Dombey et fils (Dickens)/II/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 138-155).


CHAPITRE IX.

Avant le mariage.


La triste maison n’était plus ensorcelée depuis que les ouvriers y étaient entrés. Du haut en bas et du matin au soir, on n’entendait que le bruit des marteaux qui frappaient et le piétinement des allants et venants ; aussi Diogène était dans un état de fureur continuel depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; le voilà bien convaincu, maintenant, le pauvre animal, que son ennemi a le dessus, et que, dans l’ivresse de sa victoire, il vient le braver chez lui et mettre tout au pillage. Mais, du reste, il ne paraît pas qu’il se soit opéré un grand changement dans l’existence de Florence. Le soir, une fois les ouvriers partis, la maison reprend son aspect lugubre et abandonné, et la jeune fille, en écoutant la voix de ces braves gens, que l’écho répète sous les voûtes et dans les escaliers, se figure la joie des familles à leur retour. Il lui semble voir les petits enfants qui les attendent, et c’est un bonheur pour elle aussi de penser qu’ils sont gais et contents de revoir leurs parents.

Elle accueillait toujours le silence du soir comme un vieil ami, mais ce silence avait changé d’aspect ; il jetait maintenant sur Florence un regard moins sévère ; il apportait avec lui quelque nouvelle espérance. Les douces paroles et les caresses de la belle dame, dans la chambre même où son cœur avait reçu une si rude atteinte, lui semblaient une promesse du sort pour l’avenir. Le doux reflet d’une brillante aurore, qui allait se lever pour elle, annonçait une autre existence ; elle espérait conquérir l’affection de son père et se voir rendre complètement, ou peu s’en faut, tout ce qu’elle avait perdu dans ce jour affreux où l’amour d’une mère s’était éteint avec son dernier soupir. Des ombres bienveillantes s’agitaient autour d’elle dans une espèce de demi-jour salutaire à son âme, et lui composaient une aimable société. Elle regardait les petits enfants à la figure vermeille de la maison voisine ; c’était pour elle une sensation nouvelle et précieuse que de songer au plaisir qu’elle aurait désormais à leur parler et à les connaître ; elle ne craindrait plus de se montrer à eux, comme autrefois, lorsque vêtue de deuil elle avait peur qu’ils ne l’aperçussent assise là toute seule avec sa robe noire.

Au milieu des pensées consolantes que l’idée d’une nouvelle mère éveillait en elle, avec les sentiments d’amour et de confiance qui débordaient d’un cœur si pur pour se porter vers elle, Florence, loin d’oublier la première, la chérissait de plus en plus, sans craindre de lui opposer une rivale dans son affection.

Elle savait bien que cette nouvelle fleur de tendresse s’épanouissait sur la même tige et sortait de la même racine, racine profonde, depuis longtemps chère à son cœur. Chaque douce parole tombée des lèvres de la belle dame résonnait aux oreilles de Florence comme l’écho d’une voix restée muette depuis de longues années. En présence de ce nouveau sentiment de tendresse, tout ce qu’elle savait de l’amour d’une mère pouvait-il jamais s’effacer de son âme ?

Florence était un jour assise dans sa chambre ; elle lisait une histoire touchante, propre à éveiller sa sensibilité. Sa pensée se reporta naturellement sur la belle dame qui lui avait promis une visite prochaine, quand, levant les yeux, elle l’aperçut sur le seuil de la porte.

« Maman, s’écria Florence en courant joyeusement au-devant d’elle ; je vous revois enfin !

— Maman ! pas encore… reprit la dame avec un sourire austère en serrant Florence dans ses bras.

— Mais bientôt, dit Florence.

— Oui, Florence, ce sera bientôt, maintenant. »

Edith pencha un peu la tête, comme si elle voulait rapprocher sa joue de celle de Florence ; et, pendant quelques minutes, elle resta silencieuse. Il y avait quelque chose de si tendre dans ses manières, que Florence fut encore plus touchée que le jour de leur première entrevue.

Elle conduisit Florence vers une chaise près d’elle et s’assit ; Florence la regardait, remplie d’admiration pour sa beauté et laissant volontiers sa main dans les siennes.

« Avez-vous été bien seule, Florence, depuis que je ne vous ai vue ?

— Oh ! oui, » répondit avec vivacité Florence en souriant.

Elle trembla et baissa les yeux ; car sa nouvelle mère semblait la regarder attentivement ; ses yeux, fixés sur elle, ne la quittaient pas.

« Je… suis habituée à être seule, dit Florence. Je n’y songe pas. Didi et moi, nous passons quelquefois ensemble des journées entières. »

Florence aurait pu dire des semaines entières, des mois entiers !

« Didi ! est-ce votre femme de chambre, ma chère ?

— Didi ! oh ! non ! non. C’est Diogène, mon chien, dit Florence en riant. Ma femme de chambre, c’est Suzanne.

— C’est ici votre appartement ? dit Edith en promenant ses regards autour d’elle. On ne me l’avait pas fait voir l’autre jour. Il faudra que nous fassions arranger ces chambres-là, Florence. Elles deviendront les plus jolies de la maison.

— Si je pouvais changer d’appartement, reprit Florence, il y en a un là-haut, maman, que j’aimerais bien mieux.

— Cet appartement-ci n’est-il pas assez haut comme cela, chère enfant ? demanda Edith en souriant.

