« Messieurs, demain matin à sept heures, nous reprendrons nos travaux. »

Sur quoi, Paul rencontra, pour la première fois, l’œil de Cornélia fixé sur lui. Les élèves saluèrent encore et allèrent se coucher. »

Quand ils se trouvèrent seuls dans leur chambre, Briggs leur dit qu’il souffrait de la tête à croire qu’elle allait se briser, et leur avoua qu’il souhaiterait de mourir, si ce n’était pour sa mère et pour un merle qu’il avait chez lui. Tozer ne dit pas grand’chose ; mais il poussa de profonds soupirs et avertit Paul de se tenir sur ses gardes, car, demain, ajouta-t-il, ce sera votre tour. Après avoir prononcé ces paroles prophétiques, il se déshabilla tristement et se mit au lit. Briggs et Paul étaient déjà couchés aussi, quand le domestique myope entra dans leur chambre pour emporter la chandelle, ce qu’il fit en leur souhaitant une bonne nuit et des rêves agréables. Ses souhaits bienveillants furent sans résultat pour Briggs et Tozer, car Paul, qui resta éveillé longtemps, et s’éveilla souvent ensuite, s’aperçut que Briggs était poursuivi par sa leçon comme par un cauchemar ; quant à Tozer, dont le sommeil était troublé par des causes semblables, mais à un moindre degré, il parlait des langues inconnues, ou débitait des lambeaux de grec et de latin, ce qui, pour Paul, était tout un, et dans le silence de la nuit, ces sons bizarres produisaient un effet mystérieux et sinistre.

Paul s’était enfin endormi d’un doux sommeil. Il rêvait que Florence et lui se promenaient, en se tenant par la main, dans de beaux jardins, quand, arrivés près d’un grand soleil, la fleur se changea tout à coup en tam-tam et commença à résonner. En ouvrant les yeux, il s’aperçut que le jour commençait à poindre ; le temps était sombre ; le vent soufflait, la pluie tombait, et c’était bien le tam-tam qui résonnait en bas dans le vestibule, donnant d’une façon terrible le signal du lever.

Il sauta aussitôt à bas de son lit et trouva Briggs, occupé à mettre ses bottes ; le malheureux n’avait plus d’yeux, tant le cauchemar et le chagrin lui avaient bouffi les joues. Tozer, lui, était là tout grelottant, et se frottait les épaules de fort mauvaise humeur. Le pauvre Paul avait beaucoup de peine à s’habiller, car il n’avait pas l’habitude de le faire tout seul et il demanda à ses compagnons s’ils voudraient avoir la complaisance de lui attacher quelques cordons, mais Briggs se contenta de lui dire :

« Vous m’embêtez ! »

Tozer répondit :

« Ah bien, oui ! »

De sorte que Paul descendit un étage à moitié habillé. Mais là il aperçut une gentille jeune femme, occupée à nettoyer le poêle, en gants de peau. Elle parut surprise à sa vue et lui demanda où était sa mère.

« Elle est morte ! » dit Paul.

À cette réponse, la jeune femme ôta ses gants et lui rendit le service qu’il réclamait ; puis elle lui frotta les mains dans les siennes pour les réchauffer, lui donna un baiser et lui dit que, toutes les fois qu’il aurait besoin de quelque chose de semblable (pour ses vêtements, s’entend) il n’aurait qu’à demander Mélia. Paul la remercia et répondit qu’il n’y manquerait pas. Ensuite il continua lentement son voyage le long de l’escalier, et se dirigeait vers la chambre où les jeunes gens travaillaient, quand, passant devant une porte entre-bâillée, une voix cria de l’intérieur :

« Est-ce vous, Dombey ?

— Oui, madame, répondit Paul ; car il avait reconnu la voix de miss Blimber.

— Entrez, » dit miss Blimber.

Paul entra.

Miss Blimber était mise absolument comme la veille, seulement elle avait un châle. Ses petites boucles de cheveux étaient plus frisées que jamais et ses lunettes étaient déjà à leur poste ; si bien que Paul se demanda si elle ne couchait pas avec ses lunettes sur le nez. Elle avait un petit salon à cet étage-là, avec quelques livres, mais point de feu. Pourquoi faire ? Miss Blimber n’avait jamais froid, ni jamais envie de dormir.

