Dombey et fils (Dickens)/I/14

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 202-229).


CHAPITRE XIV.

Paul devient de plus en plus vieillot et bizarre, et va passer chez lui les vacances.


Quand les vacances approchaient, les jeunes gens étiolés, réunis chez le docteur Blimber, ne témoignaient leur joie par aucune démonstration inconvenante. Filer en vacances était une expression triviale et presque violente qui eût répugné à la politesse de cet établissement de bon ton. Les jeunes gens, à la fin de chaque semestre, se rendaient dans leur famille, mais ils ne filaient pas en vacances. Fi donc !

Tozer, constamment torturé et écorché par une cravate blanche bien empesée, d’après la volonté expresse de Mme  Tozer sa mère, qui, le destinant à l’état ecclésiastique, ne pouvait l’y préparer de trop bonne heure, Tozer disait, en toute conscience, que, s’il avait pu choisir entre deux maux, il aurait préféré encore rester où il était plutôt que d’aller chez lui. Cette déclaration était sincère, quoique peu d’accord avec certain passage d’une dissertation faite par Tozer sur les vacances, où il disait « que les pensées, les souvenirs de famille éveillaient dans son âme les émotions les plus douces d’espérance et de bonheur, » et où il se comparait à un général romain tout glorieux d’une victoire récente remportée sur les Icéniens, ou chargé des dépouilles carthaginoises, s’avançant vers le Capitole (le Capitole était là pour continuer la comparaison ; au fond c’était la demeure de Mme  Tozer). Mais c’est que le pauvre Tozer avait un oncle terrible qui ne se contentait pas seulement, pendant les vacances, de lui faire subir un examen en forme sur les questions les plus abstruses ; il se faisait encore un malin plaisir de lui embrouiller les faits et les détails les plus simples et de les lui présenter tout entortillés, pour qu’il eût la peine de les démêler. Ainsi, par exemple, quand cet oncle importun le conduisait au théâtre, ou bien, toujours sous prétexte de l’amuser, le menait voir un géant, un nain, un magicien ou toute autre curiosité, Tozer s’apercevait que son bourreau d’oncle avait lu d’avance quelques documents classiques sur le sujet : il ne sortait plus avec lui sans tomber dans un état de perplexité affreuse, se cassant la tête à deviner quelle énigme nouvelle il allait avoir à subir et quelles autorités on n’allait pas lui citer pour le confondre.

Quant à Briggs, son père n’y mettait pas tant de finesse. Il ne le laissait jamais seul. Les tortures morales que ce malheureux garçon subissait pendant les vacances étaient si nombreuses et si sévères que les amis de la famille (qui habitait alors à Londres tout près de Bayswater) ne s’approchaient jamais de la belle pièce d’eau de Kensington-Garden sans une crainte vague de voir flotter à la surface le chapeau de Briggs, avec un devoir inachevé sur le bord de l’eau. Briggs donc n’était pas non plus fort enthousiasmé à la pensée des vacances, et ces deux compagnons de chambre du petit Paul étaient un échantillon fidèle des jeunes messieurs de sa pension : les plus gais d’entre eux voyaient arriver ces jours de fête avec une résignation du meilleur goût.

Il en était bien autrement du petit Paul. La fin de ces premières vacances devait, il est vrai, le séparer de Florence mais qui jamais a pensé à la fin des vacances quand elles n’ont pas encore commencé ! Ce n’est pas Paul, assurément. À mesure que l’époque heureuse approchait, les lions et les tigres qui grimpaient après les murs de sa chambre devenaient doux et folâtres. Les vilaines figures grimaçantes des carrés et des rosaces du tapis s’adoucissaient et le regardaient d’un œil plus aimable. La grave et vieille horloge s’informait avec un intérêt plus bienveillant de l’état de sa santé, et si la mer turbulente s’agitait encore toute la nuit avec des accords mélancoliques, il trouvait après tout un certain charme à l’entendre soulever ou précipiter les vagues dont le bruit le berçait comme pour l’endormir.

M. Feeder, bachelier ès lettres, se permettait aussi de penser que les congés le rendraient fort heureux. M. Toots, lui, projetait une vie tout entière de vacances à partir de celles qui allaient venir, car c’était, comme il en informait Paul régulièrement chaque jour, son dernier semestre chez le docteur Blimber, et il allait commencer dès à présent à jouir de sa fortune.

Il était parfaitement entendu entre Paul et M. Toots qu’ils étaient amis intimes, malgré la différence d’âge et de position. À mesure que les vacances approchaient, M. Toots, quand il était avec Paul, soufflait plus fort et restait les yeux fixés sur lui plus souvent qu’auparavant. Paul comprenait que M. Toots voulait par là lui faire part du chagrin qu’il éprouvait à l’idée de leur séparation prochaine, et il lui savait un gré infini de son patronage affectueux et de la bonne opinion qu’il lui témoignait.

Le docteur Blimber, Mme  Blimber et miss Blimber, aussi bien que tous les jeunes élèves en général, reconnaissaient même que Toots s’était en quelque sorte constitué le protecteur et le guide de Dombey. La chose devint si évidente même pour Mme  Pipchin, que la bonne créature nourrit contre Toots des pensées de haine et de jalousie. Elle ne l’appelait dans son sanctuaire que le grand Nicodème. Le pauvre Toots, lui, n’avait pas plus idée d’éveiller la rage de Mme  Pipchin qu’il n’avait idée de quoi que ce soit. Au contraire, il était tout disposé à la regarder comme une femme supérieure, digne, sous plus d’un rapport, d’inspirer de l’intérêt ; et dans le cours des visites qu’elle rendait au petit Paul, il lui souriait si gracieusement, lui demandait si souvent de ses nouvelles, qu’un beau jour Mme  Pipchin finit par lui déclarer tout net qu’elle n’était pas habituée à être traitée de la sorte, quoiqu’il en pût penser. « Et ce sont, ajouta-t-elle, des façons que je ne prétends endurer, ni de vous ni de tout autre freluquet de votre espèce. »

M. Toots, en voyant cet accueil fait à ses politesses, en fut si alarmé qu’il alla se cacher incontinent dans un coin en attendant qu’elle fût partie ; et depuis ce jour, il se garda bien d’affronter jamais la terrible Mme  Pipchin sous le toit du docteur Blimber.

Deux ou trois semaines environ avant les vacances, Cornélia Blimber fit venir Paul dans sa chambre et lui dit :

« Dombey, je vais envoyer votre analyse à votre père.

— Je vous remercie, madame, répondit Paul.

— Vous savez ce que je veux dire, Dombey ? demanda miss Blimber le regardant fixement à travers ses lunettes.

— Non, madame, dit Paul.

— Dombey, Dombey, dit miss Blimber, je commence à craindre que vous ne soyez un triste garçon. Quand vous ignorez la signification d’un mot, pourquoi n’en demandez-vous pas l’explication ?

Mme  Pipchin m’a dit qu’il ne fallait pas faire de questions, répondit Paul.

— Je vous prie de ne me parler de Mme  Pipchin sous aucun prétexte, Dombey, répliqua miss Blimber. Je vous le défends expressément. Le cours des études que l’on fait ici n’a aucun rapport avec quoi que ce soit en ce genre. Renouveler de telles allusions me contraindrait de vous faire répéter, sans faute, avant le déjeuner de demain matin, depuis Ludovicus rex qu’à Similis patris ou patri.

— Je ne savais pas, madame, dit le petit Paul.

— Je dois vous avertir de ne pas venir me conter que vous ne savez pas, je vous prie, dit miss Blimber qui, dans ses remontrances, conservait toujours une rigoureuse politesse. C’est une espèce d’argument que je ne puis permettre pour tout au monde. »

Paul trouva plus sûr de ne rien dire du tout et se contenta de regarder les lunettes de miss Blimber. Miss Blimber ayant remué gravement la tête, prit un papier placé devant elle.

« Analyse du caractère de P. Dombey. »

« Si ma mémoire ne me trompe pas, dit miss Blimber en s’interrompant, le mot analyse quand il est opposé à synthèse, est défini de cette manière par Walker : « réduction d’une chose, physique ou morale, à ses premiers éléments. » Notez bien, quand analyse est opposé à synthèse. Maintenant, Dombey, vous savez ce que c’est que le mot analyse. »

Le petit Paul ne parut pas complétement aveuglé par les lumières que répandait sur lui Mlle  Blimber, et il lui fit un petit salut.

