Dombey et fils (Dickens)/II/03

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Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 50-63).


CHAPITRE III.

L’unique étude d’un cœur aimant.


Sir Barnet Skettles et lady Barnet Skettles, étaient de bonnes gens qui habitaient une jolie villa à Fulham sur les bords de la Tamise. C’était bien la résidence la plus agréable du monde à l’époque des régates ; mais elle avait aussi ses petits inconvénients, à d’autres époques ; par exemple, quand le fleuve poussait une reconnaissance dans le salon et faisait du même coup disparaître la pelouse et les arbrisseaux.

M. Barnet Skettles donnait une haute idée de son importance personnelle par la manière tout à fait imposante avec laquelle il ouvrait une antique tabatière d’or, et tirait de sa poche un énorme foulard qu’il déployait comme un drapeau, pour s’en servir à deux mains. Sir Barnet n’avait qu’une idée en ce monde, c’était d’augmenter le nombre de ses connaissances ; semblable à une grosse pierre qui tombe dans l’eau (loin de moi l’idée de ravaler un si digne homme par cette comparaison vulgaire), sir Barnet devait, suivant la nature des choses, étendre de plus en plus le cercle de ses connaissances jusqu’à ses dernières limites : ou si vous aimez mieux, semblable au son dont la vibration (je m’en rapporte sur ce point aux découvertes d’un physicien moderne) peut circuler éternellement dans les champs incommensurables de l’espace, M. Barnet Skettles ne pouvait être arrêté que par les limites de son existence dans son voyage de découvertes à travers la société.

M. Barnet se faisait un point d’honneur de mettre les gens en rapport les uns avec les autres. Il aimait la chose pour elle-même ; mais c’était aussi un pas de plus vers son but favori. Par exemple, si M. Barnet avait la chance de mettre la main sur un conscrit naïf ou sur un gentleman de province, et de l’attirer tout doucement dans sa villa hospitalière, M. Barnet ne manquait pas de lui dire, dès le lendemain de son arrivée : « Voyons, mon cher monsieur, n’y aurait-il pas une personne qu’il vous fût agréable de connaître ? Avec quelle personne, ici, désireriez-vous vous rencontrer ? Vous intéressez-vous aux gens de lettres ? aux artistes, peintres ou sculpteurs, aux acteurs ou aux gens de cette sorte ? Cherchez bien. » Le patient, supposons, répondait oui, et nommait quelqu’un que sir Barnet, personnellement, ne connaissait pas plus que Ptolémée Évergète. M. Barnet répondait que rien au monde n’était plus facile, attendu qu’il le connaissait parfaitement. Là-dessus, il se rendait au domicile de la personne en question, laissait une carte et écrivait un petit mot : « Cher monsieur, vous subissez les conséquences de votre éminente position ; un ami, que j’ai à la maison, a le désir de vous voir, désir bien naturel que nous partageons, Mme Skettles et moi. Persuadés que le génie se met au-dessus de l’étiquette, nous avons la confiance que vous voudrez bien nous accorder l’insigne faveur de nous faire le plaisir de… etc., etc. » C’est ainsi que M. Skettles faisait, comme l’on dit, d’une pierre deux coups : et il n’y allait pas de main morte.

Le lendemain de l’arrivée de Florence à la maison de plaisance de M. Barnet, celui-ci, tabatière en main, et foulard déployé, lui fit passer l’examen ordinaire. Lorsque Florence lui eut répondu, en le remerciant, qu’il n’y avait personne en particulier qu’elle désirât voir, elle ne put pas s’empêcher de penser pourtant avec douleur au pauvre Walter perdu pour elle. M. Barnet Skettles, cependant, insista et renouvela son offre obligeante en lui disant : « Voyons, ma chère demoiselle, êtes-vous bien sûre que vous ne pouvez vous rappeler le nom de quelque personne dont votre estimable papa…, à qui je vous prie de vouloir bien présenter mes sincères compliments et ceux de Mme Skettles, quand vous écrirez… désirerait vous voir faire la connaissance ? » Il était bien naturel qu’au souvenir de Walter sa pauvre tête alors se penchât un peu, et que sa voix tremblât lorsqu’elle répondit non.

