Dombey et fils (Dickens)/II/07

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 112-124).


CHAPITRE VII.

Changements.


« Enfin le jour est venu, Suzanne, dit Florence à l’excellente Nipper, où nous allons regagner notre tranquille demeure ! »

Suzanne soupira avec une expression difficile à décrire ; puis se soulageant le cœur par un petit accès de toux, elle répondit à la réflexion de sa jeune maîtresse : « Oh ! oui, mademoiselle, c’est bien vrai, notre tranquille demeure, trop tranquille, on peut le dire.

— Quand j’étais enfant, dit Florence d’un air préoccupé et après avoir réfléchi pendant quelques instants, quand j’étais enfant, avez-vous jamais vu ce monsieur qui a pris la peine de venir jusqu’ici à cheval pour me parler ? il est venu trois fois… oui, trois fois, si je ne me trompe, Suzanne.

— Oui, mademoiselle… trois fois, la première fois vous étiez en train de vous promener avec les Sket… »

Florence l’arrêta doucement du regard, et Mlle  Nipper se rectifia et reprit : « Je veux dire avec M. Barnet, sa dame et le jeune homme. Et puis il est encore revenu deux fois le soir depuis.

— Quand j’étais enfant, et qu’il venait ordinairement du monde pour visiter papa, avez-vous jamais vu ce monsieur à la maison, Suzanne ? demanda Florence.

— Mais, mademoiselle, reprit la servante après avoir réfléchi, je ne puis réellement pas dire que je l’aie vu. Quand votre pauvre et chère maman mourut, mademoiselle, j’étais toute nouvelle dans la famille et j’avais pour département (ici Mlle  Nipper se redressa fièrement de l’air d’une femme qui reproche à M. Dombey d’avoir toujours à dessein mis l’éteignoir sur son mérite)… j’avais pour département l’étage au-dessous des mansardes.

— Ah ! c’est vrai, dit Florence encore pensive, vous ne pouviez guère savoir qui venait à la maison. Je n’y pensais plus.

— Non, mademoiselle, je ne savais que des on dit sur la famille et les visiteurs, et j’en entendais long, quoique la nourrice, avant Mme  Richard, fît des remarques désobligeantes quand j’étais de la compagnie et parlât toujours de méchantes petites cruches ; mais on ne pouvait attribuer cela, dit Suzanne avec un air de ménagement et de discrétion, qu’à ses habitudes d’ivrognerie : aussi on la pria de s’en aller, et elle partit. »

Florence, qui était assise à la fenêtre de sa chambre, la figure reposant sur sa main, regardait dehors et paraissait prêter peu d’attention aux commérages de Suzanne, tant elle était absorbée dans ses réflexions !

« En tout cas, mademoiselle, dit Suzanne, je me souviens très-bien que ce même M. Carker était déjà presque sur le même pied avec votre papa, qu’il peut l’être aujourd’hui. On disait ordinairement alors dans la maison qu’il était à la tête de toutes les affaires de votre papa dans la Cité, qu’il gérait tout, et que votre papa le considérait plus que personne, chose qu’il pouvait faire facilement, vous me pardonnerez, mademoiselle, vu qu’il n’a jamais considéré beaucoup personne. Voilà ce que je savais, toute petite cruche que j’étais. »

Suzanne Nipper avait encore sur le cœur les injures de la nourrice avant Mme  Richard, quand elle articula vigoureusement ces mots : « Petite cruche. »

« Je sais, continua-t-elle, que M. Carker n’a rien perdu de sa haute position, qu’il a toujours tenu bon à son poste et gardé son crédit auprès de votre papa ; je sais tout cela, parce que cet individu qu’on nomme Perch nous le dit à la cuisine quand il vient à la maison ; et quoique ce soit bien le garçon le plus faible de caractère, un vrai mouton, mademoiselle Florence, car il en est insupportable, il sait assez bien tout ce qui se passe dans la Cité, et il dit que votre papa ne fait jamais rien sans M. Carker, qu’il laisse tout à M. Carker, qu’il agit selon les désirs de M. Carker, qu’il a toujours M. Carker à ses côtés, et je crois qu’il croit, ce chiffon de Perch, qu’après votre papa, l’empereur de Chine n’est qu’un avorton auprès de M. Carker. »

Florence, comme réveillée par ce que lui disait Suzanne, n’avait pas perdu un mot de son discours : au lieu de regarder comme tout à l’heure le paysage par la fenêtre, en manière de désœuvrement, elle fixa les yeux sur elle et lui prêta l’oreille avec une attention marquée.