« Analyse, reprit miss Blimber baissant les yeux sur le papier, analyse du caractère de P. Dombey. Je trouve que l’intelligence naturelle de Dombey est très-satisfaisante, et que ses dispositions générales pour le travail peuvent être établies dans une proportion correspondante. Ainsi, prenant le nombre huit comme maximum, je trouve ces qualités portées chez Dombey à six trois quarts ! »

Miss Blimber s’arrêta pour voir quel effet cette nouvelle produirait sur Paul. Mais, ne sachant pas bien positivement si six trois quarts signifiaient six francs quinze sous, ou six sous trois liards, ou six pieds trois pouces, ou six heures trois quarts, ou six n’importe quoi, qu’il n’avait pas encore appris, Paul se frotta les mains et regarda fixement miss Blimber. Par bonheur, cela lui réussit mieux que tout ce qu’il aurait pu résoudre, et Cornélia continua :

« Emportement, deux. Amour-propre, deux. Inclination pour la basse classe, prouvée par son attachement pour un certain Glubb, sept d’abord, mais réduit depuis. Manières comme il faut, quatre, avec espérance de progrès en avançant en âge. Maintenant, je désire particulièrement attirer votre attention Dombey, sur l’observation générale qui termine cette analyse. »

Paul se disposa à l’écouter avec le plus grand soin.

« On peut dire en général de Dombey, dit miss Blimber en lisant à haute voix et tournant ses lunettes vers la petite figure à chaque mot qu’elle prononçait, on peut dire que ses dispositions et ses inclinations sont bonnes, et qu’il a fait autant de progrès qu’on pouvait l’espérer, vu les circonstances. Mais on ne saurait trop déplorer ce que ce jeune homme a de singulier, ou comme l’on dit vulgairement d’un peu rococo, dans son caractère et dans sa conduite, et l’on regrette que sans rien offrir en lui qui appelle positivement les reproches, il soit souvent si différent des autres jeunes gentlemen de son âge et de son rang. Maintenant, Dombey, dit miss Blimber, en posant le papier, comprenez-vous cela ?

— Je le crois, madame, dit Paul.

— Cette analyse, comme vous le voyez, Dombey, va être envoyée à votre respectable père. Il lui sera très-certainement pénible d’apprendre que vous êtes singulier de caractère et de conduite. Cela nous afflige aussi tout naturellement, Dombey : car cela nous empêche, comme vous pensez, de vous aimer autant que nous le voudrions. »

Elle touchait là l’enfant par son côté sensible. Il s’était occupé en secret chaque jour davantage à se faire aimer de toute la maison, à mesure que le moment de son départ approchait. Pour une cause secrète qu’il s’expliquait imparfaitement à lui-même (si toutefois il se l’expliquait), il sentait peu à peu s’accroître son affection pour les personnes et les choses de l’endroit. Il ne pouvait supporter l’idée qu’on serait indifférent pour lui quand il ne serait plus là. Il désirait qu’on se souvînt de lui avec plaisir, et s’était même efforcé de se faire aimer d’un gros mâtin hargneux, attaché derrière la maison, et qui avait été d’abord la terreur de son existence ; et cela pour que le chien lui-même le regrettât quand il serait parti.

Sans songer que, sous ce rapport, il justifiait encore, par cette singularité, la différence qu’on signalait entre lui et ses camarades, le pauvre petit Paul expliqua ses sentiments à miss Blimber aussi bien que possible et la supplia, en dépit de l’analyse officielle, de faire tout ce qu’elle pourrait pour l’aimer. Il adressa la même pétition à Mme  Blimber, qui venait d’entrer dans la chambre, et quand celle-ci ne put s’empêcher, en sa présence même, de redire encore comme elle l’avait tant de fois répété : Quel singulier enfant ! Paul lui dit qu’il était bien persuadé qu’elle avait raison. « Je crois, ajouta-t-il, que ce sont mes os qui en sont cause, mais je n’en suis pas sûr et j’espère que vous me le pardonnerez, car je vous aime tous beaucoup.

« Mais pas tant, par exemple, continua-t-il avec un mélange de timidité et de franchise qui était la qualité la plus remarquable et la plus attrayante de l’enfant, pas tant que ma sœur Florence ; cela ne se pourrait jamais. Vous ne pouvez pas me demander cela, n’est-ce pas, madame ?

— Mon Dieu ! qu’il est rococo ! s’écria tout bas Mme  Blimber.

— Mais toutes les personnes qui sont ici me plaisent beaucoup, poursuivit Paul, et j’aurais bien du chagrin, si, en m’en allant, je pouvais penser que quelqu’un fût content de mon départ ou n’y fît pas attention. »

Mme  Blimber fut, dès lors, tout à fait persuadée que Paul était l’enfant le plus singulier du monde, et, quand elle raconta au docteur ce qui s’était passé, le docteur ne contesta pas l’opinion de sa femme. Il se contenta de dire, comme il l’avait fait déjà, le jour de l’arrivée de Paul, que l’étude changerait tout cela et ajouta aussi, comme alors : « Poussez-le, Cornélia, poussez-le ferme. »

Cornélia l’avait toujours poussé aussi vigoureusement qu’elle l’avait pu, et Paul avait mené, sous sa direction, une vie dure. Mais, outre son désir de venir à bout de sa tâche, il avait en vue, avant tout, un autre dessein qu’il poursuivait avec ardeur. Il voulait être un petit camarade doux, serviable, paisible, et cherchait toujours à se concilier la tendresse et l’affection des autres. Aussi, quoique bien souvent encore, on le vit à son ancien poste sur les marches de l’escalier, ou regardant les vagues et les nuages à sa fenêtre solitaire, on le trouvait plus souvent aussi au milieu des autres élèves, leur rendant modestement de lui-même quelques petits services. Il arriva donc que, même parmi ces jeunes anachorètes si froids et si sérieux, qui faisaient pénitence sous le toit du docteur Blimber, Paul devint un objet d’intérêt général. C’était un petit jouet fragile que chacun aimait et que personne n’aurait voulu traiter durement. Mais il ne pouvait ni changer sa nature ni faire changer l’analyse, et il fut bien convenu que Dombey était un petit rococo.

Il y avait cependant quelques priviléges attachés à ce caractère unique en son genre, et dont il était seul à jouir dans la maison. On se serait passé plus facilement d’un enfant moins singulier, c’était déjà beaucoup. Quand les autres, en se retirant le soir, se contentaient de saluer le docteur Blimber et sa famille, Paul présentait hardiment son petit bout de main au docteur pour lui serrer la sienne ; il en faisait autant pour Mme  Blimber et pour Cornélia. Si quelqu’un devait aller demander grâce pour une punition infligée, c’était toujours Paul qu’on envoyait en ambassade. Le jeune domestique myope, lui-même, s’était adressé à lui pour se faire pardonner sa maladresse, un jour qu’il avait brisé quelques verres et quelques porcelaines. Enfin, on disait tout bas que le sommelier avait pour lui des attentions, autant du moins que cet homme rigide en avait jamais eu auparavant pour aucun enfant de ce monde, et l’on prétendait qu’il avait mêlé quelquefois du porter à la petite bière ordinaire, pour le fortifier.

Mais outre ces privilèges, Paul avait ses entrées dans le cabinet de M. Feeder, d’où il avait emmené deux fois M. Toots pour lui faire prendre l’air, car le jeune homme avait été pris comme de vertige pour avoir voulu essayer d’y fumer un mauvais cigare. C’était pourtant un cigare qu’il avait tiré d’un paquet acheté par lui en cachette sur la barque d’un fameux contrebandier qui lui avait avoué, en confidence, que la douane avait mis sa tête à prix, et que, mort ou vif, deux cents livres sterling étaient promises à celui qui le livrerait. C’était un bon petit cabinet que celui de M. Feeder, avec son lit dans une alcôve fermée. On y voyait une flûte suspendue sur la cheminée. Ce n’est pas que M. Feeder jouât de cet instrument, mais il était, disait-il, décidé à l’apprendre. Il y avait aussi quelques livres et une ligne, parce que M. Feeder était aussi tout à fait décidé à apprendre à pêcher, quand il en aurait le temps. C’était toujours dans le même but que M. Feeder avait acheté d’occasion un charmant petit cornet à pistons, un échiquier avec toutes ses pièces, une grammaire espagnole, une boîte à dessin et une paire de gants pour la boxe. M. Feeder disait qu’il était on ne peut plus décidé à apprendre l’art de se défendre soi-même ; car, selon lui, c’était un devoir pour tout homme de le faire, ne fût-ce que pour protéger, au besoin, une femme insultée.