— L’autre était la chambre de mon frère, dit Florence, c’est ce qui fait que je l’aime tant. Je voulais en parler à papa, quand je suis revenue, que j’ai trouvé ici les ouvriers et que j’ai vu qu’on changeait tout… Mais… »

Florence baissa les yeux, dans la crainte que le même regard de tout à l’heure ne la fît encore trembler, puis elle continua :

« Mais j’ai craint que cela ne lui fit de la peine ; et comme vous disiez que vous reviendriez bientôt, maman, et que vous êtes maîtresse de faire tout ce que vous voulez, je me suis résolue à prendre courage et à vous le demander. »

Edith, assise dans son fauteuil, la regarda ; ses yeux brillants étaient fixés sur le visage de la jeune fille ; mais quand celle-ci leva la tête, Edith, à son tour, en détacha ses yeux et les baissa vers la terre. Ce fut alors que Florence pensa combien la beauté de cette femme était différente de la beauté qu’elle avait supposée. Elle l’avait crue orgueilleuse et altière ; maintenant son attitude était si bienveillante et si douce, que si elle avait été, par son âge et sa situation, plus rapprochée de Florence, elle n’aurait pas pu lui inspirer plus de confiance.

Quelquefois cependant, elle avait un air singulier de contrainte et de réserve. Elle semblait humiliée et mal à l’aise en sa présence. La jeune fille s’apercevait de ce changement sans le comprendre et sans en chercher la cause. Quand Edith lui avait répondu qu’elle n’était pas encore sa maman, et que Florence lui avait dit qu’elle était maîtresse de faire ce qu’elle voulait, ce jeu de physionomie avait été vif et saisissant, et, tandis que les yeux de Florence étaient fixés sur son visage, on eût dit qu’Edith avait envie de briser là et de la fuir, loin de lui donner cette tendresse et cet amour qu’elle lui devait, comme sa mère future.

Elle lui promit pourtant sa nouvelle chambre en lui disant qu’elle donnerait elle-même des ordres pour cela. Elle lui adressa ensuite quelques questions relatives au pauvre Paul et, après s’être entretenue pendant quelque temps avec elle, elle lui annonça qu’elle était venue la chercher pour l’emmener chez elle.

« Nous voici à Londres maintenant, ma mère et moi, dit Edith, et vous resterez avec nous jusqu’à ce que je sois mariée. Je désire que nous nous connaissions davantage, Florence, et que nous ayons l’une pour l’autre une confiance réciproque.

— Vous êtes bien bonne pour moi, chère maman, dit Florence. Comme je vous remercie !

— Que je vous dise maintenant, car je ne retrouverai peut-être pas une aussi bonne occasion, continua Edith en regardant autour d’elle pour voir si elles étaient tout à fait seules, et parlant à voix basse, quand je serai mariée, je m’absenterai pendant quelques semaines : je serai plus tranquille, si vous venez habiter ici. N’importe qui vous invitera à aller ailleurs, venez habiter ici. Il vaut mieux être seul que… Je veux dire, fit-elle en se reprenant, que vous ne pouvez pas être mieux que chez vous, ma chère Florence.

— Je viendrai ici le jour même, maman.

— À la bonne heure. Je compte sur votre promesse. Maintenant, chère enfant, préparez-vous à venir avec nous. Vous me trouverez en bas, quand vous serez prête. »

Edith se promena lentement et l’air pensif dans cette demeure, dont elle allait bientôt devenir dame et maîtresse ; elle prenait peu d’intérêt à toute l’élégance, à toute la splendeur qui commençaient à s’y étaler. C’était toujours la même fierté indomptable, le même dédain orgueilleux exprimé dans ses yeux et sur ses lèvres, la même beauté hautaine, tempérée seulement par le peu de cas qu’elle en faisait, et le mépris des avantages qui s’y rattachent ; enfin, cette Edith qui se promenait dans les grands salons et dans les vestibules était bien la même qui, sous l’ombrage épais, avait trahi les luttes terribles de son âme sous l’œil curieux de Carker.

Les roses, représentées sur les murs et sur le parquet, avaient des épines qui lui déchiraient le cœur ; chaque brin d’or qui brillait à son œil lui semblait une odieuse particule de la somme qui l’avait achetée ; les glaces, hautes et larges, qui la réfléchissaient de grandeur naturelle lui montraient une femme qui avait encore dans l’âme de nobles sentiments, mais qui était trop fausse à ses propres yeux, trop vile et trop misérable pour se relever jamais. Elle croyait porter si visiblement sur son front son déshonneur, qu’elle cherchait à le dissimuler en se retranchant derrière son orgueil et, grâce à cet orgueil qui torturait son cœur jour et nuit, elle luttait fièrement contre le destin, bravait et défiait le sort.

Était-ce bien là la femme que Florence, jeune fille innocente, qui n’avait d’énergie que dans son affection et dans sa confiance naïve, pouvait espérer de ramener à des impressions plus douces ? était-ce là la femme qui, à ses côtés, semblait avoir changé la violence de sa nature ? serait-il vrai que la jeune fille timide eût pu imposer silence aux tempêtes de son cœur et subjuguer jusqu’à son orgueil ? Était-ce bien là la femme qui, maintenant assise à côté d’elle dans une voiture, prenait ses mains dans les siennes, d’un air caressant, l’invitait à l’aimer, à avoir confiance en elle, approchait sa belle tête de son sein pour l’y laisser reposer, toute prête à renoncer à la vie pour défendre cette tête chérie contre toute atteinte du mal ?

Edith, quel bonheur pour vous, de mourir en ce moment ! Oui, vous seriez plus heureuse peut-être de mourir en ce moment que de continuer à vivre jusqu’au bout.

