Dombey et fils (Dickens)/III/06

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 79-91).


CHAPITRE VI.

Une séparation.


Miss Nipper se leva avec le jour, mais après le soleil toutefois. Ses yeux noirs, ses yeux si perçants paraissaient fatigués ; eux qu’on n’aurait jamais soupçonnés de se fermer quelquefois tant ils étaient éveillés d’ordinaire, ils avaient perdu tout leur feu, ils étaient tout gonflés, comme s’ils avaient passé la nuit dans les larmes. Pourtant Suzanne était loin d’être abattue ; ce jour-là elle était singulièrement allègre et décidée ; toutes ses facultés semblaient se resserrer en faisceau pour l’accomplissement de quelque grand projet. Elle était aussi beaucoup plus pincée qu’à l’ordinaire, et, en rôdant dans la maison, elle avait des mouvements de tête qui indiquaient une grande détermination.

En effet, Suzanne avait pris une détermination, et une détermination audacieuse encore. Il ne s’agissait de rien moins que de se présenter devant M. Dombey et de lui parler, à ce gentleman, de lui parler entre quatre yeux. « J’ai toujours dit que je le ferais, se dit-elle, ce matin-là, d’un air menaçant et en branlant énergiquement la tête, j’ai toujours dit que je le ferais ; eh bien ! à présent, je vais le faire. »

S’encourageant elle-même, avec une vivacité qui n’appartenait qu’à elle, à accomplir ce grand dessein, Suzanne Nipper resta toute une après-dînée dans le vestibule et sur les escaliers, sans trouver le moment favorable pour livrer l’assaut. Elle ne se laissa pas déconcerter le moins du monde par ce contre-temps ; il eut au contraire pour résultat d’exciter davantage son ardeur, loin de relâcher sa vigilance ; enfin, sur le soir, elle s’aperçut que son ennemie jurée, Mme  Pipchin, sous le prétexte d’avoir passé la nuit, faisait un somme dans sa chambre, et que M. Dombey était seul étendu sur son sofa.

Suzanne, agitant non-seulement sa tête, mais toute sa petite personne, s’avança sur la pointe du pied jusqu’à la porte de M. Dombey et frappa.

« Entrez, » dit M. Dombey.

Suzanne fit un dernier mouvement pour se donner du cœur et entra.

M. Dombey, qui regardait le feu, ne fut pas peu surpris de l’étrange visite, et se releva légèrement sur son coude. Suzanne lui fit une révérence.

« Que demandez-vous ? dit M. Dombey.

— S’il vous plaît, monsieur, dit Suzanne, je désire vous parler.

— Je désire vous parler ! semblèrent redire après Suzanne les lèvres de M. Dombey qui, abasourdi de l’audace de la servante, n’eut pas la force de les répéter tout haut.

— Il y a aujourd’hui douze ans, monsieur, dit Suzanne avec sa volubilité ordinaire, que je suis à votre service, attachée à la personne de Mlle  Florence, ma jeune maîtresse, qui ne parlait pas encore bien quand je suis entrée ici, et quand Mme  Richard était encore toute nouvelle, j’étais déjà bien vieille dans la maison, car, bien que je ne sois pas une Mathieu-Salem, je ne suis pas non plus une enfant à la mamelle. »

M. Dombey se leva encore sur son coude, et la regarda d’un air peu curieux d’en apprendre davantage.

« Ah ! monsieur, dit Suzanne, je n’ai jamais vu une meilleure personne, plus couverte des bénédictions du bon Dieu que mademoiselle : je dois le savoir un peu mieux que d’autres, moi qui l’ai vue dans son chagrin et dans sa joie. Ah ! par exemple, de la joie, elle n’en a guère eu, mais c’est égal, je l’ai toujours vue avec son frère ; je l’ai vue quand elle était seule, que personne ne la voyait, oui, que personne ne la voyait, je le dirai à tous et à chacun (et là-dessus Suzanne branla la tête et frappa légèrement du pied) ; oui, je le dis et je le répète, mademoiselle est l’ange le plus chéri et le plus couvert des bénédictions du bon Dieu qui ait jamais respiré la vie, et qu’on me déchirerait en lambeaux que je le dirais et que je le répéterais encore, quoique je n’aie pas le courage d’un saint martyr comme Fox. »

L’indignation et l’étonnement rendirent M. Dombey plus pâle que ne l’avait fait sa chute ; ses regards restaient fixés sur son interlocutrice ; il ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles.