« Oui, Suzanne, dit-elle quand Nipper eut fini ; il faut certainement qu’il ait la confiance de papa, c’est son ami, sans aucun doute. »

La tête de Florence travailla sur ce sujet et le retourna dans tous les sens pendant plusieurs jours. M. Carker, dans les deux visites qui avaient suivi la première, avait établi des rapports de confiance entre Florence et lui qui étonnaient la jeune fille et la mettaient mal à l’aise : il s’était donné un air si mystérieux et si caché en lui disant qu’on n’avait aucune nouvelle du navire ; avec ses dehors doucereux, il avait pris un tel ascendant sur elle, qu’elle ne pouvait s’y dérober. Elle ne pouvait échapper à l’influence qu’il exerçait sur elle ; car cela aurait demandé quelque adresse et quelque connaissance du monde, enfin une tactique habile, et Florence n’en avait pas l’ombre.

Il est vrai qu’il s’était contenté de lui dire qu’il n’avait pas de nouvelles du bâtiment et qu’il avait des craintes très-sérieuses ; mais ce qui inquiétait Florence, c’était de savoir comment il avait pu parvenir à connaître l’intérêt qu’elle portait à ce bâtiment et pourquoi il s’arrogeait le droit de lui déclarer d’une manière si insinuante et si mystérieuse qu’il le savait.

La conduite de M. Carker à l’égard de Florence, l’habitude que celle-ci contracta d’examiner cette conduite avec un étonnement mêlé d’un certain malaise, commença à fasciner Florence. Elle conservait déjà un souvenir plus marqué de ses traits, de sa voix et de sa contenance : quelquefois même elle se plaisait à peindre cette figure à son imagination, afin que la familiarité la rabaissât au niveau d’une figure réelle qui ne fût pas de nature à la captiver plus qu’une autre : ses efforts ne parvenaient pas à dissiper l’impression importune qu’il avait faite sur elle ; d’autant plus qu’elle ne le voyait jamais froncer le sourcil, ni la regarder avec des yeux mécontents ou irrités, puisqu’il avait toujours au contraire la figure souriante et sereine.

D’un autre côté, Florence, qui avait toujours le ferme projet de poursuivre son étude sur les moyens de se concilier l’amour de son père et qui persistait à croire fermement qu’elle était à son insu la cause de cette froideur qui les tenait tous deux à distance, en se rappelant que ce monsieur était un ami intime de son père, se demanda avec inquiétude si cette disposition qu’elle se sentait à ne pas aimer M. Carker, et même à le craindre, ne tenait pas à cette fatalité qu’elle portait avec elle et qui l’avait isolée, en lui aliénant l’amour de son père. Cela pouvait bien être ; elle le craignait du moins : quelquefois elle en était convaincue. Elle résolut donc de vaincre ce mauvais sentiment, elle se persuada que les attentions de l’ami de son père étaient pour elle un honneur et un encouragement, elle espérait qu’à force de l’observer patiemment et de mettre sa confiance en lui, il dirigerait ses pas déjà meurtris le long de l’âpre sentier qui aboutissait au cœur de son père.

Ainsi, sans avoir personne qui la conseillât, car elle ne pouvait consulter personne sans paraître se plaindre de son père, la douce Florence était ballottée entre le doute et l’espérance, comme sur une mer agitée, et M. Carker était comme le monstre cuirassé d’écailles, qui nageait au fond en tenant toujours fixés sur elle ses yeux étincelants.

C’était donc un nouveau motif pour Florence de désirer revenir à la maison. Sa vie solitaire convenait mieux à ses agitations timides d’espérance et de doute ; et parfois elle craignait que, pendant son absence, elle ne laissât échapper quelque heureuse occasion de prouver son affection à son père. Dieu sait qu’à cet égard son esprit aurait pu demeurer parfaitement tranquille, mais cette affection dédaignée fermentait en elle ; et, même dans son sommeil, quand elle rêvait, son amour semblait prendre la forme d’un oiseau qui, après avoir erré tout le jour, revient au nid le soir, se poser sur le cou de son père.

