Dombey et fils (Dickens)/II/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 223-237).


CHAPITRE XIV.

L’heureux couple.


La tache que la maison de M. Dombey faisait dans la rue est effacée ; maintenant, si son hôtel se distingue des autres bâtiments, c’est seulement par sa splendeur incomparable du haut de laquelle il les domine fièrement. Il y a un proverbe qui dit : « Il n’est pas de petit chez-soi ; » si le contraire est vrai et qu’on puisse dire qu’il n’y a pas de trop grand chez-soi, l’hôtel de M. Dombey était le plus bel hôtel qu’on pût élever à la gloire des dieux pénates.

Ce soir-là les lumières étincellent aux fenêtres, l’éclat écarlate des charbons ardents de la cheminée se reflète sur les tentures et sur les tapis moelleux : on va servir le dîner : la table est richement garnie, et pourtant il n’y a en tout que quatre convives ; le buffet est encombré de vaisselle. C’est la première fois que la maison a été disposée pour l’habiter depuis les derniers changements : on attend l’heureux couple d’un moment à l’autre.

Après la matinée du jour de noces, cette soirée de retour est l’époque qui éveille le plus l’intérêt et la curiosité de toute la maison. Mme  Perch est dans la cuisine, en train de prendre son thé : elle a fait sa tournée dans la maison, elle a évalué le prix des soies, des damas, à tant le mètre ; pour exprimer son admiration et son ébahissement, elle a épuisé et au delà toutes les interjections du dictionnaire. Le contre-maître du tapissier, qui a laissé sous une chaise de la pièce d’entrée son chapeau, et dedans son mouchoir de poche, tous deux exhalant un vigoureux parfum d’encaustique, donne un dernier coup d’œil dans la maison : il regarde en haut les corniches, il regarde en bas les tapis ; parfois, saisi d’un secret ravissement, il tire un mètre de sa poche pour se donner un avant-goût de ce que coûteront ces décorations somptueuses, avec un sentiment impossible à décrire. La cuisinière est dans toute sa verve ; elle ne demande pas mieux que d’avoir beaucoup de monde, car elle parierait bien dix sous qu’à présent il va y avoir du monde à traiter, l’impossible ; quel bonheur ! elle qui aime tant l’activité ! d’ailleurs elle a toujours été comme cela dès son enfance, je ne sais pas si vous le savez. Cette opinion qu’elle énonce sur ses qualités paraît arracher de la poitrine de Mme  Perch un soupir approbateur. Tout ce que la bonne espère, c’est qu’ils seront heureux : « Mais, se dit-elle à elle-même, le mariage n’est qu’une loterie ; » et plus elle y pense, plus elle sent combien il y a d’indépendance et de tranquillité dans le célibat. Towlinson est taciturne et sombre ; ce qu’il voudrait, c’est la guerre avec l’étranger. À bas la France ! Il faut dire qu’à ses yeux tout étranger est un Français, ou doit l’être, suivant toutes les lois de la nature.

Toutes et quantes fois qu’on entend un bruit de voiture, on s’interrompt, quoi qu’on dise, et on écoute. Souvent dans un élan général, on crie : « Les voilà ! » Mais ce ne sont pas encore eux. La cuisinière pleure sur son dîner qu’on a déjà rapporté deux fois ; le contre-maître du tapissier continue toujours, sans être troublé dans sa rêverie bienheureuse, son dernier coup d’œil dans l’appartement.

Florence est prête à recevoir son père et sa nouvelle maman. Toutes les émotions qui font palpiter son cœur sont-ce des sentiments de plaisir ou de peine ? elle n’en sait rien. Mais ses joues se colorent, ses yeux brillent. On dit dans la cuisine tout bas, parce que c’est toujours tout bas qu’on parle de Florence, quand on en parle, on dit à la cuisine : « Comme Mlle  Florence est belle ce soir ! comme elle a grandi, la pauvre enfant ! » Il se fait un moment de silence ; la cuisinière, comprenant, en sa qualité de présidente, qu’on attend son opinion, s’étonne que… elle n’achève pas. La bonne s’étonne aussi, ainsi que Mme  Perch, qui jouit de l’heureuse faculté de s’étonner quand les autres s’étonnent, sans savoir au juste pourquoi elle s’étonne. Towlinson, s’apercevant qu’il est temps de calmer l’agitation de ces dames et de la ramener à sa température, dit : « Qui vivra verra. » Il souhaite seulement que tout tourne bien. La cuisinière fait entendre un petit soupir en disant : « C’est en vérité un bien singulier monde que le nôtre ! » Quand cette phrase a fait le tour de la table, elle ajoute d’un ton de conviction : « Après tout, la position de Mlle  Florence ne peut toujours pas perdre au change, Tom. »