L’honorable Mme  Skewton était bien loin de tels sentiments ; semblable en cela à bon nombre de gens très comme il faut, d’ailleurs, dans tous les temps et dans tous les pays, elle ne pouvait entendre parler de la mort et ne comprenait pas qu’on pût jamais songer à une chose si basse et si vulgaire. L’honorable Mme  Skewton avait emprunté une maison à Brook-Street, Grosvenor-Square, à un illustre parent de la race des Feenix. Comme il n’habitait pas la ville, il la prêta sans difficulté pour ce mariage ; il l’offrit même d’autant plus volontiers qu’il espérait, grâce à ces événements, être délivré pour toujours des importunités de Mme  Skewton et de sa fille. Comme il était nécessaire, dans l’intérêt de la réputation de la famille, de faire comme il faut les choses, dans une pareille circonstance, Mme  Skewton eut recours à un fournisseur accommodant de la paroisse de Mary-le-Bone, qui prêtait toutes sortes d’objets aux gens de la noblesse et de l’aristocratie, depuis un service de vaisselle d’argent jusqu’à un régiment de domestiques. Il installa dans cette maison un sommelier à cheveux blancs qui fut payé plus cher en raison de son air de vieux domestique de la maison. Il y ajouta deux grands gaillards jeunes et beaux en livrée et une escouade de marmitons : aussi les malins firent-ils courir le bruit, à la cuisine, que le page Withers, débarrassé tout d’un coup de ses nombreuses corvées et surtout n’ayant plus à voiturer la chaise roulante, ce qui eût été incompatible avec les usages de la capitale, avait été surpris se frottant les yeux et se pinçant les mollets, pour mieux s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’un songe délicieux, pendant lequel il s’était oublié dans son lit chez le nourrisseur de Leamington.

On tira du même établissement la vaisselle plate, la porcelaine et divers autres articles, y compris un coupé traîné par deux chevaux bais. Puis Mme  Skewton s’étala sur les coussins du grand sofa, dans l’attitude de Cléopatre, pour y tenir cour plénière.

« Et comment va ma charmante Florence ? dit Mme  Skewton en voyant entrer sa fille et sa compagne. Il faut venir m’embrasser, ma chère Florence, s’il vous plaît. »

Florence se baissait timidement, cherchant sur la figure de Mme  Skewton une place sans vermillon pour y déposer un baiser, lorsque la dame la tira d’embarras en lui présentant le bout de l’oreille.

« Edith, ma chère, dit Mme  Skewton, je crois positivement… Mettez-vous un peu plus au jour, ma bonne Florence, une minute seulement. »

Florence obéit en rougissant.

« Vous souvenez-vous, ma très-chère, dit Mme  Skewton, comment vous étiez quand vous aviez l’âge de notre très-chère Florence ou quelques années de moins ?

— Il y a longtemps que je l’ai oublié, ma mère.

— Eh bien ! positivement, ma chère, je trouve une ressemblance frappante entre mon Edith d’alors et notre charmante amie ; cela prouve dit Mme  Skewton à voix basse, pour insinuer que Florence était dans un état d’éducation très-imparfait, ce que pourra faire la culture.

— Oui, cela fait quelque chose, » répondit Edith d’un air sombre.

Sa mère lui lança un regard pénétrant, et, se sentant sur un mauvais terrain, elle battit en retraite.

« Ma charmante Florence, il faut venir m’embrasser encore une fois, s’il vous plaît, mon ange. »

Florence obéit, comme de juste, et approcha une fois de plus ses lèvres du bout de l’oreille de Mme  Skewton.

« Vous savez certainement, mon petit trésor chéri, dit Mme  Skewton en gardant sa main dans la sienne, que votre papa, que nous aimons jusqu’à l’adoration, doit se marier d’aujourd’hui en huit avec ma chère Edith.

— Je savais que c’était prochain, dit Florence, mais je ne savais pas au juste le jour.

— Est-il possible, ma chère Edith ? fit Mme  Skewton en riant, vous ne l’aviez donc pas dit à Florence ?

— Pourquoi l’aurais-je dit à Florence ? » répliqua vivement Edith. Il y avait dans cette réponse tant de vivacité et d’amertume, que Florence douta que ce fût la même voix.

Mme  Skewton dit ensuite à Florence, par diversion et pour éviter un sujet de conversation épineux, que son père allait venir dîner et que, sans aucun doute, il serait agréablement surpris de la voir : comme il avait dit, la soirée précédente, qu’il s’habillerait dans la Cité et qu’il ignorait qu’Edith devait amener sa fille, Mme  Skewton s’attendait à le voir tomber de son haut en la retrouvant chez elle. Cette nouvelle troubla Florence, et son inquiétude fut si vive, vers l’heure du dîner, que, si elle avait su comment s’y prendre pour prier qu’on la laissât retourner chez elle, sans donner pour raison le moins du monde qu’elle redoutait l’arrivée de son père, elle se serait sauvée à pied, tête nue, à perte d’haleine et seule, plutôt que de courir le risque de lui donner du mécontentement.

L’heure approchait et la pauvre Florence ne respirait plus. Elle n’osait venir près de la fenêtre, dans la crainte qu’il ne l’aperçût de la rue. Elle n’osait monter à l’appartement supérieur pour cacher son émotion, dans la crainte qu’en sortant elle ne le rencontrât tout à coup à la porte ; et puis, d’ailleurs, elle craignait de ne plus se sentir la force de revenir, quand on la rappellerait en présence de son père. Agitée par tous ces sentiments de terreur, elle était assise près du sofa de Cléopatre, s’efforçant de suivre l’insipide conversation de la dame, lorsqu’elle entendit les pas de M. Dombey dans l’escalier.