« En ce moment, Dombey, dit miss Blimber, je vais chercher la réaction.

Paul se demanda ce que ce pouvait être, et pourquoi par un temps aussi affreux elle n’envoyait pas plutôt le domestique la chercher. Mais il ne fit aucune remarque à ce sujet : son attention était fixée tout entière sur une pile de livres neufs que miss Blimber, à ce qu’il semblait, venait d’examiner à l’instant.

« Ces livres sont à vous, Dombey, dit miss Blimber.

— Tous, madame ? dit Paul.

— Certainement, répondit miss Blimber. Et M. Feeder vous en cherchera bientôt d’autres, si vous êtes aussi studieux que je l’espère, Dombey.

— Je vous remercie, madame, dit Paul.

— Je vais sortir pour la réaction, dit miss Blimber, et pendant mon absence, c’est-à-dire jusqu’au moment du déjeuner, Dombey, je désire que vous lisiez tout ce que j’ai marqué dans ces livres et que vous me disiez si vous comprenez ce que vous avez à apprendre. Ne perdez pas votre temps, Dombey, car vous n’en avez pas à perdre, mais descendez vos livres en bas pour commencer tout de suite.

— Oui, madame, » répondit Paul.

Paul plaça une de ses mains sous le livre d’en bas et l’autre sur le livre d’en haut, avec son menton par-dessus, et les serra bien fort contre lui, mais il y en avait tant que le livre du milieu glissa avant qu’il fût arrivé à la porte, et que bientôt tous les autres dégringolèrent.

« Oh ! Dombey, dit miss Blimber, que vous avez peu de soin ! »

Elle les mit de nouveau en pile, et cette fois, Paul les balança en équilibre avec tant de délicatesse qu’il sortit de la chambre et descendit quelques marches avant d’en avoir laissé tomber. Mais arrivé là, il lui en échappa deux ; alors il tint le restant de la pile si serré qu’il put atteindre le terme du voyage avec la satisfaction de n’en avoir plus laissé tomber qu’un au premier et un autre dans le corridor. Quand il eut déposé dans la classe le corps d’armée, il remonta chercher les traînards. Ayant enfin réuni toute sa bibliothèque, il grimpa à sa place et se mit à l’ouvrage, encouragé par Tozer qui lui fit remarquer qu’il y était à présent pour tout de bon. Ce fut du reste la seule interruption jusqu’au déjeuner. À ce repas, servi d’une manière aussi grave et aussi comme il faut que les autres, Paul n’eut pas d’appétit, et quand on se fut levé de table, il suivit miss Blimber à l’étage supérieur.

« Maintenant, Dombey, dit miss Blimber, que vous semble de ces livres-là ? »

Ces livres renfermaient un peu d’anglais et beaucoup de latin ; des noms de choses, des déclinaisons d’articles et de substantifs, avec des exercices d’applications et des règles préliminaires, un petit bout d’orthographe, un coup d’œil sur l’histoire ancienne ; un ou deux points de vue sur la moderne ; item des tables de multiplication ; deux ou trois de poids et mesures, enfin un bon petit bagage de connaissances générales. Quand le pauvre Paul eut épelé le numéro deux, il s’aperçut qu’il n’avait plus la moindre idée du numéro un ; puis les débris de ce numéro vinrent se mêler malgré lui au numéro trois qui glissa sur le nombre quatre qui alla se raccrocher au numéro deux. De sorte que l’on eût pu lui demander si vingt Romulus font un Rémus, si l’adjectif hic, hæc, hoc était un poids métrique, si un verbe peut s’accorder avec un ancien Breton, si trois fois quatre font le signe du Taureau, toutes ces questions se confondant pêle-mêle dans le brouillamini de son esprit.

« Oh ! Dombey, Dombey ! dit miss Blimber, c’est détestable !

— Je crois, dit Paul, que si vous me permettiez de causer quelquefois avec le vieux Glubb, je pourrais mieux faire.