Skettles fils, fort roide au point de vue de la cravate et non moins empesé au point de vue de l’imagination, était venu passer ses jours de congé chez son père : Skettles fils paraissait froissé de l’air de sollicitude avec lequel son excellente mère lui avait recommandé d’être plein d’attention pour Florence. Une autre contrariété plus vive encore, qui avait aigri l’âme du jeune Barnet, c’était la société du docteur et de Mme Blimber qui avaient été invités à venir sous le toit paternel, et dont le jeune homme disait souvent, qu’il aurait bien mieux aimé les voir aller passer leurs vacances à Jéricho.

« Et vous, dit M. Barnet Skettles au docteur Blimber, n’auriez-vous pas quelqu’un à me désigner ?

— Oh ! je vous remercie bien, vous êtes trop bon, monsieur Barnet, répliqua le docteur. Je ne vois vraiment personne que je désire connaître en particulier. J’aime à connaître mes semblables en général, monsieur Barnet, vous savez comme dit Térence :

Tout homme, pourvu qu’il ait un fils, m’intéresse.

— Et madame Blimber, demanda galamment M. Barnet, désire-t-elle voir quelque personne éminente ? »

Mme Blimber répondit avec son sourire aimable et en branlant son chapeau bleu-ciel que, si M. Barnet avait pu lui faire faire la connaissance de Cicéron, elle aurait pris la liberté de le déranger pour cela : mais, comme une telle présentation était impossible, et que Mme Blimber personnellement avait le bonheur de jouir de l’amitié de M. Barnet et de son aimable dame, qu’elle possédait avec son mari, le docteur Blimber, leur confiance pour tout ce qui concernait leur fils chéri (ici on remarque que le jeune Barnet fronça le nez), elle n’avait rien à demander de plus. »

M. Barnet fut donc forcé de se contenter pour le moment de la société réunie chez lui. Florence n’en fut pas fâchée ; car elle avait devant elle à poursuivre une étude sérieuse, qui lui tenait trop à cœur, trop précieuse enfin et trop importante pour qu’elle s’occupât d’autre chose. Il y avait dans la maison quelques enfants : des enfants aussi gais et aussi heureux avec leurs père et mère que les jolis enfants roses que Florence voyait en face de chez elle ; des enfants, dont l’affection ne connaissait pas la contrainte, et pouvait éclater librement. Florence chercha à surprendre leur secret et à découvrir ce qui lui manquait pour être comme eux ; quel était cet art si simple qu’ils connaissaient et qu’elle ne connaissait pas ; comment elle pourrait apprendre d’eux à montrer à son père qu’elle l’aimait et à conquérir son affection en retour.

Florence passa plus d’une journée à observer attentivement ces enfants : plus d’une fois, par une belle matinée, à l’heure où le soleil se levait tout resplendissant de gloire, elle quittait sa chambre ; et se promenant seule sur la plage, avant que personne remuât dans la maison, elle regardait les fenêtres de leurs chambres et pensait à ces petits êtres endormis, objets de soins si touchants, de pensées si affectueuses. Florence alors se sentait plus seule que dans le désert de la grande maison Dombey : quelquefois, elle se prenait à penser en elle-même qu’elle était mieux chez son père ; qu’il y avait plus de tranquillité pour elle à se cacher là qu’à venir se mêler ici aux enfants de son âge, pour constater toute la différence qu’il y avait entre eux. Mais tout entière à son étude, quoique blessée au vif à chaque feuillet qu’elle tournait dans ce livre si sévère de l’expérience, elle resta au milieu de ces enfants, cherchant avec une espérance résignée à acquérir cette science qui lui coûtait tant de peines.

