Dombey et fils (Dickens)/III/12

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Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 172-192).


CHAPITRE XII.

Douleur de M. Toots.


Il y avait en haut, chez le petit aspirant de marine, une chambre vide qui jadis avait été la chambre à coucher de Walter. Walter ayant éveillé le capitaine, le matin de bonne heure, lui proposa d’y transporter les meubles de la petite salle à manger les plus capables de l’embellir, afin que Florence pût, en se levant, en prendre possession. Le capitaine, qui ne demandait pas mieux que de s’échauffer et de s’essouffler pour une aussi belle circonstance, s’empressa de pincer le vent, suivant sa propre expression, et, en une couple d’heures le galetas fut métamorphosé en une jolie petite chambre, ressemblant à une cabine de capitaine : elle était garnie de tous les plus beaux meubles de la salle à manger, y compris la frégate le Tartare que le capitaine avait suspendue au-dessus de la cheminée. Il était si enchanté de son innovation, que plus d’une demi-heure après, il n’avait encore fait autre chose que de reculer à quelques pas devant sa frégate, abîmé dans une admiration contemplative.

Quant à Walter, il eut beau employer toutes les ressources oratoires, il ne put obtenir du capitaine qu’il rengaînât son ognon : il n’eut pas plus de succès pour la boîte de fer-blanc ; pour ce qui est de la pince à sucre et des cuillers, il ne put même pas les lui faire toucher de la main. « Non, non, mon garçon, répondait-il invariablement aux instances du bon jeune homme, non, mon garçon. Je vous fais présent de tous ces objets conjointement, » répétait-il avec le plus grand sérieux, de son ton le plus solennel, comme des mots sacramentels auxquels il attribuait la validité d’un acte du parlement, sans que personne pût trouver le moindre cas de nullité à une donation si authentique.

Les nouvelles dispositions eurent un avantage : elles permirent à Florence de vivre plus retirée, et au petit aspirant de marine d’être réintégré dans son poste d’observation ; enfin, on pouvait maintenant ouvrir la boutique, ce qui n’était pas sans importance (quoique le capitaine ne s’en préoccupât pas beaucoup), car la veille le quartier avait été mis en émoi par la fermeture inaccoutumée du magasin. Jamais la maison de l’opticien n’avait eu le privilége d’attirer à ce point l’attention du public ; et, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, l’autre côté de la rue était encombré par une foule de badauds avides qui regardaient bouche béante. Il y avait là un tas de fainéants et de vagabonds qui s’intéressaient d’une façon toute particulière au malheureux sort du capitaine : les pieds continuellement dans la boue et l’œil braqué sur la grille du soupirail de la cave, les uns se repaissaient déjà de la douce espérance qu’ils allaient apercevoir un pan d’habit de l’infortuné capitaine, pendu dans quelque coin.

Vous vous trompez, disaient les autres, qui avaient meilleure opinion de ses sentiments, vous ne savez ce que vous dites, il a été tout simplement assassiné dans l’escalier à coups de marteau. »

Aussi quel désappointement, lorsque le lendemain de bonne heure on vit la malheureuse victime à la porte de sa boutique, aussi bien portante, aussi robuste que si de rien n’était ! quel contre-temps même pour le commissaire de police du quartier, un homme qui aimait à faire parler de lui, et qui avait espéré assister à l’ouverture de la boutique, au nom de la loi, pour avoir ensuite l’honneur d’aller déposer en grand uniforme devant le coroner ! Dans sa contrariété, il alla jusqu’à dire au voisin d’en face que le gaillard au chapeau de toile cirée aurait mieux fait de se tenir tranquille, sans s’expliquer davantage sur ses méfaits.

« Mais, ajoutait-il, qu’il se tienne bien ; foi de commissaire de police, je vais avoir l’œil sur lui. »

« Capitaine Cuttle, dit Walter d’un air soucieux en regardant son ancienne rue, pendant qu’ils se reposaient sur le pas de la porte, des fatigues de l’emménagement, car il était encore de bon matin, pas de nouvelles de l’oncle Sol ?

— Pas de nouvelles, mon garçon, répondit le capitaine en secouant la tête.

— Il est allé à ma recherche, ce cher et bon vieillard, dit Walter, et il ne vous a jamais écrit ? Mais pourquoi ne pas avoir écrit ? Il dit, en effet, dans ce papier que vous m’avez donné (et il tira de sa poche le fameux écrit qui avait été ouvert en présence de l’inspiré Bunsby) : « Si vous n’entendez pas parler de moi, avant d’ouvrir ce testament, vous pourrez me considérer comme mort. » Le ciel nous en préserve ! Mais vous auriez entendu parler de lui, lors même qu’il serait mort. Quelqu’un vous aurait écrit, sûrement, suivant ses dernières volontés, si lui-même ne l’avait pu faire. Vous auriez reçu une lettre qui vous aurait dit : Tel jour, est décédé chez moi, ou bien sous ma garde, etc., M. Solomon Gills, de Londres, qui m’a laissé pour vous ce dernier souvenir et ces dernières volontés. »

Le capitaine, aux yeux duquel les choses n’avaient jamais jusqu’ici pris un caractère aussi frappant de probabilité, fut vivement impressionné par le raisonnement de Walter, qui lui élargissait singulièrement l’horizon : il lui répondit en remuant la tête et d’un air profondément réfléchi :

« Bravo, mon garçon, très-bien parlé ! »

Walter rougit et continua :