Towlinson, qui vient de préparer une réponse d’une portée effrayante, s’écrie : « … Vraiment ? » Mais il comprend qu’un simple mortel ne doit pas pousser plus loin les prédictions, et qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle : Il garde le silence.

Mme  Skewton s’est mise en mesure pour recevoir sa chère fille et son cher gendre à bras ouverts ; dans ce but, elle a endossé un costume tout à fait juvénile, une robe à manches courtes. Pour le moment, pourtant, ses charmes un peu mûrs fleurissent à l’ombre du magnifique appartement qui lui est destiné : elle n’en est pas encore sortie depuis qu’elle en a pris possession il y a quelques heures ; elle commence à faire la moue en voyant que le dîner attend.

La femme de chambre de Mme  Skewton, qui devrait être un squelette pour bien faire, mais qui est au contraire une bonne gaillarde, montre l’humeur la plus aimable : elle pense que ses gages ne manqueront plus à présent de lui être payés régulièrement chaque trimestre, sans compter qu’elle sera mieux logée et mieux nourrie.

Où donc est-il cet heureux couple qui tient toute cette belle maison dans l’attente ? Est-ce que par hasard la vapeur, le vent, la marée, les chevaux, la nature tout entière s’arrêtent à contempler un si grand bonheur ? Sont-ils entravés dans leur marche triomphale par un essaim d’Amours et de Grâces qui viennent folâtrer autour de leurs têtes ? L’heureux sentier qu’ils suivent est-il tellement jonché de fleurs qu’ils ne puissent avancer qu’entourés de toutes parts de roses sans épines et d’églantiers odorants ?

Enfin les voilà ! On entend un bruit de roues, le bruit devient plus distinct, une voiture s’arrête à la porte. L’odieux étranger a frappé un coup de tonnerre avant que M. Towlinson et la société, qui se précipitent, aient eu le temps d’ouvrir la porte. M. Dombey et la mariée descendent, M. Dombey donne le bras à sa femme.

« Ah ! ma tendre Edith, et vous, mon cher Dombey, » s’écrie une voix émue sur l’escalier ; puis les manches courtes s’enlacent autour de l’heureux couple et embrassent les époux l’un après l’autre.

Florence aussi est descendue jusqu’au vestibule, mais elle n’ose pas avancer ; elle attend avec timidité que les transports d’une personne plus chère se soient calmés. Cependant les yeux d’Edith la cherchent ; Edith, laissant un léger baiser sur la joue de sa tendre mère, s’élance du côté de Florence et l’embrasse.

« Comment vous portez-vous, Florence ? » dit M. Dombey en lui tendant la main.

Florence, toute tremblante, porte cette main à ses lèvres, et, au même moment, rencontre son regard. Dans ce regard, il y avait une froideur qui la tenait à distance, et cependant elle crut y voir plus d’intérêt qu’il ne lui en avait jamais montré. À sa vue, M. Dombey témoigna une légère surprise, mais ce n’était pas une surprise désagréable. Elle n’osa plus lever les yeux, mais elle sentait qu’il la regardait encore d’une manière qui ne lui était pas défavorable. En ce moment un frémissement de plaisir traversa tout son être à l’idée, bien vague encore pourtant, que sa maman, cette maman si belle, pourrait l’aider à conquérir l’affection de son père !

« Vous ne serez pas longtemps à vous habiller, je présume, madame Dombey ?

— Je suis prête à l’instant.

— Qu’on serve le dîner dans un quart d’heure. »

Là-dessus M. Dombey se dirigea de son pas majestueux vers son cabinet de toilette, et Mme  Dombey monta à sa chambre. Mme  Skewton et Florence entrèrent dans le salon. Là, cette excellente mère crut de son devoir de répandre quelques larmes, émotion bien naturelle en présence du bonheur de sa fille ; elle essuyait encore ses yeux délicatement avec son mouchoir de dentelle, lorsque son gendre parut.

