Dombey et fils (Dickens)/I/16

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 247-253).


CHAPITRE XVI.

Ce que disaient toujours les vagues.


Paul n’était pas sorti de son petit lit. Il y était couché bien tranquillement, écoutant les bruits de la rue, sans s’inquiéter beaucoup de la manière dont le temps s’écoulait, mais s’en rendant bien compte cependant, et suivant tout ce qui se passait autour de lui d’un œil attentif.

Quand les rayons du soleil pénétraient dans sa chambre au travers des jalousies, agitées par le vent, et venaient onduler sur le mur comme des vagues dorées, il savait que la nuit approchait et que le ciel était rouge et beau. Quand la lumière s’affaiblissait et que l’ombre continuait de grimper sur le mur, il la regardait devenir plus sombre, plus sombre, plus sombre jusqu’à ce qu’elle fût enfin la nuit. Il se disait alors que les longues rues étaient, de place en place, éclairées par le gaz et que les étoiles brillaient d’un éclat paisible dans le ciel. Mais c’était vers le fleuve que son imagination se sentait singulièrement entraînée. Il savait qu’il traversait la ville. Comme il devait être noir, alors ! Comme il devait paraître profond, tandis que des milliers d’étoiles venaient s’y réfléchir ! Mais surtout comme il allait droit à la mer, toujours, toujours, sans s’arrêter jamais !

À mesure que la nuit avançait, que les pas devenaient si rares dans la rue qu’il pouvait les entendre venir, les compter même, quand ils s’arrêtaient, et les perdre dans le vide, quand ils s’éloignaient, il restait à regarder de son lit les cercles irisés qui se formaient autour de la bougie et attendait patiemment le jour. Le fleuve seul venait le troubler, le fleuve, si prompt et si rapide. Quelquefois il voulait l’arrêter, le repousser avec ses petites mains, y jeter du sable pour le retenir, et, quand il le voyait couler malgré tous ses efforts, il jetait un cri de terreur. Mais alors un mot de Florence, qui ne quittait pas son chevet, le rappelait à lui. Il appuyait sa pauvre tête sur le sein de sa sœur, lui parlait de son rêve et souriait.

Quand le jour commençait à poindre de nouveau, il épiait le retour du soleil, et, quand les gais rayons de l’astre venaient éclater dans la chambre, il se figurait voir, que dis-je, il voyait en effet les hautes tours de l’église se dresser sur le fond azuré du ciel aux premières lueurs du matin ; il voyait la ville sortir de son engourdissement, s’éveiller, revivre encore ; il voyait le fleuve couler tout brillant, mais toujours aussi rapide, et la campagne étincelante de rosée. Des sons, des cris qui lui étaient familiers, se faisaient entendre par degrés dans la rue sous ses fenêtres ; les domestiques allaient et venaient dans la maison ; des figures paraissaient à la porte de sa chambre, et des voix demandaient tout bas de ses nouvelles. Paul répondait toujours lui-même : « Je vais mieux, disait-il, merci, je vais beaucoup mieux ! Dites-le à papa ! »

Peu à peu, le mouvement de la journée, le bruit des voitures et des charrettes, les allées et venues des passants le fatiguaient. Il s’endormait ou bien se sentait poursuivi sans relâche, entre la veille et le sommeil, par la pensée fatigante de ce fleuve irrésistible. Eh ! quoi ! ne s’arrêtera-t-il donc jamais ? disait-il à Florence. Il me semble qu’il m’entraîne avec lui ! »

Mais Florence le calmait et le rassurait, et le plus grand bonheur qu’il pût avoir, chaque jour, était de lui faire reposer la tête sur son propre oreiller pour s’y endormir un peu.

« Vous veillez toujours près de moi, Florence, c’est à mon tour à vous veiller maintenant ! » On calait alors des oreillers dans un coin de son lit, et il y restait appuyé, pendant que Florence était couchée près de lui. Bien des fois, il se penchait en avant pour l’embrasser, et disait tout bas à ceux qui étaient là : « Elle est fatiguée, voyez-vous. Voilà tant de nuits qu’elle veille près de moi ! »

Ainsi le jour passait. La chaleur et la lumière diminuaient peu à peu, et c’était le tour des vagues dorées à revenir danser sur le mur.

