Dominique (RDDM)/01

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Dominique (RDDM)
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 777-824).
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DOMINIQUE


I.

« Certainement je n’ai pas à me plaindre, — me disait celui dont je rapporterai les confidences dans le récit très simple et trop peu romanesque qu’on lira tout à l’heure, — car, Dieu merci, je ne suis plus rien, à supposer que j’aie jamais été quelque chose, et je souhaite à beaucoup d’ambitieux de finir ainsi. J’ai trouvé, l’une avec l’autre, la certitude et le repos, ce qui vaut mieux que toutes les hypothèses. Je me suis mis d’accord avec moi-même, ce qui est bien la plus grande victoire que nous puissions remporter sur l’impossible. Enfin, d’inutile à tous, je deviens utile à quelques-uns, et j’ai tiré de ma vie, qui ne pouvait rien donner de ce qu’on espérait d’elle, le seul acte peut-être qu’on n’en attendît pas, un acte de modestie, de prudence et de raison. Je n’ai donc pas à me plaindre. Ma vie est faite et bien faite selon mes désirs et mes mérites. Elle est rustique, ce qui ne lui messied pas. Comme les arbres d’utilité, je l’ai coupée en tête : elle a moins de port, de grâce et de saillie ; on la voit de moins loin, mais elle n’en aura que plus de racines et n’en répandra que plus d’ombre autour d’elle. Il y a maintenant trois êtres à qui je me dois et qui me lient par des devoirs précis, par des responsabilités qui n’ont rien de trop lourd, par des attachemens sans erreurs ni regrets. La tâche est simple, et j’y suffirai. Et s’il est vrai que le but de toute existence humaine soit moins encore de s’ébruiter que de se transmettre, si le bonheur consiste dans l’égalité des désirs et des forces, je marche aussi droit que possible dans les voies de la sagesse, et vous pourrez témoigner que vous avez vu un homme heureux. »

Quoiqu’il ne fût pas le premier venu autant qu’il le prétendait, et qu’avant de rentrer dans les effacemens de sa province il en fût sorti par un commencement de célébrité, il aimait à se confondre avec la multitude des inconnus, qu’il appelait les quantités négatives. À ceux qui lui parlaient de sa jeunesse et lui rappelaient les quelques lueurs assez vives qu’elle avait jetées, il répondait que c’était sans doute une illusion des autres et de lui-même, qu’en réalité il n’était personne, et la preuve, c’est qu’il ressemblait aujourd’hui à tout le monde, résultat de toute équité dont il s’applaudissait comme d’une restitution légitime faite à l’opinion. Il répétait à ce sujet qu’il n’est donné qu’à bien peu de gens de se dire une exception, que ce rôle de privilégié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain, quand il n’est pas justifié par des dons supérieurs ; que l’envie audacieuse de se distinguer du commun de ses semblables n’est le plus souvent qu’une tricherie commise envers la société et une injure impardonnable faite à tous les gens modestes qui ne sont rien ; que s’attribuer un lustre pour lequel on n’est pas né, c’est usurper les titres d’autrui, et risquer de se faire prendre tôt ou tard en flagrant délit de pillage dans le trésor public de la renommée.

Peut-être se diminuait-il ainsi pour expliquer sa retraite et pour ôter le moindre prétexte de retour à ses propres regrets comme aux regrets de ses amis. Était-il sincère ? Je me le suis demandé souvent, et quelquefois j’ai pu douter qu’un esprit comme le sien, épris de perfection, fût aussi complètement résigné dans sa défaite. Mais il y a tant de nuances dans la sincérité la plus loyale ! il y a tant de manières de dire la vérité sans la dire tout entière ! L’absolu détachement des choses n’admettrait-il aucun regard jeté de loin sur les choses qu’on désavoue ? Et quel est le cœur assez sûr de lui pour répondre qu’il ne se glissera jamais un regret entre la résignation, qui dépend de nous, et l’oubli, qui ne peut nous venir que du temps ?

Quoi qu’il en soit de ce jugement porté sur un passé qui ne s’accordait pas très bien avec sa vie présente, à l’époque dont je parle du moins, il était arrivé à ce degré de démission de lui-même et d’obscurité qui semblait lui donner tout à fait raison. Aussi ne fais-je que le prendre au mot en le traitant à peu près comme un inconnu. Il était devenu, d’après ses propres termes, si peu quelqu’un, et tant d’autres que lui pourraient à la rigueur se reconnaître dans ces pages, que je ne vois pas la moindre indiscrétion à publier de son vivant le portrait d’un homme dont la physionomie se prête à tant de ressemblances. Si quelque chose le distingue un peu du grand nombre de ceux qui volontiers retrouveraient en lui leur propre image, c’est que, par une exception qui, je le crois, ne fera envie à personne, il avait eu le courage assez rare de s’examiner souvent, et la sévérité plus rare encore de se juger médiocre. Enfin il existe si peu, quoiqu’il existe, qu’il est presque indifférent de parler de lui soit au présent, soit au passé.

La première fois que je le rencontrai, c’était en automne. Le hasard me le faisait connaître à cette époque de l’année qu’il aime le plus, dont il parle le plus souvent, peut-être parce qu’elle résume assez bien toute existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets. « Je suis un exemple, m’a-t-il dit maintes fois depuis lors, de certaines affinités malheureuses qu’on ne parvient jamais à conjurer tout à fait. J’ai fait l’impossible pour n’être point un mélancolique, car rien n’est plus ridicule à tout âge et surtout au mien ; mais il y a dans l’esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se répandre en pluie sur leurs idées. Tant pis pour ceux qui sont nés dans les brouillards d’octobre ! » ajoutait-il en souriant à la fois et de sa métaphore prétentieuse et de cette infirmité de nature dont il était au fond très humilié.