Mais l’objet capital du mobilier appartenant à M. Feeder était un grand pot vert à tabac, que Toots lui avait rapporté, en cadeau, à la fin des dernières vacances ; il l’avait payé fort cher, comme ayant appartenu en propre au prince régent. Ni M. Toots ni M. Feeder ne pouvaient prendre de ce tabac ou de tout autre, ne fût-ce que quelques grains, sans être saisis tout à coup d’éternuments convulsifs. Néanmoins, c’était leur grand plaisir d’en mouiller avec du thé froid une pleine boîte, de l’étendre sur une feuille de parchemin avec un couteau à papier, et de se dévouer à l’absorber, en en prenant de temps à autre. Tout en bourrant leur nez de cet ingrédient délicieux, ils enduraient avec une constance de martyrs, de véritables tortures, et buvaient, dans l’intervalle, un verre de bière, pour qu’il ne manquât rien à leurs excès glorieux.

Paul, assis en silence avec eux tout près de son protecteur, M. Toots, trouvait dans ces parties de débauche un charme singulier ; et, quand M. Feeder parlait des sombres mystères de Londres, quand il disait à M. Toots qu’il allait profiter des vacances prochaines pour observer de près la capitale dans toutes ses parties ; quand il parlait des arrangements qu’il avait pris, dans ce dessein, pour vivre en pension à Peckam chez deux vieilles filles, Paul le regardait avec respect, comme le héros de quelque livre de voyage ou d’aventures terribles, et avait presque peur d’un pareil tranche-montagnes.

Un soir qu’il était entré dans cette chambre, peu de temps avant les vacances, il trouva M. Feeder occupé à remplir des blancs dans des lettres imprimées, pendant que d’autres, déjà remplies et mises en tas devant lui, étaient pliées et cachetées par M. Toots. M. Feeder s’écria en le voyant : « Ah ! ah ! Dombey, vous voilà donc ? » car ils étaient toujours prêts à lui faire fête et le voyaient chaque fois avec un nouveau plaisir ; et aussitôt il poussa de son côté une des lettres, en ajoutant :

« On ne vous a pas oublié non plus, Dombey. Voilà la vôtre.

— La mienne, monsieur ? dit Paul.

— Oui, votre invitation, » répondit M. Feeder.

Paul ayant regardé la lettre, trouva, imprimée en taille douce, à l’exception de son nom et de la date, qui étaient de la main de M. Feeder, l’invitation suivante :

« Le docteur et Mme  Blimber prient M. Paul Dombey de vouloir bien leur faire le plaisir de passer avec eux la soirée du mercredi 17 courant ; on se réunira à sept heures et demie, et l’on dansera. »

M. Toots lui montra aussi, en lui présentant une lettre toute semblable, que le docteur et Mme  Blimber priaient M. Toots de leur faire l’honneur de passer avec eux la soirée du mercredi 17 courant ; qu’on se réunirait à sept heures et demie, et que l’on danserait. Il s’aperçut aussi, en regardant sur la table devant laquelle était assis M. Feeder, que M. Briggs et M. Tozer et tous les autres élèves étaient invités à faire au docteur et à Mme  Blimber le plaisir de passer avec eux la soirée pour jouir du même divertissement.

M. Feeder lui dit ensuite, à sa grande joie, que sa sœur Florence était invitée, que c’était une fête qui se répétait à chaque semestre, et que les vacances, commençant ce jour-là, il pourrait partir avec sa sœur, après la soirée, si cela lui faisait plaisir ; sur quoi Paul interrompit M. Feeder pour lui dire que cela lui ferait grand plaisir. M. Feeder fit alors entendre à Paul qu’il lui faudrait répondre au docteur et à Mme  Blimber en belle écriture anglaise que M. Paul Dombey les remerciait de leur gracieuse invitation, et qu’il serait heureux d’avoir l’honneur de se rendre chez eux. M. Feeder lui dit enfin, pour terminer, qu’il ferait bien de ne pas faire la moindre allusion à la soirée devant le docteur ni devant Mme  Blimber, parce que les préparatifs et les arrangements préliminaires se faisaient d’après des principes tout à fait classiques et de bon ton, et que le docteur et Mme  Blimber, d’une part, et les jeunes gens, de l’autre, étaient censés, dans leur discrétion respective, n’avoir pas la moindre idée de ce qui se préparait.

Paul remercia M. Feeder de ces instructions, et, mettant son invitation dans sa poche, il s’assit sur un tabouret auprès de M. Toots suivant son habitude. Mais Paul depuis longtemps souffrait de la tête, tantôt plus, tantôt moins ; quelquefois il la sentait bien lourde et bien douloureuse, et, ce soir-là, il y éprouva de telles pesanteurs qu’il fut obligé de la soutenir sur sa main. Cependant elle penchait, penchait toujours, si bien que, peu à peu, elle tomba sur les genoux de M. Toots et y resta comme sans se soucier de jamais se relever.

Ce n’était pas une raison pour être sourd ; mais à son idée, il fallait bien qu’il l’eût été un moment, car ce fut tout au plus s’il entendit M. Feeder lui crier dans l’oreille et le secouer doucement pour attirer son attention. Quand il releva la tête, tout abasourdi, il s’aperçut que le docteur Blimber était dans la chambre, que la fenêtre était ouverte, que son front était tout aspergé d’eau, sans qu’il pût se rendre compte de la façon dont tout cela s’était passé. N’était-ce pas curieux ?

« Ah ! ah ! C’est bien ! c’est bien ! Comment va mon petit ami, maintenant ? dit le docteur Blimber avec bonté.

— Oh ! très-bien ! je vous remercie, monsieur, » répondit Paul.

Mais il lui semblait que le plancher n’était pas dans son assiette ordinaire, car il ne pouvait s’y tenir ferme sur ses jambes ; ni les murs non plus, car ils tournaient, tournaient toujours, et ne s’arrêtaient qu’au moment où il les regardait bien fixement. La tête de M. Toots lui paraissait bien plus grosse et plus éloignée qu’il n’était naturel ; et quand M. Toots le prit dans ses bras pour le porter en haut, Paul remarqua avec surprise que la porte n’était plus à sa place, et il lui sembla que M. Toots marchait droit à la cheminée.

C’était bien aimable de la part de M. Toots de le porter avec tant de bonté jusqu’au haut de la maison, et Paul ne manqua pas de le lui dire. Mais M. Toots répondit qu’il voudrait faire bien davantage pour lui si cela lui était possible, et il montra qu’il pouvait davantage, car il aida Paul à se déshabiller, il l’aida à se coucher, tout cela avec la plus grande sollicitude, puis il s’assit auprès du lit et se mit à rire de son plus gros rire. Pendant ce temps-là, M. Feeder, bachelier ès lettres, appuyé sur le bois du lit, aux pieds du petit Paul, passait ses mains osseuses dans ses petits poils ras de manière à les faire tenir sur sa tête droits comme un i, puis il fit semblant de se battre avec Paul dans les règles tant il était bien aise de le voir beaucoup mieux ; mais ces démonstrations de tendresse avaient quelque chose de si étrange que Paul, incapable de se rendre compte s’il lui fallait rire ou pleurer, se mit à rire et à pleurer tout ensemble.

Comment il se fit que M. Toots disparut et que M. Feeder se trouva changé en Mme  Pipchin, c’est ce que Paul ne pensa jamais à demander et ce qu’il ne fut pas curieux d’approfondir. Mais, quand il vit Mme  Pipchin assise au pied du lit à la place de M. Feeder, il lui cria :

« Surtout, madame Pipchin, ne le dites pas à Florence !

— Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire à Florence, mon petit Paul ? dit Mme  Pipchin en venant près de lui et s’asseyant sur une chaise.

— Ce que j’ai… dit Paul.

— Non, non, répondit Mme  Pipchin.

— Que pensez-vous que j’aie envie de faire, quand je serai grand, madame Pipchin ? » demanda Paul en tournant vers elle sur son oreiller sa petite figure et posant son menton sur ses mains croisées, d’un air tout pensif.

Mme  Pipchin ne put le deviner.

« J’ai envie, dit Paul, de placer tout mon argent dans une même maison de banque, sans chercher à en gagner davantage, et puis de m’en aller à la campagne avec ma chère Florence ; j’aurai un beau jardin, des champs, des bois, et je passerai là avec elle toute ma vie !

— Vraiment ! dit Mme  Pipchin.