« On ne saurait faire autrement que d’être honnête et fidèle avec Mlle  Florence, continua Suzanne, et je ne me fais pas grand mérite d’avoir été à son service pendant douze ans, car je l’aime, oui, je l’aime, je le dirai à tous et à chacun. »

Ici Suzanne secoua encore la tête, frappa légèrement du pied et poussa un soupir. « Mais de bons et fidèles services me donnent bien le droit de parler, j’espère ; il faut que je parle, et je veux parler maintenant, que j’aie tort ou raison.

— Qu’est-ce que veut dire cette femme ? cria M. Dombey dont l’œil étincelait en la regardant. Comment avez-vous l’audace…

— Ce que je veux dire ? monsieur, ce que je veux, c’est de parler avec respect et sans offenser personne, mais le cœur sur les lèvres. Maintenant, comment j’ai l’audace, je n’en sais rien, mais je l’ai. Ah ! monsieur, vous ne connaissez pas mademoiselle, non, monsieur, vous ne la connaissez pas, vous ne vous contenteriez pas de la connaître si peu que ça, si vous aviez commencé une fois à la connaître. »

M. Dombey, hors de lui, tendit la main pour prendre le cordon de sonnette, mais il n’y avait pas de cordon de ce côté de la cheminée, et il ne pouvait pas se lever ni aller chercher ce cordon sans soutien. L’œil vif de Suzanne vit aussitôt son impuissance, et dès ce moment, comme elle le fit remarquer plus tard, elle sentit qu’elle était maîtresse du terrain et qu’elle tenait son homme.

« Miss Florence, dit Suzanne, c’est la plus dévouée, la plus patiente, la plus docile, la plus belle de toutes les filles ; il n’y a pas de gentleman, monsieur, eût-il toute la fortune des plus riches individus de l’Angleterre, qui ne fût fier de mademoiselle.

Si ce gentleman connaissait sa vraie valeur, il consentirait à perdre toute sa fortune sou à sou et à aller mendier de porte en porte, dit Suzanne qui éclata en sanglots, plutôt que de faire endurer à ce bon cœur toutes les souffrances que je lui ai vu endurer dans cette maison.

— Femme, cria M. Dombey, quittez la chambre !

— Pardon, excuse, je ne quitterai pas la chambre : je quitterais plutôt la place, monsieur, où j’ai été pendant tant d’années et où j’ai vu tant de choses, répliqua l’intrépide Suzanne, quoique j’espère bien que vous n’aurez pas le cœur de me séparer de Mlle Florence ; je ne m’en irai maintenant que quand j’aurai tout dit. Il peut bien se faire que je ne sois pas une veuve du Malabar, je ne le suis pas et je ne voudrais pas le devenir, mais si une fois je m’étais mis dans la tête de me brûler toute vive, je le ferais ! Eh bien ! je me suis mis dans la tête de continuer. »

L’attitude de Suzanne, non moins que son langage, prouva qu’elle allait exécuter sa menace.

« Il n’y a personne à votre service, continua Suzanne, qui ait eu plus peur de vous que moi, et vous pourrez en juger quand je vous dirai que j’ai mille et mille fois pensé à vous parler, sans avoir jamais osé le faire jusqu’à hier soir, mais, ma foi, hier soir, je m’y suis tout à fait décidée. »

M. Dombey, dans le paroxysme de la rage, tenta de saisir encore une fois le cordon de sonnette qui n’était pas là, et, à défaut de cordon, il se tira les cheveux.

« J’ai vu Mlle Florence, continua Suzanne, quand elle était encore toute petite, travailler, travailler, il fallait voir ; et avec quelle douceur ! quelle patience ! les meilleures femmes peuvent prendre exemple sur elle ; je l’ai vue pendant plusieurs nuits de suite passer la moitié du temps à aider son petit frère, si délicat, à faire ses devoirs ; je l’ai vue l’aider et le veiller dans d’autres moments, on sait bien de quels moments je veux parler. Je l’ai vue, sans être encouragée ni soutenue, devenir une femme, grâce à Dieu ! une femme, l’orgueil et l’ornement de toutes les sociétés dans lesquelles elle se trouve ! et je l’ai toujours vue cruellement négligée et souffrir amèrement de son abandon ; oui, je le dis à chacun et à tous, je l’ai vue, et jamais elle ne soufflait mot ; mais parce qu’on a de l’humilité et du respect pour ses supérieurs, ce n’est pas une raison pour s’agenouiller devant des idoles, je veux parler et je parlerai.