Ce jour-là, je chassais aux environs du village qu’il habite. Je m’y trouvais arrivé de la veille et sans aucune autre relation que l’amitié de mon hôte le docteur ***, fixé depuis quelques années seulement dans le pays. Au moment où nous sortions du village, un chasseur parut en même temps que nous sur un coteau planté de vignes qui borne l’horizon de Villeneuve au levant. Il allait lentement et plutôt en homme qui se promène, escorté de deux grands chiens d’arrêt, un épagneul à poils fauves, un braque à robe noire, qui battaient les vignes autour de lui. C’était ordinairement, je l’ai su depuis, les deux seuls compagnons qu’il admît à le suivre dans ces expéditions presque journalières, où la poursuite du gibier n’était que le prétexte d’un penchant plus vif, le désir de vivre au grand air et surtout le besoin d’y vivre seul.

— Ah ! voici M. Dominique qui chasse, me dit le docteur en reconnaissant à toute distance l’équipage ordinaire de son voisin. Un peu plus tard, nous l’entendîmes tirer, et le docteur me dit : « Voilà M. Dominique qui tire. » Le chasseur battait à peu près le même terrain que nous et décrivait autour de Villeneuve la même évolution, déterminée d’ailleurs par la direction du vent, qui venait de l’est, et par les remises assez fixes du gibier. Pendant le reste de la journée, nous l’eûmes en vue, et, quoique séparés par plusieurs cents mètres d’intervalle, nous pouvions suivre sa chasse comme il aurait pu suivre la nôtre. Le pays était plat, l’air très calme, et les bruits en cette saison de l’année portaient si loin, que même après l’avoir perdu de vue on continuait d’entendre très distinctement chaque explosion de son fusil et jusqu’au son de sa voix quand, de loin en loin, il redressait un écart de ses chiens ou les ralliait. Mais soit discrétion, soit, comme un mot du docteur me l’avait fait présumer, qu’il eût peu de goût pour la chasse à trois, celui que le docteur appelait M. Dominique ne se rapprocha tout à fait que vers le soir, et la commune amitié qui s’est formée depuis entre nous devait avoir ce jour-là pour origine une circonstance des plus vulgaires. Un perdreau partit à l’arrêt de mon chien juste au moment où nous nous trouvions à peu près à demi-portée de fusil l’un de l’autre. Il occupait la gauche, et le perdreau parut incliner vers lui.

— À vous, monsieur, lui criai-je.

Je vis, à l’imperceptible temps d’arrêt qu’il mit à épauler son fusil, qu’il examinait d’abord si rigoureusement ni le docteur ni moi n’étions assez près pour tirer ; puis, quand il se fut assuré que c’était un coup perdu pour tous s’il ne se décidait pas, il ajusta lestement et fit feu. L’oiseau, foudroyé en plein vol, sembla se précipiter plutôt qu’il ne tomba, et rebondit, avec le bruit d’une bête lourde, sur le terrain durci de la vigne.

C’était un coq de perdrix rouge magnifique, haut en couleur, le bec et les pieds rouges et durs comme du corail, avec des ergots comme un coq et large de poitrail presque autant qu’un poulet bien nourri.

— Monsieur, me dit en s’avançant vers moi M. Dominique, vous m’excuserez d’avoir tiré sur l’arrêt de votre chien ; mais j’ai bien été forcé, je crois, de me substituer à vous pour ne pas perdre une fort belle pièce, assez peu commune en ce pays. Elle vous appartient de droit. Je ne me permettrais pas de vous l’offrir, je vous la rends.

Il ajouta quelques paroles obligeantes pour me déterminer tout à fait, et j’acceptai l’offre de M. Dominique comme une dette de politesse à payer.

C’était un homme d’apparence encore jeune, quoiqu’il eût alors passé la quarantaine, assez grand, à peau brune, un peu nonchalant de tournure, et dont la physionomie paisible, la parole grave et la tenue réservée ne manquaient pas d’une certaine élégance sérieuse. Il portait la blouse et les guêtres d’un campagnard chasseur. Son fusil seul indiquait l’aisance, et ses deux chiens avaient au cou un large collier garni d’argent sur lequel on voyait un chiffre. Il serra courtoisement la main du docteur et nous quitta presque aussitôt pour aller, nous dit-il, rallier ses vendangeurs, qui, ce soir-là même, achevaient sa récolte.

On était aux premiers jours d’octobre.. Les vendanges allaient finir ; il ne restait plus dans la campagne, en partie rendue à son silence, que deux ou trois troupes de vendangeurs, ce que dans le pays on appelle des brigades, et un grand mât surmonté d’un pavillon de fête, planté dans la vigne même où se cueillaient les derniers raisins, annonçait en effet que la brigade de M. Dominique se préparait joyeusement à manger l’oie, c’est-à-dire à faire le repas de clôture et d’adieu où, pour célébrer la fin du travail, il est de tradition de manger, entre autres plats extraordinaires, une oie rôtie.