« Eh bien ! mon cher Dombey, comment avez-vous trouvé Paris, la plus délicieuse des villes ? » En lui adressant cette question, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour maîtriser son émotion.

« Il y faisait froid, reprit M. Dombey.

— Gai comme toujours, cela va sans dire ? fit Mme  Skewton.

— Pas précisément ; je l’ai trouvé triste.

— Allons donc, mon cher Dombey, fit-elle de son petit ton moqueur ; que dites-vous là ?

— Voilà l’impression qu’il m’a faite, madame, répondit M. Dombey avec une politesse pleine de gravité. Je crois que Mme  Dombey l’a trouvé triste aussi, elle me l’a dit deux ou trois fois.

— Eh bien, vilaine ! qu’est-ce que j’entends ? s’écria Mme  Skewton d’un ton de raillerie adressé à sa chère enfant qui entrait ; quelles affreuses hérésies vous vous êtes permises sur le compte de Paris ? »

Edith leva ses sourcils d’un air fatigué ; elle passa devant les portes toutes grandes ouvertes qui laissaient voir les appartements dans leur nouvelle splendeur ; mais elle se contenta d’y jeter un simple coup d’œil et s’assit à côté de Florence.

« Mon cher Dombey, dit Mme  Skewton, n’est-ce pas charmant de voir avec quel art on a mis à exécution les idées que nous avions données ? En vérité, ce n’est plus une maison, c’est un palais.

— En effet, dit M. Dombey en promenant ses regards autour de lui, c’est très-beau. J’avais donné l’ordre de ne pas regarder à la dépense ; et tout ce que l’argent pouvait faire a été fait, ce me semble.

— Et l’argent peut tout, mon cher Dombey ! dit Cléopatre.

— Il est bien puissant, répondit M. Dombey, » tournant vers sa femme son regard majestueux, sans lui adresser une parole. Puis, après un moment de silence, il lui dit d’un ton très-distinct :

« J’espère, madame Dombey, que ces changements ont votre approbation.

— Ils sont aussi beaux qu’ils peuvent être, reprit Edith avec une insouciance hautaine. Cela devait être et je n’en suis pas surprise. »

On lisait toujours sur le visage orgueilleux de cette femme une expression de mépris qui en semblait inséparable ; mais quand on faisait appel à son admiration, à son respect ou à sa considération pour la richesse de M. Dombey, peu importe sur quel objet insignifiant ou banal, ce mépris avait toujours un accent nouveau, où il semblait qu’elle mît toute l’énergie dédaigneuse dont elle était capable. Si M. Dombey enveloppé dans sa propre grandeur n’y avait pas fait attention, ce n’était toujours pas faute d’avoir eu bien des fois l’occasion d’y voir clair. En ce moment par exemple le regard que cet œil noir lui lança, après avoir passé rapidement et d’un air de mépris sur la splendeur qui le rendait si fier, aurait dû suffire pour ne plus lui laisser aucun doute. Il aurait pu lire dans ces yeux, que sa fortune, fût-elle mille fois plus considérable, ne lui ferait jamais obtenir un regard affectueux de cette femme orgueilleuse qui lui était unie, mais dont l’âme se soulevait tout entière contre lui. Il aurait pu lire dans ces yeux, qu’elle méprisait sa fortune, même pour l’influence sordide et vénale qu’elle avait eue sur elle, tout en réclamant cette fortune comme son droit, son marché, comme la récompense basse et indigne de ce qu’elle était devenue sa femme. Il aurait pu lire dans ce regard que, si elle tendait sa joue aux coups de sa honte volontaire et de son propre mépris, l’allusion la plus innocente de M. Dombey à la puissance de ses richesses l’humiliait plus encore, la faisait tomber plus bas à ses propres yeux et mettait le comble à son ignominie.

Mais le dîner fut annoncé et M. Dombey offrit son bras à Cléopatre ; Edith et Florence les suivirent. Elle passa devant la vaisselle d’or et d’argent étalée sur le buffet comme elle aurait passé près d’un tas de boue : et, sans daigner jeter un seul regard sur tout le luxe qui l’entourait, elle s’assit, pour la première fois à sa table, muette, immobile comme une statue.