Mais, hélas ! comment l’acquérir ? par où commencer le charme qui devait opérer ? toutes ces filles, qu’elle voyait se lever le matin et se coucher le soir, elles possédaient déjà depuis longtemps le cœur de leur père. Elles n’avaient aucune répugnance à vaincre, aucune froideur à redouter, aucun visage triste à rasséréner. À l’approche du matin, lorsque les fenêtres s’ouvraient l’une après l’autre, que la rosée commençait à mouiller les fleurs et le gazon et que de jeunes pieds commençaient aussi à courir sur la pelouse, Florence, jetant les yeux sur ces visages brillants de bonheur, se demandait ce qu’elle pouvait apprendre de ces enfants. Ils étaient déjà trop avancés dans cette étude dont elle cherchait encore l’a b c. Il était trop tard pour apprendre d’eux quelque chose ; chacune des jeunes filles qu’elle voyait pouvait s’approcher sans crainte de son père, tendre son front pour recevoir un baiser qu’on ne refusait pas, et mettre son bras autour d’un cou qui se baissait pour se prêter à ses caresses. Elle ne pouvait pas du premier coup commencer par être aussi hardie, elle. Grand Dieu ! devait-elle voir ses espérances diminuer à mesure qu’elle poursuivait davantage son unique étude !

Elle se rappelait parfaitement que cette vieille sorcière elle-même qui l’avait enlevée, quand elle était encore toute petite (sa figure, sa demeure, ce qu’elle avait fait, tous ces détails étaient restés gravés dans sa mémoire et y avaient laissé l’impression profonde d’un événement terrible au début de son existence), oui, elle se rappelait parfaitement que même cette vieille voleuse d’enfants lui avait parlé de sa fille avec tendresse : elle n’avait pas oublié les cris terribles qu’elle avait poussés au souvenir de la peine que lui avait causée cette séparation sans espoir. Mais il est vrai que sa mère à elle l’avait aussi tendrement aimée, se disait-elle, quand elle se la rappelait. Et alors, quand son esprit revenait tout à coup à mesurer l’abîme qui la séparait de son père, elle en tremblait quelquefois, et un torrent de larmes inondait son visage : elle se figurait que, si sa mère eût continué de vivre, elle ne l’aurait pas aimée non plus, parce qu’il lui manquait cette grâce mystérieuse qui, sans cela, aurait dû lui concilier l’affection de son père dès son berceau. Elle reconnaissait bientôt que son imagination faisait injure à la mémoire de sa mère, que ses craintes n’étaient ni réelles, ni fondées ; et cependant, elle faisait des efforts si énergiques pour justifier son père, pour attirer tout le blâme sur elle seule, qu’elle ne pouvait empêcher ces pensées tristes de traverser son esprit, comme de sombres nuages.

Parmi les visiteurs de la maison Barnet, on vit arriver immédiatement après Florence une belle jeune fille, plus jeune qu’elle de deux ou trois ans ; c’était une orpheline qu’accompagnait une dame âgée, sa tante : cette dame parlait beaucoup à Florence et avait beaucoup de plaisir, comme tout le monde du reste, à l’entendre chanter le soir, et s’asseyait toujours à cette heure, à côté d’elle, avec l’intérêt d’une mère. Il y avait déjà deux jours qu’elles étaient dans la maison. Par une chaude matinée d’été, Florence, sous un berceau du jardin, contemplait à travers le feuillage un petit groupe de jeunes filles assises sur la pelouse. Elle s’amusait à tresser une couronne pour la tête de l’une d’elles, la favorite et le boute-en-train de la société. Florence entendit les pas de la dame et de sa nièce qui se promenaient dans un fourré tout près d’elle et prononçaient son nom.

« Ma tante, dit l’enfant, est-ce que Florence est orpheline comme moi ?

— Non, mon ange ; elle n’a plus de mère, mais son père vit encore.

— Est-ce donc le deuil de sa maman qu’elle porte encore ? demanda vivement l’enfant.

— Non, c’est le deuil de son frère.

— Elle n’a pas d’autre frère ?

— Non.

— Pas de sœur ?

— Non.

— C’est bien dommage ! » dit la petite fille.

Puis bientôt elles s’arrêtèrent à regarder des bateaux et restèrent silencieuses. Florence qui s’était levée en entendant prononcer son nom, et qui avait ramassé ses fleurs pour aller au-devant d’elles afin de leur faire voir qu’elle pouvait les entendre, s’assit et continua sa couronne, ne croyant pas qu’elles dussent reprendre ce sujet ; mais la conversation recommença quelques instants après.