Le soir venait. Le soleil n’avait plus que quelques minutes de trajet pour atteindre le bord tranchant de l’horizon. Il éclairait longuement, en y traçant des rayures d’ombre et de lumière, un grand pays plat, tristement coupé de vignobles, de guérets et de marécages, nullement boisé, à peine onduleux, et s’ouvrant de distance en distance, par une lointaine échappée de vue, sur la mer. Un ou deux villages blanchâtres, avec leurs églises à plates-formes et leurs clochers saxons, étaient posés sur un des renflemens de la plaine, et quelques fermes, petites, isolées, accompagnées de maigres bouquets d’arbres et d’énormes meules de fourrage, animaient seules ce monotone et vaste paysage, dont l’indigence pittoresque eût paru complète sans la beauté singulière qui lui venait du climat, de l’heure et de la saison. Seulement, à l’opposé de Villeneuve et dans un pli de la plaine, il y avait quelques arbres un peu plus nombreux qu’ailleurs et formant comme un très petit parc autour d’une habitation de quelque apparence. C’était un pavillon de tournure flamande, élevé, étroit, percé de rares fenêtres irrégulières et flanqué de tourelles à pignons d’ardoise. Aux abords étaient agglomérées quelques constructions plus récentes, maison de ferme et bâtiment d’exploitation, le tout au surplus très modeste. Un brouillard bleu qui s’élevait à travers les arbres indiquait qu’il y avait exceptionnellement dans ce bas-fond du pays quelque chose au moins comme un cours d’eau ; une longue avenue marécageuse, sorte de prairie mouillée bordée de saules, menait directement de la maison à la mer.

— Ce que vous voyez Là, me dit le docteur en me montrant cet îlot de verdure isolé dans la nudité des vignobles, c’est le château des Trembles et l’habitation de M. Dominique.

Cependant M. Dominique allait rejoindre ses vendangeurs et s’éloignait paisiblement, son fusil désarmé, suivi cette fois de ses chiens à bout de forces ; mais à peine avait-il fait quelques pas dans le sentier labouré d’ornières qui menait à ses vignes que nous fûmes témoins d’une rencontre qui me charma.

Deux enfans dont on entendait les voix riantes, une jeune femme dont on voyait seulement la robe d’étoffe légère et l’écharpe rouge, venaient au-devant du chasseur. Les enfans lui faisaient des gestes joyeux et se précipitaient de toute la vitesse de leurs petites jambes ; la mère arrivait plus lentement et de la main agitait un des bouts de son écharpe couleur de pourpre. Nous vîmes M. Dominique prendre à son tour chacun de ses enfans dans ses bras. Ce groupe animé de couleurs brillantes demeura un moment arrêté dans le sentier vert, debout au milieu de la campagne tranquille, illuminé des feux du soir et comme enveloppé de toute la placidité du jour qui finissait. Puis la famille au complet reprit le chemin des Trembles, et le dernier rayon qui venait du couchant accompagna jusque chez lui ce ménage heureux.

Le docteur m’apprit alors en quelques mots que M. Dominique de Bray, — on l’appelait M. Dominique tout court en vertu d’un usage amical adopté par les familiarités du pays, — était un gentilhomme de l’endroit, maire de la commune, et qui devait cette charge de confiance moins encore à son influence personnelle, car il ne l’exerçait que depuis peu d’années, qu’à l’ancienne estime attachée à son nom ; qu’il était très secourable aux malheureux, très aimé et fort bien vu de tous, quoiqu’il n’eût de point de ressemblance avec ses administrés que par la blouse, quand il en portait.

— C’est un aimable homme, ajouta le docteur, seulement un peu sauvage, excellent, simple et discret, qui se répand beaucoup en services, peu en paroles. Tout ce que je puis vous dire de lui, c’est que je lui connais autant d’obligés qu’il y a d’habitans dans la commune.

La soirée qui suivit cette journée champêtre fut si belle et si parfaitement limpide, qu’on aurait pu se croire encore au milieu de l’été. Je m’en souviens surtout à cause d’un certain accord d’impressions qui fixe à la fois les souvenirs, même les moins frappans, sur tous les points sensibles de la mémoire. Il y avait de la lune, un clair de lune éblouissant, et la route crayeuse de Villeneuve, avec ses maisons blanches, en était éclairée comme en plein midi, d’un éclat plus doux, mais avec autant de précision, La grande rue droite qui traverse le village était déserte. On entendait à peine, en passant devant les portes, des gens qui soupaient en famille derrière leurs volets déjà clos. De distance en distance, partout où les habitans ne dormaient pas, un étroit rayon de lumière s’échappait par les serrures ou par les chattières, et jaillissait comme un trait rouge à travers la blancheur froide de la nuit. Les pressoirs seuls restaient ouverts pour donner de l’air au plancher des treuils, et d’un bout à l’autre du village une moiteur de raisins presses, la chaude exhalaison des vins qui fermentent, se mêlaient à l’odeur des poulaillers et des étables. Dans la campagne, il n’y avait plus de bruit, hormis la voix des coqs qui se réveillaient de leur premier sommeil, et chantaient pour annoncer que la nuit serait humide. Des grives que le vent d’est amenait, des oiseaux de passage qui émigraient du nord au sud, traversaient l’air au-dessus du village et s’appelaient constamment, comme des voyageurs de nuit. Entre huit et neuf heures, une sorte de rumeur joyeuse éclata dans le fond de la plaine, et fit aboyer subitement tous les chiens de ferme des environs ; c’était la musique aigre et cadencée des cornemuses jouant un air de contredanse.

-— On danse chez M. Dominique, me dit le docteur. Bonne occasion pour lui faire visite dès ce soir, si vous le voulez bien, puisque vous lui devez des remercîmens. Lorsqu’on danse au biniou chez un propriétaire qui fait vendanges, sachez que c’est presque une soirée publique.