« J’ai pensé à cela, ou du moins j’ai pensé à cela et à autre chose, pendant une longue nuit sans sommeil, et je ne puis m’empêcher de croire, capitaine Cuttle, que mon oncle Sol (Dieu m’entende !) est encore en vie et qu’il reviendra. Je ne m’étonne pas trop de son départ, et en voici la raison : sans parler de l’amour du merveilleux qui a toujours fait le fond de son caractère, ni de sa vive affection pour moi, qui a été pour lui la première de toutes les considérations, personne ne le sait mieux que moi, qui ai trouvé en lui le meilleur des pères. (Ici la voix de Walter trembla d’émotion ; il détourna ses yeux qu’il dirigea du côté de la rue). Sans parler, dis-je, de toutes ces raisons qui expliqueraient suffisamment le parti qu’il a pu prendre, j’ai souvent lu et entendu raconter des histoires de gens, qui, ayant de proches parents en mer, et les supposant victimes de quelque naufrage, sont partis à leur recherche, décidés à vivre sur la partie du littoral où l’on pouvait espérer de trouver quelques nouvelles du navire perdu ; ne fût-ce qu’une heure ou deux plutôt qu’ailleurs, c’était toujours ça : ou bien encore ils suivaient le sillage du navire, se dirigeant vers l’endroit de sa destination, comme s’il suffisait de prendre la même route pour en avoir des nouvelles. Je crois que j’en aurais fait autant, moi, comme un autre, moi, plus que beaucoup d’autres peut-être. Mais pourquoi mon oncle ne vous a-t-il pas écrit ses intentions si manifestes ? ou comment peut-il être mort en pays étranger sans vous le faire savoir indirectement par une personne tierce ? voilà ce que je ne puis m’expliquer. »

Le capitaine lui fit observer, en secouant la tête, que Jacques Bunsby lui-même n’avait pu trouver de solution à ce problème, et Dieu sait si c’était un homme capable de donner un bon petit avis. « Si mon oncle avait été un jeune étourneau à se laisser entraîner par de mauvais garnements dans quelque cabaret où on se serait débarrassé de lui pour le dévaliser, dit Walter, ou bien si ç’avait été un matelot sans cervelle qui fût descendu à terre avec deux ou trois mois de paye dans son gousset, j’aurais compris sa disparition, et je ne serais pas surpris qu’on ne pût retrouver ses traces. Mais, avec le caractère que je lui ai toujours connu et qu’il a conservé, j’espère, je ne puis pas croire ça.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine en le regardant attentivement pendant qu’il était plongé dans ses réflexions, quelle est donc alors votre idée ?

— Capitaine Cuttle, répondit Walter, je ne sais vraiment que penser s’il est vrai qu’il n’ait jamais écrit. N’avez-vous aucun doute à ce sujet ?

— Mais, mon garçon, répondit le capitaine comme preuve irrécusable, si Sol Gills a écrit, où est son message ?

— Il peut l’avoir confié à un ami, dit Walter. Qui sait si celui-ci ne l’aura pas oublié, ou jeté dans quelque coin par négligence, ou même s’il ne l’aura pas perdu, ce qui me semble encore plus probable ? bref, je ne puis me faire à l’idée de la disparition de mon oncle, capitaine Cuttle ; non, je ne le puis pas et je ne le veux pas.

— Voilà ce que c’est que l’espérance, Walter, dit le capitaine d’un ton sentencieux ; oui, l’espérance, c’est elle qui vous donne du courage. L’espérance est une bouée ; ouvrez votre Warbler, chapitre du sentiment, et vous trouverez cela ; oui, pardieu ! mon cher garçon, l’espérance est semblable à une bouée et elle flotte comme elle, on ne peut la gouverner. Au bout de la poulaine de l’espérance, continua le capitaine, il y a une ancre, mais à quoi sert l’ancre quand on ne peut trouver le fond pour l’y fixer ? »

Le capitaine débita cette fois sa tirade, non pas de son ton naturel, mais avec la gravité d’un bon bourgeois, d’un homme établi, qui croit devoir en conscience donner à un jeune homme novice et sans expérience un petit échantillon de sa haute sagesse. Cependant, la lueur d’espérance que Walter faisait briller à ses yeux illuminait malgré lui son visage ; aussi termina-t-il sa morale à l’encontre de l’espérance, en lui frappant sur l’épaule et en s’écriant avec enthousiasme :

« Hourrah ! mon garçon ! Pour ma part individuelle, je suis de votre avis. »

Walter lui rendit son hourrah avec sa gaieté ordinaire et ajouta :

« Encore un seul mot maintenant sur mon oncle, capitaine Cuttle. Je crois qu’il est impossible qu’il ait écrit par la voie ordinaire ; j’entends par la malle-poste ou par les paquebots…

— Oui, oui, mon garçon, dit le capitaine en approuvant de la tête.

— Et, je ne sais comment, d’une manière ou de l’autre, vous aurez manqué sa lettre.

— Ah ! Walter, dit le capitaine en tournant les yeux de son côté d’un air de reproche, croyez-vous que je n’aie pas toujours été constamment en vigie pour découvrir quelque nouvelle de cet homme de science, le vieux Sol Gills, votre oncle, et cela jour et nuit depuis que je l’ai perdu ? Croyez-vous que mon cœur n’ait pas été toujours triste et inquiet et sur lui et sur vous ? Levé, couché, ne suis-je pas toujours resté à mon poste et n’aurais-je pas rougi de le quitter tant que je voyais là le petit aspirant de marine !

— Oui ! capitaine Cuttle, répondit Walter en lui saisissant la main avec force, je sais que vous avez fait tout cela, et je sais tout ce qu’il y a de vrai et de sincère dans vos paroles et vos sentiments. Je n’en doute pas. Croyez-moi, je suis aussi sûr de vous que je suis certain d’être de retour sur ce seuil chéri et de tenir dans ma main celle d’un ami fidèle. Le croyez-vous ?

— Oui, oui, Walter, répondit le capitaine dont le visage rayonnait de bonheur.

— Je n’irai pas plus loin dans mes conjectures, dit Walter en secouant avec tendresse la main du capitaine qui lui rend la pareille. Je vous dirai seulement que je ne toucherai pas au bien de mon oncle, le ciel m’en préserve, capitaine Cuttle ! Tout ce qu’il a laissé restera confié aux soins du plus fidèle des intendants et du meilleur des hommes, et si cet homme-là ne se nomme pas Cuttle, ma foi ! il n’a pas de nom. Maintenant, ô le meilleur des amis, parlons… de miss Dombey. »

En prononçant ces mots, les manières de Walter changèrent tout à coup : sa confiance et sa gaieté semblaient l’avoir abandonné.

« Avant que miss Dombey m’eût interrompu, au moment où je lui parlais de son père hier soir… vous vous en souvenez ? » dit Walter.

Le capitaine se le rappelait trop bien, et il secoua la tête.