— C’est ridicule, Dombey, dit miss Blimber, je ne veux plus en entendre parler. On ne reçoit ici aucune espèce de Glubb. Vous ferez bien, Dombey, de descendre les livres l’un après l’autre et de vous perfectionner sur l’exercice de la journée, le sujet A, avant de passer au sujet B. Maintenant, prenez le livre d’en haut, Dombey, et revenez quand vous aurez approfondi la matière. »

Miss Blimber témoigna un sombre plaisir en parlant de l’ignorance de Paul, il semblait qu’elle eût espéré ce résultat et qu’elle fût heureuse de songer qu’il leur faudrait être en communication constante. Paul se retira avec sa tâche du livre d’en haut, suivant les instructions qu’il avait reçues, et y travailla assidûment en bas. Quelquefois il se rappelait chacun des mots de sa leçon ; d’autres fois il les oubliait tous, et tout ce qu’il savait déjà par-dessus le marché. Enfin il se hasarda à monter encore pour la répéter ; mais quand il vit miss Blimber fermer le livre et lui dire : « Commencez, Dombey, » il sentit que la leçon était sortie tout entière de sa mémoire. Fermer un livre pour faire répéter une leçon ! c’était donner une preuve si marquante de science infuse que Paul regarda la jeune dame d’un air tout consterné, comme s’il l’eût prise pour un savant automate, quelque mécanique de Vaucanson, à ressorts scolastiques.

Néanmoins, il répéta fort bien sa leçon ; et miss Blimber lui dit en le complimentant qu’il promettait d’avancer vite. Sur quoi, elle le fit passer aussitôt au sujet B ; puis au sujet C et même au sujet D ; tout cela avant le dîner. C’était dur de se remettre à l’ouvrage aussitôt après le dîner ; Paul en eut comme un vertige suivi d’étourdissements, et il se sentit la tête lourde et embarrassée. Mais les autres élèves éprouvaient les mêmes sensations et n’en étaient pas moins obligés de se remettre à l’ouvrage. Quoique ce ne fût pas pour lui une consolation, vraiment l’horloge du vestibule, au lieu d’être fidèle à sa première question, aurait bien pu dire plutôt : « Messieurs, nous allons reprendre nos travaux ; » tant cette phrase était souvent répétée tout près d’elle. Les travaux se succédaient les uns aux autres sans interruption ; on eût dit une roue de la force de cent chevaux que les jeunes gens tournaient sans cesse à bras tendus.

Après le thé, ce furent d’autres exercices, suivis de travaux préparatoires pour le lendemain ; tout cela fait à la lumière. À l’heure juste, on monta se coucher. Là du moins, sauf les réminiscences des études, qui vinrent se mêler aux rêves, on trouva le repos et un doux oubli de ses fatigues.

Oh ! le samedi ! le bienheureux samedi !

Dans l’après-midi, malgré le vent, malgré l’orage, Florence arrivait toujours. Mme  Pipchin avait beau grogner, hurler, tempêter, Florence était là, fidèle au rendez-vous. Le samedi n’était pas seulement pour les juifs ; il se trouvait au moins deux petits chrétiens pour qui c’était aussi un jour de fête, et le saint jour du sabbat servait à accroître la tendresse d’un frère pour une sœur, et à resserrer plus étroitement les liens de leur affection.

Rien ne pouvait troubler la joie qu’il ressentait chaque fois que revenaient ces heureux samedis ; non, pas même la pensée de ces tristes soirs du dimanche, qui, dès le matin, jetaient un voile sombre sur la journée tout entière. Qu’il allât s’asseoir avec sa sœur sur le bord de cette mer immense et se promener avec elle sur la plage, ou bien qu’il se retrouvât avec elle dans le triste salon de Mme  Pipchin, où Florence, appuyant sur son bras la petite tête de son frère, lui chantait doucement une chanson, le lieu ne lui faisait rien ; cela lui était bien égal, c’est Florence qui était tout pour lui. Aussi, quand arrivait le dimanche soir, que la sombre porte du docteur s’ouvrait toute grande pour l’engloutir encore une semaine entière, c’était pour lui le moment de se séparer de Florence : il ne voyait que cela.