— Oui, c’est ce que j’ai envie de faire, dit Paul, quand je… » il s’arrêta et réfléchit un moment.

L’œil gris de Mme  Pipchin scruta cette petite figure pensive.

« Si je deviens grand, » dit Paul.

Puis il se mit aussitôt à parler à Mme  Pipchin de la soirée ; il lui dit que Florence était invitée, qu’il serait bien fier de l’admiration qu’elle causerait à tous les élèves, que tous étaient très-bons pour lui et l’aimaient beaucoup, et que lui les aimait beaucoup aussi, et qu’il en était bien content. Il parla ensuite à Mme  Pipchin de son analyse et lui dit que certainement il fallait bien qu’il fût rococo comme on disait, mais qu’il la priait de lui expliquer pourquoi et ce que cela voulait dire. Mme  Pipchin, pour sortir de ce pas difficile, lui assura qu’il n’était pas du tout rococo, mais Paul ne fut point satisfait de cette réponse, et pour en obtenir une autre plus sincère, il regarda Mme  Pipchin d’un œil si pénétrant, que la vieille dame fut obligée de se lever et d’aller regarder par la croisée pour éviter ses regards.

Il y avait un grave apothicaire qui donnait ses soins dans l’établissement, quand un des élèves était malade ; il était là dans la chambre et près du lit avec Mme  Blimber. Comment étaient-ils venus là et depuis combien de temps y étaient-ils ? Paul n’en savait rien, mais quand il les vit, il se mit sur son séant et répondit tout du long aux questions de l’apothicaire, et le pria même tout bas de ne rien dire à Florence, parce qu’il tenait beaucoup à ce qu’elle vint à la soirée. Il bavarda beaucoup avec l’apothicaire et ils se quittèrent fort bons amis. Quand il eut refermé les yeux et qu’il fut retombé sur son oreiller, il entendit l’apothicaire qui disait en dehors de la chambre et bien loin de lui, peut-être le rêva-t-il, qu’il y avait manque de puissance vitale (qu’est-ce que c’est que cela ? se demanda Paul) et grande faiblesse de constitution.

« Puisque, ajouta l’apothicaire, le petit bonhomme s’est fait une fête de se joindre à ses compagnons pour la soirée du 17, il faudra contenter son envie, s’il ne va pas plus mal. Je suis bien aise d’apprendre de Mme  Pipchin qu’il va retourner dans sa famille le 18. J’écrirai d’ailleurs à M. Dombey avant ce jour-là, quand je connaîtrai mieux la maladie. Il n’y a aucune raison immédiate pour… » Pourquoi ? (Paul n’entendit pas ce mot-là.) « L’enfant est très-intelligent, dit encore l’apothicaire, mais il est bien rococo. »

Qu’était-ce donc que ce rococo, se demandait Paul le cœur palpitant, ce type étrange si visiblement empreint dans ses traits, si évident pour tout le monde et si obscur pour lui ?

Il ne put se l’expliquer ni se fatiguer longtemps la tête à en chercher l’explication. Mme  Pipchin se trouva de nouveau près de lui, si toutefois elle s’était jamais éloignée (il avait cru la voir sortir avec le docteur, mais il l’avait rêvé peut-être). Tout à coup, comme par enchantement, elle tient à la main une bouteille et un verre, et elle lui en présente le contenu. Après quoi Mme  Blimber lui apporta une bonne gelée de viande, et il se trouva si bien que Mme  Pipchin retourna chez elle, cédant à ses instantes prières, et que Briggs et Tozer se couchèrent. Le pauvre Briggs poussait de terribles gémissements en pensant à son analyse, qui l’avait décomposé comme aurait pu le faire une opération chimique, mais il n’en fut pas moins rempli d’attentions pour Paul. Tozer en fit autant et tous les autres aussi ; car, avant d’aller se coucher, ils entrèrent tous dans la chambre, lui disant : « Comment allez-vous, Dombey ? » ou bien : « Bon courage, petit Dombey, » ou d’autres petits mots d’amitié. Quand Briggs se fut mis au lit, il resta éveillé à gémir sur son analyse.

« Ce n’est pas bien, disait-il. On aurait fait l’analyse d’un assassin qu’elle n’eût pas été pire et le docteur Blimber serait-il bien aise d’être ainsi traité si son argent de semaine en dépendait ? Ah ! c’est bien facile, continuait-il, de faire travailler toute l’année un pauvre garçon comme un galérien et puis de dire ensuite que c’est un paresseux ! Ça n’est pas malin de lui chiper deux dîners par semaine et puis de dire que c’est un gourmand ! Si on croit que je vais me soumettre à ce régime-là, on se trompe. »

Et là-dessus il gémissait de plus belle.

Le lendemain matin, avant de jouer son air sur le tam-tam, le domestique myope monta prévenir Paul qu’il pouvait rester couché, ce que Paul fit de grand cœur. Mme  Pipchin revint un peu avant l’apothicaire, et quelques instants après la bonne jeune femme que Paul avait vue nettoyer le poêle le premier jour de son arrivée (oh ! comme ce jour-là lui semblait loin maintenant), la bonne jeune femme lui apporta son déjeuner. Il y eut encore une consultation loin, bien loin de lui, ou peut-être le rêva-t-il encore ; puis l’apothicaire, rentrant avec le docteur et avec Mme  Blimber, dit :

« Oui, je crois, docteur Blimber, qu’il faut laisser ce jeune élève fermer ses livres dès à présent. Les vacances d’ailleurs sont proches.

— Sans doute, dit le docteur Blimber. Mon amie, vous préviendrez Cornélia, je vous prie.

— Certainement, » dit Mme  Blimber.

L’apothicaire se pencha pour examiner de près les yeux de Paul. Puis il lui tâta la tête, le pouls, le cœur avec tant de soin et d’intérêt, que Paul lui dit :

« Je vous remercie, monsieur.

— Notre petit ami, fit remarquer le docteur Blimber, ne s’est jamais plaint.

— Oh ! non, répondit l’apothicaire, il ne devait pas se plaindre.

— Vous le trouvez beaucoup mieux, n’est-ce pas ? dit le docteur Blimber.

— Oh ! certainement, il est beaucoup mieux, monsieur, » répondit l’apothicaire.

Paul était tout occupé, suivant ses habitudes singulières, à se demander ce qui pouvait rendre l’apothicaire aussi distrait, en répondant aux deux questions du docteur Blimber, quand son Esculape venant à rencontrer ses petits yeux souffrants et s’apercevant de son air pensif, sortit tout à coup de sa rêverie pour lui sourire gaiement ; Paul sourit aussi et perdit de vue ce qui le préoccupait.

Il resta couché ce jour-là à s’assoupir, à rêver, à regarder M. Toots ; mais le lendemain, il se leva et descendit en bas. Eh mais, qu’était-il donc arrivé à la grande horloge ? Un ouvrier, monté sur une échelle double, avait enlevé le cadran et fourrait des outils dans les rouages à la lumière d’une chandelle ! C’était pour Paul un grand événement, et il s’assit sur la dernière marche de l’escalier pour suivre l’opération attentivement. De temps en temps il regardait le cadran appuyé tout de travers contre le mur, et était un peu effrayé à l’idée qu’il avait l’air de le lorgner du coin de l’œil.

L’ouvrier, debout sur l’échelle, était très-poli, et dès qu’il aperçut Paul, il lui demanda :

« Comment vous portez-vous ? »

Paul entama donc une conversation avec lui et lui dit qu’il venait d’être un peu malade. La glace étant ainsi rompue, Paul lui fit une foule de questions sur les cloches et sur les horloges : s’il y avait des gens qui veillaient dans les clochers solitaires des églises pour faire sonner les horloges pendant la nuit ? Comment sonnaient les cloches quand une personne était morte ? Si c’étaient d’autres cloches que celles qui sonnent pour les mariages ? Ou bien si leur tintement lugubre n’était qu’un effet de l’imagination des vivants ? Puis, s’apercevant que sa nouvelle connaissance ne savait pas grand’chose sur la cloche du couvre-feu d’autrefois, Paul lui fit le récit de cette institution. Il lui demanda aussi, comme à un homme du métier, ce qu’il pensait de l’idée d’Alfred le Grand, de mesurer le temps en faisant brûler des chandelles ; à quoi l’ouvrier répondit que ce serait la ruine des horlogers, si l’on revenait jamais à ce système. Enfin, Paul continua de regarder l’horloge jusqu’à ce qu’elle eût repris son aspect habituel, et qu’elle eût recommencé sa monotone question, puis l’ouvrier déposant ses outils dans un panier long, lui dit adieu et s’en alla. Mais avant de sortir, il dit tout bas quelque chose au domestique sur le seuil de la porte ; Paul n’entendit que le mot rococo, mais, par exemple, ce mot-là, Paul l’entendit très-bien.