Elle pensait souvent à Walter ! ah ! que de fois elle y pensait, quand la nuit était sombre et que le vent mugissait autour de l’habitation ! Mais elle espérait toujours. Il est difficile aux âmes jeunes et ardentes, surtout inexpérimentées comme la sienne, de se figurer qu’un être plein de jeunesse et d’ardeur puisse s’éteindre comme une flamme légère, et au printemps de la vie s’abîmer dans les ténèbres : aussi elle espérait toujours. Elle pleurait souvent sur les souffrances de Walter ; sur sa mort, rarement et jamais bien longtemps.

Elle avait écrit au vieil opticien, mais sa lettre n’avait pas reçu de réponse : il est vrai qu’elle n’en demandait pas. Les choses en étaient là pour Florence, le matin où elle se disposait à retourner chez elle, le cœur content de retrouver sa vie de recluse.

Le docteur et Mme  Blimber, accompagnés de leur précieux nourrisson Barnet fils (c’était bien contre sa volonté), étaient retournés à Brighton, où ce jeune homme ainsi que ses camarades, les autres pèlerins du Parnasse, étaient déjà occupés sans aucun doute à reprendre leurs études continuelles. Le temps des congés était passé et au delà ; la plus grande partie des jeunes hôtes de la villa avaient pris congé de M. et de Mme  Barnet, et la longue visite de Florence touchait à son terme.

Il y en avait un pourtant, qui, tout en ne résidant pas dans la maison, avait montré les plus grandes attentions pour la famille et leur restait fidèle. C’était M. Toots. Depuis quelques semaines, il avait renouvelé la connaissance qu’il avait eu le bonheur de faire avec le jeune Skettles, le fameux soir où, brisant les chaînes de la prison Blimber, il avait pris son essor, sa bague au doigt. Tous les deux jours régulièrement il venait faire une visite à la maison, laissant à la porte ses cartes comme d’habitude, un jeu de cartes complet : on aurait dit une partie de whist où M. Toots avait la donne, et les distribuait au domestique, pour qu’il fît son jeu.

M. Toots, avait toujours en tête la présomptueuse et bienheureuse idée d’empêcher la famille de l’oublier (il y a lieu de croire que l’expédient auquel il avait recours était sorti de la féconde cervelle de Coq-Hardi) : il avait donc armé un canot à six rames. Ce canot était monté par les amis aquatiques de Coq-Hardi qui le gouvernait en personne, tout habillé de rouge ; ce hardi capitaine cachait sous un chapeau vert l’œil continuellement poché dont il était affligé. Avant d’armer son bâtiment, Toots avait sondé Coq-Hardi. Il lui avait demandé, en thèse générale, quel nom lui Coq-Hardi aurait donné à son bateau, dans la supposition où, devenu amoureux d’une jeune dame appelée Marie, il aurait eu l’idée de lancer un canot. À quoi Coq-Hardi répondit, en accompagnant sa réponse de gestes énergiques, qu’il le nommerait Manette ou les Délices de Coq-Hardi. Approuvant cette idée, M. Toots la mûrit à loisir et, après avoir cherché longtemps dans son imagination, il résolut d’appeler son canot la Joie de Toots, compliment plein de délicatesse à l’adresse de Florence, facile à deviner pour les parties intéressées.

Étendu sur un coussin cramoisi dans sa barque élégante, les souliers en l’air, M. Toots, poursuivant son projet, avait remonté le courant chaque jour et chaque semaine ; avait passé et repassé près du jardin de M. Barnet, faisant manœuvrer son canot de droite et de gauche afin d’être plus sûr d’être vu de toutes les fenêtres de la maison de M. Barnet. Telles étaient les évolutions, exécutées par la Joie de Toots, que tout le voisinage du littoral en était rempli d’étonnement. Mais toutes les fois qu’il voyait quelqu’un dans le jardin de M. Barnet sur le bord du fleuve, Toots feignait de passer là par hasard, par un enchaînement d’événements les plus singuliers, les plus invraisemblables.

« Comment vous portez-vous, Toots ? disait M. Barnet en agitant sa main sur la berge, pendant que l’adroit Coq-Hardi manœuvrait tout près du rivage.