Nous prîmes le chemin des Trembles, et nous nous acheminâmes à travers les vignes, doucement émus par l’influence de cette nuit magnifique. Le docteur, qui la subissait à sa manière, se mit à regarder les rares étoiles que le vif éclat de la lune n’eût pas éclipsées, et se perdit dans des rêveries astronomiques, les seules rêveries qu’un pareil esprit se crût permises.

On dansait devant la grille de la ferme sur une esplanade en forme d’aire, entourée de grands arbres et parmi des herbes mouillées par l’humidité du soir comme s’il avait plu. La lune illuminait si bien ce bal improvisé, qu’on pouvait se passer d’autres lumières. Il n’y avait guère, en fait de danseurs, que les vendangeurs de la maison, et peut-être un ou deux jeunes gens des environs que le signal de la cornemuse avait attirés. Je ne saurais dire si le musicien qui jouait du biniou s’en acquittait avec talent, mais il en jouait du moins avec une violence telle, il en tirait des sons si longuement prolongés, si perçans, et qui déchiraient avec tant d’aigreur l’air sonore et calme de la nuit, que je ne m’étonnais plus, en l’écoutant, que le bruit d’un pareil instrument nous fût parvenu de si loin ; à une demi-lieue à la ronde, on pouvait l’entendre, et les jeunes filles de la plaine devaient, sans contredit, rêver contredanses dans leur lit. Les garçons avaient seulement ôté leurs vestes, les filles avaient changé de coiffes et relevé leurs tabliers de ratine ; mais tous avaient gardé leurs sabots, disons comme eux leurs bots, sans doute pour se donner plus d’aplomb et pour mieux marquer, avec ces lourds patins, la mesure de cette lourde et sautante pantomime appelée la bourrée. Pendant ce temps, dans la cour de la ferme, des servantes passaient une chandelle à la main, allant et venant de la cuisine au réfectoire, et quand l’instrument s’arrêtait pour reprendre haleine, on distinguait les craquemens du treuil où les hommes de corvée pressaient la vendange.

C’est là que nous trouvâmes M. Dominique, au milieu de ce laboratoire singulier plein de charpentes, de madriers, de cabestans, de roues en mouvement, qu’on appelle un pressoir. Deux ou trois lampes dispersées dans ce grand espace, encombré de volumineuses machines et d’échafaudages, l’éclairaient aussi peu que possible. On était en train de couper la treuillée, c’est-à-dire qu’on équarrissait de nouveau la vendange écrasée ;par la pression des machines, et qu’on la reconstruisait en plateau régulier pour en exprimer tout le jus restant. Le moût, qui ne s’égouttait plus que faiblement, descendait avec un bruit de fontaine épuisée dans les auges de pierre, et un long tuyau de cuir, pareil aux tuyaux d’incendie, le prenait aux réservoirs et le conduisait dans les profondeurs d’un cellier où la saveur sucrée des raisins foulés se changeait en odeur de vin, et aux approches duquel la chaleur était très forte. Tout ruisselait de vin nouveau. Les murs transpiraient humectés de vendanges. Des vapeurs capiteuses formaient un brouillard autour des lampes. M. Dominique était parmi ses vignerons, monté sur les étais du treuil, et les éclairant lui-même avec une lampe de main qui nous le fit découvrir dans ces demi-ténèbres. Il avait gardé sa tenue de chasse, et rien ne l’eût distingué des hommes de peine, si chacun d’eux ne l’eût appelé monsieur notre maître.

— Ne vous excusez pas, dit-il au docteur, qui lui demandait grâce pour l’heure et le moment choisi de notre visite, sans quoi j’aurais trop moi-même à m’excuser.

Et je crois bien, tant il fut parfaitement aisé et poli en nous faisant, sa lampe à la main, les honneurs de son pressoir, qu’il n’éprouva d’autre embarras que celui de nous faire asseoir commodément en pareil lieu.

Je n’ai rien à dire de notre entretien, le premier qui m’ait fait écouter un homme avec lequel j’ai beaucoup causé depuis. Je me souviens seulement qu’après avoir parlé vendange, récolte, chasse et campagne, seuls sujets qui nous fussent communs, le nom de Paris se présenta tout à coup comme une inévitable antithèse à toutes les simplicités comme à toutes les rusticités de la vie.

— Ah ! c’était le beau temps ! dit le docteur, que ce nom de Paris réveillait toujours en sursaut.

— Encore des regrets ! répondit M. Dominique.

Et cela fut dit avec un accent particulier, plus significatif que les paroles, et qui me donna l’envie d’en chercher le sens.

Nous sortîmes au moment où les vendangeurs allaient souper. Il était tard ; nous n’avions plus qu’à regagner Villeneuve. M. Dominique nous fit parcourir l’allée tournante d’un jardin dont les limites se confondaient vaguement avec les arbres du parc, puis une longue terrasse en tonnelle occupant toute la façade de la maison, et à l’extrémité de laquelle on voyait la mer. En passant devant une chambre éclairée, dont la fenêtre était ouverte à l’air tiède de la nuit, j’aperçus la jeune femme à l’écharpe rouge, assise et brodant près de deux lits jumeaux. Nous nous séparâmes à la grille. La lune éclairait en plein la large cour d’honneur, où le mouvement de la ferme ne parvenait plus. Les chiens, las d’une journée de chasse, y dormaient devant leurs niches, la chaîne au cou, étendus à plat sur le sable. Des oiseaux se remuaient dans des massifs de lilas, comme si la grande clarté de la nuit leur eût fait croire à la venue du jour. On n’entendait plus rien du bal interrompu par le souper ; la maison des Trembles et les environs reposaient déjà dans le plus grand silence, et cette absence de tout bruit soulageait du bruit du biniou.