Mme  Wickam avait été dirigée sur la maison de ville, et miss Nipper, devenue maintenant une pimpante jeune fille, l’avait remplacée à Brighton. Plus d’un combat singulier fut livré bravement par miss Nipper à Mme  Pipchin ; et si jamais Mme  Pipchin avait trouvé à qui parler, c’était bien alors. Miss Nipper jeta le gant et tira l’épée dès le jour même où, pour la première fois, elle s’éveilla dans la maison de Mme  Pipchin. Point de quartier dans ce duel à mort. Elle voulut la guerre et la fit à outrance. À partir de ce moment, Mme  Pipchin vécut au milieu des embuscades, des escarmouches, des défis. On fondait sur elle à l’improviste dès le corridor, on la poursuivait même quand, digérant ses côtelettes, elle se trouvait sans défense ; enfin, l’on portait le ravage et la désolation jusque dans l’heure paisible de ses délicieuses rôties.

Un dimanche soir, que miss Nipper venait de reconduire Paul chez le docteur, accompagnée de Florence, celle-ci tira de son corsage une petite feuille de papier sur laquelle elle avait écrit quelques mots au crayon.

« Tenez, Suzanne, dit-elle, ce sont les noms des petits livres que Paul apporte ici pour faire ses longs exercices lorsqu’il est si fatigué ! Je les ai copiés, l’autre soir, pendant qu’il écrivait.

— Ne me les montrez pas, mademoiselle Florence, dit miss Nipper, j’aimerais autant voir Mme  Pipchin.

— Je désire, Suzanne, que vous me les achetiez demain matin, s’il vous plaît. J’ai de quoi les payer, dit Florence.

— Bonté du ciel ! mademoiselle Florence, répondit miss Nipper, comment pouvez-vous parler ainsi, quand vous avez déjà livres sur livres, et des maîtres et des maîtresses pour vous instruire que ça n’en finit plus ? Et pourtant je crois bien, moi, que votre papa ne vous aurait rien fait apprendre, mademoiselle Dombey, et n’y aurait même pas songé, si vous ne le lui aviez pas demandé ; et dans ce cas, bien entendu, il ne pouvait pas vous refuser ; mais accorder quand on demande ou offrir avant qu’on ait demandé, c’est tout différent, mademoiselle. Moi, par exemple, je puis bien ne pas refuser à un jeune homme de me faire la cour quand il m’en demande la permission ; je ne ferais pas difficulté de lui répondre : Volontiers, monsieur ; mais ce n’est pas la même chose que si j’allais lui dire : Seriez-vous assez bon, monsieur, pour me trouver à votre goût ?

— Mais vous pouvez bien m’acheter ces livres, Suzanne ? Je suis sûre que vous le voudrez bien, quand vous saurez pourquoi j’en ai besoin.

— Eh bien ! mademoiselle, pourquoi faire ? répondit Nipper ; et elle ajouta plus bas : Si c’était pour les flanquer à la tête de Mme  Pipchin, je vous en achèterais volontiers une charretée.

— Peut-être pourrais-je aider Paul, Suzanne, si j’avais ces livres, dit Florence, et peut-être lui rendrais-je moins pénible la semaine suivante. Je désire au moins l’essayer. Ainsi, je vous en prie, ma bonne Suzanne, achetez-les-moi, et je vous promets que je n’oublierai pas cette complaisance de votre part. »

Il aurait fallu avoir le cœur plus dur que Suzanne Nipper ne l’avait pour repousser la petite bourse que Florence tendait en prononçant ces paroles, ou pour résister au doux regard, si plein de prières, qui accompagnait sa demande. Suzanne mit la bourse dans sa poche sans dire un mot, et se mit en route pour remplir sa commission.