Trois graves docteurs, ni plus ni moins, le visitaient chaque jour. Ils avaient l’habitude de se réunir en bas et de monter ensemble dans sa chambre. Le calme y était si grand et Paul les observait avec tant d’attention (quoique jamais il n’eût demandé à personne ce qu’ils disaient) qu’il aurait su les reconnaître rien qu’à la différence du tictac de leurs montres. Mais c’est sur le docteur Parker Peps, qui s’asseyait toujours auprès de son lit, qu’il concentrait surtout son intérêt. Paul avait entendu dire, il y avait longtemps, que c’était lui qui était auprès de sa mère quand elle serra Florence dans ses bras pour rendre le dernier soupir. Il ne pouvait pas oublier cela, dans l’état où il était. Il n’en avait pas peur pour cela : bien au contraire, il l’en aimait davantage.

Il voyait autour de son lit changer toujours les visages, comme la première nuit de sa maladie chez le docteur Blimber. Excepté Florence pourtant qui restait toujours, toujours là. Le docteur Parker Peps se changeait en M. Dombey père, la tête appuyée sur sa main ; la vieille Mme  Pipchin, quand elle avait bien fait son somme dans un grand fauteuil, se changeait en miss Tox, à moins qu’elle ne fût remplacée par la tante, et Paul rouvrait et refermait les yeux, après avoir vu ces changements de décoration sans en éprouver aucune émotion. Il n’y avait que cette personne toujours la tête appuyée sur sa main, qui revenait si souvent, qui restait là si longtemps ; qui était si froide et si grave ; n’ouvrant jamais la bouche ni pour parler ni pour répondre et levant la tête si rarement que Paul commença à se demander languissamment d’abord, puis avec une crainte véritable, quand la nuit fut venue, si cette figure qu’il voyait là toujours assise était bien une personne naturelle.

« Florence, dit-il qu’est-ce que cela ?

— Où mon ami ?

— Là au pied du lit.

— Il n’y a que papa ! »

La figure releva la tête, quitta son siège et venant à côté de lui :

« Mon fils, ne me reconnaissez-vous pas ? » dit-elle.

Paul regarda son visage et il hésita. Était-ce bien son père ?… Mais la figure altérée, qu’il tardait à reconnaître, tressaillit sous son regard avec une expression pénible, et avant qu’il eût pu avancer ses deux mains pour la saisir et l’attirer vers lui, elle s’éloigna vivement du petit lit pour aller à la porte.

Paul regarda Florence, le cœur tout palpitant, mais il se doutait de ce qu’elle allait lui dire et il colla sa petite joue contre ses lèvres pour l’empêcher de parler. La première fois qu’il revit ensuite la figure assise au pied de son lit, il l’appela :

« Ne vous affligez pas pour moi, cher papa, dit-il. Je suis très-heureux, je vous assure. »

Son père s’approcha et se baissa vers lui, mais vite et sans s’arrêter auprès du lit. Paul le prit par le cou et lui répéta les mêmes paroles plusieurs fois, et avec un accent de sincérité profonde ; depuis, il ne le revit jamais ni le jour ni la nuit, dans sa chambre, mais il ne l’en appelait pas moins, lui criant toujours : « Ne vous affligez pas pour moi ! Je suis très-heureux, je vous assure. » C’est ainsi qu’il prit l’habitude de dire chaque matin qu’il allait mieux et qu’il fallait le dire à son père.

Combien de fois les vagues dorées se balancèrent-elles sur le mur ? Combien de nuits le fleuve bien noir, bien noir coula-t-il vers la mer, malgré ses efforts pour l’arrêter ? Paul ne les compta pas et ne chercha pas à le savoir. Mais s’il était possible que l’affection dont il était entouré s’accrût ainsi que sa reconnaissance, chaque jour on lui témoignait plus d’intérêt, et lui, il en montrait plus de gratitude. Que les jours se suivissent, qu’ils fussent plus ou moins nombreux, le pauvre enfant en était venu à ne plus en apprécier le nombre.