Rococo !… Qu’est-ce que cela voulait donc dire ? et pourquoi cet air triste dont tout le monde prononçait ce mot en parlant de lui ? Qu’est-ce que ce pouvait être ?

Comme il ne travaillait plus, il pensait à cela continuellement, et pourtant pas aussi souvent encore qu’il l’aurait fait s’il n’avait pas eu autant à penser. Mais il avait tant de choses dans la tête qu’il ne faisait que penser du matin au soir.

D’abord Florence allait venir à la soirée. Elle verrait que tous les élèves l’aimaient et cela la rendrait heureuse. Son idée principale était que Florence fût bien persuadée que l’on était bon pour lui, et qu’il était devenu le petit favori de la maison ; parce qu’alors elle penserait sans chagrin au temps qu’il avait passé chez le docteur. Et peut-être serait-elle moins malheureuse quand il la quitterait pour revenir.

Pour revenir !… Cent fois par jour ses petits pieds montaient sans bruit à sa chambre pour y prendre ses livres, ses paperasses, tous les petits riens qui lui appartenaient, pour les mettre en paquet et les emporter chez lui ! Quant au retour, il ne s’en inquiétait guère ; il ne faisait pour cela aucun préparatif ; il n’y avait songé que par occasion, en pensant à sa sœur. Bien au contraire, le but de toutes ses rêveries, de toutes ses allées et venues dans la maison, c’était de la quitter bientôt. Et que de choses, que de choses auxquelles il avait à penser tout le long du jour !

Il allait regarder furtivement ces chambres d’en haut et pensait à leur solitude quand il serait parti ; il se demandait pendant combien de jours, de semaines, de mois, d’années elles continueraient à rester aussi vides, aussi solitaires. Il se demandait encore si un autre enfant (quelque petit rococo comme lui) viendrait s’égarer là quelque jour, pour y voir, comme lui des dessins et des images aussi grotesques dans les meubles et les tapis ; si quelqu’un lui parlerait du petit Dombey, qui avait habité là avant lui.

Il pensait à un portrait placé dans l’escalier, qui le regardait toujours attentivement quand il s’éloignait, le suivant des yeux par-dessus son épaule, et qui, s’il venait à passer là avec un autre camarade, le regardait toujours, sans jamais regarder son compagnon. Ce portrait, il y pensait souvent, et aussi à un tableau suspendu dans un autre endroit où, dans le centre d’un groupe en extase, se voyait une figure qu’il connaissait, une figure entourée d’une auréole, et qui, pleine de douceur, de bonté, d’indulgence, se tenait debout, lui montrant du doigt le ciel.

Mais c’était surtout à la fenêtre de sa chambre que mille pensées se mêlaient à celles-là et se succédaient les unes aux autres, sans interruption, comme les vagues qui se suivent et se pressent. C’était à sa fenêtre qu’il se demandait dans quel lieu vivent les oiseaux sauvages qui sont toujours à planer sur la mer pendant l’orage ; d’où viennent les nuages et où ils commencent ; d’où part le vent dans sa course rapide et où il s’arrête ; si l’endroit où Florence et lui s’étaient tant de fois assis pour rêver et causer de tout cela serait toujours le même sans eux, s’il serait toujours le même pour Florence, en supposant qu’il ne fût pas là et qu’elle allât s’y asseoir toute seule.

Il pensait aussi à M. Toots, à M. Feeder, bachelier ès lettres, et à tous les élèves ; aussi au docteur Blimber, à Mme  Blimber et à miss Blimber ; et puis à sa demeure qu’il allait revoir, à sa tante, à miss Tox, à son père, Dombey et fils, à Walter et au pauvre oncle qui avait eu l’argent dont il avait besoin, et à ce capitaine à la voix rauque, qui avait une main en fer. Outre tout cela, il avait une foule de petites visites à rendre pendant le cours de la journée. Il allait dans la classe, dans le cabinet du docteur Blimber, dans la chambre particulière de Mme  Blimber, dans celle de miss Blimber, et n’oubliait pas même le chien. Car il avait liberté pleine et entière de circuler dans toute la maison et d’y faire tous les petits rangements qu’il voulait ; et comme il avait grand désir de quitter tout le monde en bons termes, il s’occupait de tous à sa manière. Quelquefois il retrouvait dans les livres des passages pour Briggs qui les perdait toujours ; d’autrefois il cherchait dans le dictionnaire des mots pour des jeunes gens qui n’en pouvaient plus ; il tenait les écheveaux de soie de Mme  Blimber pendant qu’elle les dévidait ; il rangeait le bureau de Cornélia ; ou même se glissait dans le cabinet du docteur Blimber, et, assis sur le tapis, tout près de ses doctes mollets, il tournait les sphères tout doucement et faisait le tour du monde ou prenait son vol dans les régions étoilées. Bref, durant ces quelques jours qui précédaient les vacances, et pendant que tous les autres élèves travaillaient à mort à repasser les études de l’année entière, Paul était un élève privilégié comme on n’en avait pas vu encore dans la maison. C’était à peine s’il pouvait le croire lui-même ; mais c’était bien vrai : sa liberté durait d’heure en heure et de jour en jour, et le petit Dombey était caressé par tout le monde. Le docteur Blimber prenait même tant de soin de lui qu’il pria Johnson de sortir de table un jour pour l’avoir appelé, sans y penser, « pauvre petit Dombey. » Paul trouva le docteur bien dur et bien sévère, quoique ces mots l’eussent fait rougir et qu’il se fût demandé pourquoi Johnson le plaignait. Paul ne trouvait pas le docteur bien juste non plus dans cette circonstance, car il était bien certain de lui avoir entendu confirmer lui-même, du poids de son autorité, l’avis de Mme  Blimber, qui disait le soir précédent : « Ce pauvre cher petit Dombey est plus rococo que jamais. » Et vraiment Paul pouvait commencer à croire qu’être maigre et chétif, se fatiguer pour la moindre chose, être toujours prêt à s’étendre partout pour se reposer, c’était là l’explication de ce mot mystérieux, car il ne pouvait s’empêcher de reconnaître que de jour en jour il devenait plus chétif et plus maigre, qu’il se fatiguait d’un rien et se reposait à tout propos.

Enfin le jour de la soirée arriva. Le docteur Blimber dit au déjeuner :

« Messieurs, nous reprendrons le cours de nos études le vingt-cinq du mois prochain. »

À peine ces mots étaient-ils prononcés, que M. Toots, émancipé, mit sa bague à son doigt. Puis quelques moments après, venant à parler du docteur, il l’appela Blimber tout court. Cet acte d’indépendance remplit d’admiration et d’envie les élèves les plus âgés ; quant aux plus jeunes, ils en furent comme épouvantés et parurent surpris que la maison ne lui fût pas tombée sur le corps pour écraser le téméraire.

On ne fit pas la moindre allusion à la fête qui devait avoir lieu le soir même, ni au dîner, ni au déjeuner. Mais pendant toute la journée la maison fut en mouvement, et Paul, dans ses promenades, fit connaissance avec des bancs et des candélabres de forme étrange et variée. Il rencontra même debout, en dehors de la porte du salon, une harpe recouverte d’un grand fourreau vert. Au dîner, il remarqua aussi quelque chose de singulier dans la coiffure de Mme  Blimber ; elle avait l’air d’avoir les cheveux serrés au sommet comme dans un étau. Quant à miss Blimber, elle avait, bien appliqué de chaque côté de ses tempes, un tour gracieux de nattes artificielles, mais on apercevait en dessous ses propres petits cheveux mis en papillottes, et dans une affiche de théâtre, qui plus est ; car Paul put lire au-dessus de l’un des verres de ses lunettes flamboyantes : Théâtre-Royal, et Brighton au-dessus de l’autre verre.

Il y eut dans les chambres des élèves grand déploiement de cravates et de gilets blancs, quand le soir approcha ; et il se répandit dans toute la maison une telle odeur de cheveux roussis, que le docteur Blimber envoya en haut le domestique qu’il chargea de présenter ses compliments à ces messieurs et de leur demander si le feu était à la maison. C’était tout simplement le coiffeur, qui, en frisant leurs cheveux, avait, dans l’ardeur de son zèle, fait trop chauffer ses fers.