« Florence est aimée de tout le monde ici et mérite de l’être assurément, dit l’enfant avec sentiment. Où est son papa ? »

La tante répondit, après un moment de silence, qu’elle l’ignorait. L’inflexion de sa voix, en faisant cette réponse, fit relever la tête à Florence : toute saisie, elle resta comme clouée à sa place, serrant sa couronne de fleurs sur son sein pour l’empêcher de tomber. Elle était si émue !

« Il est en Angleterre, j’espère, ma tante, dit l’enfant.

— Je le crois ; oui, oui, je sais qu’il y est.

— Est-il jamais venu ici ?

— Non, je ne crois pas.

— Viendra-t-il la voir ?

— Je ne crois pas.

« Est-ce qu’il est estropié, aveugle, ou malade, ma tante ? » demanda l’enfant.

Les fleurs que Florence tenait contre son sein allaient s’échapper de ses mains, lorsqu’elle entendit ces mots, prononcés d’une façon si singulière. Elle les serra encore plus fort contre elle, et laissa retomber tristement sa tête.

« Catherine, dit la dame après un moment de silence, je vous dirai sur Florence ce que j’ai entendu dire moi-même et ce que je crois la vérité ; mais, n’en dites rien à personne au moins, ma chère, car cela pourrait se savoir ici et votre indiscrétion lui ferait de la peine.

— Oh ! non, jamais je n’en parlerai, s’écria l’enfant.

— Vous n’en parlerez jamais, j’en suis sûre ; je puis me fier à vous comme à moi-même. Eh bien ! ma bonne Catherine, le père de Florence, je le crains, ne s’inquiète pas beaucoup d’elle ; il la voit très-rarement, jamais il n’a été bienveillant pour elle et maintenant il l’évite, il fuit sa présence. Elle l’aimerait tendrement s’il le permettait, mais il ne le veut pas, et cependant il n’y a pas de sa faute, à la pauvre enfant : elle ne peut être pour tous les bons cœurs qu’un objet de vive sympathie, de douce et tendre pitié. »

Les fleurs, presque toutes, tombèrent des mains de Florence, celles, qui lui restaient encore furent mouillées, mais, hélas ! ce n’était pas par la rosée ! et elle cacha son visage dans ses mains défaillantes.

« Pauvre Florence ! chère et bonne Florence ! s’écria l’enfant.

— Savez-vous pourquoi je vous dis tout cela, Catherine ? dit la dame.

— Oui, ma tante ; c’est pour que je sois bonne pour elle et que je cherche à lui être agréable. Est-ce pour cela, ma tante ?

— Oui, dit la dame, il y a un peu de cela, mais c’est encore pour un autre motif. Nous avons beau la voir bien gaie, sourire agréablement à tout le monde, prête à nous rendre service à tous et disposée à prendre part à tous les divertissements : il est impossible qu’elle soit heureuse, n’est-ce pas, Catherine ? ne pensez-vous pas comme moi ?

— Ah ! non, elle ne doit pas être heureuse, dit la petite fille.

— Vous comprenez tout ce qu’elle doit souffrir, en voyant des parents aimer leurs enfants et s’en montrer fiers, comme il y en a justement beaucoup ici.

— Oui, bonne tante, je comprends tout cela très-bien. Pauvre Florence ! »

D’autres fleurs s’échappèrent encore des mains de Florence et jonchèrent le sol ; celles qu’elle tenait encore contre son sein tremblaient comme agitées par le souffle d’un vent d’hiver.

« Catherine, dit la dame, de cette même voix grave, mais douce et affectueuse, qui avait si vivement ému Florence la première fois qu’elle l’avait entendue, de toutes les jeunes filles qui sont ici il n’y en a pas qui puisse être pour elle, à raison de vos malheurs, une amie plus naturelle et moins capable de faire saigner son pauvre cœur. Vous ne pouvez pas comme le font, bien innocemment sans doute, des enfants plus heureux.

— Oh ! ma tante, interrompit l’enfant en se pendant à son cou, il n’y a pas d’enfants plus heureux que moi.

— Vous ne pouvez pas, ma chère Catherine, reprit la dame, lui rappeler son malheur comme d’autres enfants. Aussi, ma chère enfant, la perte que vous avez faite (grâce à Dieu avant que vous pussiez en sentir toute l’importance) vous crée, pour ainsi dire, un titre particulier pour chercher à vous faire aimer de Florence et à vous l’attacher davantage : car vous aussi, l’affection d’une mère vous manque.