Très peu de jours après nous trouvions, en rentrant au logis, deux cartes de M. Dominique de Bray, qui s’était présenté dans la journée pour nous faire sa visite, et le lendemain même un billet d’invitation nous arrivait des Trembles. C’était une prière aimable signée du mari, mais écrite au nom de Mme de Bray ; il s’agissait d’un dîner de famille offert en voisins, et qu’on serait heureux de nous voir accepter de même.

Cette nouvelle entrevue, la première, à vrai dire, qui m’ait donné entrée dans la maison des Trembles, n’eut rien non plus de bien mémorable, et je n’en parlerais pas si je n’avais à dire un mot tout de suite de la famille de M. Dominique. Elle se composait de trois personnes dont j’avais déjà vu de loin la silhouette fugitive au milieu des vignes : une petite fille brune qu’on appelait Clémence, un garçon blond, fluet, grandissant trop vite et qui déjà promettait de porter avec plus de distinction que de vigueur le nom moitié féodal et moitié campagnard de Jean de Bray. Quant à leur mère, c’était une femme et une mère dans la plus excellente acception de ces deux mots, ni matrone ni jeune fille, très jeune d’âge peut-être, avec la maturité et la dignité puisées dans le sentiment bien compris de son double rôle ; de très beaux yeux dans un visage indécis, beaucoup de douceur, je ne sais quoi d’ombrageux d’abord qui tenait sans doute à l’isolement accoutumé de sa vie, mais avec infiniment de grâce et de manières.

Cette année-là, nos relations n’allèrent pas beaucoup plus loin : une ou deux chasses où M. de Bray me pria de prendre part, quelques visites reçues ou rendues, et qui me firent mieux connaître les chemins de son village qu’elles ne m’ouvrirent les avenues discrètes de son amitié. Puis novembre arriva, et je quittai Villeneuve sans avoir autrement pénétré dans l’intimité de l’heureux ménage : c’est ainsi que le docteur et moi nous désignions dorénavant les châtelains des Trembles.


II.

L’absence a des effets singuliers. J’en fis l’épreuve pendant cette première année d’éloignement qui me sépara de M. Dominique, sans qu’aucun souvenir direct parût nous rappeler l’un à l’autre. L’absence unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu’elle divise, elle fait se souvenir, elle fait oublier ; elle relâche certains liens très solides, elle les tend et les éprouve au point de les briser ; il y a des liaisons soi-disant indestructibles dans lesquelles elle fait d’irrémédiables avaries ; elle accumule des mondes d’indifférence sur des promesses de souvenirs éternels. Et puis d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle compose, avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos sentimens, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l’un à l’autre, et ne craignent plus rien, ni des distances ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger indéfiniment sans les rompre. Le regret n’est, en pareil cas, que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans les profondeurs du cœur et de l’esprit, et dont l’extrême tension fait souffrir. Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. Ce long intervalle de douze mois, grand espace de vie et d’oubli, n’a pas contenu un seul jour inutile, et ces douze mois de silence vous ont donné tout à coup le besoin mutuel des confidences, avec le droit plus surprenant encore de vous confier.

Il y avait juste un an que j’avais mis le pied dans Villeneuve pour la première fois, quand j’y revins attiré par une lettre du docteur, qui m’écrivait : « On parle de vous dans le voisinage, et l’automne est superbe, venez. » J’arrivai sans me faire attendre, et quand un soir de vendanges, par une journée tiède, par un soleil doux, au milieu des mêmes bruits, je montai sans être annoncé le perron des Trembles, je vis bien que l’union dont je parle était formée, et que l’ingénieuse absence avait agi sans nous et pour nous.

J’étais un hôte attendu qui revenait, qui devait revenir, et qu’un usage ancien avait rendu le familier de la maison. Ne m’y trouvais-je pas moi-même on ne peut plus à l’aise ? Cette intimité qui commençait à peine était-elle ancienne ou nouvelle ? C’était à ne plus le savoir, tant l’intuition des choses m’avait longuement fait vivre avec elles, tant le soupçon que j’avais d’elles ressemblait d’avance à des habitudes. Bientôt les gens de service me connurent ; les deux chiens n’aboyèrent plus quand je parus dans la cour ; la petite Clémence et Jean s’habituèrent vite à me voir, et ne furent pas les derniers à subir l’effet certain du retour et l’inévitable séduction des faits qui se répètent.

Plus tard on m’appela par mon nom, sans supprimer tout à fait la formule de monsieur, mais en la négligeant fréquemment. Puis il arriva qu’un jour M. de Bray (je disais ordinairement M. de Bray) ne se trouva plus d’accord avec le ton de nos entretiens, et chacun de nous s’en aperçut à la fois, comme d’une note qui résonnait faux. En réalité, rien aux Trembles ne paraissait changé, ni les lieux ni nous-mêmes, et nous avions l’air, tant autour de nous tout se trouvait identique, les choses, l’époque, la saison et jusqu’aux plus petits incidens de la vie, de fêter jour par jour l’anniversaire d’une amitié qui n’avait plus de date.