« Avant donc que miss Dombey m’eût interrompu, je songeais, dit Walter que nous avions à remplir un devoir pénible, mais nécessaire, et qu’il fallait la décider à revoir ses parents et à retourner chez son père. »

Le capitaine murmura faiblement un : Au large ! ou un : Tenez bon ! ou tout autre commandement maritime également approprié à la circonstance ; mais les sons qui sortirent de sa bouche étaient tellement affaiblis par son désappointement en entendant les paroles de Walter, qu’il était impossible de savoir ce qu’il avait dit.

« Mais, dit Walter, il n’y faut plus penser, je le crois. J’aimerais mieux retrouver mon débris de navire sur lequel j’ai flotté si souvent dans mes rêves depuis que j’ai été sauvé ; j’aimerais mieux y rester attaché, et, ballotté par la tempête, mourir au milieu des flots !

— Hourrah ! mon garçon, s’écria le capitaine avec un élan de bonheur impossible à décrire. Hourrah ! hourrah ! hourrah !

— Songer que si jeune, si belle et si bonne, dit Walter, songer que délicate comme elle est, et élevée pour une position si différente, il va lui falloir lutter dans un monde grossier !… Mais nous savons le gouffre qui la sépare à jamais des siens, et elle sait mieux que tout autre combien il est profond ; il n’y a pas de retour possible. »

Le capitaine Cuttle, sans comprendre complétement tout cela, donna pourtant sa complète approbation, et du ton d’un homme qui veut encore ajouter plus de force à une observation, il fit remarquer que le vent était arrière.

« Il n’est pas convenable qu’elle reste seule ici, n’est-ce pas, capitaine Cuttle ? dit Walter avec inquiétude.

— Mais, mon garçon, répliqua le capitaine lui lançant un petit regard malin, je ne sais pas. Vous pouvez être ici à lui tenir compagnie, vous savez ; vous pouvez être ici, tous les deux conjointement.

— Cher capitaine Cuttle, répondit Walter, comment ! je puis être ici ? Miss Dombey, dans l’innocence de son cœur naïf, me regarde comme son frère adoptif, mais moi, combien je serais coupable si je m’attribuais le moindre droit de profiter du caractère qu’elle me donne pour entrer dans sa familiarité, si j’allais oublier qu’en mon âme et conscience je ne dois pas le faire !

— Walter, mon garçon, insinua le capitaine comme pour se relever d’un échec qu’il venait d’essuyer, n’y a-t-il pas un autre caractère que celui de…

— Oh ! répliqua Walter, voudriez-vous me voir perdre son estime, l’estime de Florence ? J’irais mettre pour toujours un voile de honte entre moi et la figure de cet ange, en abusant de sa position dans cette maison, où elle est venue toute confiante et sans protection, pour avoir l’audace de me déclarer son amant. Que dis-je ? il n’y a personne au monde qui me blâmât plus que vous, capitaine, si je me rendais coupable d’une si vilaine action.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine d’une voix de plus en plus languissante, pourvu qu’il n’y ait aucune cause et aucun empêchement légitime à l’union de deux personnes devant le Seigneur (ce que vous pourrez trouver dans la Bible et en prendre note si vous voulez), je crois pouvoir déclarer vos fiançailles comme si elles avaient été publiées à l’église. Ainsi, vous voyez que voilà toute la chose, et rien de plus, n’est-ce pas, mon garçon ? »

Walter fit de la main un signe négatif.

« Eh bien ! mon garçon, grogna tout bas le capitaine, je ne vous le dissimule pas, vous me voyez terrassé de ce coup-là, moi et mes projets. Mais quant à la charmante, Walter, souvenez-vous que votre respect et votre soumission sont des articles de mon Credo aussi bien que du vôtre, tout désappointé que je suis. Donc, nous naviguons dans les mêmes eaux, mon garçon ; je comprends sans aucun doute que vous agissez dans votre intérêt. Et voilà toute la chose : elle n’a pas d’autre caractère, dit le capitaine en rêvant sur les ruines de son château d’un air profondément affligé.

— Maintenant, capitaine Cuttle, dit Walter entamant un autre sujet d’un ton plus gai afin de lui donner un peu de courage… mais c’était inutile, il était trop affligé, je crois que nous ferions bien de chercher une personne convenable pour servir miss Dombey pendant qu’elle restera ici, une personne en qui l’on puisse avoir confiance. On ne peut s’adresser à ses parents pour lui en procurer une, car naturellement miss Dombey, les sachant tous sous la dépendance de son père, ne saurait s’y confier. Qu’est devenue Suzanne ?

— La jeune femme ? répondit le capitaine. Je suis sûr qu’elle a été renvoyée contre le gré des Délices du cœur. J’en ai touché un mot à la charmante quand elle est arrivée ici. Elle en faisait très-grand cas et m’a dit qu’elle était partie depuis longtemps.

— Eh bien, dit Walter, voulez-vous demander à miss Dombey où elle est allée, et nous verrons à la trouver ? Voilà la matinée qui avance, et miss Dombey va bientôt se lever ; allez voir si elle a besoin de vous là-haut, et laissez-moi prendre soin de tout le reste au rez-de-chaussée. »

Le capitaine, fort abattu, répondit par un soupir au soupir poussé par Walter et se retira. Florence était enchantée de sa nouvelle chambre, impatiente de voir Walter et charmée de l’idée de retrouver sa vieille amie Suzanne. Mais elle ne pouvait dire où était allée la mutine suivante, sinon que c’était dans le comté d’Essex. Personne ne pouvait en donner des nouvelles que M. Toots.

Le mélancolique capitaine retourna près de Walter avec ces renseignements et lui apprit que M. Toots était le jeune gentleman qu’il avait rencontré sur le seuil de la boutique. Il ajouta que c’était un de ses amis, qu’il avait une grande fortune, et qu’il adorait sans espoir miss Dombey. Le capitaine raconta aussi comment le récit de la mort supposée de Walter lui avait fait faire la connaissance de M. Toots, et comment il y avait eu un traité solennel passé entre eux, dans lequel il était convenu que M. Toots serait muet sur le sujet de son amour.

La question était de savoir si Florence pouvait se fier à M. Toots.