Quand Paul fut habillé, ce qui fut bientôt fait, car il se sentait la tête lourde et se trouvait si mal à son aise qu’il ne pouvait pas se tenir longtemps sur ses jambes, il descendit dans le salon. Le docteur Blimber s’y promenait de long en large, en grande tenue, mais il avait toujours son air digne et indifférent ; il n’était pas plus agité que s’il ne s’attendait pas à recevoir plus d’une ou deux personnes en visite.

Peu de temps après, Mme  Blimber parut toute pimpante, à ce que trouva Paul. Elle avait tant de volants à sa jupe, que c’était presque faire un voyage que d’en faire le tour. Miss Blimber descendit aussitôt après sa mère ; elle était un peu étranglée dans son corset peut-être, mais vraiment charmante.

M. Toots et M. Feeder arrivèrent ensuite. Chacun de ces messieurs tenait son chapeau sous son bras, comme s’il venait du bout du monde, et quand le sommelier les annonça, le docteur Blimber s’écria : « Ah ! ah ! ah ! par exemple ! je suis bien aise de vous voir. » M. Toots était tout rayonnant de bijoux et de précieux boutons, et il prenait la chose tellement au sérieux, qu’après avoir donné la main au docteur Blimber et avoir salué Mme  Blimber et miss Blimber, il tira Paul à part, et lui dit : « Que pensez-vous de cela, Dombey ? »

Mais, malgré cette modeste confiance en lui-même, M. Toots semblait être dans la plus grande perplexité sur un point important. Fallait-il mettre le dernier bouton de son gilet, et, toutes réflexions faites, devait-on porter ses manchettes relevées ou non ? Ayant remarqué que celles de M. Feeder étaient relevées, M. Toots releva les siennes ; mais les manchettes du premier qui vint ensuite étant baissées, M. Toots baissa les siennes. Quant aux gilets, à mesure que les invités arrivaient en plus grand nombre, ils se trouvaient boutonnés de tant de manières différentes, soit en haut soit en bas, que M. Toots promenait continuellement ses doigts sur cet article de toilette, comme s’il eût joué un air sur un instrument, et finit par trouver cet exercice des plus fatigants à exécuter.

Tous les jeunes gens bien cravatés, bien frisés, bien chaussés, et le chapeau à la main, ayant été annoncés et introduit chacun à leur tour, M. Baps, le maître de danse, entra accompagné de Mme  Baps, que Mme  Blimber reçut avec une bonté parfaite et une condescendance marquée. M. Baps était un très-grave personnage, parlant lentement et en mesure. Il y avait à peine cinq minutes qu’il était sous le lustre, qu’il commença à parler à Toots, qui avait déjà eu le temps de comparer sans rien dire ses souliers vernis avec les siens.

« Monsieur, lui dit-il, que feriez-vous de vos matières brutes, si elles arrivaient dans les ports à la place de votre or ? »

La question embarrassa fort M. Toots, qui répondit :

« Il faudrait les dégrossir. »

Mais M. Baps n’eut pas l’air de trouver bon cet expédient.

Paul, à ce moment, se laissa glisser de dessus un des coussins du canapé où il avait établi son observatoire, et descendit dans la pièce où l’on devait prendre le thé, pour voir plus tôt arriver Florence. Depuis près de quinze jours, il ne l’avait pas vue, car il était resté chez le docteur Blimber le samedi et le dimanche précédents, de peur de s’enrhumer dehors. Justement elle arrivait : si jolie dans ses simples vêtements de bal, son bouquet de fleurs naturelles à la main, que Paul, quand elle se fut agenouillée pour jeter ses bras autour de son cou, et le couvrir de baisers (car il n’y avait dans la chambre que la bonne Mélia et une autre jeune femme pour l’aider à servir le thé), elle était si jolie, qu’il ne pouvait se décider à la laisser se relever et à se séparer de ses yeux si brillants et si tendres qui se miraient dans les siens.

« Mais qu’y a-t-il donc, Florence ? demanda Paul, presque sûr d’y voir rouler une larme.

— Rien, mon chéri, rien, je vous assure, » répondit Florence.

Paul toucha doucement sa joue avec un de ses petits doigts, et c’était bien une larme !

« Pourquoi donc, Florence ? dit-il.

— Nous retournerons tous deux à la maison, mon amour, et je vous dorloterai, dit Florence.

— Vous me dorloterez ! » répéta Paul.

Que signifiait cela ? se demandait Paul. Pourquoi aussi les deux jeunes femmes avaient-elles l’air aussi sérieux ? Pourquoi Florence détourna-t-elle un moment son visage, pour le ramener presque tout de suite vers lui, tout chargé de sourires ?

« Florence, dit Paul, en jouant avec une boucle de ses cheveux noirs, dites-moi, petite sœur, est-ce que vous trouvez que je suis devenu plus rococo ? »

Sa sœur se mit à rire, le caressa et lui répondit : « Mais non.

— C’est que je sais bien qu’on le dit, reprit Paul, et je voudrais bien savoir ce que cela veut dire, Florence ? »

Un double coup frappé vigoureusement à la porte, fit sauver Florence du côté de la table, et interrompit leur conversation.

Paul vit encore avec surprise Mélia chercher à consoler Florence, mais les nouveaux venus, annoncés par le coup de marteau, chassèrent promptement cette idée de sa tête.

C’était sir Barnet Skettles, lady Skettles, et le jeune Skettles, leur fils. Ce dernier devait entrer, comme élève, dans la maison après les vacances, et déjà la renommée, dans la chambre de M. Feeder, s’était beaucoup occupée de son père, qui faisait partie de la chambre des communes. « C’était un homme d’un rare mérite, avait dit M. Feeder, et le président n’avait qu’à lui faire un signe, on pouvait dire d’avance que les radicaux seraient joliment battus (il est vrai qu’il y avait déjà trois ou quatre ans qu’on attendait son premier discours).

« Quelle est donc cette chambre ? dit lady Skettles à Mélia, l’amie de Paul.

— C’est le cabinet du docteur Blimber, madame, » répondit-elle.

Lady Skettles en fit la revue avec son lorgnon, et dit à sir Barnet Skettles avec un signe de tête approbateur : « C’est très-bien. » Sir Barnet fut du même avis, mais le jeune Skettles ne parut pas aussi émerveillé.

« Et ce petit enfant ! dit lady Skettles, en se tournant vers Paul, est-ce un des…

— Un des jeunes messieurs, oui, madame, dit la bonne amie de Paul.

— Quel est votre nom, mon petit pâlot ? dit lady Skettles.

— Dombey, » répondit Paul.

Sir Barnet Skettles se joignit aussitôt à la conversation « J’ai eu l’honneur, dit-il, de dîner avec monsieur votre père dans un banquet, j’espère qu’il se porte toujours bien. » Puis le petit Paul l’entendit qui disait à lady Skettles : « De la Cité, un homme très-riche et très-honorable, le docteur m’en avait parlé. » Il se retourna ensuite vers Paul et ajouta : « Voudrez-vous bien dire à monsieur votre père, que sir Barnet Skettles a été charmé d’apprendre qu’il se porte bien et lui envoie ses sincères compliments.

— Oui, monsieur, répondit Paul.

— Voilà, mon fils, un brave garçon, dit sir Barnet Skettles, et il appela le jeune Skettles qui se vengeait déjà, par anticipation, sur un plum-pudding, des études à venir. Barnet, lui dit-il, voici un jeune monsieur avec lequel il faudra faire connaissance. Vous entendez, c’est un jeune monsieur dont vous pourrez faire la connaissance et il appuya avec intention sur la permission donnée.

— Quels yeux ! quels cheveux ! quelle charmante figure dit avec vivacité lady Skettles à voix basse en lorgnant Florence.

— C’est ma sœur, » dit Paul en la lui présentant.

Les Skettles furent dès lors au comble de la satisfaction, et comme lady Skettles s’était, dès l’abord, prise d’affection pour Paul, elle lui donna la main pour monter au salon. Sir Barnet Skettles prit soin de Florence et le jeune Barnet les suivit.

Le jeune Barnet ne resta pas longtemps à figurer sur les banquettes, une fois arrivé au salon, car le docteur Blimber le saisit au passage pour le faire danser avec Florence. Paul ne remarqua pas qu’il en parût aussi heureux qu’il devait l’être ; il lui trouva même un air boudeur et insouciant ; mais comme il entendit lady Skettles dire à Mme  Blimber, tout en battant la mesure avec son éventail, que son cher fils était bien certainement amoureux fou de cette ange d’enfant, miss Dombey, était probable que Skettles junior était dans un état de béatitude réelle : apparemment qu’il cachait son jeu.