Les livres n’étaient pas faciles à trouver. Dans plusieurs boutiques on lui répondit : « Nous venons de vendre les derniers, ou, nous n’avons jamais tenu cet article, ou bien, nous en avions un grand nombre le mois dernier, ou encore, nous en attendons un grand nombre la semaine prochaine. » Mais Suzanne n’était pas fille à se laisser facilement décourager dans une telle entreprise ; elle avisa un jeune garçon aux cheveux d’Albinos, avec un tablier de calicot noir, employé dans un cabinet de lecture qui avait sa pratique, et le contraignit à l’accompagner dans ses recherches. Elle lui en fit voir de toutes les couleurs en le promenant deçà, delà, de tous les côtés ; aussi ne fût-ce que pour s’en débarrasser, le pauvre garçon se donna un mal d’enragé, et Suzanne, grâce à son empressement, put rentrer triomphante à la maison.

Ayant en main ces trésors, Florence, après ses leçons de chaque jour, travaillait assidûment le soir pour suivre les pas de Paul dans le sentier épineux de la science. Comme elle avait une intelligence prompte et solide, et qu’elle était conduite par le plus habile des maîtres, l’amour, elle eut bientôt rattrapé son frère et l’eut même bientôt dépassé.

Pas un mot de tout ceci n’arriva jusqu’aux oreilles de Mme  Pipchin. Mais plus d’une fois, quand tout le monde reposait au château, que miss Nipper, les cheveux roulés dans des papillotes, dormait auprès d’elle dans une pose plus ou moins commode et sans se douter de rien ; que les dernières étincelles du feu s’éteignaient et retombaient en cendres ; que toutes les bougies tiraient à leur fin et coulaient sur la bobèche, Florence travaillait avec tant d’ardeur pour rester à la hauteur d’un petit Dombey, que son courage et sa persévérance lui auraient presque donné le droit de porter elle-même ce nom.

Mais aussi quelle douce récompense, quand un samedi soir, Paul s’étant assis comme d’habitude pour continuer ses travaux, Florence se plaça près de lui et put lui rendre facile ce qui lui était si pénible, lui faire trouver clair et simple ce qui pour lui était si obscur ! Ce ne fut qu’un éclair qui illumina en passant la figure blême de Paul, rien qu’une rougeur subite, un simple sourire, et puis un tendre embrassement : Mais Dieu sait comme le cœur de Florence bondit de joie et se trouva richement payé de sa peine.

« Oh ! Florence, s’écria son frère, que je vous aime ! que je vous aime !

— Et moi, que je vous aime aussi, cher frère !

— Oh ! j’en suis sûr, Florence ! »

Il ne dit rien de plus, mais toute la soirée il resta assis près d’elle, bien tranquillement, et la nuit, il lui cria de sa petite chambre qui touchait à la sienne : « Je vous aime, Florence ! je vous aime beaucoup ! »

Régulièrement, depuis ce jour, Florence était prête à s’asseoir chaque samedi auprès de Paul pour lui expliquer à l’avance tout ce qu’elle pouvait de ses devoirs de la semaine suivante. La pensée consolante que Florence avait travaillé avant lui la tâche qu’il avait à faire, aurait suffi pour le stimuler dans ses études sans fin ; mais cette pensée, rendue plus chère encore par le soulagement qu’il éprouvait, grâce aux explications de Florence, l’empêcha peut-être de succomber sous le fardeau dont Cornélia Blimber lui chargeait les épaules.

Ce n’était pas que miss Blimber eût l’intention d’être trop exigeante, ou que le docteur Blimber eût un dessein formé de surmener tous les jeunes gens en général, Cornélia, pour sa part, ne faisait que pratiquer sa foi dans les principes où elle avait été élevée ; le docteur, lui, trop obstiné par amour-propre dans le respect de ses idées, prenait tous les jeunes gens pour des docteurs et s’imaginait qu’ils étaient venus tout grands au monde. Encouragé par les éloges des proches parents de ses élèves, et poussé dans cette voie par leur aveugle orgueil et leur désir ridicule d’un avancement trop précipité, le docteur Blimber ne pouvait guère découvrir son erreur, et il eût été au moins singulier de lui voir tourner dans une autre direction ses voiles gonflées par un vent si prospère.