— Mais avec vous, ma tante, je ne suis pas privée d’affection, je ne l’ai jamais été.

— C’est vrai, reprit la dame, vous êtes encore moins à plaindre que Florence. Car il n’y a pas au monde d’orpheline aussi abandonnée que celle qui est exilée de l’affection d’un père, quand ce père existe encore. »

Toutes les fleurs gisaient éparses sur la terre et Florence porta ses mains vides alors à sa tête pour se cacher la face, puis elle tomba à genoux, pauvre orpheline ! et pleura amèrement. Mais fidèle à sa foi inébranlable dans sa résolution courageuse, elle s’y cramponna comme sa mère mourante se cramponnait à elle le jour où elle donna la vie à Paul. Puisque son père ignorait combien elle l’aimait, il lui fallait essayer de lui faire connaître un jour ou l’autre la tendresse qu’elle avait pour lui. Cela pouvait demander beaucoup de temps. Les résultats seraient lents sans doute ; mais rien ne devait la décourager. Elle éviterait le moindre mot, le moindre regard, le moindre trouble, qu’on pourrait interpréter d’une façon désobligeante pour lui, ou qui pourrait devenir pour les autres l’occasion de ces insinuations peu flatteuses pour son caractère.

Tout en répondant aux avances de la petite orpheline, vers laquelle elle se sentait attirée naturellement, et qu’elle avait tant de raisons d’aimer, Florence pensait à son père. La choisir pour amie de préférence aux autres, serait accréditer, pensait-elle, aux yeux de l’enfant, aux yeux de bien d’autres encore, peut-être, tous les bruits qui couraient sur la froideur et la dûreté de son père : le plaisir qu’elle éprouverait ne compenserait pas cette injure. La conversation qu’elle avait entendue devait lui profiter ; non pour la consoler, mais pour l’inviter à ménager l’honneur de son père ; et Florence ne manqua pas à la tâche que son cœur s’était imposée.

Elle s’y adonna sans relâche. Si, par exemple, on faisait une lecture et qu’il y eût dans l’histoire quelque allusion à un mauvais père, elle était tourmentée dans la crainte de voir appliquer ce passage à M. Dombey ; elle s’oubliait pour lui. S’agissait-il d’une petite pièce insignifiante que les enfants jouaient entre eux, d’un tableau qu’on montrait, d’un amusement quelconque, c’était toujours la même vigilance. Pour lui prouver ainsi son amour, il lui fallait bien de l’abnégation ! Plus d’une fois, elle regretta d’avoir quitté sa triste et vieille demeure. Elle aurait voulu se retrouver seule et tranquille entre ses quatre murailles. En voyant la douce Florence au printemps de la vie, modeste reine de ces petites fêtes, qui aurait pu deviner tout ce qu’il y avait de pensées pieuses dans ce jeune cœur ? Quand on se sentait glacé devant son père, qui aurait pu se douter des charbons ardents qu’il amassait sur sa tête ?

Florence poursuivait patiemment sa tâche difficile, mais ne réussissant pas à acquérir le secret de la grâce surnaturelle qu’elle cherchait, au milieu des jeunes filles de la maison, elle sortait souvent seule le matin de bonne heure et allait se mêler aux enfants des pauvres. Mais toujours elle les trouvait tous trop avancés aussi dans cette science pour apprendre d’eux quelque chose. Il y avait déjà longtemps qu’ils avaient conquis leur place dans la maison ; il y avait longtemps qu’ils avaient franchi le seuil devant lequel elle était arrêtée, sans pouvoir se faire ouvrir la porte.

Plusieurs fois déjà, elle avait remarqué un homme qui, le matin de bonne heure, était toujours au travail : à côté de lui s’asseyait souvent une jeune fille à peu près de son âge. Cet homme était très-pauvre et ne paraissait pas avoir d’occupation régulière : tantôt il errait sur la plage, à la marée basse, ramassant des épaves dans la vase ; tantôt il travaillait à un petit bout de terrain devant sa cabane ; tantôt il raccommodait une vieille barque qui lui appartenait ou faisait quelque corvée pareille pour un voisin, suivant l’occasion. Quelle que fût la besogne de cet homme, la jeune fille n’était jamais occupée quand elle était avec lui ; elle s’asseyait nonchalamment d’un air maussade, sans jamais l’aider dans son travail.