M. Dombey, qui, de son côté, ressemblait naturellement assez à une statue, n’était pas autrement mécontent de trouver dans cette femme si belle cette froideur calme et fière. Comme ses manières n’en étaient pas moins élégantes ni moins gracieuses, c’était dans sa tenue un mérite de plus en harmonie avec son propre caractère. Il présida le repas, avec sa dignité habituelle ; mais, tout à fait incapable par sa nature de donner à sa femme la vivacité et l’entrain qui lui manquaient, il fit les honneurs de la table avec une satisfaction peu animée. Quoi qu’il en soit, le dîner d’installation, sans avoir eu à la cuisine un grand succès ou sans avoir donné beaucoup d’espérance pour l’avenir, ne laissa rien à désirer sous le rapport de la politesse, des convenances et de la distinction : il n’avait d’autre tort que d’être à la glace.

Aussitôt après le thé, Mme  Skewton alla se coucher. Elle affectait d’être fatiguée d’émotion et toute hors d’elle-même, tant elle avait eu de joie du retour de sa chère enfant unie à l’homme de son cœur ; mais il est probable qu’elle ne trouvait pas fort gaie cette réunion de famille, car, depuis une heure déjà, elle bâillait derrière son éventail. Edith se retira aussi, sans dire un mot et ne revint plus. Si bien que Florence, qui était montée à sa chambre pour caresser un peu Diogène, en rentrant dans le salon avec son petit panier à ouvrage, ne trouva plus que son père qui se promenait de long en large au milieu d’une lugubre magnificence.

« Pardon, mon père. Dois-je me retirer ? dit Florence, d’une voie tremblante, en s’arrêtant à la porte.

— Non, répondit M. Dombey, en tournant seulement la tête, vous pouvez aller et venir comme il vous plaira, Florence. Cette pièce n’est pas mon cabinet. »

Florence entra et s’assit pour travailler devant une petite table éloignée. C’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait seule avec son père, qu’elle lui tenait compagnie, oui, la première fois depuis son enfance. Elle, sa compagne naturelle, son unique enfant ; qui, dans sa vie solitaire et dans sa douleur avait connu toutes les angoisses d’un cœur ulcéré ; elle, qui, voyant son amour repoussé, n’avait jamais manqué le soir de prier Dieu pour lui, et tout en larmes d’appeler sur son père les bénédictions que le ciel ne pouvait pas exaucer ! Elle, qui avait désiré mourir jeune, pour mourir dans ses bras ! elle qui en retour de l’abandon, de la froideur et de l’indifférence qu’il avait pour elle, lui avait voué un amour inaltérable, l’excusant, le défendant comme son bon ange !

Elle tremblait et ne voyait plus autour d’elle. Son père en se promenant dans la chambre lui semblait augmenter de taille et de volume quand il se rapprochait d’elle. Tantôt il lui apparaissait comme dans un nuage, et c’est à peine si elle pouvait le reconnaître. Tantôt elle le voyait bien distinctement et tel qu’il était. Puis elle se croyait le jouet d’un rêve qui durait déjà, depuis bien des années, toujours le même. Elle se sentait attirée vers lui, et reculait à son approche. Émotion contre nature pour une enfant, si pure, si innocente ! Mais combien, plus dénaturée la main qui avait si cruellement labouré son cœur pour y jeter les germes d’une telle émotion !

Florence, ne voulant ni l’affliger ni l’offenser par sa douleur, se contenait et travaillait en silence. Après s’être promené encore quelque temps dans la chambre, il s’arrêta, s’assit sur un fauteuil dans un coin obscur et, ayant couvert sa tête de son mouchoir, il se prépara à dormir.

Florence était heureuse d’être là à le veiller ; de temps en temps elle tournait les yeux de son côté, et quand elle baissait son visage sur sa broderie, son cœur n’en restait pas moins avec lui ; elle éprouvait un mélange de peine et de plaisir à penser qu’il pouvait dormir pendant qu’elle était près de lui, et que la présence de sa fille, depuis si longtemps oubliée, depuis si longtemps étrangère, ne troublait pas du moins son sommeil.