Il en était de même pour Paul. Quand le docteur Blimber disait que ses progrès étaient rapides, et qu’il avait des moyens naturels, M. Dombey souhaitait plus ardemment encore qu’on le poussât, qu’on l’avançât ferme. Quant à Briggs, si le docteur confiait à la famille qu’il ne faisait pas de progrès et qu’il manquait de moyens naturels, Briggs le père se montrait inexorable : il lui fallait des succès. Bref, la température que le docteur donnait à sa serre chaude n’était jamais trop élevée ni malsaine au gré des propriétaires des jeunes plantes, toujours prêts à souffler et à exciter le feu.

Paul, soumis à ce régime, perdit bientôt tout le peu de vivacité qu’il avait dans le principe. Son caractère ne conserva plus que ce qu’il avait d’étrange, de vieux, de réfléchi, et même, la vie qu’il menait alors favorisait tellement ces tendances, qu’il devint peut-être encore plus étrange, plus vieux, plus réfléchi qu’auparavant.

Il n’y avait qu’une différence, c’est qu’il se renfermait beaucoup plus en lui-même. Chaque jour, il devenait plus rêveur et plus réservé : cette curiosité qu’il avait témoignée pour Mme  Pipchin, il ne l’avait pour aucune des personnes de la maison du docteur. Il aimait à être seul. Dans ses courts moments de loisir, il n’avait pas de plus grand plaisir que d’errer seul dans la maison, de s’asseoir sur les marches pour écouter la grande horloge du vestibule. Il avait fait une intime connaissance avec les papiers de toutes les chambres de la maison ; il voyait dans les dessins des choses que personne n’y avait aperçues. C’étaient des lions et des tigres en miniature, bondissant sur les murs des chambres à coucher, ou bien des figures biscornues grimaçant dans les carrés et les rosaces des tapis.

L’enfant rêvait ainsi solitaire, entouré de toutes ces arabesques fantastiques enfantées par son imagination, sans être compris de personne. Miss Blimber le trouvait bizarre, et les domestiques se disaient quelquefois entre eux : « Le petit Dombey s’ennuie, » et tout était dit.

Toots seul avait quelque idée peut-être à ce sujet, mais il était incapable de l’exprimer. Nos idées sont comme les revenants (si toutefois ce que l’on dit des revenants est vrai), il faut leur adresser la parole avant d’en obtenir une réponse ; et Toots, depuis longtemps, avait perdu l’habitude de s’interroger lui-même. De sa tête, véritable caboche de plomb, serait sortie peut-être quelque vapeur confuse qui, en se développant et en prenant une forme précise, aurait pu faire un génie, mais elle n’en sortait pas ; c’était plutôt comme la fumée du conte arabe dont le nuage épais restait suspendu sur sa tête et faisait ombre à son esprit. Cependant, au travers de ce brouillard, dans un horizon lointain, Toots démêlait une petite figure dont ses yeux ne pouvaient se détacher.

« Comment vous portez-vous ? disait-il à Paul cent fois par jour.

— Très-bien, monsieur, je vous remercie, répondait Paul.

— Donnez-moi une poignée de main, » ajoutait Toots qui s’aventurait quelquefois jusque-là.

Paul, tout naturellement, lui tendait aussitôt la main, et M. Toots, après être resté longtemps les yeux fixés sur lui en respirant fortement, lui répétait encore :

« Comment vous portez-vous ? »

À quoi Paul répondait :

« Très-bien, monsieur, je vous remercie. »

Un soir, M. Toots était assis à son pupitre, accablé de fatigue par une longue correspondance, quand tout à coup une idée lumineuse lui traverse l’esprit. Il pose sa plume et court chercher Paul. À la fin il le trouve occupé à regarder à la croisée de sa petite chambre.

« Dites donc ! cria Toots, parlant dès qu’il eut ouvert la porte, de peur d’oublier ce qu’il voulait dire ; à quoi pensez-vous ?

— Oh ! répondit Paul, je pense à bien des choses !

— Bien vrai ? dit Toots qui trouvait cela fort surprenant.

— S’il vous fallait mourir…, » dit Paul en le regardant en face.