« Je l’entends, s’écria Florence en regardant fixement la porte. Le voilà. »

Cléopatre qui, dans son humeur juvénile, aimait toujours à plaisanter et qui, dans son égoïsme, ne s’inquiétait guère du trouble de Florence, la poussa derrière le canapé, et jeta sur elle un châle pour faire une charmante surprise à son père.

À peine était-elle ainsi cachée, que Florence entendit son terrible pas dans la chambre.

Il salua sa belle-mère future et sa fiancée. L’étrange son de sa voix fit tressaillir toutes les fibres de la pauvre enfant.

« Mon cher Dombey, dit Cléopatre, venez ici, et dites-moi comment se porte votre gentille Florence.

— Florence se porte très-bien, dit M. Dombey s’approchant du sofa.

— Est-elle à la maison ?

— Elle est à la maison, répondit M. Dombey.

— Mon cher Dombey, fit Cléopatre d’un ton d’espièglerie charmante, êtes-vous bien sûr de ne pas me tromper ? Je ne sais pas ce que va dire ma chère Edith ; mais, sur l’honneur, je crains bien, mon cher Dombey, que vous ne soyez le plus faux des hommes. »

M. Dombey eût-il été le plus faux des hommes, eût-il été pris en flagrant délit de mensonge, il n’aurait pu être plus déconcerté qu’il ne le fut, lorsque, Mme  Skewton retirant le châle, Florence lui apparut pâle et tremblante comme un spectre. Il n’était pas encore remis de sa surprise, que Florence, courant à lui, lui passa ses bras autour du cou, l’embrassa et sortit précipitamment de la chambre. Il regarda autour de lui comme pour demander le mot de l’énigme ; mais Edith était sortie avec Florence.

« Allons, mon cher Dombey, dit Mme  Skewton en lui donnant la main, avouez maintenant que, de votre vie, vous n’avez été plus surpris, et surtout plus agréablement surpris.

— Je n’ai jamais été plus surpris, en effet, dit M. Dombey.

— Ni plus agréablement, mon très-cher Dombey, repartit Mme  Skewton en levant son éventail.

— Je… ah ! oui, je suis bien aise de rencontrer Florence ici, » dit M. Dombey.

Il sembla réfléchir profondément à ce qu’il venait de dire ; puis il répéta d’une façon plus résolue :

« Oui, je suis réellement fort aise d’avoir rencontré Florence ici.

— Vous vous demandez avec étonnement comment elle est ici, n’est-ce pas ? dit Mme  Skewton.

— C’est Edith… peut-être… insinua M. Dombey.

— Ah ! le scélérat ! il a deviné ! répliqua Cléopatre en branlant la tête. Ah ! le rusé ! Je ne devrais pas vous le dire ; car, mon cher Dombey, les hommes sont si vains, si disposés à abuser de notre faiblesse ; mais vous lisez dans notre âme à livre ouvert… C’est bon, tout de suite. »

Cette réponse : C’est bon, tout de suite, s’adressait à l’un des grands laquais qui venait annoncer que le dîner était servi.

« Edith, mon cher Dombey, lui dit-elle tout bas à l’oreille, ne peut se passer de vous ; et j’ai beau lui dire que vous ne pouvez pas toujours être auprès d’elle, quand elle ne vous a pas là, elle veut au moins avoir quelque chose ou quelqu’un qui vous appartienne. C’est bien naturel, n’est-ce pas ? Aussi, rien au monde n’aurait pu l’empêcher d’aller chercher en voiture notre chère Florence aujourd’hui. C’est charmant, n’est-ce pas ? »

Comme elle attendait une réponse, M. Dombey répondit :

« Tout à fait charmant !

— Je vous en aime davantage, mon cher Dombey, pour cette preuve que vous me donnez de votre cœur, s’écria Cléopatre en lui serrant la main. Mais je vois que je tourne trop au sérieux. Voyons, donnez-moi votre bras ; vous allez être mon ange gardien pour me descendre dans la salle à manger. Allons voir ce que ces gens-là ont l’intention de nous donner pour dîner… Oui, je le répète, je vous en aime davantage, cher Dombey ! »

Après cette dernière déclaration, Cléopatre sauta de son canapé assez lestement. M. Dombey lui donna le bras et la conduisit en grande cérémonie dans la salle à manger. Un des jeunes laquais de louage, qui n’était pas fort sur le chapitre du respect, était en train de gonfler sa joue avec sa langue, au grand amusement de l’autre locatis, quand le couple parut dans la salle à manger.

Florence et Edith y étaient déjà assises à côté l’une de l’autre. Florence voulait se lever quand son père entra, pour lui céder sa place ; mais Edith lui mit la main sur le bras, et M. Dombey s’assit en face.

Mme  Skewton fit presque à elle seule les frais de la conversation. Florence n’osait pas lever les yeux, de peur de faire voir qu’elle avait pleuré ; elle osait bien moins encore parler. Edith n’articulait pas une syllabe, si ce n’est pour répondre aux questions qui lui étaient adressées. Il faut avouer que Cléopatre avait une rude besogne, pour en finir avec ce mariage, déjà à moitié bâclé. Franchement, il était juste qu’après s’être donné tant de peine, le mariage, au moins, fût des plus riches pour la récompenser.