Une nuit, il venait de penser à sa mère et à son portrait qui se trouvait en bas dans le salon. Il s’était dit qu’elle avait dû aimer la bonne Florence beaucoup plus que ne faisait son père, puisqu’elle l’avait prise dans ses bras, quand elle s’était sentie mourir ; car lui, son frère qui l’aimait si tendrement, n’avait pas non plus d’autre désir. Le cours de ses pensées l’amena à se demander s’il avait jamais vu sa mère ; car il lui était impossible de se rappeler si on le lui avait dit, oui ou non ; ce soir-là le fleuve coulait si vite et troublait tellement ses pensées !

« Florence, ai-je jamais vu maman ?

— Non, mon ami ; pourquoi ?

— N’ai-je jamais vu une tendre figure comme celle d’une mère me regarder quand j’étais tout petit ? dites, Florence ? »

Il faisait cette question d’un air incertain, comme s’il avait quelque image confuse qui traversait son souvenir.

« Oh ! oui, chéri !

— Laquelle, Florence ?

— Celle de votre vieille nourrice, bien souvent.

— Et où donc est-elle ma vieille nourrice ? dit Paul. Est-ce qu’elle est morte aussi ? Florence, est-ce que nous sommes morts tous, excepté vous ? »

À ces mots il se fit un mouvement dans la chambre, cela dura plus longtemps peut-être, qui sait ? puis le calme revint ; pendant quelques instants Florence, bien pâle, mais souriante, soutenait la tête de son frère sur son bras : son bras tremblait bien fort.

Florence, faites-moi voir ma vieille nourrice, je vous en prie !

— Elle n’est pas ici, mon chéri. Elle viendra demain matin.

— Merci, Florence. »

Paul ferma les yeux sur cette promesse et s’endormit. Quand il s’éveilla, le soleil était haut et la journée était chaude et belle. Il resta un moment tranquillement couché, regardant les fenêtres qui étaient ouvertes et les rideaux agités par le vent ; puis il dit :

« Florence, sommes-nous à demain ? Est-elle venue ? »

Il lui sembla que quelqu’un allait la chercher, c’était Suzanne, peut-être. Paul crut l’entendre lui dire, quand il eut refermé les yeux, qu’elle serait bientôt de retour, mais il ne les ouvrit pas pour la voir. Elle tint sa parole, si toutefois elle était sortie ; mais la première sensation qu’il éprouva fut celle d’un bruit de pas dans l’escalier qui le réveilla, tout entier de corps et d’esprit, et il s’assit droit sur son lit. Il les vit tous alors autour de lui, non plus au travers d’un brouillard comme il les voyait quelquefois dans la nuit. Rien ne troublait plus sa vue. Il les reconnut tous et les appela par leur nom.

« Et qui donc est là ? Est-ce ma vieille nourrice ? » dit l’enfant tournant sa petite figure radieuse vers un nouveau visage qui venait d’apparaître à la porte.

Oh ! oui, oui, c’était bien elle. Une autre n’aurait pas versé de telles larmes à sa vue, ne l’aurait pas appelé ainsi son cher enfant, son joli petit enfant, son pauvre enfant malade. Non, une autre femme ne se serait pas baissée ainsi sur son lit pour prendre sa main flétrie, pour la porter à ses lèvres, pour la presser sur son cœur, comme une femme qui se sent le droit de le choyer et de l’aimer. Non, une autre femme n’aurait pas ainsi oublié tous ceux qui étaient présents pour ne s’occuper que de lui et de Florence et n’aurait pas montré tant de tendresse et de douleur.

« Florence, quelle bonne et douce figure ! dit Paul. Je suis bien aise de la revoir. Ne vous en allez pas, ma vieille nourrice, restez là, près de moi ! »

Tous ses sens étaient bien éveillés, et il entendit prononcer un nom qu’il reconnut.