Florence avait souvent désiré parler à cet homme ; mais elle n’avait pas encore osé le faire, parce qu’il ne se retournait jamais de son côté. Un matin cependant, elle descendit par un petit sentier bordé de saules, qui aboutissait au terrain pierreux situé entre sa demeure et la rivière : le brave homme était penché sur un feu qu’il avait allumé pour calfater sa barque renversée sens dessus dessous. En entendant ses pas, il leva la tête et lui souhaita le bonjour.

« Bonjour, monsieur, dit Florence en s’approchant de lui. Vous êtes à l’ouvrage de bon matin.

— J’y serais volontiers plus matin encore, mademoiselle, si j’avais de l’ouvrage.

— L’ouvrage est donc difficile à trouver ? demanda Florence.

— Pour moi, du moins, à ce qu’il paraît. »

Florence jeta un coup d’œil dans la direction de la jeune fille, toujours assise, ramassée sur elle-même, les coudes sur les genoux et le menton dans ses mains.

— Est-ce votre fille qui est là ? » lui dit-elle.

L’homme leva vivement la tête, et en regardant la jeune fille, son visage s’épanouit : « Oui, répondit-il, c’est ma fille ! » Florence se tourna vers elle et la salua avec bienveillance ; la jeune fille, pour toute réponse, murmura quelque chose d’un air fort peu gracieux, comme si elle était mécontente.

— Est-ce qu’elle n’a pas d’ouvrage non plus ? dit Florence.

— Non, mademoiselle, dit-il en secouant la tête, je travaille pour deux.

— Vous n’êtes donc que deux ? demanda Florence.

— Nous ne sommes que deux, dit l’homme. Sa mère est morte il y a dix ans. Martha, ajouta-t-il en levant la tête et en sifflant pour attirer son attention, dites donc quelque chose à cette jeune et jolie demoiselle. »

La jeune fille fit un geste d’impatience, haussa les épaules et tourna la tête d’un autre côté. Elle était laide, mal faite, d’une humeur désagréable, mal tournée, déguenillée, malpropre… Cela ne l’empêchait pas d’être aimée ! Oh ! oui, elle l’était : car Florence avait vu les regards que son père dirigeait vers elle et, comparés à d’autres regards qu’elle connaissait, quelle différence !

« Je crains bien qu’elle ne soit plus malade ce matin, ma pauvre enfant, dit l’homme en interrompant son travail et en contemplant la jeune fille disgraciée de la nature avec un œil de compassion qui n’en était que plus tendre dans sa rudesse.

— Elle est donc malade ? » dit Florence. L’homme poussa un profond soupir. « Ma pauvre Martha, je suis sûr, dit-il en la regardant toujours, n’a pas eu, depuis cinq ans, cinq pauvres jours de bonne santé.

— Ah ! oui, il y a bien plus longtemps que ça, Jean, dit un voisin qui était descendu pour l’aider à radouber sa barque.

— Plus longtemps que ça, vous croyez ? s’écria l’autre en relevant en arrière son chapeau tout froissé et passant sa main sur son front. C’est possible, il me semble toujours qu’il y a longtemps, bien longtemps.

— Il n’y aurait pas si longtemps, continua le voisin, si vous ne l’aviez pas gâtée, si vous n’aviez pas écouté tous ses caprices, si bien qu’aujourd’hui, Jean, elle en est venue à être à charge à elle-même et aux autres.

— Pas à moi, dit son père, se mettant à la besogne. Non, pas à moi. »

Florence sentit bien qu’il disait vrai ; personne plus qu’elle n’était capable de le sentir. Elle se rapprocha de lui, elle aurait été heureuse de serrer dans les siennes ses mains calleuses et de le remercier de sa bonté pour cette misérable créature, qu’il voyait d’un autre œil que tout le monde.