« Eh bien ! mon cher Dombey, toutes les formalités seront bientôt remplies, dit Cléopatre quand on eut apporté le dessert et que le sommelier aux cheveux blancs se fut retiré, même les actes… ?

— Oui, madame, répliqua M. Dombey. Le contrat est prêt, à ce que m’ont dit les hommes de loi, et, comme je vous le disais, si Edith daigne nous fixer l’époque de la signature… »

Edith était comme une statue, froide, muette, immobile.

« Mon amour, fit Cléopatre, entendez-vous ce que dit M. Dombey ? Ah ! mon cher Dombey, lui dit-elle à part, comme la pensée de l’absence d’Edith, à mesure que le temps approche, me rappelle un de ces jours mémorables où son papa, l’homme le plus aimable du monde, était dans la même situation où je vous vois !

— Je n’ai rien à fixer. Ce sera quand vous voudrez, fit Edith, dont le regard ne daignait pas traverser la table pour parvenir jusqu’à M. Dombey.

— Demain ? fit M. Dombey.

— Si vous voulez.

— Ou après-demain, dit M. Dombey, si vous avez des empêchements.

— Je n’ai pas d’empêchements. Je suis toujours à votre disposition. Fixez le jour que vous voudrez.

— Vous n’avez pas d’empêchements, Edith ! lui représenta sa mère, lorsque vous êtes si horriblement occupée toute la journée, et que vous avez mille et une emplettes à faire.

— C’est votre affaire, vous savez bien, reprit Edith, qui se tourna vers elle avec un léger froncement de sourcils. Arrangez-vous avec M. Dombey.

— Vous avez raison, mon amour ; c’est une marque de déférence de votre part, dit Cléopatre. Ma chère Florence, allons, il faut venir m’embrasser encore une fois, s’il vous plaît. »

Par une singulière coïncidence, tous ces élans de tendresse pour Florence suivaient presque toujours les dialogues auxquels Edith prenait part, ne fût-ce que pour dire un mot. Florence, certainement, n’avait jamais eu autant à embrasser de sa vie, et jamais peut-être elle n’avait été aussi utile sans s’en douter.

M. Dombey était loin de se plaindre intérieurement des manières de sa belle fiancée. Il avait de bonnes raisons pour sympathiser avec cette fierté et cette froideur : c’étaient des sentiments qui lui étaient familiers. Il lui était agréable de penser que ce caractère d’Edith ressemblait au sien et promettait un accord parfait. Il aimait à se représenter cette femme fière et majestueuse faisant les honneurs de chez lui et glaçant ses hôtes tout à fait comme lui. La dignité de la maison Dombey et fils était en bonnes mains.

Telles étaient les réflexions de M. Dombey, qui, laissé seul à table après le dîner, pensait à sa fortune passée et rêvait à sa fortune future. Il se sentait dans son élément. Le froid triste et sombre de cette chambre ne lui déplaisait pas. Le fond en était d’un brun foncé ; de noires armoiries couvraient les murs ; vingt-quatre chaises noires, chacune avec autant de clous dorés, ressemblaient à des cercueils qui n’attendaient plus que les croque-morts pour les emporter ; peut-être étaient-ils déjà derrière la porte, au bout du tapis de Turquie ; plus loin, deux nègres étiques soutenaient les bras décharnés d’un candélabre, sur le buffet, d’où s’exhalait une odeur de renfermé, comme si les cendres de dix mille dîners étaient enfouies dans ce sarcophage. Le propriétaire de la maison vivait beaucoup à l’étranger ; l’air de l’Angleterre ne pouvait convenir longtemps à un membre de la famille des Feenix. Aussi, insensiblement, la chambre, prenant un aspect de plus en plus lugubre, avait fini par porter le deuil de son patron, si bien qu’il n’y manquait plus qu’un cadavre pour compléter l’illusion.

M. Dombey était là tout exprès pour le représenter, sinon par son attitude, au moins par sa roideur. Les yeux baissés sur la table d’acajou, il voyait se refléter, comme dans les profondeurs d’une mer immobile, les corbeilles de fruits, les carafes : on eût dit que les objets de ses pensées montaient à la surface un à un pour plonger et disparaître ensuite. Il voyait d’abord Edith dans toute sa majesté ; puis, tout près d’elle, Florence, le regardant d’un air aussi embarrassé qu’au moment où elle avait quitté la chambre : les yeux d’Edith étaient fixés sur elle, et sa main s’avançait comme pour la protéger. Puis il vit surgir, au rayon de la lumière, une petite figure couchée dans un fauteuil, qui le regardait d’un air étonné ; ses yeux étincelaient, et sa figure vieillotte brillait comme la flamme du foyer ; puis, auprès de cette figure, Florence, toujours Florence, absorbait toute son attention.

Qui mieux que lui pouvait expliquer le sens de cette apparition ? Florence était-elle jetée là comme le tourment perpétuel de sa vie ? Était-ce une rivale qui l’avait entravé dans sa marche et qui pouvait l’entraver encore ? Au milieu des heureux préparatifs de son mariage, était-ce une enfant qui venait réclamer à ce moment le cœur de son père, le droit de n’être pas rebutée plus longtemps ? Ou bien cette vision était-elle un avertissement pour lui de sauver au moins les apparences en s’occupant, aux yeux des étrangers, de cette jeune fille, son sang, après tout ? Il le sentait bien lui-même, sans vouloir s’arrêter à cette pensée ; mais il avait beau faire ; à l’image des pompeuses cérémonies du mariage, de l’autel, à tous ses rêves ambitieux, il y avait toujours une tache qui venait lui en gâter le plaisir, c’était Florence, toujours Florence. Aussi, pour se soustraire à ces songes confus, il quitta la chambre.