Qu’aurait-elle dit, si elle avait su que son père la regardait fixement ; que ce voile posé sur sa figure laissait, soit par un effet du hasard, soit par calcul, ses yeux à découvert et qu’il ne la perdait pas de vue un instant ! Si elle avait su que ses yeux expressifs, lorsqu’ils se tournaient vers lui dans ce coin obscur, ses yeux plus tendres et plus éloquents, qui l’accusaient plus énergiquement dans leur muet langage que tous les orateurs du monde, avaient rencontré ceux de son père sans qu’elle s’en doutât ! Si elle avait su qu’il respirait plus librement, quand elle baissait sa tête sur son ouvrage, tout en continuant à regarder avec la même attention son front si blanc, ses cheveux retombant en boucles sur ses joues, et ses doigts si agiles, et trouvait un tel charme dans cette contemplation secrète qu’il ne pouvait détacher ses regards de sa fille.

Quelles pouvaient être les pensées de ce père ? Sous l’empire de quelles émotions dirigeait-il secrètement son regard sur sa fille qu’il connaissait si peu ? Lisait-il sur ce visage si calme, dans ces yeux si doux quelque reproche contre sa conduite ? Commençait-il enfin à tenir compte des droits de Florence à son affection ? Ces droits qu’il avait si longtemps méconnus le touchaient-ils au cœur ? Réveillaient-ils en lui quelques remords de sa cruelle injustice ?

Il y a, dans la vie des hommes les plus sévères et les plus durs, des moments d’attendrissement quoiqu’ils tiennent bien cachées leurs émotions. La vue de sa fille dans toute sa beauté, de sa fille devenue femme, à son insu, pouvait bien avoir touché le cœur de cet homme si orgueilleux. Peut-être avait-il pensé qu’il avait eu le bonheur sous sa main ; que le bon génie de son foyer domestique s’était souvent agenouillé devant lui, sans qu’il eût daigné déroger à sa grandeur empesée, pour abaisser vers elle un regard ; que sa triste arrogance avait tout gâté, tout perdu. Malgré lui peut-être il avait lu dans ses yeux, dont l’éloquence était si simple et pourtant si claire, ces mots touchants : « Au nom des lits funèbres près desquels j’ai prié, au nom de l’enfance malheureuse que j’ai subie, au nom de notre rencontre dans cette triste maison au milieu de la nuit, au nom des plaintes que mon cœur, dans son angoisse, a laissées échapper, mon père, je vous en prie, tournez-vous vers moi et venez chercher un refuge dans mon amour, avant qu’il soit trop tard. » Peut-être, au contraire, était-il absorbé dans des pensées moins honorables et moins élevées ; peut-être se disait-il qu’à présent que de nouveaux liens avaient remplacé le fils qu’il avait perdu, il pouvait pardonner à sa fille de l’avoir supplanté dans son affection. C’était aussi quelque chose de penser que Florence allait être un ornement de plus pour sa maison. Quoi qu’il en soit, plus il la regardait, plus il s’adoucissait à son égard. Plus il la regardait, plus il se plaisait à la confondre avec l’enfant qu’il avait aimé ; son esprit ne pouvait pas les séparer. Un moment même, pendant qu’il la considérait, elle lui apparut sous un jour plus clair et plus brillant. Ce n’était plus sa rivale penchée sur l’oreiller de cet enfant ; pensée impie d’un père dénaturé ! C’était le bon génie de sa maison qui avait veillé sur lui-même, lorsqu’il était agenouillé au pied de son petit lit. Il se sentit disposé à lui parler et à l’appeler. Ces mots : « Florence, venez ici, » naissaient déjà sur ses lèvres, mais c’étaient des mots si étranges pour lui qu’ils ne répondaient point à son appel et s’arrêtaient étonnés en chemin. Il s’arrêta lui-même devant un bruit de pas qui se fit entendre dans l’escalier.

C’était sa femme. Elle avait quitté sa robe du dîner pour prendre un peignoir ; ses cheveux flottaient librement sur ses épaules, mais ce ne fut point là le changement qui le fit tressaillir.

« Florence, ma chérie, dit-elle, je vous ai cherchée partout ; » et s’asseyant à côté de Florence, elle se pencha et lui baisa la main. Il pouvait à peine reconnaître sa femme, elle était si changée ! Ce n’était pas seulement son sourire, qui était nouveau pour lui, bien qu’il ne l’eût jamais vu, mais ses manières, son ton de voix, l’éclat de ses yeux, l’intérêt, la confiance, le désir de plaire… Ce n’était pas Edith !