Les vendanges se firent et s’achevèrent comme les précédentes, accompagnées des mêmes danses, des mêmes festins, au son de la même cornemuse maniée par le même musicien. Puis, la cornemuse remise au clou, les vignes désertes, les celliers fermés, la maison rentra dans son calme ordinaire. Il y eut un mois pendant lequel les bras se reposèrent un peu et les champs chômèrent. Ce fut ce mois de répit et comme de vacances rurales qui s’écoule d’octobre à novembre, entre la dernière récolte et les semailles. Il résume à peu près les derniers beaux jours. Il conduit, comme une défaillance aimable de la saison, des chaleurs tardives aux premiers froids. Puis un matin les charrues sortirent ; mais rien ne ressemblait moins aux bruyantes bacchanales des vendanges que le morne et silencieux monologue du bouvier conduisant ses bœufs de labour, et ce grand geste sempiternel du semeur semant son grain dans des lieues de sillons.

La propriété des Trembles était un beau domaine, d’où Dominique tirait une bonne partie de sa fortune, et qui le faisait riche. Il l’exploitait lui-même, aidé de Mme de Bray, qui, disait-il, possédait tout l’esprit de chiffres et d’administration qui lui manquait. Pour auxiliaire secondaire, avec moins d’importance et presque autant d’action, dans ce mécanisme compliqué d’une exploitation agricole, il avait un vieux serviteur hors rang dans le nombre de ses domestiques, qui remplissait en fait les fonctions de régisseur ou d’intendant des fermes. Ce serviteur, dont le nom reviendra plus tard dans ce récit, s’appelait André. En qualité d’enfant du pays et je crois bien d’enfant de la maison, il avait, vis-à-vis de son maître, autant de privautés que de tendresse. « Monsieur notre maître, » disait-il toujours, soit qu’il parlât de lui ou qu’il lui parlât, et le maître à son tour le tutoyait par une habitude qu’il avait gardée de sa jeunesse et qui perpétuait des traditions domestiques assez touchantes entre le jeune chef de famille et le vieux André. André était donc, après le maître et la maîtresse du logis, le principal personnage des Trembles et le mieux écouté. Le reste du personnel, assez nombreux, se distribuait dans les multiples recoins de la maison et de la ferme. Le plus souvent tout paraissait vide, excepté la basse-cour, où remuaient tout le jour durant des troupeaux de poules, le grand jardin où les filles de la ferme ramassaient des faix d’herbes, et la terrasse exposée au midi, où, quand il faisait beau. Mme de Bray avec ses enfans se tenait dans l’ombre, chaque matin plus rare, des treilles, dont les pampres tombaient. Quelquefois des journées entières se passaient sans qu’on entendît quoi que ce fut qui rappelât la vie dans cette maison où tant de gens vivaient cependant dans l’activité des soins ou du travail.

La mairie n’était point aux Trembles, quoique depuis deux ou trois générations les de Bray eussent toujours été, comme par un droit acquis, maires de la commune. Les archives étaient déposées à Villeneuve. Une maison de paysan des plus rustiques servait à la fois d’école primaire et de maison communale. Dominique s’y rendait deux fois par mois pour présider le conseil et de loin en loin pour des mariages. Ce jour-là, il partait avec son écharpe dans sa poche, et la ceignait en entrant dans la salle des séances. Il accompagnait assez volontiers les formalités légales d’une petite allocution qui produisait d’excellens effets. Il me fut donné de l’entendre à l’époque dont je parle, deux fois de suite dans la même semaine. Les vendanges amènent infailliblement les mariages ; c’est, avec les veillées de carême, la saison de l’année qui rend les garçons entreprenans, attendrit le cœur des filles et fait le plus d’amoureux.

Quant aux distributions de bienfaisance, c’était Mme de Bray qui en avait tout le soin. Elle tenait les clés de la pharmacie, du linge, du gros bois, des sarmens ; les bons de pains, signés du maire, étaient écrits de sa main. Et si elle ajoutait du sien aux libéralités officielles de la commune, personne n’en savait rien, et les pauvres en recueillaient les bénéfices sans jamais apercevoir la main qui donnait. De vrais pauvres d’ailleurs, grâce à un pareil voisinage, il n’y en avait que très peu dans la commune. Les ressources de la mer voisine qui venaient en aide à la charité publique, les levées de marais et quelques prairies banales où les plus gênés menaient pacager leurs vaches, un climat très-doux qui rendait les hivers supportables, tout cela faisait que les années passaient sans trop de détresse, et que personne ne se plaignait du sort qui l’avait fait naître à Villeneuve.

Telle était à peu près la part que Dominique prenait à la vie publique de son pays : administrer une très-petite commune perdue loin de tout grand centre, enfermée de marais, acculée contre la mer qui rongeait ses côtes et lui dévorait chaque année quelques pouces de territoire ; veiller aux routes, aux desséchemens ; tenir les levées en état ; penser aux intérêts de beaucoup de gens dont il était au besoin l’arbitre, le conseil et le juge ; empêcher les procès et les discordes aussi bien que les disputes ; prévenir les délits ; soigner de ses mains, aider de sa bourse ; donner de bons exemples d’agriculture ; tenter des essais ruineux pour encourager les petites gens à en faire d’utiles ; expérimenter à tout risque, avec sa terre et ses capitaux, comme un médecin essaie des médicamens sur sa santé, et tout cela le plus simplement du monde, non pas même comme une servitude, mais comme un devoir de position, de fortune et de naissance.

Il s’éloignait aussi peu que possible du cercle étroit de cette existence active et cachée qui ne mesurait pas une lieue de rayon. Aux Trembles, il recevait peu, sinon quelques voisins de campagne, venus pour chasser des extrêmes limites du département, et le docteur et le curé de Villeneuve, pour lesquels il y avait le diner régulier des dimanches.