« Qui donc aurait gâté ma pauvre fille, puisque gâter il y a, si je ne l’avais fait ? dit le père.

— Ah ! s’écria le voisin, c’est juste. Mais vous vous dépouillez pour lui donner. Pour elle, vous vous liez les pieds et les mains ; vous vous rendez l’existence malheureuse. Et s’en inquiète-t-elle ? Croyez-vous qu’elle s’en aperçoive, seulement ?

Le père releva la tête et siffla encore pour appeler sa fille ; Martha répondit en faisant des épaules le même geste d’impatience, mais le pauvre homme n’en demandait pas davantage : il était heureux et content !

« Voilà sa récompense, mademoiselle, dit le voisin avec un sourire qui laissait percer plus de sympathie qu’il n’en témoignait dans ses paroles ; voilà toute sa récompense ! et c’est tout ce qu’il gagne à la garder toujours près de lui, sans la perdre de vue.

— C’est qu’un jour viendra, et il approche depuis longtemps, reprit l’autre en se courbant sur sa barque ; un jour viendra où je n’aurai plus même la consolation de voir remuer un doigt de sa main, ni s’agiter un cheveu de sa tête. On ne ressuscite pas les morts. »

Florence glissa quelques pièces de monnaie près de lui sur la barque et s’éloigna, puis elle s’abandonna à ses pensées. Si elle venait à tomber malade, à dépérir comme son frère chéri, saurait-il alors lui, son père, combien elle l’avait aimé ? lui deviendrait-elle chère au moins, en ces derniers moments ? viendrait-il s’asseoir au chevet de son lit, quand elle serait affaiblie par la maladie, que sa vue pourrait à peine l’apercevoir ? la prendrait-il dans ses bras pour effacer tout le passé ? Serait-il assez indulgent alors pour lui pardonner de n’avoir pas su lui ouvrir son cœur, et pour entendre d’elle avec quelle émotion elle était sortie de la chambre cette nuit qu’elle se rappelait si bien ? Lui permettrait-il de lui avouer alors tout ce qu’elle aurait voulu lui dire, si elle en avait eu le courage, et quels efforts elle aurait faits dans la suite pour apprendre le chemin de son cœur qu’elle avait ignoré pendant son enfance ?

Oh ! oui, s’il la voyait mourante, il s’attendrirait ! Si, avec la sérénité d’une âme qui ne regrette pas de quitter la terre, elle était là, étendue sur ce lit tout plein encore des souvenirs de leur Paul chéri, son cœur se laisserait toucher et il dirait : « Chère Florence, vivez pour moi ; nous nous aimerons autant que nous aurions pu le faire, nous serons aussi heureux que nous aurions pu l’être depuis si longtemps ! » Elle croyait entendre son père lui tenir ce langage, et elle-même, l’enlaçant de ses bras, se figurait lui répondre en souriant : « Hélas ! mon père, tout est fini pour moi sur cette terre, mais mon bonheur commence, et jamais je ne pourrais être plus heureuse que maintenant. » Puis, tandis que ses lèvres murmuraient encore de douces paroles, il lui semblait que son âme s’envolait en bénissant son père.

Quelquefois elle revoyait les vagues dorées de la chambre de Paul qui la conduisaient vers un lieu de repos, où ceux qu’elle avait tant aimés et qui étaient partis avant elle, l’attendaient en se tenant par la main ; puis, quand elle regardait le fleuve qui coulait à ses pieds, elle songeait avec tristesse, mais non avec terreur, à ce fleuve dont son frère parlait si souvent et qui l’entraînait, disait-il, toujours, toujours.

L’image du père dévoué et de sa fille malade était encore présente à l’esprit de Florence, car il y avait à peine une semaine qu’elle s’était entretenue avec le pauvre homme, quand M. et Mme Barnet se disposant à aller se promener pendant une après-midi, lui proposèrent de les accompagner ; Florence y ayant consenti de bon cœur, lady Skettles ordonna au jeune Barnet de les accompagner comme s’il eût été indispensable : car rien ne rendait lady Skettles aussi heureuse que de contempler son fils aîné donnant le bras à Florence.