« Oh ! oui, dit Florence en souriant, et de tout mon cœur. »

La question importante maintenant, c’était de savoir où demeurait M. Toots. Florence ne le savait pas et le capitaine l’avait su, mais il l’avait oublié. Il était en train de dire à Walter, dans la petite salle à manger, que bien certainement M. Toots ne manquerait pas de venir bientôt, quand M. Toots parut en personne.

« Capitaine Gills, dit M. Toots s’élançant dans la salle à manger avec un certain sans-façon, je suis dans un état voisin de l’aliénation mentale. »

M. Toots avait lancé ces paroles comme une bombe avant de s’être aperçu de la présence de Walter. Toots reconnut Walter avec un ricanement de désespoir difficile à décrire.

« Vous m’excuserez, monsieur, dit M. Toots se tenant le front dans les mains, mais je suis dans un tel état que ma cervelle s’en va, si elle n’est pas déjà partie ; et si j’affectais dans ma position quelque chose qui ressemblât à de la politesse, ce serait de ma part une infernale moquerie. Capitaine Gills, je vous demande la faveur d’un entretien particulier.

— Eh bien ! frère, reprit le capitaine en le prenant par la main, vous êtes précisément l’homme que nous cherchions.

— Oh ! capitaine Gills, dit M. Toots, de quoi s’agit-il ? Je n’ai pas eu le courage de me faire la barbe tant je suis bouleversé ; mes habits ne sont pas seulement brossés ; mes cheveux sont encore emmêlés. J’ai dit à Coq-Hardi que, s’il s’avisait de me nettoyer mes bottes, je l’étendrais mort à mes pieds. »

M. Toots portait en effet sur son visage farouche tous ces symptômes de bouleversement.

« Tenez, frère, dit le capitaine, voici Walter, le neveu du vieux Sol Gills, celui qu’on croyait avoir péri sur mer ! »

M. Toots retira ses mains de son front et regarda fixement Walter.

« Dieu me pardonne ! balbutia M. Toots. Quelle complication dans mon malheur ! Comment vous portez-vous ? Je… je… je crains que vous n’ayez dû être bien mouillé dans votre naufrage. Capitaine Gills, voulez-vous me permettre de vous dire un mot dans la boutique ? »

Il saisit le capitaine par l’habit, et, sortant avec lui, il lui dit tout bas :

« Est-ce de lui que vous parliez quand vous disiez que miss Dombey et lui étaient faits l’un pour l’autre ?

— Hélas ! oui, mon garçon, répondit le capitaine d’un air désolé ; il y a longtemps de cela.

— Et c’est encore de même aujourd’hui, s’écria M. Toots en reportant sa main à son front. Il ne me manquait plus que cela… un rival détesté… Mais non ! ce n’est pas un rival détesté, dit M. Toots s’arrêtant court, après un moment de réflexion ; puis retirant sa main de son front : Pourquoi le haïrais-je ? Si mon affection a été réellement désintéressée, capitaine Gills, c’est maintenant qu’il faut que je le prouve. »

M. Toots s’élança brusquement dans la salle à manger, et dit à Walter en le secouant par la main :

« Comment vous portez-vous ? J’espère que vous ne vous êtes pas enrhumé. Je serai bien aise d’avoir le plaisir de faire votre connaissance. Puissiez-vous revoir beaucoup de jours aussi heureux que celui-ci ! Ma parole d’honneur, dit M. Toots qui s’échauffait à mesure qu’il prenait connaissance de la figure et de l’extérieur de Walter, je suis fort aise de vous voir !

— Je vous remercie de tout mon cœur, dit Walter. Je ne pouvais désirer un accueil plus cordial.

— Vraiment ? dit M. Toots qui lui secouait toujours la main. C’est bien aimable à vous. Je vous suis très-obligé. Comment vous portez-vous ? J’espère que vous avez laissé tout le monde en bonne santé sur le… je veux dire dans le… enfin je parle de l’endroit d’où vous venez, vous savez. »

Walter répondit en homme de cœur aux bons souhaits et aux intentions encore meilleures de M. Toots.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, je tiens à rester fidèle à notre traité : mais j’ai la conviction que maintenant vous m’accorderez de parler d’une certaine chose qui…

— Oui, oui ! mon garçon, reprit le capitaine. Parlez librement, librement.

— Eh bien ! capitaine Gills, dit M. Toots, et vous, lieutenant Walters, savez-vous qu’il est arrivé les plus abominables choses dans la maison de M. Dombey, et que miss Dombey elle-même a quitté son père, qui, à mon idée, ajouta-t-il en s’animant, n’est qu’une brute, car ce serait le flatter que de le comparer à une pierre ou à un oiseau de proie. Or, miss Dombey n’a pu être retrouvée ; depuis son départ, personne au monde ne sait où elle est allée.

— Puis-je vous demander comment vous avez appris cela ? dit Walter.

— Lieutenant Walters, dit M. Toots qui en était venu à lui donner ce nom par suite de raisonnements qui n’appartenaient qu’à lui : son nom de Walter mêlé à la profession de marin, la parenté qu’il supposait exister entre lui et le capitaine l’avaient amené à penser que si l’un était capitaine, l’autre devait être nécessairement lieutenant. Lieutenant Walters, continua donc M. Toots, je ne vois pas d’inconvénient à vous répondre catégoriquement. Je me sens un très-vif intérêt pour tout ce qui concerne miss Dombey, et ce n’est pas pour des raisons personnelles, veuillez bien le croire, lieutenant Walters, car je sais bien que la chose la plus agréable que je puisse faire pour chacun, c’est de mettre fin à mon existence, devenue gênante pour tout le monde. Comme je me sens donc un très-vif intérêt pour miss Dombey, j’ai pris l’habitude de donner quelque chose de temps en temps à un domestique, un jeune homme très-respectable du nom de Towlinson, qui sert dans la famille depuis longtemps ; c’est Towlinson qui m’a informé hier soir de l’état des choses. Depuis ce moment, capitaine Gills et lieutenant Walters, je suis devenu tout ce qu’il y a de plus frénétique, et je suis resté toute la nuit couché sur un sofa, dans l’état misérable ou vous me voyez.

— Monsieur Toots, dit Walter, je suis heureux de pouvoir rendre le calme à votre âme. Tranquillisez-vous donc ; miss Dombey est en sûreté et se porte bien.