Il était déjà tard quand on apporta les flambeaux, car la lumière incommodait Mme  Skewton ; c’était, du moins, ce qu’elle disait d’un ton dolent. Dans l’intervalle, Florence et Mme  Skewton avaient causé ensemble (Cléopatre tenait tant à la garder près d’elle !) ; puis Florence avait joué sur le piano des amoroso pour le plaisir de Mme  Skewton. Nous ne parlons pas des occasions qui se présentèrent dans la soirée, et dont l’affectueuse dame profita pour demander à Florence d’autres baisers, ce qui arrivait toujours quand Edith avait dit quelque chose. Ces occasions, pourtant, ne furent pas très-fréquentes, car Edith se tint assise à l’écart près d’une croisée ouverte pendant toute la soirée, et cela en dépit de la sollicitude de sa mère, qui craignait de la voir s’enrhumer, ce qui ne l’empêcha pas d’y rester jusqu’au moment où M. Dombey prit congé d’elles. Quand il se retira, il se montra gracieux et serein pour Florence, et Florence, en allant se coucher dans la chambre d’Edith, était si heureuse, si pleine d’espérance, que la vie qu’elle avait menée jusqu’alors n’était plus qu’un rêve pour elle, l’histoire ancienne d’une pauvre petite fille abandonnée qui avait eu bien des chagrins : et, par pitié pour elle, elle sanglotait encore quand elle s’endormit.

La semaine s’écoulait vite. C’étaient des courses chez les modistes, les tailleurs, les joailliers, les hommes de loi, les fleuristes, les pâtissiers. Florence était toujours de la partie. Florence devait aller au mariage ; Florence devait quitter le deuil et revêtir ce jour-là une élégante toilette. La couturière (c’était une Française qui ressemblait beaucoup à Mme Skewton) avait tant de goût et d’élégance, que Mme Skewton commanda une robe tout à fait pareille pour elle-même. La couturière lui garantit qu’elle lui irait à merveille et que tout le monde ne manquerait pas de la prendre pour la sœur aînée de Florence.

La semaine s’écoulait toujours très-vite. Edith ne se mêla de rien, ne s’inquiétait de rien. Ses belles robes arrivaient chez elle, étaient essayées, étaient admirées par Mme Skewton et les couturières, et mises de côté sans qu’elle dît un mot. C’était Mme Skewton qui organisait l’ordre et la marche de chaque journée. Quelquefois Edith restait assise dans la voiture, quand elles allaient faire des emplettes ; quelquefois, quand cela était absolument nécessaire, elle descendait dans les boutiques. Mais, quoi qu’il dût arriver, c’était Mme Skewton qui dirigeait tout ; Edith regardait avec aussi peu d’intérêt, ou plutôt avec autant d’indifférence que si cela ne la concernait pas. Florence l’aurait peut-être trouvée trop hautaine et trop insouciante ; mais, comme Edith ne l’avait jamais été pour elle, elle refoulait toujours dans son cœur ses mauvaises impressions pour ne songer qu’à sa reconnaissance.

La semaine, à force de s’écouler rapidement, était bien près de s’envoler pour toujours. La dernière soirée, celle qui précéda le jour du mariage, était déjà arrivée. Mme Skewton, Edith et M. Dombey étaient réunis dans le salon, qui n’était pas mieux éclairé, car la tête de Mme Skewton n’allait toujours pas mieux ; mais elle espérait bien se porter à merveille le lendemain. Edith était toujours près de sa croisée ouverte, à regarder dans la rue ; M. Dombey et Cléopatre parlaient à voix basse sur le sofa. Il se faisait tard, et Florence, qui était fatiguée, alla se coucher.

« Mon cher Dombey, dit Cléopatre, vous me laisserez Florence demain, puisque vous me privez de ma bonne Edith. »

M. Dombey répondit qu’il la lui laisserait avec plaisir.

« L’avoir ici avec moi, pendant que vous serez tous les deux à Paris, et penser qu’à raison de son âge, je puis contribuer à lui former le cœur, dit Cléopatre, ce sera pour moi une grande consolation dans l’abandon où vous allez me laisser. »

Edith tourna vivement la tête. Jusque-là distraite, elle parut prendre tout à coup un vif intérêt à la conversation, et sans être vue, grâce à l’obscurité, elle écouta attentivement. M. Dombey répondit qu’il serait charmé de laisser Florence en d’aussi bonnes mains.

« Mon cher Dombey, répondit Cléopatre, mille remercîments pour la bonne opinion que vous avez de moi. Je craignais que vous n’allassiez, de propos délibéré, comme disent ces abominables gens de loi, dans leur horrible prose, me condamner à la solitude.

— Pourquoi me faire cette injure, ma chère madame ? dit M. Dombey.

— C’est que ma charmante Florence m’a si formellement dit qu’il lui fallait retourner à la maison demain, reprit Cléopatre, que je commençais à craindre, mon cher Dombey, que vous ne fussiez tout à fait un pacha.

— Je n’ai, je vous assure, madame, donné aucun ordre à Florence. Et lui en eussé-je donné, il n’y a pas un ordre qui ne cédât devant un de vos désirs.