À dire vrai, le jeune Barnet ne semblait pas partager le plaisir de lady Skettles, et il se permettait dans ces occasions-là des réflexions assez peu convenables sur ce qu’il appelait un tas de petites filles. Mais comme il n’était pas facile de troubler la douceur du caractère de Florence, celle-ci, quelques minutes après, parvenait à réconcilier le jeune homme avec son triste sort, et tous deux faisaient route en de très-bons termes. M. et Mme Skettles les suivaient de l’air le plus satisfait du monde avec un sentiment d’orgueil.

Ils en étaient donc là, l’après-midi en question, et Florence avait presque réussi à faire oublier à Skettles fils le désagrément de lui donner le bras, quand un cavalier vint à passer ; il les regarda tous deux avec attention, tourna la bride de son cheval, et revint à eux le chapeau à la main.

Le cavalier avait surtout regardé Florence ; et, quand la petite société s’était arrêtée, au moment où il passait, il s’inclina devant la jeune fille avant de saluer M. et Mme Barnet. Florence ne se rappelait pas l’avoir vu, mais à son approche, elle tressaillit malgré elle et recula.

« Rassurez-vous, dit le personnage, mon cheval est très doux. »

Ce n’était pas le cheval qui l’avait fait reculer, mais il y avait quelque chose dans l’air de cet homme, quelque chose que Florence ne pouvait définir, qui l’avait fait tressaillir, comme si elle avait mis le pied sur un serpent.

« J’ai l’honneur de parler à mademoiselle Dombey, je crois ? dit le cavalier avec un sourire des plus séducteurs. Florence inclina la tête en signe d’assentiment. Je me nomme Carker, reprit-il ; j’ose à peine espérer que mademoiselle Dombey se souvienne de moi. Mon nom seul peut-être ne lui est pas inconnu ?… Carker. »

Florence, qui se sentait le frisson, malgré la chaleur du jour, le présenta à ses hôtes. Ceux-ci le saluèrent de la façon la plus gracieuse.

« Je vous demande mille fois pardon, dit M. Carker, mais je dois, demain matin, aller retrouver M. Dombey, à Leamington, et si mademoiselle avait quelque commission à me confier, je n’ai pas besoin de lui dire combien je me trouverais heureux de pouvoir lui être agréable. »

M. Barnet supposant aussitôt que Florence désirait écrire une lettre à son père, proposa de rentrer et pria M. Carker de venir dîner chez lui sans cérémonie et dans son costume de voyage. M. Carker répondit que malheureusement il était invité à dîner, mais que si Mlle Dombey désirait écrire, il se ferait un véritable plaisir de les accompagner et d’attendre sa lettre aussi longtemps qu’il lui plairait. Il prononça ces mots en montrant toutes ses dents et, pour caresser son cheval, se pencha tout près de Florence : « Il n’y a pas de nouvelles du navire ! » dirent ses yeux encore mieux que ses lèvres.

Florence troublée, toute tremblante, recule d’effroi à ces mots qu’elle avait cru lire à travers son étrange sourire, sans être bien sûre qu’il les eût prononcés. Enfin elle répond d’une voix faible qu’elle lui est très-obligée, mais qu’elle n’écrira pas, qu’elle n’a rien à dire.

« Ni rien à envoyer, mademoiselle ? dit l’homme aux dents.

— Rien, dit Florence, si ce n’est ma plus tendre affection, s’il vous plaît. »

Florence, dans son trouble, leva un regard suppliant et plein d’expression sur M. Carker. Ce regard semblait dire, et M. Carker le comprit bien : Une commission de ma part serait déplacée, épargnez-moi, je vous prie. M. Carker sourit et s’inclina ; puis, chargé par M. Barnet de présenter à M. Dombey, de sa part et de celle de Mme Barnet, leurs sincères compliments, il prit congé de la société et s’éloigna, laissant une impression favorable à ce digne couple. Florence, en le voyant s’éloigner, frissonna encore, et M. Barnet, fidèle à la tradition populaire, supposa que quelqu’un apparemment passait en ce moment sur le tombeau futur de la jeune fille. Justement, M. Carker tournait le coin de la rue ; il jeta un dernier regard, s’inclina et disparut, comme s’il courait droit au cimetière pour justifier le pressentiment superstitieux de M. Barnet.