M. Toots tressaillit et parut fort troublé de la supposition.

« Ne voudriez-vous pas mourir par un beau clair de lune, quand le ciel est étoilé, avec un bon petit vent comme hier soir ? Dites.

— Ah ! dit M. Toots en regardant Paul de l’air d’un homme qui n’est pas bien décidé et en secouant la tête ; je ne sais pas, moi.

— Un bon petit vent qui ne souffle pas précisément, dit Paul, mais qui murmure comme la mer dans les coquillages. Ah ! quelle belle nuit ! J’ai longtemps écouté le bruit des vagues, et puis je me suis levé pour aller voir la mer. À la clarté de la lune, j’ai aperçu de loin une barque, une barque avec une voile. »

L’enfant le regardait si fixement et parlait avec tant d’animation que M. Toots se croyant obligé de dire aussi quelque chose sur cette barque, lui dit : « Un corsaire, sans doute. » Mais réfléchissant qu’il faut toujours voir les choses sous leurs deux faces, il ajouta : « À moins que ce ne fût un garde-côtes. »

« J’ai vu, répéta Paul, une barque avec une voile, je l’ai vue à la clarté de la lune. La voile était tendue comme un bras d’argent. Elle disparut au loin ; et que pensez-vous qu’elle semblait faire en se balançant sur les vagues ?

— Sombrer, dit M. Toots.

— Elle semblait me faire signe, dit l’enfant, me faire signe de la suivre !… Ah ! tenez ! la voilà !… la voilà !

— Qui donc ? s’écria Toots saisi de terreur après ce qui venait de se passer.

— Ma sœur Florence ! cria Paul ; elle me regarde et agite sa main. Elle me voit ! elle me voit ! Bonsoir, petite sœur ! Bonsoir ! bonsoir ! »

Il resta à la fenêtre, envoyant des baisers et frappant des mains ; et, tant qu’il la vit, sa figure rayonnait de bonheur ; mais, quand il l’eut perdue de vue, ses traits s’assombrirent et il resta là triste et mélancolique. Ce changement subit était trop remarquable pour échapper même aux yeux de Toots. À ce moment, leur entrevue fut troublée par une visite de Mme  Pipchin, qui venait une ou deux fois par semaine, avant la brune, attrister le pauvre Paul de ses sombres vêtements ; Toots ne put trouver le moyen d’en savoir plus long à ce sujet ; mais ce qu’il avait vu avait fait sur son esprit une impression profonde, car, après un échange de politesses d’usage, il revint deux ou trois fois demander à Mme  Pipchin comment elle se portait. La susceptible vieille dame fut persuadée que cette façon d’agir n’était rien moins qu’une insulte faite avec préméditation, et une invention diabolique du jeune domestique myope du rez-de-chaussée. Aussi, le soir même, adressa-t-elle une plainte, dans les règles, au docteur Blimber, qui avertit son domestique que, si jamais pareille chose lui arrivait, il se verrait obligé de lui faire quitter la maison.

Comme les soirées étaient devenues longues, Paul montait furtivement chaque soir se placer à sa croisée pour apercevoir Florence. Elle passait toujours à un certain moment, et, tant qu’elle ne l’avait pas vu, elle revenait sur ses pas ; cette reconnaissance mutuelle était un rayon de soleil dans la vie uniforme de Paul. Souvent aussi, à la brune, un autre personnage se promenait seul devant la maison du docteur. Rarement il venait les retrouver maintenant le samedi. Il n’en avait plus le courage. Il préférait venir là sans être reconnu et regarder dans l’ombre les fenêtres de cette demeure où son fils travaillait pour devenir un homme ; il attendait, veillait faisait des projets, formait des espérances !

Ah ! s’il avait pu voir, s’il avait vu comme les autres, ce frêle petit être, par le crépuscule du soir, promener sur les vagues et les nuages ses yeux enflammés ; s’il l’avait vu quand les oiseaux venaient voltiger près de lui, se presser contre la fenêtre de sa cage solitaire, pauvre petit ! pour essayer de faire comme eux, et, comme eux, de prendre son essor !