— Comment vous portez-vous ? répondait Toots. Quel singulier hasard de vous rencontrer ici ! »

Le malin Toots employait toujours cette formule ; on eût dit qu’au lieu de rencontrer M. Barnet dans sa maison, il le trouvait, par le plus grand des hasards, au milieu des ruines d’un temple, sur les bords du Nil ou du Gange.

« C’est surprenant ! s’écriait M. Toots. Mlle  Dombey est-elle ici ? »

Là-dessus paraissait Florence quelquefois.

— Diogène se porte tout à fait bien, mademoiselle, s’écriait Toots, car je suis allé ce matin demander de ses nouvelles.

— Merci bien, » répondait Florence de sa douce voix.

Puis M. Barnet de dire : « Vous ne voulez pas venir à terre, Toots ? Allons, venez donc, vous n’êtes pas pressé. Venez nous voir.

— Oh ! merci bien, ça ne fait rien, répondait Toots en rougissant jusqu’aux oreilles. Je pensais que Mlle  Dombey serait bien aise de savoir cela, voilà tout. Adieu. » Et le pauvre Toots, qui mourait d’envie d’accepter l’invitation, mais qui n’en avait pas le courage, faisait un signe à Coq-Hardi, le cœur bien gros, et la Joie de Toots, fendant les eaux comme une flèche, disparaissait.

La matinée où Florence partit, le canot de Toots était pavoisé d’une façon extraordinaire. Quand elle descendit pour prendre congé, après avoir causé avec Suzanne, elle trouva Toots qui l’attendait dans le salon.

« Eh ! comment vous, portez-vous, mademoiselle Dombey ? dit Toots stupéfait, car il était toujours déconcerté toutes les fois qu’il avait atteint le but de ses désirs ; puis, sans attendre la réponse à sa première question, il continua en disant : « Je vous remercie, je vais très-bien, et vous aussi, j’espère. Diogène se portait bien hier.

— Vous êtes bien bon, disait Florence.

— Je vous remercie, ça ne fait rien, répliquait Toots. J’ai pensé que peut-être, par le beau temps qu’il fait, vous n’auriez pas peur de faire la route par eau, mademoiselle Dombey. Il y a assez de place dans le canot pour vous et pour votre femme de chambre.

— Je vous suis bien obligée, dit Florence en balbutiant. Réellement je vous suis… mais je ne puis accepter…

— Oh ! ça ne fait rien, dit Toots. Bonjour.

— Ne voulez-vous pas attendre un peu pour voir madame Skettles, demanda Florence avec bonté.

— Oh ! non, merci, reprit Toots, je vous remercie, ça ne fait rien. »

Il fallait voir comme dans ces occasions M. Toots était timide et troublé. Mais en ce moment, Mme  Skettles venant à entrer, M. Toots fut tout à coup pris de sa manie de demander comment elle se portait et d’espérer qu’elle se portait bien ; il n’y avait pas moyen pour M. Toots de couper court aux poignées de main qu’il lui donnait, il ne cessa qu’à l’apparition de M. Skettles, qu’il empoigna immédiatement dans une étreinte désespérée.

« Toots, dit M. Barnet en se tournant du côté de Florence, nous perdons aujourd’hui le fanal de notre maison.

— Oh ! ça ne fait… oui, certainement, fit-il, en interrompant sa première réponse et d’un air très-embarrassé. Bonjour. »

Malgré le ton un peu solennel avec lequel il avait prononcé ces mots d’adieu, M. Toots, au lieu de s’en aller, restait là, regardant autour de lui, sans rien voir. Florence, pour le tirer de cet état de torpeur, dit adieu à Mme  Skettles, en la remerciant beaucoup et donna le bras à M. Barnet.

« Puis-je vous prier, ma chère demoiselle, lui dit son hôte en la reconduisant à la voiture, de présenter mes sincères compliments à votre cher papa ? »