— Monsieur, s’écria Toots en bondissant de dessus sa chaise et lui secouant encore les mains, si vous saviez le bien que vous me faites, c’est incroyable ; c’est au point que si vous veniez me dire maintenant que miss Dombey est mariée, je crois que je pourrais sourire. Oui, capitaine Gills, dit M. Toots en se tournant vers le capitaine, sur mon corps et sur mon âme, je crois vraiment, dussé-je avoir après les plus sinistres pensées, que je serais capable de sourire, tant je suis soulagé !

— Ce sera un bien plus grand soulagement, un bien plus grand plaisir pour une âme généreuse comme la vôtre, dit Walter se hâtant de répondre à sa politesse, de voir que vous pouvez même rendre service à Mlle Dombey. Capitaine Cuttle, voulez-vous avoir la bonté de faire monter M. Toots ? »

Le capitaine fit signe à M. Toots, qui le suivit d’un air tout effaré, et, montant jusqu’au haut de la maison, il fut introduit, sans un mot d’avertissement de la part de son guide, dans la nouvelle retraite de Florence.

L’infortuné M. Toots, en présence de la jeune fille, se sentit pénétré d’un tel sentiment de surprise et de bonheur, qu’il se livra à mille extravagances. Il courut à elle, lui saisit la main, qu’il baisa, la quitta, la ressaisit, tomba à genoux, versa des larmes, ricana, sans se préoccuper du danger qu’il courait d’être harcelé par Diogène. Celui-ci, en effet, s’était mis dans l’idée que ces démonstrations de M. Toots cachaient quelque chose de menaçant pour sa maîtresse ; aussi rôdait-il autour de son ennemi, ne sachant pas encore trop par quel côté de sa personne il commencerait l’attaque ; mais, bien résolu, dans tous les cas, à lui faire un très-mauvais parti.

« Allons, vilain Diogène, ingrate bête ! dit miss Dombey. Cher M. Toots, que je suis aise de vous voir !

— Merci, mademoiselle, répondit M. Toots. Je vais assez bien, je vous suis obligé. J’espère qu’il en est de même de toute la famille. »

M. Toots disait tout cela sans savoir le moins du monde ce qu’il disait ; puis, s’asseyant sur sa chaise, il regarda Florence avec une expression saisissante de désespoir et de bonheur tout ensemble, qui ne s’étaient peut-être jamais rencontrés ailleurs que sur son visage.

« Le capitaine Gills et le lieutenant Walters m’ont fait entendre, miss Dombey, soupira convulsivement M. Toots, que je puis vous rendre un service. Si seulement je pouvais effacer le souvenir de cette journée de Brighton, où je me suis conduit en vrai parricide plutôt qu’en gentleman jouissant d’une fortune indépendante, dit M. Toots se faisant sévèrement son propre accusateur, je descendrais radieux dans le silence de la tombe.

— Je vous en prie, M. Toots, répondit Florence, ne me demandez pas d’oublier quoi que ce soit de nos relations depuis que nous nous connaissons. Je ne le pourrai jamais, croyez-moi. Vous avez toujours été si bon, si complaisant pour moi !

— Mademoiselle, répondit M. Toots, la considération que vous avez pour mes sentiments est l’effet de votre angélique bonté. Je vous remercie mille fois. Ça ne fait rien.

— Ce que nous voulions vous demander, dit Florence, c’est si vous vous souvenez exactement du nom de l’endroit où l’on pourrait trouver Suzanne, que vous avez eu l’obligeance de conduire au bureau de la voiture, quand elle m’a quittée.

— Je ne me rappelle pas au juste, mademoiselle, dit M. Toots après quelques instants de réflexion, le nom qui se trouvait sur la voiture ; et je me souviens qu’elle m’a dit, d’ailleurs, qu’elle ne s’arrêtait pas là, parce qu’elle allait plus loin. Mais, mademoiselle, si vous tenez à la retrouver et à la faire venir ici, nous pourrons, Coq-Hardi et moi, vous l’amener avec toute la promptitude qu’on peut attendre de mon dévouement et d’une intelligence d’élite comme celle de Coq-Hardi. »

La joie de M. Toots, rappelé à la vie par la pensée de pouvoir être bon à quelque chose, était si visible, le désintéressement et la sincérité de son dévouement étaient si manifestes, qu’il eût été cruel de refuser ses offres de service. Florence, avec cette délicatesse instinctive qui la guidait si bien, loin de faire la moindre objection, accabla M. Toots de ses remercîments ; et M. Toots, tout fier de la commission, se chargea de la mettre immédiatement à exécution.

« Mademoiselle, dit M. Toots en touchant la main qu’elle lui tendait. Adieu ! »

Il y avait dans le langage de M. Toots quelque chose qui trahissait l’angoisse d’un amour malheureux ; l’expression de désespoir était peinte sur sa physionomie.

« Permettez-moi de prendre la liberté de vous dire, mademoiselle, continua-t-il, que votre infortune me rend le plus malheureux des hommes, et qu’après le capitaine Gills, il n’y a personne en qui vous deviez avoir plus de confiance que moi. Je connais parfaitement mes imperfections, ça ne fait rien, je vous remercie ; mais je vous assure, mademoiselle que vous pouvez entièrement compter sur moi. »

Là-dessus, M. Toots sortit de la chambre toujours accompagné du capitaine. Debout à une petite distance, son chapeau sous le bras, celui-ci, qui arrangeait avec son croc les mèches de cheveux éparpillées sur son front, avait prêté la plus grande attention à tout ce qui venait de se passer. La porte se referma derrière eux, et l’étoile de M. Toots avait de nouveau disparu à ses yeux.

« Capitaine Gills, dit le jeune homme en s’arrêtant presque au bas de l’escalier et se retournant vers lui, à vous parler franchement, je ne suis pas, pour le moment, dans une disposition d’esprit qui me permette de paraître devant le lieutenant Walters. Je ne pourrais lui témoigner toute l’amitié que je voudrais ressentir pour lui. Vous savez, capitaine Gills, nous ne pouvons pas toujours commander à nos sentiments, et je considérerais comme une marque de faveur de votre part si vous vouliez bien me permettre de sortir par la porte de l’allée.