Quand il avait, dès son lever, expédié les affaires de la commune, s’il lui restait une heure ou deux pour s’occuper de ses propres affaires, il donnait un coup d’œil à ses charrues, distribuait le blé des semailles, faisait livrer le fourrage, ou bien il montait à cheval, lorsqu’une nécessité de surveillance l’appelait un peu plus loin. À onze heures, la cloche des Trembles annonçait le déjeuner : c’était le premier moment de la journée qui réunît la famille au complet et mît les deux enfans sous les yeux de leur père. L’un et l’autre apprenaient à lire, modeste début surtout pour un garçon dont Dominique avait, je crois, l’ambition de faire la réussite de sa propre vie manquée.

L’année se trouvait giboyeuse, et nous passions la plupart de nos après-midi à la chasse, ou bien nous faisions dans ces campagnes nues une promenade rapide, sans autre but le plus souvent que de côtoyer la mer. Je remarquais que ces longues chevauchées coupées de silences, dans un pays qui ne prêtait nullement au rire, le rendaient plus sérieux que de coutume. Nous allions au pas, côte à côte, et souvent il oubliait que j’étais là pour suivre dans une sorte de demi-sommeil un peu vague la monotone allure de son cheval ou son piétinement sur les galets roulans du rivage. Des gens de Villeneuve ou d’ailleurs croisaient notre route et le saluaient. Tantôt c’était M. le maire et tantôt M. Dominique. La formule variait avec le domicile des gens, le plus ou moins de rapports avec le château, ou d’après le degré de servage. — Bonjour, monsieur Dominique, — lui criait-on à travers champs. C’étaient des laboureurs, gens de main-d’œuvre, pliés en deux sur le dos de leurs sillons. Ils relevaient tant bien que mal leurs reins faussés, et découvraient de grands fronts frisés de cheveux courts, bizarrement blancs, dans un visage embrasé de soleil. Quelquefois un mot dont le sens n’était alors nullement défini pour moi, un souvenir d’un autre temps, rappelé par un de ceux qui l’avaient vu naître, et qui lui disaient à tout propos : « Vous souvenez-vous ? » — quelquefois, dis-je, un mot suffisait pour le faire changer de visage et le jeter dans un silence embarrassant.

Il y avait un vieux gardeur de moutons, très brave homme, qui tous les jours, à la même heure, menait ses bêtes brouter les herbes salées de la falaise. On l’apercevait, quelque temps qu’il fît, debout comme une sentinelle à deux pieds du bord escarpé : son chapeau de feutre attaché sous les oreilles, les pieds dans ses gros sabots remplis de paille, le dos abrité sous une limousine de feutre grisâtre. — Quand on pense, m’avait dit Dominique, qu’il y a trente-cinq ans que je le connais et que je le vois là ! — Il était grand causeur, comme un homme qui n’a que de rares occasions de se dédommager du silence, et qui en profite. Presque toujours il se mettait devant nos chevaux, leur barrait le passage et très ingénument nous obligeait à l’écouter. Il avait, lui aussi, mais plus que tous les autres, la manie des vous souvenez-vous ? comme si les souvenirs de sa longue vie de gardeur de moutons ne formaient qu’un chapelet de bonheurs sans mélange. Ce n’était pas, je l’avais remarqué dès le premier jour, la rencontre qui plaisait le plus à Dominique. La répétition de cette même image, à la même place, le renouvellement des choses mortes, inutiles, oubliées, venant tous les jours pour ainsi dire à la même heure se poser indiscrètement devant lui, tout cela le gênait évidemment comme une importunité réelle dans ses promenades. Aussi, quoique excellent pour tous ceux qui l’aimaient, et le vieux berger l’aimait beaucoup, Dominique le traitait un peu comme un vieux corbeau bavard.

— C’est bon, c’est bon, père Jacques, lui disait-il, à demain, et il tâchait de passer outre ; mais l’obstination stupide du père Jacques était telle qu’il fallait, coûte que coûte, prendre son mal en patience et laisser souffler les chevaux pendant que le vieux berger causait. Un jour Jacques avait, comme de coutume, enjambé le talus de la falaise du plus loin qu’il nous avait aperçus, et, planté comme une borne sur l’étroit sentier, il nous avait arrêtés court. Il était plus que jamais en humeur de parler du temps qui n’est plus, de rappeler des dates : la saveur du passé lui montait ce jour-là au cerveau comme une ivresse. « Salut bien, monsieur Dominique, salut bien, messieurs, nous dit-il en nous montrant toutes les rides de son visage dévasté épanouies par la satisfaction de vivre. Voilà du beau temps, comme on n’en voit pas souvent, comme on n’a pas vu peut-être depuis vingt ans. Vous souvenez-vous, monsieur Dominique, il y a vingt ans ?… Ah ! quelles vendanges, quelle chaleur pour ramasser,… et que le raisin moûtait comme une éponge, et qu’il était doux comme du sucre, et qu’on ne suffisait pas à cueillir tout ce que le sarment portait !… » Dominique écoutait impatiemment, et son cheval se tourmentait sous lui comme s’il eût été piqué par les mouches. « C’était l’année où il y avait tout ce monde au château, vous savez… Ah ! comme… » Mais un écart du cheval de Dominique coupa la phrase et laissa le père Jacques tout ébahi. Dominique cette fois avait passé quand même. Il partait au galop et cinglait son cheval avec sa cravache, comme pour le corriger d’un vice subit ou le punir d’avoir eu peur. Pendant le reste de la promenade, il fut distrait, et garda le plus longtemps possible une allure rapide.