— N’y a-t-il personne ici ? s’écria M. Dombey en appelant. Où sont les hommes ? où sont les femmes ? Quoi ! pas un ici ?

— J’ai quitté cette chère demoiselle encore debout hier soir, dit Suzanne sans se laisser effrayer, et je savais bien pourquoi, car vous étiez malade, monsieur, elle n’avait pas de vos nouvelles, et c’était assez pour la tourmenter ; je voyais bien que ça la tourmentait, je ne suis peut-être pas un lynx, mais j’ai des yeux, et je suis restée levée dans ma chambre un peu de temps, pensant qu’elle pourrait s’ennuyer d’être seule et qu’elle aurait besoin de moi ; je l’ai vue se glisser en bas, venir jusqu’à cette porte, comme si c’était un crime de venir voir son papa ; je l’ai vue ressortir, se promener toute seule dans les salons en sanglotant, que ça me fendait le cœur de l’entendre ; non, je ne puis plus supporter de l’entendre pleurer, dit Suzanne Nipper, en essuyant ses yeux noirs et les fixant d’un air déterminé sur la figure furieuse de M. Dombey. Ce n’est pas la première fois que je l’ai entendue pleurer, non, depuis bien des années ; vous ne connaissez pas votre propre fille, monsieur, vous ne savez pas ce que vous faites, monsieur, je le dis à chacun et à tous, s’écria Suzanne Nipper comme péroraison, que c’est le comble de l’abomination !

— Tiens ! tiens ! tiens ! s’écria la voix de Mme  Pipchin, tandis que les vêtements d’alépine noire de la veuve du mineur du Pérou balayaient la chambre. Qu’est-ce que j’entends là ? »

Suzanne se contenta de lancer à Mme  Pipchin un regard qu’elle avait inventé exprès pour elle lors de leur première connaissance, et elle laissa répondre M. Dombey.

« Ce que vous entendez ? répondit M. Dombey écumant de rage, ce que vous entendez, madame ? vous qui êtes à la tête de cette maison et qui êtes chargée d’y maintenir l’ordre, n’est-ce pas plutôt à vous qu’il faut que je le demande ? Connaissez-vous cette femme ?

— Je n’en sais pas grand’chose de bon, monsieur, croassa Mme  Pipchin. Comment osez-vous entrer ici, coquine ? Allons dehors dehors ! »

Mais l’inflexible Suzanne lança un autre regard à Mme  Pipchin et demeura impassible.

« Appelez-vous diriger cette maison, madame, dit M. Dombey, de laisser une femme comme ça prendre la liberté de venir me parler ? à moi ? un gentleman ! chez lui ! dans sa propre chambre ! être en butte aux impertinences d’une servante !

— Ah ! monsieur ! répondit Mme  Pipchin, dont l’œil gris et dur exprimait la vengeance, je le déplore sincèrement ! rien n’est plus contre les règles, rien n’est plus déraisonnable, mais je regrette de dire, monsieur, que cette jeune femme sort de la règle ; elle a été gâtée par miss Dombey et n’obéit à personne. Vous ne direz pas non, n’est-ce pas ? dit Mme  Pipchin en s’adressant sévèrement à Suzanne et en branlant la tête. Fi donc, coquine ! Dehors, allons ! dehors ! et un peu vite !

— S’il y a à mon service des gens qui sortent de la règle, dit M. Dombey en se retournant vers le feu, vous devez savoir ce que vous avez à faire, j’imagine. Vous savez pourquoi je vous ai prise : mettez-les à la porte.

— Oui, monsieur, je sais ce que j’ai à faire, répliqua Mme  Pipchin et je le ferai. Suzanne Nipper, lui dit-elle d’un ton rude, je vous donne votre congé à partir d’aujourd’hui en un mois.

— En vérité ! s’écria Suzanne, en se redressant.

— Oui, répondit Mme  Pipchin, et ne riez pas, drôlesse ou vous aurez affaire à moi ! Sortez à l’instant.