— Frère, répondit le capitaine, vous ferez route comme il vous semblera. Mais ce que je peux dire avec assurance, c’est que la route que vous prendrez, quelle qu’elle soit, sera toujours droite et digne d’un vrai marin.

— Capitaine Gills, dit M. Toots, vous êtes extrêmement bon. La bonne opinion que vous avez de moi me console. Il y a une chose que j’espère que vous voudrez bien retenir, capitaine, dit M. Toots s’arrêtant dans l’allée derrière la porte entr’ouverte, et je désire que le lieutenant Walters en soit de même informé. Je viens d’entrer tout à fait en possession de fortune et je ne sais qu’en faire. Si cela pouvait servir à quelque chose ici, au point de vue pécuniaire, je descendrais avec une douce satisfaction dans le silence de la tombe. »

M. Toots n’en dit pas davantage ; il s’esquiva tout doucement et ferma la porte sur lui, pour couper court à toute réponse.

Florence pensa à cette bonne créature, longtemps après qu’il l’eut quittée, et elle y pensa avec un mélange de peine et de plaisir. Il était si honnête, il avait le cœur si bon, que le revoir et pouvoir compter sur lui dans son malheur, était pour Florence une joie et une consolation incomparables, mais en même temps aussi elle éprouvait un tel chagrin d’avoir été pour lui sujet de peine et d’avoir troublé le calme de son existence, qu’elle pleurait sincèrement et le plaignait de tout son cœur. Le capitaine Cuttle pensait aussi beaucoup à M. Toots, mais d’une autre façon ; Walter, de son côté, y pensait aussi, et quand le soir arriva, et que tous trois furent réunis dans la chambre de Florence, Walter fit de lui un éloge sincère, et raconta à Florence ce qu’il avait dit en quittant la maison ; il le fit avec toute la générosité d’un cœur aimant et sympathique.

M. Toots ne revint ni le lendemain, ni le surlendemain, ni plusieurs jours après. Pendant ce temps-là, Florence, sans la moindre inquiétude, vivait au haut de la maison de l’opticien, tranquille comme l’oiseau en cage. Mais, plus le temps s’écoulait, plus Florence changeait et dépérissait. Souvent, appuyée sur sa fenêtre, elle levait vers le ciel son visage empreint de cette même expression mélancolique que l’on avait remarquée sur celui du petit Paul ; elle semblait chercher des yeux le petit ange, étendu dans son lit, sur le brillant rivage dont il avait parlé tant de fois.

Depuis bien des années, elle était faible et délicate, et santé se ressentait des tourments passés. Mais, en ce moment, elle n’éprouvait aucune souffrance physique. C’était le cœur qui chez elle était malade, et Walter en était la cause.

Bien que toujours occupé d’elle, attentif à ses moindres désirs, fier et heureux d’être à ses ordres, et mettant à tous les soins dont il l’entourait cette ardeur et cet élan chaleureux qui lui étaient naturels, Florence s’apercevait qu’il cherchait à l’éviter. Pendant la journée, il approchait rarement de sa chambre. Si elle le demandait, il venait à son appel et reprenait pour un instant cette vivacité et cette sérénité qu’elle se rappelait lui avoir vues lorsque, pauvre enfant, elle était perdue dans les rues, attirant les regards de tous les passants ; mais bientôt (et la vive affection de Florence était trop clairvoyante pour ne pas s’en apercevoir), il devenait embarrassé, gêné en sa présence, et disparaissait immédiatement. Dans la journée, il ne venait jamais de son propre mouvement. Le soir seulement il était toujours là, et c’était pour Florence le plus heureux moment ; car alors elle croyait encore un peu que le Walter de son enfance n’avait pas changé. Et cependant une parole, la parole la plus ordinaire, un regard, un rien lui montraient qu’il y avait entre elle et lui une barrière indéfinissable.

Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler ce changement trop évident. Elle se figurait que l’estime qu’il avait pour elle, le désir ardent qu’il éprouvait de lui épargner, lui, son ami, la plus petite douleur, le faisaient recourir à mille petits artifices, à mille mensonges innocents. Plus elle l’observait, plus elle était affligée jusqu’aux larmes de cet éloignement apparent de celui qu’elle appelait son frère.

Elle s’apercevait aussi que le bon capitaine, cet ami zélé et infatigable dans ses démonstrations de tendresse, frappé comme elle, de ce changement, en était douloureusement affecté. Il était moins gai, moins confiant qu’autrefois dans ses espérances, et le soir, quand ils étaient tous les trois ensemble, il regardait à la dérobée, d’un visage soucieux, Florence et Walter, Walter et Florence.

Florence prit enfin la résolution de parler à Walter. Elle croyait savoir maintenant la cause de ce changement, et elle se figura que ce serait à la fois un grand soulagement pour elle et pour lui de lui confier qu’elle avait découvert ce secret qu’elle s’y résignait parfaitement et qu’elle ne lui en faisait pas un crime.

Ce fut dans l’après-midi d’un certain dimanche, que Florence prit cette détermination. Le fidèle capitaine, avec un col de chemise ébouriffant, était assis à côté d’elle ; il était en train de lire, les lunettes sur le nez, lorsque Florence lui demanda où était Walter.

« Je pense qu’il est en bas, ma charmante, reprit le capitaine.

— Je voudrais bien lui parler, dit Florence qui se leva soudain comme pour descendre.

Je vais le faire monter à la minute, mon ange, » dit le capitaine.

Là-dessus le capitaine s’empressa de charger son livre sur l’épaule gauche : car il faut dire que le capitaine se faisait un devoir de ne lire le dimanche que dans de très-gros livres ; il trouvait cela plus dominical ; il avait donc fait l’emplette, depuis plusieurs années, d’un énorme in-folio chez un bouquiniste : quand il en avait lu cinq lignes, il avait la tête à l’envers ; aussi n’avait-il pas encore vérifié avec exactitude le sujet qui y était traité. Il se mit en marche, et bientôt Walter apparut.

« Le capitaine Cuttle me dit, miss Dombey… commença-t-il d’un ton empressé… Mais, en voyant sa physionomie, il s’arrêta court.