— Mon cher Dombey, répliqua Cléopatre, quel courtisan vous faites ! et pourtant non, vous ne l’êtes pas, car les courtisans n’ont pas de cœur : et le vôtre se montre à chaque instant pour donner du charme à tout. Est-ce que vous allez déjà partir, vraiment, mon cher Dombey ? »

Mon Dieu ! oui, il allait partir : il commençait à se faire tard. Il fallait la quitter, à son grand regret.

« Je ne sais encore si je dors ou si je veille ? balbutia Cléopatre. Je ne puis pas croire, mon cher Dombey, que ce soit demain matin que vous allez venir me ravir ma douce compagne, mon Edith ! »

M. Dombey, qui était accoutumé à prendre les choses à la lettre, rappela à Mme  Skewton qu’ils se reverraient d’abord à l’église.

« L’angoisse d’une mère, dit Mme  Skewton, qui confie son enfant, même à vous, mon cher Dombey, est certainement des plus poignantes : tout cela joint à une délicatesse naturelle de constitution et à l’extrême stupidité du pâtissier qui s’est chargé du déjeuner, c’est plus que n’en peuvent porter mes forces. Mais je vais tâcher de surmonter tout cela demain, mon cher Dombey. Ne craignez rien pour moi, ne vous inquiétez pas. Que le ciel vous bénisse ! ma bonne Edith ! s’écria-t-elle d’un son de voix aigu : voilà quelqu’un qui nous quitte. » Edith avait encore tourné la tête du côté de la fenêtre, quand elle avait cessé de prendre intérêt à leur conversation. Elle se leva, sans faire un pas vers lui, sans prononcer une seule parole.

M. Dombey, avec une galanterie fière, conforme à sa dignité et à la circonstance, s’avança vers elle en faisant craquer ses bottes, et porta sa main à ses lèvres. « C’est demain matin, dit-il, que j’aurai le bonheur de demander cette main comme celle de Mme  Dombey, » puis s’inclinant cérémonieusement, il sortit.

Mme  Skewton sonna pour qu’on apportât de la lumière, aussitôt qu’elle entendit la porte de l’allée se fermer sur lui. Avec la lumière parut la servante portant la robe de jeune fille destinée à tromper le monde le lendemain. Mais cette robe se vengeait cruellement de l’injure d’être portée par Mme  Skewton ; et comme il arrive toujours, elle la rendait infiniment plus vieille encore que sa sale robe de flanelle. Cependant Mme  Skewton l’essaya avec un air de satisfaction minaudière ; elle souriait à son squelette dans la glace, comme si elle se préparait à produire un effet meurtrier sur le major ; puis, se laissant déshabiller par sa servante, chargée aussi des autres soins de sa toilette de nuit, Cléopatre tomba en ruine comme un château de cartes.

Pendant tout ce temps-là, Edith était restée à la sombre fenêtre à regarder dans la rue. Lorsqu’elle fut seule avec sa mère, elle s’éloigna de la croisée pour la première fois de la soirée et vint se placer en face d’elle. Quand les yeux de la mère se levèrent sur la figure si fière de sa fille, dont le regard ardent se baissait vers elle, on eût pu voir dans les traits de cette vieille femme, qui bâillait en remuant la tête d’un air maussade, comme un remords, que la légèreté de son caractère ne pouvait dissimuler.

« Je suis mortellement fatiguée, dit-elle. On ne peut pas compter un moment sur vous, vous êtes pire qu’un enfant. Et encore un enfant est moitié moins obstiné et moins désagréable que vous.

— Écoutez-moi, ma mère, reprit Edith, en dédaignant de répondre à ce reproche. Il faut que vous restiez seule jusqu’à mon retour.

— Que je reste seule jusqu’à votre retour, Edith ? répéta sa mère.

— Sinon, je vous jure, au nom de celui que je prendrai demain à témoin si faussement, si honteusement, que je refuse la main de cet homme à l’église. Si je ne le fais, que je tombe morte sur le carreau. »

Sa mère la regarda tout alarmée : le regard de sa fille n’était pas de nature à la rassurer.

« C’est bien assez, dit Edith avec fermeté, que nous soyons ce que nous sommes. Je ne veux pas qu’on ravale à mon niveau la jeunesse et l’innocence. Je ne veux pas qu’une âme candide soit corrompue, pervertie pour amuser les loisirs de toutes les mères du monde. Vous savez ce que je veux dire. Il faut que Florence retourne chez elle.

— Vous êtes une idiote, Edith ; s’écria sa mère irritée. Espérez-vous qu’il puisse y avoir un moment de tranquillité dans cette maison, tant qu’elle ne sera pas mariée ou qu’elle ne sera pas partie ?

— Demandez-moi, demandez-vous à vous-même, si je puis espérer la paix dans cette maison, lui répondit sa fille, et vous savez ma réponse.

— Je m’entendrai dire ce soir, après toutes les peines et tous les soucis que je me suis donnés, au moment même où par moi vous allez devenir indépendante, je m’entendrai dire qu’il n’y a en moi qu’impureté et corruption ! »

La voix de Mme  Skewton poussait presque des sons inarticulés, et sa tête paralytique tremblait comme la feuille. « Je m’entendrai dire, continua-t-elle, que je ne suis pas une société convenable pour une jeune fille ! Qu’êtes-vous ? je vous prie ; qu’êtes-vous, je vous le demande ?