« Doucement, chère maman, papa dort ! »

C’était bien Edith cette fois, quand elle tourna ses regards du côté où il était assis ; il la reconnut aisément à l’air de son visage.

« Je n’espérais guère vous trouver ici, Florence. »

Comme en un instant sa physionomie avait changé encore pour prendre une expression plus douce !

« Je suis sortie de bonne heure, poursuivit Edith, afin d’aller en haut causer avec vous. Mais, en entrant dans votre chambre, je me suis aperçue que mon cher oiseau s’était envolé, et je suis restée à attendre son retour. »

Et Florence eût été son oiseau, qu’elle ne l’aurait pas serrée plus tendrement ni plus doucement contre son cœur.

« Venez, chérie.

— Papa ne sera pas surpris de ne pas me trouver ici à son réveil ? dit Florence en hésitant.

— Qu’en pensez-vous, Florence ? » dit Edith, en la regardant en face.

Florence baissa la tête, se leva et prit son panier à ouvrage. Edith posa sa main sur son bras. Elles sortirent du salon comme deux sœurs.

M. Dombey la suivit des yeux jusqu’à la porte, et trouva que le pas même d’Edith n’était plus le même. Il resta si longtemps dans son coin obscur, que l’horloge de l’église sonna trois fois l’heure, avant qu’il sortît. Tout ce temps, ses yeux restèrent fixés sur la place où Florence avait été assise.

La chambre devint plus obscure, car les lumières baissaient et s’éteignaient enfin. Mais l’ombre de la nuit n’était pas plus épaisse que celle qui vint obscurcir son front.

Florence et Edith, assises devant le feu dans la chambre éloignée où le petit Paul était mort, causèrent ensemble pendant longtemps. Diogène, qui était de la partie, avait d’abord refusé l’entrée de la chambre à Edith, et même, malgré l’intervention de sa maîtresse, il n’y avait consenti qu’en grognant. Mais il sortit peu à peu de l’antichambre, où il s’était retiré comme dans un fort, et parut comprendre qu’avec les meilleures intentions du monde, il avait commis une de ces erreurs auxquelles sont exposés les chiens les mieux élevés. En signe de réconciliation, il vint se placer entre elles deux, au beau milieu de la cheminée, et s’étendit tout haletant devant le feu, tirant la langue de l’air le plus niais et prêtant oreille à la conversation.

Elle roula d’abord sur les lectures de Florence, ses occupations favorites et la manière dont elle avait passé le temps, depuis le mariage. En dernier lieu, elles abordèrent un sujet l’un bien vif intérêt pour Florence, qui dit, les larmes aux yeux :

« Oh ! maman, j’ai eu un grand chagrin, depuis ce jour-là.

— Vous, un grand chagrin, Florence ?

— Oui, le pauvre Walter est noyé. »

Florence se couvrit le visage de ses mains et pleura de tout son cœur. Le malheureux sort de Walter lui avait déjà coûté bien des larmes secrètes ; ses larmes n’en coulaient pas avec moins d’abondance chaque fois qu’elle pensait à lui ou qu’elle en parlait.

« Mais dites-moi, chérie, fit Edith en la caressant, qui était Walter ? Que vous était-il ?

— Il était mon frère, maman. Après la mort de Paul, nous nous sommes dit que nous serions frère et sœur. Je le connaissais depuis longtemps, depuis mon enfance. Il connaissait Paul aussi, qui avait beaucoup d’amitié pour lui. Paul a dit, presque au moment de mourir : « Prenez soin de Walter, cher papa, je l’aimais beaucoup ! » On était allé chercher Walter pour le voir, et il était là, dans cette chambre…

— Et a-t-il pris soin de Walter ? demanda Edith d’un ton grave.

— Papa ? Il l’a fait partir aux colonies avec un emploi. C’est en y allant qu’il s’est noyé, dans un naufrage, pendant la traversée, dit Florence en sanglotant.

— Votre père sait-il qu’il est mort ? demanda Edith.

— Je l’ignore, maman ; je n’ai aucun moyen de le savoir. Chère maman ! s’écria Florence en se jetant dans ses bras et cachant son visage sur son sein, je sais que vous vous êtes aperçue…

— Chut ! arrêtez, Florence ! »

Edith était si pâle et parlait d’un ton si sérieux que Florence se serait tue, lors même qu’Edith ne lui aurait pas posé le doigt sur la bouche.