— Vous ne paraissez pas si bien aujourd’hui, dit-il. Vous êtes affligée. Vous avez pleuré. »

Le son de sa voix était si doux, il paraissait en proie à une vive émotion, que les larmes jaillirent des yeux de Florence, rien que de l’entendre.

« Walter, dit-elle avec douceur, c’est vrai, je ne vais pas tout à fait bien, et j’ai pleuré : il faut que je vous parle. »

Il s’assit en face d’elle, les yeux fixés sur ce visage si beau et si pur ; il pâlit et ses lèvres tremblèrent.

« Vous m’avez dit, le soir où j’ai appris que vous viviez encore… quelle joie j’ai ressentie ce soir-là et combien j’espérais alors… ! »

Il appuya sa main tremblante sur la table, qui les séparait, et continua à la regarder. « Vous m’avez dit que j’étais changée. Je fus surprise de cette remarque, mais je comprends maintenant que je suis réellement changée. Ne m’en voulez pas, Walter, j’étais trop joyeuse alors pour y penser. »

Il revoyait encore la même enfant d’autrefois : c’était bien la même ingénuité, la même confiance, le même cœur. Hélas ! pourquoi n’était-ce pas aussi la femme tendrement aimée, aux pieds de laquelle il eût voulu déposer toutes les richesses de la terre ?

« Vous vous souvenez, Walter, de la dernière fois que nous nous sommes vus avant votre départ ? »

Il mit sa main sur sa poitrine et tira une petite bourse.

« Je l’ai toujours portée autour de mon cou, dit-il, et si j’avais été englouti dans les flots, elle m’aurait suivi jusqu’au fond de la mer.

— Et vous la porterez encore, Walter, en souvenir de notre ancienne affection ?

— Oui, jusqu’à mon dernier jour. »

Elle posa sa main sur la sienne, dans sa confiance innocente, comme si elle venait de lui donner à l’instant ce petit souvenir.

— J’en suis heureuse ; et je le serai toujours de penser qu’elle ne vous quittera pas, Walter. Vous souvenez-vous qu’il nous est arrivé ce soir-là, en causant ensemble, de prévoir ce changement possible.

— Non, répondit-il d’un ton surpris.

— Si, Walter. J’avais été la cause de vos espérances déçues, de votre carrière manquée. Je le craignais déjà, mais je le sais maintenant. Si, dans votre générosité, il vous fut possible alors de me cacher que vous le saviez, vous ne le pouvez plus maintenant, bien que vous le tentiez avec la même générosité. Vous cherchez à me le cacher. Je vous en remercie, Walter, du fond du cœur et bien sincèrement. Mais vos efforts sont inutiles. Vous avez trop souffert dans votre personne et dans vos affections les plus chères, pour oublier la cause innocente de tous vos périls et de tous vos chagrins. Il n’est pas possible que vous ne voyiez point en moi l’auteur de vos tourments. Nous ne pouvons pas rester plus longtemps frère et sœur. Mais ne croyez pas, cher Walter, que je vous en fasse des reproches. J’aurais pu, j’aurais dû même m’en douter : mon bonheur me l’avait fait oublier. Tout ce que j’espère, c’est que vous penserez à moi avec moins d’amertume maintenant que vos sentiments ne sont plus un secret pour moi. Ce que je vous demande, Walter, au nom de la pauvre enfant qui, autrefois, était votre sœur, c’est de ne pas vous contraindre, de ne pas vous tourmenter pour moi, maintenant que je sais tout. »

Walter, en l’entendant parler, la regardait avec une expression de surprise qui ne laissait place à aucun autre sentiment. Il prit cette main qui touchait la sienne comme pour l’implorer, et il la serra.

« Oh ! miss Dombey, dit-il, se peut-il que moi qui ai tant souffert à lutter contre tout ce qui vous est dû, tout ce que vous avez droit d’attendre de moi, au mépris de mes sentiments pour vous, je sois cause du chagrin que vos paroles viennent de me révéler. Toujours vous avez été pour moi, j’en prends le ciel à témoin, l’ange pur, innocent et sacré de mon enfance ma jeunesse. Depuis le premier jour où je vous vis, jusqu’au jour de ma mort, la part que vous avez prise dans mon existence, je l’ai regardée et je la regarderai toujours comme sainte ; ce n’est pas un souvenir fugitif, il est pour moi sans prix, et jamais je ne l’oublierai jusqu’à l’heure de ma mort. De vous voir encore me regarder, de vous entendre encore me parler, comme le soir de notre séparation, c’est un si grand bonheur pour moi, que je ne trouve pas de mot pour l’exprimer ; de posséder, comme un frère, votre amour et votre confiance, c’est le plus riche présent que je puisse recevoir avec joie !

— Walter, dit Florence en le regardant d’un air sérieux, mais en changeant de visage, qu’est-ce qui m’est dû ? Quels sont ces devoirs que j’ai le droit d’attendre de vous ? Quels sont ces devoirs, qui vous imposent, dites-vous, le sacrifice de vos sentiments ?

— Le respect, dit Walter d’une voix étouffée, la vénération. »

Elle pâlit et retira timidement et d’un air rêveur sa main qu’il tenait dans la sienne. Mais elle continuait à le regarder d’un air sérieux.

« Je n’ai pas les droits d’un frère, dit Walter. J’ai laissé une enfant, je retrouve une femme. »

Cette fois, elle rougit ; son geste sembla le supplier de n’en pas dire davantage et elle cacha son visage dans ses mains.

Ils gardèrent tous deux le silence un moment ; elle pleurait.

« Oui, je dois à un cœur si confiant, si pur et si bon, dit Walter, de le fuir au risque même de briser le mien. Comment voulez-vous que je croie aimer en vous une sœur ? »

Elle pleurait toujours.

« Si vous aviez été heureuse, si je vous avais vue entourée d’adorateurs, d’admirateurs ; si je vous avais vue, au milieu de tout ce qui peut faire envier la position pour laquelle vous avez été élevée, dit Walter, si alors vous m’aviez appelé votre frère, en souvenir du passé, j’aurais pu répondre à ce nom du rang obscur que j’occupe, sans craindre de trahir votre innocente confiance. Mais ici, mais maintenant…

— Oh merci ! merci ! Walter ! Pardonnez-moi de vous avoir si mal jugé. Je n’ai personne pour me conseiller. Je suis seule.