Le petit Paul fut fort étonné en entrant dans le salon que personne ne se fût assis sur les coussins du canapé, et que tout le monde se rangeât au contraire pour le laisser aller reprendre possession, comme si l’on n’avait pas oublié que c’était là sa place. Personne non plus ne se tint devant lui, quand on s’aperçut qu’il prenait plaisir à voir danser Florence, on laissait même vide un espace assez grand en avant pour qu’il pût la suivre des yeux. Enfin, tout le monde était si bon pour lui, même les étrangers, qui se trouvèrent bientôt fort nombreux, que l’on s’approchait de lui de temps en temps pour lui parler, lui demander comment il se trouvait, s’il n’avait pas mal à la tête, et s’il n’était pas fatigué. Il était très-reconnaissant de tant de bonté et d’attention, et, le dos bien appuyé dans son petit coin sur les coussins, avec Mme  Blimber et lady Skettles sur le même canapé, et Florence qui venait s’asseoir près de lui à la fin de chaque quadrille, Paul semblait vraiment très-heureux.

Florence aurait voulu rester là près de lui toute la soirée, sans danser, mais c’était Paul qui l’obligeait à recommencer ; cela lui faisait, disait-il, tant de plaisir ! Et il disait vrai ; car son petit cœur se gonflait et sa petite figure brillait de joie, quand il voyait comme tout le monde admirait sa sœur ; n’était-elle pas le plus joli bouton de rose dans ce parterre de danseuses ?

Paul, de son petit nid au milieu des oreillers, pouvait voir et entendre presque tout ce qui se passait, comme si tout cela se faisait pour son amusement. Entre autres incidents, il entendit M. Baps, le maître de danse, qui entrait en conversation avec sir Barnet Skettles et lui adressait, sans perdre de temps, la même question qu’il avait faite à M. Toots : « Que feriez-vous de vos matières brutes, si elles arrivaient dans les ports la place de votre or ? » Ceci était pour Paul un tel mystère, qu’il désirait vivement savoir aussi ce que l’on en pourrait faire. Sir Barnet n’était pas embarrassé pour savoir que répondre et il en dit fort long ; mais il paraît que la question ne fut pas encore résolue, au gré de M. Baps, car il répliqua : « Oui, certainement, mais supposez que la Russie y entre avec ses suifs ? » Ce qui parut couper la parole à sir Barnet Skettles, car il ne sut que secouer la tête là-dessus en disant : « Mais dans ce cas-là, il n’y aurait plus qu’à se rejeter sur les cotons, je suppose. »

M. Baps s’éloigna un moment pour aller tenir compagnie à Mme Baps, qui, se voyant tout à fait délaissée, faisait semblant de suivre sur la musique les morceaux que l’artiste jouait sur la harpe. Sir Barnet Skettles l’accompagna du regard dans l’idée que c’était un homme éminent. Il le dit quelques instants après au docteur Blimber : « Ne serait-ce pas être indiscret de vous demander qui est ce monsieur ? N’a-t-il pas été ministre du commerce ?

— Non, répondit le docteur Blimber, je ne crois pas. C’est tout bonnement un professeur de…

— De quelque science en rapport avec la statistique, je le parierais ? dit sir Barnet Skettles.

— Mais non, sir Barnet, répondit le docteur Blimber en se frottant le menton, non, pas précisément.

— De quelque science exacte alors, c’est immanquable ?

— Eh bien ! oui, dit le docteur Blimber, mais pas tout à fait du même genre. M. Baps est un très-digne homme, sir Barnet, mais c’est tout bonnement notre maître de danse. »

Paul fut étonné de voir que l’opinion de sir Barnet Skettles sur M. Baps avait changé tout à coup à cette nouvelle, au point qu’il s’éloigna furieux en lançant du bout du salon des regards de colère du côté de M. Baps. Sir Barnet alla même jusqu’à jurer, en racontant à lady Skettles ce qui s’était passé, ajoutant qu’il fallait qu’un homme fût bien im-per-ti-nent pour se permettre une telle im-pu-dence.

Paul remarqua encore autre chose ; M. Feeder après avoir absorbé plusieurs verres de bichoff commença à s’animer. On dansait en général d’une manière cérémonieuse et la musique était presque solennelle, un peu dans le genre des musiques d’église. Mais quand M. Feeder eut absorbé ses verres de bichoff, il dit à M. Toots qu’il allait donner un peu de mouvement à la chose. Aussitôt il se mit à danser non-seulement comme s’il ne s’agissait que de danser, mais il excita en dessous le musicien à jouer des airs ébouriffants. Puis il devint tout à fait galant auprès des dames, et, en dansant avec miss Blimber, il lui dit tout bas, oui vraiment, il lui dit tout bas ! mais non pas si bas que Paul ne pût les entendre, ces deux vers remarquables :

Mon cœur, fût-il le plus faux de la terre,
Ne le serait jamais pour vous !

Et ces deux vers, Paul l’entendit les répéter à quatre demoiselles les unes après les autres ; aussi avait-il bien raison de dire à M. Toots qu’il pourrait s’en repentir le lendemain ! Mme  Blimber fut quelque peu effrayée de cette conduite, jusqu’à un certain point inconvenante ; mais ce qui la préoccupait le plus, c’était le changement opéré dans le caractère de la musique. Déjà le musicien commençait à faire entendre de ces airs populaires qui courent les rues, et cela risquait naturellement de blesser lady Skettles. Mais lady Skettles eut la bonté de dire à Mme  Blimber qu’elle ne se tourmentât pas de si peu de chose, et ce fut avec la plus grande amabilité qu’elle écouta les explications données par Mme  Blimber sur l’entrain de M. Feeder qui allait quelquefois trop loin dans ces circonstances. Lady Skettles trouva même que, pour son état il avait l’air fort bien et daigna ajouter que son genre de coiffure sans prétention lui plaisait infiniment : on se rappelle que M. Feeder avait ses cheveux coupés en brosse.

Pendant un moment d’intervalle entre les quadrilles, lady Skettles dit à Paul qu’il semblait fou de la musique. « Oh ! oui, madame, répondit Paul, et si vous l’aimez comme moi, il faut que vous entendiez chanter ma sœur Florence. » Lady Skettles, au même instant, se rappela qu’elle mourait d’envie d’avoir ce plaisir, et elle supplia Florence de chanter. Mais la jeune fille, effrayée de le faire devant tant de monde, s’y refusait de tout son pouvoir, quand Paul l’appelant près de lui : « Je vous en prie, Florence, lui dit-il, chantez pour moi, petite sœur ! » Aussitôt elle alla droit au piano et commença. Chacun s’écarta un peu pour que Paul pût la regarder à son aise. Quand il la vit assise là toute seule, si jeune, si bonne, si jolie et si tendre pour lui, quand il entendit sa voix cadencée, son timbre si doux et si naturel, la chaîne d’or de toutes ses pensées de bonheur et d’amour s’élever au milieu du silence, il détourna la tête et cacha ses larmes. Et quand on lui dit que la musique était peut-être trop plaintive ou trop mélancolique : « Non, non, répondit-il, elle me va au cœur. »

Tout le monde aimait Florence ; et comment s’en empêcher ! Paul avait bien prévu qu’on l’aimerait tout de suite. Assis dans son coin au milieu de ses oreillers, ses petites mains croisées bien tranquillement et une jambe repliée nonchalamment sous lui, on aurait eu peine à concevoir le bonheur, la joie qui inondait son petit cœur, ou le calme heureux qu’il goûtait pendant qu’il regardait sa sœur. Les éloges prodigués à Florence par tous les élèves arrivaient jusqu’à lui. « C’est la sœur de Dombey, disait-on. Qu’elle est jolie ! Qu’elle est simple et modeste ! » On ne tarissait pas sur ses qualités, sur son esprit, et Paul se sentait ému et touché, comme si la brise de cette soirée d’été les eût entourés, lui et sa sœur, d’un souffle sympathique.