« Qui donc a parlé de Walter ? demanda-t-il en regardant autour de lui ; quelqu’un a prononcé le nom de Walter. Est-ce qu’il est ici ? Je serais bien content de le voir. »

Personne ne répondit sur le moment ; mais son père dit aussitôt à Suzanne :

« Alors, rappelez-le, et qu’il monte ! »

Après un moment d’attente, pendant lequel il continua de regarder sa nourrice avec un sourire plein de surprise et d’intérêt, s’apercevant avec plaisir qu’elle n’avait pas oublié Florence, Walter parut dans la chambre. Sa figure ouverte et ses manières franches, ses yeux vifs et animés en avaient fait le favori de Paul. Aussi, quand l’enfant le vit, il avança sa main et lui dit :

« Adieu !

— Non, mon enfant, dit Mme  Pipchin en s’approchant vivement de son lit. Non, non, pas adieu ! »

Un instant Paul la regarda de ce même regard pensif et rêveur qu’il avait souvent attaché sur elle, quand ils étaient au coin du feu.

« Ah ! si, reprit-il tranquillement, adieu ! cher Walter, adieu ! »

Et tournant sa tête de son côté, en étendant de nouveau la main :

« Où est papa ? » dit-il.

Ces mots n’étaient pas encore sortis de ses lèvres qu’il sentait sur sa joue le souffle brûlant de son père.

« Souvenez-vous de Walter, cher papa, dit-il tout bas en le regardant. Souvenez-vous de Walter. Je l’aimais beaucoup. »

Sa petite main languissante s’agita de nouveau comme pour crier encore à Walter : « Adieu ! adieu ! »

« Maintenant, couchez-moi, dit-il ; et vous, Florence, venez là, tout près de moi, que je vous voie. »

Le frère et la sœur s’enlacèrent dans les bras l’un de l’autre, et les rayons dorés vinrent tomber tout brillants sur eux, pendant qu’ils se tenaient ainsi serrés l’un contre l’autre.

« Oh ! Florence, comme le fleuve coule vite au milieu des vertes prairies et des roseaux ! Mais le voilà tout près de la mer ! J’entends les vagues ! C’est bien leur voix, c’est bien là ce qu’elles disaient toujours. »

Il ajouta ensuite :

« Le mouvement du bateau sur les eaux me berce et m’endort. Que les rives sont vertes, maintenant ! Que les fleurs, qui croissent sur les bords, sont brillantes ! Et que les roseaux sont hauts ! Voici le bateau qui arrive à la mer, mais il glisse doucement dans ses eaux. Là-bas, là-bas, je vois un rivage ! Qui donc est là debout qui m’y attend ? »

Il croisa ses petites mains comme il avait l’habitude de le faire en priant ; mais ses bras serraient toujours Florence, et ses mains se croisèrent derrière le cou de sa sœur.

« C’est maman ; elle vous ressemble, Florence ; je la reconnais. Oui, c’est bien son visage ! Dites-leur seulement que son portrait qui est au premier dans la pension n’est pas assez divin. À mesure que j’avance vers elle, l’auréole qui ceint sa tête répand sur moi son éclat. »

Le rayon doré revint se balancer sur le mur et rien d’autre ne remua plus dans la chambre.

Ah ! toujours cette vieille histoire, aussi vieille que le temps ! changez, changez, modes du monde, celle-là ne changera jamais ; elle a taillé nos langes, dans le berceau, comme elle taillera notre linceul pour la tombe. Non, non, elle ne changera pas avant que notre race ait épuisé sa course, avant que le firmament qui tourne sur nos têtes soit au bout de son rouleau, cette vieille, vieille mode qu’on appelle la mort !

Oui, mais remerciez Dieu ! vous tous qui la voyez avec moi ; remerciez-le de cette autre loi plus vieille encore que la mort, celle de l’Immortalité ! Et vous, anges des petits enfants, puissiez-vous tourner vers nous des regards consolateurs, quand le fleuve rapide nous entraînera aussi vers l’Océan.

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait miss Tox en sanglotant de nouveau pendant la soirée, comme si son cœur eût été brisé, dire que Dombey et fils ne sera qu’une fille après tout !