— Je me suis adressé la question plus d’une fois, répondit sa fille, couverte d’une sinistre pâleur et indiquant la croisée près de laquelle elle était restée si longtemps, quand j’étais assise là, et, en voyant passer dans la rue une créature dégradée de mon sexe, Dieu sait quelle réponse j’ai trouvée dans mon cœur. Ma mère ! ma mère ! si vous m’aviez seulement abandonnée aux instincts de mon âme, quand j’étais encore jeune fille, plus jeune que Florence, combien j’aurais été différente de ce que je suis ! »

Mme  Skewton comprit que le moindre mouvement de colère pouvait être nuisible en pareille circonstance : elle se contraignit, s’abandonna à des gémissements, se plaignit d’avoir vécu trop longtemps : « Mon enfant me repousse, disait-elle ; dans ce siècle de fer, on n’a plus de respect pour ses parents ; s’il faut s’entendre dire de pareilles duretés par une enfant dénaturée, il y a de quoi dégoûter de la vie.

« Oui, dit-elle en pleurant, s’il fallait continuer de vivre exposée à de pareilles scènes, il vaudrait beaucoup mieux pour moi songer aux moyens de mettre fin à mon existence. Quoi ! Edith, c’est vous, ma fille, qui me tenez un pareil langage !

— Soit dit entre nous, ma mère, reprit Edith d’un air lugubre, le temps des récriminations est passé.

— Eh bien ! alors, répliqua sa mère, pourquoi raviver le passé ? Vous savez quels coups cruels vous me portez. Vous savez combien je suis sensible aux paroles désobligeantes. Et c’est dans un pareil moment, lorsque j’ai à penser à tant de choses et que je m’inquiète naturellement des moyens de paraître devant le monde à mon avantage ! Je ne vous comprends vraiment pas, Edith. Vous voulez donc que votre mère ait l’air d’un épouvantail le jour de votre mariage ? »

Edith baissa le même regard ferme sur sa mère, qui sanglotait et se frottait les yeux, et toujours avec la même froideur elle lui répondit :

« J’ai dit qu’il fallait que Florence retournât chez elle.

— Qu’elle retourne donc chez elle, s’écria Mme  Skewton affligée et effrayée à la fois. Je ne m’y oppose pas. D’ailleurs, cette jeune fille, qu’est-elle pour moi ?

— Elle est beaucoup pour moi, reprit Edith : je ne permettrai pas que la lèpre dont mon âme est atteinte se communique à cette enfant ; non, je vous renierais plutôt, comme je renoncerais à lui demain à l’église, si vous m’y poussiez. Laissez-la seule. Tant que cela dépendra de moi, je ne souffrirai pas qu’on l’infecte des mauvais enseignements qu’on m’a donnés. Les conditions que je vous impose, dans cette triste soirée, ne sont pas trop dures, j’espère.

— Elles ne le seraient peut-être pas, Edith, fit sa mère en sanglotant, si vous vous étiez conduite en fille respectueuse. Mais après des paroles aussi amères…

— Il n’y en aura plus entre nous maintenant, fit Edith : suivez votre route, ma mère ; profitez, comme il vous plaira, de ce que vous avez gagné ; dépensez, jouissez, tirez-en tout le parti possible, et soyez aussi heureuse que vous le pourrez. Nous avons l’une et l’autre atteint le but de notre existence. Sachons donc toutes les deux en supporter les suites en silence. À partir de ce moment, mes lèvres sont à jamais fermées sur le passé. Je vous pardonne votre part de la mauvaise action que nous allons accomplir demain. Puisse Dieu me pardonner la mienne ! »

Sa voix ne tremblait pas, son attitude était ferme, et s’avançant d’un pas qui semblait écraser toute émotion tendre, elle souhaita le bonsoir à sa mère et se retira dans sa chambre.

Mais ce ne fut pas pour se reposer, car il n’y avait plus de repos possible pour elle quand elle était seule. Elle se promena de long en large et toujours de long en large, au moins cinq cents fois, au milieu de ses brillants apprêts de toilette du lendemain. Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules, ses yeux lançaient un éclat sinistre, la peau blanche de sa belle poitrine était couverte de meurtrissures ; car elle se frappait de ses mains, tant elle avait de dédain pour ses attraits ! Elle marchait la tête détournée comme si elle eût voulu éviter dans la glace la vue de sa beauté et renoncer à cette compagne importune. C’est ainsi qu’Edith Granger passa la nuit qui précéda son mariage, à lutter contre les angoisses de son esprit, et dans cette lutte, abandonnée à elle-même, sans amie, elle demeura silencieuse et fière ; elle ne poussa pas un gémissement, ne versa pas une larme.

À la fin elle vit que la porte de la chambre dans laquelle Florence reposait était ouverte. Elle tressaillit, s’arrêta et regarda.

Une bougie, qui brûlait encore, lui montra Florence dans toute la fleur de l’innocence et de la beauté : elle était profondément endormie. Edith retint sa respiration et se sentit attirée vers elle.

Elle approcha plus près, plus près, toujours plus près ; à la fin, elle était si près qu’elle s’arrêta : elle porta ses lèvres sur la jolie main qui pendait hors du lit et la posa doucement autour de son cou. Cette main, sur la figure d’Edith, fut comme la verge du prophète de l’Écriture sur le rocher. Des larmes jaillirent de ses yeux, Edith s’affaissa sur ses genoux et reposa sa tête malade et ses cheveux épars sur l’oreiller de Florence.

C’est ainsi qu’Edith passa la nuit qui précéda son mariage.

C’est ainsi que le soleil la trouva le matin de ses noces.