« Dites-moi d’abord l’histoire de Walter ; dites-la-moi tout entière. »

Florence raconta tout en détail. Elle n’omit pas même l’amitié de M. Toots, dont elle ne pouvait parler au milieu de ses larmes sans sourire, quoiqu’elle lui fût sincèrement reconnaissante.

Quand elle eut terminé son récit, que sa mère avait écouté avec la plus grande attention, en tenant sa main dans la sienne, Edith, après un moment de silence, lui dit :

« De quoi pensez-vous que je me sois aperçue, Florence ?

— Vous vous êtes aperçue que je ne suis pas… et Florence cacha encore sa figure dans le sein d’Edith… que je ne suis pas sa fille bien-aimée. Je ne l’ai jamais été ; je n’ai jamais su que faire pour le devenir. Je n’ai pas su comment m’y prendre, et je n’avais personne pour m’en instruire ! Oh ! apprenez-moi comment je pourrai devenir plus chère à papa ! Apprenez-le-moi, vous qui le savez si bien. »

Et, se serrant plus étroitement contre elle, Florence prononça quelques mots de reconnaissance et de tendresse. Elle avait dit son triste secret, et elle pleura longtemps ; mais ses larmes n’étaient pas aussi amères que par le passé. Elle étreignait dans ses bras sa nouvelle mère.

Pâle comme la mort, Edith cherchait à donner à son orgueilleuse beauté un calme qu’on eût pris pour celui de la tombe ; puis elle regarda la jeune fille qui pleurait, et l’embrasa. Bientôt elle se dégagea peu à peu de son étreinte, et, éloignant doucement Florence, elle prit l’attitude d’une statue de marbre et dit d’un son de voix qui devenait plus grave à mesure qu’elle parlait, mais sans trahir la moindre émotion :

« Florence, vous ne me connaissez pas ! Que le ciel vous préserve de prendre de mes leçons.

— Que le ciel me préserve ? répéta Florence toute surprise.

— Oui, que le ciel me préserve de vous enseigner à aimer ou à être aimée ! dit Edith. Si vous pouviez me l’apprendre vous-même, cela vaudrait mieux ; mais il est trop tard ! Vous m’êtes chère. Florence ! Je ne pensais pas que quelqu’un pût me devenir aussi cher en si peu de temps ! »

Florence allait parler ; elle lui fit signe de ne pas l’interrompre.

« Je serai toujours votre amie sincère. Je vous chérirai autant, sinon aussi bien que qui que ce soit au monde. Vous pouvez vous confier à moi (cela, je puis le dire et en répondre), vous pouvez vous confier à moi avec tout l’abandon même de votre cœur innocent et pur. Votre père aurait pu épouser des milliers de femmes meilleures que moi sous tous les rapports, Florence ; mais je défie qu’il trouvât ailleurs un cœur qui batte pour vous d’une affection plus tendre et plus fidèle.

— Je le sais, chère maman ! s’écria Florence ; depuis cet heureux jour, je le sais !

— Cet heureux jour ! »

Edith sembla répéter ces mots involontairement et continua :

« Je n’ai guère de mérite à cela, cependant, car j’avais bien peu pensé à vous avant de vous voir ; mais laissez-moi trouver dans votre confiance et dans votre amour une récompense à laquelle je n’ai point droit. Et ce soir, ce soir, Florence, le premier que je passe ici, je suis amenée à un aveu que je crois utile de vous faire pour la première et la dernière fois. »

Florence, sans savoir pourquoi, craignait presque de l’entendre continuer ; mais elle tint ses yeux fixés sur ce beau visage, qui la regardait attentivement.