— Certes oui, je sortirai à l’instant ; vous pouvez y compter, dit Suzanne avec volubilité. Je suis restée douze ans dans cette maison, au service de ma jeune maîtresse, et je ne resterai pas une heure sous les ordres d’une personne qui répond au nom de Pipchin, croyez-le bien, madame Pipchin !!!

— Ce sera un fameux débarras de mauvaise engeance ! dit la furibonde vieille femme. Allons ! dépêchons, ou je vais vous faire flanquer à la porte.

— Ma consolation, dit Suzanne en regardant M. Dombey, c’est que j’ai dit des vraies vérités aujourd’hui que j’aurais dû dire depuis longtemps et qu’on ne répétera jamais ni trop souvent ni trop clairement, et que toutes les Pipchin du monde ne pourront empêcher que je les aie dites : non, toutes les Pipchin du monde et j’espère bien que le nombre n’en est pas grand. (Ici Mme  Pipchin fit entendre un terrible Sortez ! sortez ! mais miss Nipper continua à regarder M. Dombey.) Non, elles ne pourront pas empêcher que je les aie dites, quand bien même elles donneraient toute l’année des congés à partir de dix heures du matin jusqu’à minuit et qu’elles en mourraient de fatigue ; ce qui serait une fête universelle. »

En disant ces mots, miss Nipper passa devant son ennemie pour sortir de la chambre ; elle monta en haut dans sa petite mansarde en se donnant des airs, ce qui ne fit qu’augmenter encore l’exaspération de l’irascible Mme  Pipchin ; puis elle s’assit au milieu de ses malles et se mit à pleurer.

La voix de Mme  Pipchin en dehors la tira bientôt de son attendrissement ; Mme  Pipchin était un remède salutaire contre les attendrissements.

« Cette impudente coquine, dit Mme  Pipchin, accepte-t-elle son congé oui ou non ? »

Miss Nipper répondit de l’intérieur que la personne ainsi désignée n’habitait pas cette partie de la maison, mais que son nom était Pipchin et qu’on la trouverait dans la chambre de la femme de charge.

« Infâme drôlesse, s’écria Mme  Pipchin en secouant le bouton de la porte, sortez à l’instant, faites vos paquets tout de suite. Comment osez-vous parler de cette manière à une femme qui a vu de meilleurs jours ? »

À quoi miss Nipper répondit de sa forteresse qu’elle déplorait les meilleurs jours qu’avait vus Mme  Pipchin ; que, pour sa part, elle regardait comme de mauvais jours dans l’année tous ceux où l’on voyait Mme  Pipchin, mais que ces jours-là étaient encore trop bons pour elle.

« Ce n’est pas la peine de faire tant de tapage à ma porte, dit Suzanne, ni de salir le trou de ma serrure en y fourrant votre œil : je fais mes paquets et je décampe, vous pouvez y compter »

La douairière exprima sa vive satisfaction de cette nouvelle, et après avoir redit pour le bouquet ce qu’elle pensait en général des jeunes drôlesses et surtout de leurs défauts quand elles avaient été gâtées par miss Dombey, elle se retira pour aller compter les gages de Nipper. Suzanne s’empressa de mettre ses paquets en ordre, afin de partir aussitôt avec dignité ; mais elle pleurait à chaudes larmes tout le temps en songeant à Florence.

L’objet de ses regrets ne tarda pas à se présenter devant elle, car le bruit avait déjà couru dans toute la maison que Suzanne Nipper avait eu une affaire avec Mme  Pipchin ; qu’elles avaient comparu toutes deux devant M. Dombey, qu’il y avait eu une scène, jusque-là sans précédent, dans la chambre de M. Dombey ; enfin que Suzanne partait. Florence put constater, quand elle entra, l’exactitude du bruit qui circulait dans la maison, car sa bonne Suzanne avait fermé sa dernière malle, et se tenait assise dessus, son chapeau sur la tête.

« Suzanne, s’écria Florence, Suzanne va me quitter ! Vous !

— Oh ! pour l’amour de Dieu, miss Florence, s’écria Suzanne en sanglotant, ne me dites pas un mot, ou je serais capable de perdre contenance devant ces Pipchin-n-n, et je ne voudrais pas qu’elles me vissent pleurer pour tout l’or du monde.