— Florence ! dit Walter avec feu, je me suis hâté de vous dire ce que, tout à l’heure, rien au monde n’aurait pu faire sortir de mes lèvres. Si j’avais été heureux, si j’avais eu les moyens et l’espoir de vous rendre un jour une position à peu près égale à celle que vous aviez, je vous aurais dit : Il y a un nom que vous pouvez me donner, et avec lui le privilége de vous protéger, de vous chérir ; et j’aurais essayé de le mériter à force d’amour, de respect, de dévouement sans bornes pour vous. Je vous aurais dit que c’était le seul titre que vous pouviez me donner pour vous protéger et pour vous défendre, le seul que je pusse accepter et proclamer ; mais que si vous m’accordiez ce droit, je le regarderais comme un bien si précieux, si inestimable, que la fidélité et le dévouement de ma vie entière ne suffiraient pas à le payer. »

La tête de Florence était penchée, ses larmes coulaient et les sanglots soulevaient sa poitrine.

« Chère Florence ! ô ma bien-aimée ! comme je vous appelais dans mes rêves avant d’avoir pu réfléchir à ma présomption et à ma folie ! Laissez-moi une dernière fois vous appeler de ce nom chéri, laissez-moi serrer encore une fois cette douce main ; ma sœur me prouvera ainsi qu’elle oublie tout ce que je viens de lui dire. »

Elle releva la tête, et en s’adressant à lui ses yeux avaient une expression si douce et si grave à la fois ; elle le regardait à travers ses larmes avec un sourire si calme, si pur, si innocent ; il y avait dans sa voix et dans tout son être un tremblement si sympathique, qu’il sentit les fibres de son cœur tressaillir et que ses yeux se remplirent de larmes en l’écoutant.

« Non, Walter, je ne puis l’oublier ; je ne l’oublierais pas pour tout l’or du monde. Êtes-vous… réellement pauvre ?…

— J’erre sur les mers, je voyage pour vivre.

— Repartez-vous bientôt, Walter ?

— Oui, bientôt. »

Elle le regarda un moment, et plaça timidement sa main tremblante dans la sienne.

« Si vous voulez de moi pour votre femme, Walter, je vous aimerai tendrement. Si vous voulez me laisser partir avec vous, Walter, je vous suivrai sans crainte jusqu’au bout du monde. Je ne renonce à rien pour vous, Walter, car je n’ai rien et je ne laisse ici personne ; mais je vous donnerai mon amour et ma vie, et à mon dernier soupir, s’il me reste encore la mémoire et le sentiment, votre nom sera sur mes lèvres quand je paraîtrai devant Dieu. »

Il l’attira sur son cœur, et appuya sa joue contre la sienne : Florence n’était plus repoussée, Florence n’était plus seule et elle pleura sur le sein de son amant fidèle.

Ô cloches saintes du dimanche, que votre son est doux à leurs oreilles ravies ! Ô jour saint du dimanche, que ta paix et ta tranquillité sont bien en harmonie avec le calme de leur âme ! comme elles sanctifient l’air qu’ils respirent ! Frais crépuscule du soir, qui commence à combattre le jour, sois béni toi qui l’enveloppes de ton ombre douce et grave, pendant qu’elle s’endort penchée sur le cœur qu’elle a choisi, comme un enfant dans son berceau.

Oh ! que d’amour, que de confiance reposent avec elle sur le sein de Walter ! Oui, tu peux regarder avec un tendre orgueil ces yeux qui se ferment, car dans le monde, dans le monde entier, Walter, ils ne chercheront plus que toi, que toi seul !

Le capitaine resta dans la petite salle à manger jusqu’au coucher du soleil. Il prit la petite chaise sur laquelle s’était assis Walter et regarda le châssis vitré, jusqu’au moment où, peu à peu, le jour tomba et les étoiles brillèrent au ciel. Il alluma un flambeau, prit sa pipe, et se mit à la fumer en se demandant ce que diable on pouvait faire en haut, au lieu de l’appeler pour prendre le thé.

Florence s’approcha de lui juste au moment où sa surprise était à son comble.

« Ah ! ma charmante, s’écria le capitaine, il me semble que Walter et vous, vous avez eu le temps de faire une longue causette, ma belle ! »

Florence posa sa petite main sur un des gros boutons de sa redingote et lui dit en le regardant en face :

« Cher capitaine, j’aurais quelque chose à vous dire, si cela ne vous dérange pas. »

Le capitaine leva la tête vivement, pour mieux entendre ce dont il s’agissait et, pour mieux envisager en face son interlocutrice, il recula sa chaise et sa personne aussi loin qu’il le put.

« Eh ! quoi, délices du cœur, s’écria-t-il frappé soudainement d’un rayon de lumière, est-ce que ça y est ?

— Oui, dit Florence avec vivacité.

— Walter ! votre mari ! Ça y est ? mugit le capitaine en lançant son chapeau jusqu’au châssis vitré.

— Oui, » s’écria Florence riant et pleurant à la fois.

Le capitaine la serra dans ses bras ; puis, ramassant son chapeau et le mettant sur sa tête, il la prit par la main et la reconduisit en haut. Là, il crut que c’était le moment ou jamais de faire une bonne plaisanterie.

« Eh ! bien, Walter, mon garçon, dit le capitaine en passant par la porte sa tête assez semblable à une gracieuse bassinoire, eh ! bien, la chose n’a pas d’autre caractère, hein ! dites donc ? »

Il riait à étouffer de cette plaisanterie rétrospective qu’il répéta plus de vingt fois pendant le thé, et dans les intervalles il frottait sa figure rayonnante de bonheur avec la manche de son habit, et s’épongeait la tête tout partout avec son mouchoir. Mais il avait encore une source de jouissance plus sérieuse à sa disposition, et on l’entendit plus d’une fois répéter à demi-voix, en jetant un regard d’ineffable délice sur Walter et Florence :

« Édouard Cuttle, mon garçon, vous n’avez jamais eu de votre vie une plus heureuse idée que le jour où vous avez donné votre petit avoir conjointement. »