« Ne cherchez jamais, dit Edith en mettant la main sur son cœur, à trouver en moi ce qui n’y est pas. Si vous le pouvez, ne vous éloignez pas de moi parce que vous ne l’y aurez pas trouvé. Peu à peu, vous me connaîtrez mieux, et le temps viendra où vous me connaîtrez comme je me connais moi-même. Soyez alors pour moi aussi indulgente que vous pourrez, et ne changez pas en amertume le seul doux souvenir qui me restera. »

Les larmes qui mouillaient ses paupières, tandis qu’elle regardait Florence, prouvaient que son calme apparent n’était qu’un beau masque. Mais elle le garda et continua :

« Oui, je me suis aperçue de ce que vous me disiez tout à l’heure, et je sais combien c’est vrai. Mais croyez-le (si vous ne le pouvez en ce moment, vous le croirez bientôt), il n’y a personne au monde moins capable que moi de changer ce qui est et de venir à votre secours. Ne me demandez jamais pourquoi, Florence ; qu’il ne soit plus jamais question de ceci entre nous, comme aussi ne me parlez jamais non plus de mon mari ; qu’il y ait désormais entre nous à ce sujet comme le silence de la tombe ! »

Elle resta muette quelques instants ; Florence osait à peine respirer. Au milieu du brouillard épais qui l’environnait, la vérité se faisait jour. Elle en prévoyait toutes les funestes conséquences ; mais, terrifiée et voulant douter encore, son imagination repoussait tous les instincts de sa raison. À peine Edith eut-elle cessé de parler, que son visage reprit cette expression plus calme et plus douce qu’elle avait généralement quand elle se trouvait seule avec Florence ; puis elle le cacha dans ses mains, et, quand elle se leva et qu’elle embrassa tendrement Florence en lui souhaitant le bonsoir, elle s’éloigna bien vite, sans se retourner.

Mais lorsque Florence fut couchée et que la pièce ne fut plus éclairée que par la flamme du foyer, Edith rentra en disant qu’elle ne pouvait dormir, que sa chambre était trop solitaire. Elle approcha un fauteuil de la cheminée et s’assit auprès, restant à regarder les étincelles mourir une à une. Florence, elle aussi, les regarda de son lit aussi longtemps qu’elle le put. Mais le feu et le noble visage penché devant le foyer, avec sa belle chevelure qui flottait sur ses épaules et ses yeux qui reflétaient la flamme du foyer, tout devint confus, et bientôt elle s’endormit.

Dans son sommeil, pourtant, Florence conservait encore une impression vague de ce qui venait de se passer. Elle rêva de la conversation qu’elle avait eue avec Edith ; elle en fut comme poursuivie, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais toujours le rêve était pénible, et elle se sentait triste et effrayée. Elle croyait son père dans un désert ; elle courait sur sa trace ; elle gravissait des hauteurs prodigieuses ; elle descendait dans des mines ou des cavernes profondes ; elle portait avec elle le poids d’un secret remède qui devait l’arracher à ses horribles souffrances ; elle ne savait pas ce que c’était, ni comment le lui faire parvenir ; le but reculait toujours devant ses pas sans qu’elle pût l’atteindre et délivrer son père. Puis elle le voyait mort, sur ce même lit, dans cette même chambre ; elle savait qu’il ne l’avait jamais aimée jusqu’à son dernier soupir, et elle se jetait sur sa froide poitrine, étouffée par ses sanglots. Puis elle apercevait un horizon lointain ; un fleuve coulait, et une voix plaintive qu’elle connaissait lui criait : « Il coule, Florence ! Il n’a jamais cessé de couler ! Il vous entraîne avec lui ! » Et elle le voyait, de loin, lui tendre les bras, tandis qu’une figure qui ressemblait à celle de Walter était à ses côtés, sereine et calme, d’une immobilité effrayante. À chaque vision nouvelle, Edith lui apparaissait toujours allant et venant : tantôt elle en était heureuse, tantôt elle en était chagrine, jusqu’à ce qu’enfin elles se trouvèrent seules sur le bord d’une tombe, et Edith lui en montrant le fond, elle regarda et vit… quoi ? une autre Edith étendue dans la fosse.

Saisie de terreur, elle poussa un grand cri et s’éveilla. Une douce voix murmurait à son oreille : « Florence, chère Florence, ce n’est qu’un rêve. » Elle étendit les bras et rendit à sa nouvelle maman caresse pour caresse ; puis Edith sortit de la chambre, qu’éclairait faiblement la pâle lueur de l’aurore. Un moment, Florence se demanda si tout cela n’était qu’un rêve. Ce dont elle ne pouvait douter, c’est que le jour commençait à paraître, qu’il ne restait plus, dans la cheminée, que des cendres noircies, et qu’elle se trouvait toute seule.

C’est ainsi que se passa la première nuit du retour de l’heureux couple au logis.