Pourquoi ? il ne pouvait s’en rendre compte ; car tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il sentait et pensait ce soir-là, soit présent, soit absent, le réel ou le passé, tout se mêlait, tout se fondait ensemble comme les couleurs se fondent dans l’arc-en-ciel, ou dans le riche plumage des oiseaux que le soleil fait chatoyer, ou encore dans les douces teintes du ciel, au moment où l’astre va disparaître à l’horizon. Toutes les choses auxquelles il avait dû penser depuis quelque temps, il les voyait passer devant lui dans la musique, non plus comme réclamant encore son attention ou devant l’occuper désormais, mais comme des choses terminées, réglées à tout jamais. Il y avait bien des années qu’il avait pris plaisir à regarder par une fenêtre solitaire un océan bien loin, bien loin. Et chaque fois, en contemplant les eaux, les pensées qui, la veille encore l’occupaient, s’endormaient calmes et tranquilles comme des vagues mourantes. Eh bien ! ce même murmure mystérieux qu’il admirait souvent encore, couché sur le bord de la mer, il croyait l’entendre résonner dans la romance de sa sœur, dans le bruit des voix, dans le mouvement des pieds ; il le retrouvait dans les figures qui passaient devant ses yeux, et jusque dans la bonté pleine de gaucherie de M. Toots qui venait à tout moment lui donner des poignées de main. Il entendait ce doux murmure lui parler à l’oreille à travers ces attentions dont il était entouré, et s’imaginait, sans savoir pourquoi, que sa réputation de petit rococo s’y rattachait étroitement. C’est ainsi que le petit Paul restait assis, écoutant, rêvant, songeant, regardant et se trouvant heureux.

Il resta ainsi jusqu’au moment de son départ qui fit sensation dans la soirée. Sir Barnet Skettles amena près de lui le jeune Skettles pour lui serrer la main et le prier de ne pas oublier de présenter ses sincères compliments à son cher père, et de lui dire que sir Barnet Skettles espérait que leurs deux fils deviendraient amis intimes. Lady Skettles l’embrassa, écarta ses cheveux de son front et le prit dans ses bras. Mme  Baps elle-même (pauvre Mme  Baps ! Paul lui en sut gré) quitta sa place auprès du cahier de musique du joueur de harpe pour lui dire adieu d’une façon aussi affectueuse que toutes les personnes qui étaient dans la chambre.

« Adieu, docteur Blimber, dit Paul en lui tendant la main.

— Adieu, mon petit ami, répondit le docteur.

— Je vous remercie bien, monsieur, dit Paul regardant timidement son visage sévère. Dites, je vous prie, qu’on prenne soin de Diogène. »

Diogène était le chien, qui jamais, avant Paul, n’avait admis personne à son amitié. Le docteur promit qu’on aurait, en l’absence de Paul, le plus grand soin de Diogène. Paul le remercia encore, échangea avec lui une nouvelle poignée de main, dit adieu à Mme  Blimber et à Cornélia d’un ton si cordial que Mme  Blimber oublia tout à fait de parler de Cicéron à lady Skettles, quoiqu’elle y eût pensé toute la soirée. Quant à Cornélia, elle prit dans les siennes les deux mains de Paul et lui dit : « Dombey, Dombey, vous avez toujours été mon élève favori. Que Dieu veille sur vous ! » Et c’était bien une preuve, pensait Paul, qu’on se trompe facilement sur les gens. Car miss Blimber pensait certainement ce qu’elle disait, et pourtant c’était une rude maîtresse.

« Dombey s’en va ! Le petit Dombey s’en va ! » Tel fut le bruit qui courut bientôt parmi tous les jeunes gens, et qui fut suivi d’un mouvement général pour accompagner Paul et Florence jusqu’en bas dans le vestibule. Toute la famille Blimber fut entraînée dans le mouvement, et M. Feeder remarqua tout haut que jamais, à sa connaissance, chose pareille ne s’était vue pour le départ d’un élève ; seulement, on pouvait se demander si les verres de bichoff n’étaient pas pour quelque chose dans cette assertion. Les domestiques, le sommelier à leur tête, semblaient tous s’intéresser au départ du petit Dombey ; le jeune homme myope, en portant ses livres et ses paquets dans la voiture qui devait l’emmener lui et Florence passer la nuit chez Mme  Pipchin, était visiblement ému.

Le sentiment délicat que Florence avait inspiré à tous les jeunes gens, car ils en raffolaient tous, ne put les empêcher de prendre congé de Paul de la manière la plus bruyante. Ils agitaient leurs chapeaux en signe d’adieu, se précipitaient en bas de l’escalier pour lui serrer la main, criaient tous chacun de leur côté : « Dombey, ne m’oubliez pas ! » et se livraient à des transports de tendresse tout à fait inusités chez ces jeunes Chesterfields. Paul disait tout bas à Florence, qui l’enveloppait, avant qu’on ouvrît la porte : « Les entendez-vous ? Pourrez-vous jamais oublier cela ? Êtes-vous contente de voir comme on m’aime ? » Et pendant qu’il lui parlait ses yeux brillaient de joie.

Une dernière fois, il regarda toutes ces figures tournées de son côté. Quel mouvement ! Quelle animation ! Et que de monde, que de têtes pressées, empilées l’une sur l’autre comme dans une salle de spectacle ! Elles semblaient nager devant lui comme des figures agitées dans une glace mouvante ; puis, l’instant d’après, il se trouva dans la sombre voiture, serré tout seul contre Florence. À partir de ce moment, s’il vint à penser à la demeure du docteur Blimber, il se la rappela toujours telle qu’il l’avait vue cette dernière fois. Mais ce ne fut pour lui qu’un passé comme le reste, et non une réalité ; un rêve tout pur où il ne voyait que des yeux.

Il n’en avait pas fini encore cependant avec la maison du docteur Blimber. Il restait encore quelque chose. Il restait M. Toots. Tout à coup une des glaces de la voiture s’abaissa, et M. Toots, regardant dans l’intérieur, s’écria en riant de son rire le plus magnifique : « Dombey est-il là ? » et, sans attendre de réponse, il la referma aussitôt. Mais M. Toots n’avait pas dit encore son dernier mot ; car, avant que le cocher eût donné le coup de fouet, l’autre glace de la voiture s’abaissa subitement, et la tête de Toots apparut encore riant du même rire et demandant encore de la même voix : « Dombey est-il là ? » et il disparut comme la première fois.

Comme Florence rit de bon cœur ! Paul s’en souvenait souvent et riait aussi quand il y pensait.

Mais il se passa encore bien des choses ensuite, le lendemain et puis encore plus tard, bien des choses qu’il ne pouvait se rappeler que bien confusément. Pourquoi restèrent-ils chez Mme  Pipchin des jours et des nuits, au lieu d’aller coucher chez eux ? Pourquoi était-il resté couché, avec Florence à son chevet ? Avait-il vu réellement son père dans sa chambre, ou bien n’avait-il vu qu’une grande ombre sur le mur ? Avait-il réellement entendu son médecin dire de quelqu’un : « Si vous l’aviez emmené avant d’avoir satisfait ses désirs, d’autant plus forts qu’il était faible, il est probable qu’il serait mort. »

Il ne pouvait pas même se rappeler s’il avait dit véritablement bien des fois à Florence : « Oh ! Florence, emmenez-moi à la maison et ne me quittez jamais ; » mais il lui semblait bien qu’il le lui avait dit. Et quelquefois il croyait s’être entendu lui-même répéter en effet : « Oh ! Florence, emmenez-moi à la maison, emmenez-moi à la maison ! »

Mais, quand il fut arrivé chez son père, et qu’on l’eut monté, par cet escalier bien connu, il se rappela le roulement d’une voiture durant plusieurs heures de suite, pendant qu’il était couché sur une banquette, avec Florence près de lui et la vieille Mme  Pipchin assise en face. Il se rappela aussi son ancien lit quand on l’y eut couché, et sa tante, et miss Tox, et Suzanne ; mais il y avait quelque chose encore, quelque chose de tout nouveau qui le préoccupait.

« Je voudrais bien parler à Florence, dit-il, à Florence toute seule pendant un moment. »

Elle se pencha vers lui et tout le monde s’écarta.

« Florence, ma chérie, papa n’était-il pas dans le vestibule, quand on m’a descendu de la voiture ?

— Oui, mon ami.

— N’est-il pas parti en pleurant dans sa chambre quand il m’a vu, dites-moi, Florence ? »

Florence secoua la tête comme pour lui dire qu’il s’était trompé, et pressa ses lèvres contre la joue de son frère.

« Je suis bien content qu’il n’ait pas pleuré, dit le petit Paul. Je l’avais cru. Florence, ne leur dites pas ce que je vous ai demandé. »