— Suzanne, dit Florence, ma bonne fille ! ma vieille amie ! que vais-je devenir sans vous ? Avez-vous bien le courage de vous en aller comme cela ?

— O - O - oh ! non, ma chère, ma bien-aimée demoiselle, non, je ne l’ai pas, sanglota Suzanne. Mais je ne puis faire autrement. J’ai fait ce que je devais faire, mademoiselle, oui ; ce n’est pas ma faute ; je suis bien résignée. Je ne pouvais pas rester mon mois, car alors j’aurais été bien sûre de ne pas vous quitter du tout, ma bonne demoiselle, et pourtant il fallait toujours en venir là. Ne me parlez plus, miss Florence ; car bien que je sois assez ferme, je ne suis pas de marbre, ma chère demoiselle.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a, et pourquoi tout cela ? dit Florence. Ne me le direz-vous pas ? car Suzanne secouait seulement la tête.

— Non-on-on, ma bonne demoiselle, répondit Suzanne, ne me le demandez pas : je ne dois vous rien dire. Et, quoique vous fassiez, ne cherchez pas à me retenir surtout, car ça ne se pourrait pas, et ça ne servirait qu’à vous faire du tort. Et maintenant, ma bonne et bien chère demoiselle, pour l’amour de Dieu, pardonnez-moi si j’ai fait mal, pardonnez-moi mon mauvais caractère que vous avez enduré depuis tant d’années. »

Et avec cette prière, faite du fond de son cœur, Suzanne serra sa jeune maîtresse dans ses bras.

« Ma chère demoiselle, il y en a beaucoup qui pourront venir vous servir et être bien heureuses de vous servir, et qui vous serviront avec fidélité et dévouement, mais il n’y en a pas qui puissent vous servir avec plus de tendresse que moi, ou vous aimer seulement la moitié autant que je vous aime, c’est là ce qui me console. Adieu donc ! bonne demoiselle Florence.

— Où comptez-vous aller, Suzanne ? demanda Florence tout en larmes.

— J’ai un frère qui habite à la campagne : il est fermier dans le comté d’Essex, dit Suzanne le cœur brisé ; il élève bien des va-a-ches et bien des cochons. J’irai par la diligence et je resterai chez lui. Ne vous inquiétez pas de moi, car j’ai placé de l’argent à la caisse d’épargne, ma bonne miss, et je n’ai pas besoin d’entrer tout de suite dans une autre place. Je ne le pourrais pas d’abord, non, je ne le pourrais pas ; je ne le pourrais pas, chère maîtresse de mon cœur. »

Suzanne termina par un violent sanglot qui fut arrêté heureusement par la voix de Mme Pipchin parlant au bas de l’escalier. Au son de cette voix, Suzanne essuya ses yeux rouges et gonflés, et, malgré sa tristesse, elle fit semblant de dire d’un ton léger à M. Towlinson d’aller lui chercher une voiture et de descendre ses paquets.

Florence, toute pâle, tout agitée et désolée, sentait qu’il était inutile qu’elle essayât d’intervenir. Elle craignait d’être cause d’une nouvelle scène entre son père et Edith, dont le visage triste et courroucé avait été tout à l’heure un avertissement pour elle. Elle croyait deviner aussi qu’elle était la cause innocente du renvoi de sa vieille domestique, qui lui était si attachée. Elle descendit donc en pleurant jusqu’à la chambre d’Edith, où Suzanne alla lui faire ses derniers adieux.

« Maintenant, voici la voiture, voici les paquets. Partez, partez, dit Mme Pipchin en arrivant au même moment. Je vous demande pardon, madame, dit Mme Pipchin à Mme Dombey, mais les ordres de M. Dombey sont formels. »

Edith, à qui l’on faisait sa toilette, car elle allait dîner en ville, conserva son air fier et ne fit pas la moindre attention à ce qui passait.