C’était une chose bien affligeante pour Florence que de recevoir cette commission ; il lui semblait qu’elle trompait M. Barnet en l’autorisant à croire qu’une politesse qui lui était faite en était une pour son père. Cependant, comme elle ne pouvait s’expliquer, elle s’inclina et remercia M. Barnet : puis elle se remit à songer que sa sombre demeure, n’ayant ni importuns, ni gens qui lui rappelassent à chaque instant son sujet de tristesse, était encore pour elle la retraite la meilleure et la plus naturelle. Ceux de ses nouveaux amis et de la société qui restaient encore à la villa se précipitèrent de l’intérieur de la maison et du jardin pour lui dire adieu. Tous lui étaient attachés et la voyaient partir avec des regrets marqués. Jusqu’aux gens de la maison qui étaient fâchés de son départ. Les domestiques vinrent donc aussi, lui faisant des signes de tête et des saluts autour de la voiture. Florence en regardant autour d’elle tous ces bons visages, et entre autres ceux de M. et de Mme  Barnet, et celui de M. Toots, qui poussait toujours de gros rires et la regardait fixement de loin, se rappela le soir qu’elle était revenue avec Paul de la maison du docteur Blimber ; et quand la voiture fut partie, son visage s’inonda de pleurs.

C’étaient des pleurs de tristesse, mais aussi des pleurs de consolation ; car tous les doux souvenirs qui se rattachaient à la vieille et sombre demeure dans laquelle elle retournait, la lui rendaient plus chère encore quand ils se réveillaient en elle. Il lui semblait qu’il y avait déjà bien longtemps qu’elle s’était promenée dans ces appartements silencieux, qu’elle s’était glissée en rampant tout doucement et toute tremblante dans les appartements de son père. Il y avait bien longtemps déjà qu’elle avait ressenti la triste mais douce influence exercée sur toutes les actions de sa vie par le souvenir des êtres si chers qui n’étaient plus. Ces récents adieux venaient de lui rappeler aussi sa séparation d’avec le pauvre Walter : ils lui rappelaient ses paroles, ses regards ce soir-là ; ils lui rappelaient à la fois sa tendresse pour ceux qu’il laissait derrière lui et en même temps son courage et ses nobles espérances. L’histoire de Walter lui rappelait encore tout naturellement la vieille maison qu’il habitait et qui prenait, dans ce souvenir, des droits assurés sur le cœur de Florence.

L’impétueuse Suzanne Nipper se calmait aussi, en songeant qu’elles retournaient toutes les deux dans une maison qu’elles habitaient depuis tant d’années. Quelque triste que fût cette demeure (et elle ne cherchait pas à en dissimuler l’ennui), Suzanne fit cependant ce qu’elle put pour l’oublier.

« Je serai bien aise de la revoir, mademoiselle, disait-elle : certes, il n’y a pas de compliments à lui faire, mais je ne voudrais pourtant pas la voir brûlée ni démolie.

— Vous serez encore bien contente de traverser ces vieux appartements, n’est-ce pas, Suzanne ? dit Florence en souriant.

— Oui, mademoiselle, répondit Nipper, s’adoucissant de plus en plus, à mesure qu’elles approchaient ; je ne peux pas dire que je n’en serai pas bien aise, quoique probablement je me remettrai à la détester demain. »

Florence, de son côté, se plaisait à penser qu’elle trouvait dans l’intérieur de cette habitation une paix plus profonde que partout ailleurs. Il valait mieux garder ses secrets au milieu de ces murailles hautes et sombres, plutôt que de les mettre au grand jour ou d’essayer de les cacher à une foule de visages heureux. Il valait mieux laisser son cœur aimant poursuivre son étude seul, plutôt que de s’exposer à trouver sans cesse des motifs de découragement dans le spectacle des cœurs aimants et aimés qu’elle voyait autour d’elle. On était plus à son aise pour espérer, pour prier, pour continuer d’aimer, sans autre préoccupation, avec résignation et patience, dans le tranquille asile de tous ces souvenirs ; quoiqu’on y vît partout des traces de vétusté, de rouille et de ruine, cela valait mieux que d’aller chez les autres s’abandonner aux caprices de sa gaieté. Elle rentrait avec plaisir dans l’ancien rêve enchanté de son existence et aspirait encore une fois à voir se refermer sur elle la vieille porte noire.

Florence était pleine de toutes ces pensées, lorsque la voiture tourna dans la rue longue et sombre : Florence n’était pas assise du côté de la maison Dombey, et à mesure que l’éloignement diminuait, elle regardait par la portière si elle ne verrait pas les enfants de la maison vis-à-vis.

Une exclamation de Suzanne la fit sortir de sa rêverie ; elle se retourna vivement.

« Bonté du ciel, s’écrie Suzanne, perdant haleine. Où est notre maison ?

— Notre maison ? » dit Florence.