« Tenez ! voilà votre argent, dit Mme Pipchin, qui, en vertu de son système d’éducation et en souvenir des mines du Pérou, était habituée à malmener les domestiques comme elle avait malmené ses élèves de Brighton, ce dont Bitherstone lui gardait une éternelle rancune. Tenez ! voilà votre argent, plus tôt vous serez partie, mieux cela vaudra. »

Suzanne ne se sentit même pas le courage de lancer à Mme Pipchin le regard qui lui revenait de droit ; elle fit seulement sa révérence à Mme Dombey. Celle-ci, pour toute réponse, inclina légèrement la tête : on voyait qu’elle cherchait à éviter les regards de tout le monde, excepté ceux de Florence. Ensuite Suzanne serra une dernière fois dans ses bras sa jeune maîtresse, qui lui donna le baiser d’adieu. À ce moment décisif, la figure de la pauvre Suzanne présentait une suite de phénomènes physiognomoniques les plus curieux qu’on ait jamais observés ; car, malgré la violence des sentiments auxquels son cœur était en proie, elle faisait tous ses efforts pour étouffer ses sanglots, dans la crainte que Mme  Pipchin, si elle venait à les entendre, n’en fût trop fière et trop triomphante.

Au même moment, Towlinson, qui était déjà sorti avec les caisses, dit en s’adressant à Florence :

« Je vous demande bien pardon, mais M. Toots est dans la salle à manger, il vous présente ses compliments et désire savoir comment se portent Diogène et monsieur. »

Prompte comme la pensée, Florence s’esquiva et descendit aussitôt l’escalier. M. Toots, dans ses plus beaux habits, soupirait fortement, inquiet et agité d’avoir osé se présenter.

« Oh ! comment vous portez-vous, miss Dombey ? dit M. Toots. Qu’est-ce que vous avez ? grands dieux ! »

Cette dernière exclamation venait de la terreur qu’avait éprouvée M. Toots en voyant des traces de larmes sur la figure de Florence. Il s’arrêta tout court dans son ricanement pour prendre l’air du plus profond désespoir.

« Mon cher monsieur Toots, dit Florence, vous êtes si bon pour moi, vous êtes si honnête, que je crois pouvoir vous demander une faveur.

— Miss Dombey, répondit M. Toots, veuillez seulement m’indiquer un service que je puisse vous rendre, et vous me donnerez l’envie de vous en rendre mille. C’est un bonheur, dit M. Toots d’un ton ému, que je ne connais guère.

— Suzanne, une vieille amie, ma plus vieille amie, va me quitter subitement, et elle part seule, la pauvre fille dit Florence. Elle s’éloigne pour aller à la campagne. Puis-je vous demander de prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’elle soit dans la diligence ?

— Miss Dombey, répondit M. Toots, grand honneur vous me faites, et c’est bien aimable à vous. Cette preuve de votre confiance, après la manière stupide dont je me suis conduit à Brighton…

— Oui, dit Florence par mégarde… non, n’y pensez plus. Enfin, voudrez-vous bien avoir la bonté de l’accompagner et de vous tenir prêt à la rejoindre quand elle va partir ? Je vous remercie mille fois ; vous soulagez mon cœur, elle ne me paraîtra pas aussi abandonnée. Vous ne sauriez croire combien je vous suis reconnaissante et combien je suis persuadée de votre bonne amitié. »

Florence, dans l’ardeur de sa reconnaissance, le remercia mille et mille fois ; et M. Toots, dans l’ardeur de son bonheur, s’éloigna bien vite, mais à reculons pour ne pas la perdre de vue.

Florence n’eut pas le courage de sortir quand elle vit la pauvre Suzanne dans le vestibule, poussée par Mme  Pipchin et caressée par Diogène. Le chien sautait après Suzanne et causait une mortelle frayeur à Mme  Pipchin en s’attaquant à ses jupons d’alépine noire et en grondant avec colère au son de sa voix. Il faut dire qu’il détestait la duègne de tout son cœur. Florence vit Suzanne donner la main à tous les domestiques et se retourner une dernière fois pour regarder son ancienne demeure. Elle vit Diogène s’élancer après le cab comme pour le suivre : il avait l’air de ne pas pouvoir se fourrer dans la tête qu’il n’y eût pas de place pour lui dans la voiture. La porte se referma, le bruit cessa, et Florence pleura sincèrement la perte d’une vieille amie que personne ne pourrait remplacer, non, personne, personne.