Suzanne rentrait sa tête dans la voiture, la sortait et la rentrait de nouveau, lorsque la voiture s’arrêta ; puis elle regarda sa maîtresse d’un air tout ébahi.

La maison était masquée par des échafaudages depuis le bas jusqu’au haut. Tout cet endroit de la rue était encombré : c’étaient des briques, des pierres, du mortier, des monceaux de poutres. Des échelles étaient dressées contre le mur ; les ouvriers grimpaient et descendaient ; des hommes étaient à la besogne sur les échafaudages ; au dedans, c’étaient des peintres et des tapissiers ; de gros rouleaux de papiers peints étaient retirés d’une voiture stationnant à la porte ; une tapissière s’était arrêtée dans la rue ; à travers les fenêtres béantes et brisées, on n’apercevait plus de meubles : on ne voyait que des ouvriers, chacun à sa besogne depuis la cuisine jusqu’au grenier. Au dedans comme au dehors, c’était le même tohu-bohu, des couvreurs, des peintres, des charpentiers, des maçons : le marteau, l’oiseau, la brosse, la pioche, la scie, la truelle, tout allait bon train.

Florence descendit de la voiture, doutant que ce fût là sa maison ; mais elle reconnut Towlinson, au teint hâlé, qui était à la porte pour la recevoir.

« Il n’y a rien de nouveau ? demanda Florence.

— Oh ! non, mademoiselle.

— On est en train de faire de grands changements ?

— Oui, mademoiselle, de grands changements ! »

Florence entra, comme si elle rêvait, et se hâta de monter. Une lumière éblouissante avait pénétré dans ces longs appartements jusque-là si sombres : il y avait des marchepieds et des plates-formes avec des hommes dessus, en bonnets de papier, le portrait de sa mère n’y était plus : il avait suivi les autres meubles, et à la place, on lisait crayonnés sur le mur ces mots : Cette chambre à faire à panneaux. Papier vert et or. L’escalier n’était plus qu’un dédale de poutres et de planches comme au dehors : et sur le châssis vitré du sommet de la maison on voyait, dans diverses attitudes, tout un Olympe, au grand complet, de plombiers et de vitriers. On n’avait pas encore touché à la chambre de Florence ; mais contre la muraille extérieure étaient adossées des poutres et des planches qui interceptaient la lumière du jour. Elle monta tout doucement à l’autre chambre à coucher où se trouvait le petit lit : qu’aperçoit-elle ? un grand gaillard qui, la pipe à la bouche et la tête coiffée d’un mouchoir de poche, regardait à la fenêtre.

Ce fut là que Suzanne Nipper, qui s’était mise à la recherche de Florence, la retrouva et vint lui dire de descendre, que son papa voulait lui parler.

« Mon père ici ? et il désire me parler ? » s’écria Florence tremblante comme la feuille.

Suzanne, qui était encore plus bouleversée que Florence, répéta sa commission. Florence, pâle et troublée, descendit aussitôt sans hésiter un seul instant. En descendant, elle se demandait si elle oserait l’embrasser. Les généreux mouvements de son cœur la décidèrent à oser, et elle résolut de l’embrasser.

Son père aurait pu entendra ce cœur battre bien fort, quand il se présenta devant lui. Une minute de plus, ce cœur allait battre contre le sien… Mais son père n’était pas seul. Il y avait avec lui deux dames : Florence s’arrêta. Dans la lutte, qu’elle soutint pour dissimuler la vive émotion qu’elle éprouvait, elle serait tombée évanouie sur le carreau : mais, au même moment cet étourdi de Diogène s’élança en aboyant et comblant sa maîtresse de caresses comme pour fêter sa bienvenue : une des deux dames tressaillit aux aboiements du chien et poussa un petit cri, qui rappela Florence à elle-même, sans quoi elle allait se trouver mal.

« Florence, lui dit son père en lui tendant une main si roide que la pauvre enfant était tenue à distance, comment vous portez-vous ? »

Florence prit cette main dans la sienne, la porta timidement à ses lèvres et la sentit se retirer. Cette main referma la porte avec autant de froideur qu’elle s’était tendue vers Florence.

« Quel est ce chien ? dit M. Dombey d’un air mécontent.

— C’est un chien, papa… de Brighton.

— C’est bien, dit M. Dombey ; et un nuage obscurcit son visage, car il l’avait comprise.