M. Toots, fidèle et dévoué cavalier, arrêta le cabriolet en un clin d’œil et fit part à Suzanne Nipper de sa commission. Celle-ci se mit à pleurer plus encore qu’auparavant. « Sur mon âme, dit M. Toots en s’asseyant à côté d’elle, je comprends votre peine ; sur mon honneur, il me semble que vous ne pouvez pas avoir de plus grands chagrins que ceux que je me figure. Je ne puis rien concevoir de plus affreux que d’être forcé de quitter miss Dombey.

Suzanne s’abandonna de nouveau à sa douleur, et vraiment elle faisait peine à voir.

« Dites donc, s’écria M. Toots, n’allez pas… ou du moins venez, vous savez.

— Venir où, monsieur Toots ? s’écria Suzanne.

— Eh bien ! chez moi, pour dîner avant de partir. Ma cuisinière est la femme la plus respectable ; c’est le cœur le plus maternel que j’aie jamais connu. Elle sera enchantée de vous mettre à votre aise. Son fils, dit M. Toots comme pour donner plus de valeur à sa recommandation, avait été élevé à l’école des Bleus-Manteaux ; malheureusement il a perdu la vie dans l’explosion d’une poudrière. »

Suzanne accepta l’offre obligeante de M. Toots, qui la conduisit chez lui. Elle fut reçue par la dame en question, qui justifia pleinement sa réputation, et par Coq-Hardi, qui d’abord supposa, en voyant une dame dans la voiture, que M. Dombey avait été plié en deux d’un bon coup dans l’estomac suivant son ancienne recommandation, et que miss Dombey avait été enlevée. Ce gentleman produisit sur miss Nipper un effet singulier. Comme il avait été vaincu par Larkey Boy, son visage était si meurtri, que décemment il n’était plus présentable en société. Coq-Hardi attribuait cette punition à une faute contre les règles de la boxe ; il s’était trop tôt jeté tête baissée sur son ennemi, ce qui avait donné au Larkey toute facilité pour lui allonger un coup de poing et lui pocher l’œil. Mais, d’après les bruits qui circulaient au sujet de cette lutte sérieuse, on disait que le Larkey avait eu le dessus tout d’abord ; que Coq-Hardi avait été grisé, qu’on lui avait fait boire de l’eau-de-vie, du genièvre, etc., etc., qu’il n’avait pas les jambes bien solides, et qu’après une complication de préparations imprudentes du même genre, il avait eu bientôt son compte.

Après un bon repas offert de bon cœur, Suzanne se rendit au bureau de la diligence dans une autre voiture ; M. Toots était à ses côtés comme auparavant, et Coq-Hardi sur le siège. Quoiqu’il fît un grand honneur à M. Toots et à Suzanne, par le renom que lui avait valu son héroïsme, physiquement parlant, il ne pouvait guère leur servir de décoration par ses emplâtres qui étaient nombreux ; Mais Coq-Hardi s’était juré en secret qu’il ne quitterait M. Toots qu’à une condition. Celui-ci soupirait avec ardeur après une séparation ; mais Coq-Hardi ne voulait pas le lâcher avant d’avoir obtenu qu’il le mît en possession d’un fonds de cabaret, à titre d’indemnité. Dans l’espoir de mieux arriver à ses fins et de s’enivrer à mort le plus tôt possible, il faisait tout ce qu’il pouvait, par esprit de calcul, pour rendre à son patron sa société insupportable.

La diligence qui devait emmener Suzanne allait partir. M. Toots, l’ayant casée dans l’intérieur, la regardait par la portière d’un air indécis jusqu’au moment où le cocher monta sur son siège. Alors, se posant sur le marchepied et introduisant dans l’intérieur une figure qui, à la lumière de la lampe, exprimait le trouble et l’agitation, il s’écria tout à coup :

« Dites donc, Suzanne ! miss Dombey, vous savez…

— Oui, monsieur.

— Pensez-vous qu’elle puisse… Vous savez, hein ?

— Je vous demande pardon, monsieur Toots, dit Suzanne, mais je ne vous comprends pas.

— Pensez-vous qu’elle puisse être amenée… vous savez, pas tout de suite, mais plus tard, dans bien longtemps, à… à… à m’aimer, vous savez ? Voilà ! dit le pauvre M. Toots.

— Oh ! cher monsieur, non, reprit Suzanne en secouant la tête, je peux bien dire jamais, jamais.

— Merci bien, dit Toots. Ça ne fait rien. Bonne nuit. Ça ne fait rien, merci bien. »