— Il a un très-bon caractère, dit Florence en s’adressant avec sa grâce et sa douceur naturelles aux deux étrangères. C’est seulement parce qu’il est content de me voir. Pardonnez-lui son impolitesse, en faveur de l’intention, je vous prie. »

Elle vit du même coup d’œil que la dame qui avait crié et qui était assise, était vieille ; tandis que l’autre, assise près de son papa, était d’une grande beauté et d’une grande distinction.

« Madame Skewton, je vous présente ma fille Florence, dit M. Dombey en se tournant du côté de la vieille dame.

— Charmante personne, dit la dame en mettant son lorgnon. Elle est si naturelle ! Ma chère Florence, il faut que vous m’embrassiez, s’il vous plaît. »

Florence l’embrassa, puis se tourna vers l’autre dame près de laquelle se tenait son père, qui semblait attendre que sa fille eût embrassé Mme  Skewton.

« Edith, fit M. Dombey, je vous présente ma fille Florence. Florence, cette dame sera bientôt votre maman. »

Florence tressaillit ; en proie à mille émotions, le visage inondé de pleurs que faisait couler ce nom de maman, luttant pendant quelques instants avec les sentiments de surprise, d’intérêt, d’admiration, sous l’influence d’une terreur indéfinissable, Florence leva ses regards sur la belle figure qu’elle avait devant elle, puis elle s’écria : « Oh ! papa, puissiez-vous être heureux ! puissiez-vous être très-heureux toute votre vie ! » et elle tomba en sanglotant sur le sein de cette dame.

Il y eut un moment de court silence. La belle dame, qui, au premier abord, avait paru hésiter et ne pas savoir si elle s’avancerait ou non au-devant de Florence, la retint sur elle, et pressa la main qui s’accrochait convulsivement à sa robe, comme pour la rassurer et la consoler. Pas un mot ne sortit de sa bouche. Elle pencha sa tête sur Florence, la baisa sur le cou, mais demeura muette.

« Voulez-vous venir dans les appartements, dit M. Dombey, voir un peu ce que font les gens ? Si vous voulez bien, chère madame. »

En disant cela, il offrit son bras à Mme  Skewton, qui lorgnait Florence, comme si elle se figurait ce qu’on pourrait faire de cette jeune fille avec une légère infusion d’un peu plus de cœur et de belle nature… puisé, bien entendu, à l’abondant dépôt que cette dame tenait en réserve.

Florence pleurait encore contre le sein de l’étrangère et s’attachait toujours à elle, lorsqu’on entendit M. Dombey qui disait, de la galerie vitrée :

« Nous allons demander à Edith… Mon Dieu, où est-elle donc ?

— Edith, ma chère, s’écria Mme  Skewton, où êtes-vous donc ? Vous cherchez sans doute M. Dombey quelque part. Nous sommes ici, mon ange. »

La belle dame se détacha des étreintes de Florence, et déposant encore un baiser sur son visage, elle se retira précipitamment et rejoignit M. Dombey et Mme  Skewton.

Florence resta toujours à la même place ; le bonheur, la tristesse, la joie, les larmes, tous les sentiments se pressaient dans son cœur ; elle ne savait ni comment ni pourquoi. Enfin sa nouvelle maman revint, qui la prit encore dans ses bras.

« Florence, lui dit la dame vivement et en la regardant fixement, vous ne commencerez pas par me haïr.

— Vous haïr, maman, vous ! Et Florence jetant ses bras autour de son cou lui rendit son regard avec assurance.

— C’est bien, c’est bien ! commencez par avoir de moi une bonne opinion, dit la belle dame. Commencez par croire que je m’efforcerai de vous rendre heureuse, et que je suis toute disposée à vous aimer, Florence. Adieu. Nous nous reverrons bientôt. Ne restez pas ici maintenant. »

Elle la pressa encore sur son sein ; elle lui avait parlé un peu vite, mais d’un ton ferme. Florence la vit rejoindre sa mère et M. Dombey dans l’autre pièce.

Dès ce moment, Florence commença à espérer qu’elle apprendrait de cette belle dame, sa nouvelle maman, le moyen de conquérir l’amour de son père : cette nuit-là, pendant qu’elle dormait dans sa vieille demeure abandonnée, sa vraie mère, le visage radieux, souriait à ses espérances et les bénissait. Pauvre Florence, elle rêvait !