Dominique avait assez peu de goût pour la mer : il avait grandi, disait-il, au milieu de ses gémissemens, et s’en souvenait avec déplaisir, comme d’une complainte amère ; c’était faute d’autres promenades plus riantes que nous avions adopté celle-ci. D’ailleurs, vu de la côte élevée que nous suivions, ce double horizon plat de la campagne et des flots devenait d’une grandeur saisissante à force d’être vide. Et puis il y avait dans ce contraste du mouvement des vagues et de l’immobilité de la plaine, dans cette alternative de bateaux qui passent et de maisons qui demeurent, de la vie aventureuse et de la vie fixée, une intime analogie dont il devait être frappé plus que tout autre, qu’il savourait secrètement, avec l’acre jouissance propre aux voluptés d’esprit qui font souffrir. Le soir approchant, nous revenions au petit pas par des chemins pierreux enclavés entre des champs fraîchement remués dont la terre était brune. Des alouettes d’automne se levaient à fleur de sol et fuyaient avec un dernier frisson de jour sur leurs ailes. Nous atteignions ainsi les vignes, l’air salé des côtes nous quittait. Une moiteur plus molle et plus tiède s’élevait du fond de la plaine. Bientôt après nous entrions dans l’ombre bleue des grands arbres, et le plus souvent le jour était fini quand nous mettions pied à terre au perron des Trembles.

La soirée nous réunissait de nouveau, en famille, dans un grand salon garni de meubles anciens, où l’heure monotone était marquée par une longue horloge, au timbre éclatant, dont la sonnerie retentissait jusque dans les chambres hautes. Il était impossible de se soustraire à ce bruit, qui nous réveillait la nuit, en plein sommeil, non plus qu’à la mesure battue bruyamment par le balancier, et quelquefois nous nous surprenions, Dominique et moi, écoutant sans mot dire ce murmure sévère qui, de seconde en seconde, nous entraînait d’un jour dans un autre. Nous assistions au coucher des enfans, dont la toilette de nuit se faisait, par indulgence, au salon, et que leur mère emportait tout enveloppés de blanc, les bras morts de sommeil et les yeux clos. Vers dix heures, on se séparait. Je rentrais alors à Villeneuve, ou bien plus tard, quand les soirées devinrent pluvieuses, les nuits plus sombres, les chemins moins faciles, quelquefois on me gardait aux Trembles pour la nuit. J’avais ma chambre au second étage, à l’angle du pavillon touchant à la tourelle. Dominique l’avait occupée autrefois pendant une grande partie de sa jeunesse. De la fenêtre on découvrait toute la plaine, tout Villeneuve et jusqu’à la haute mer, et j’entendais en m’endormant le bruit du vent dans les arbres et ce ronflement de la mer dont l’enfance de Dominique avait été bercée. Le lendemain, tout recommençait comme la veille, avec la même plénitude de vie, la même exactitude dans les loisirs et dans le travail. Les seuls accidens domestiques dont j’eusse encore été témoin, c’étaient, pour ainsi dire, des accidens de saison qui troublaient la symétrie des habitudes, comme par exemple un jour de pluie venant quand on avait pris quelques dispositions en vue du beau temps.

Ces jours-là, Dominique montait à son cabinet. Je demande pardon au lecteur de ces menus détails, et de ceux qui vont suivre ; mais ils le feront pénétrer peu à peu, et par les voies indirectes qui m’y conduisirent moi-même, de la vie banale du gentilhomme fermier dans la conscience même de l’homme, et peut-être y trouvera-t-on des particularités moins vulgaires. Ces jours-là, dis-je, Dominique montait à son cabinet, c’est-à-dire qu’il revenait de vingt-cinq ou trente ans en arrière, et cohabitait pour quelques heures avec son passé. Il y avait là quelques miniatures de famille, un portrait de lui : jeune visage au teint rosé, tout papilloté de boucles brunes, qui n’avait plus un trait reconnaissable, quelques cartons étiquetés parmi des monceaux de papier, et une double bibliothèque, l’une ancienne, l’autre entièrement moderne, et qui manifestait par un certain choix de livres les prédilections qu’il appliquait en fait dans sa vie. Un petit meuble enseveli dans la poussière contenait uniquement ses livres de collège, livres d’études et livres de prix. Joignez encore un vieux bureau criblé d’encre et de coups de canif, une fort belle mappemonde datant d’un demi-siècle, et sur laquelle étaient tracés à la main de chimériques itinéraires à travers toutes les parties du monde. Outre ces témoignages de sa vie d’écolier, respectés et conservés, je le crois, avec attachement par l’homme qui se sentait vieillir, il y avait d’autres attestations de lui-même, de ce qu’il avait été, de ce qu’il avait pensé, et que je dois faire connaître, quoique le caractère en fût bizarre autant que puéril. Je veux parler de ce qu’on voyait sur les murs, sur les boiseries, sur les vitres, et des innombrables confidences qu’on pouvait y lire.

On y lisait surtout des dates, des noms de jours, avec la mention précise du mois et de l’année. Quelquefois la même indication se reproduisait en série avec des dates successives quant à l’année, comme si, plusieurs années de suite, il se fût astreint, jour par jour, peut-être heure par heure, à constater je ne sais quoi d’identique, soit sa présence physique au même lieu, soit plutôt la présence de sa pensée sur le même objet. Sa signature était ce qu’il y avait de plus rare ; mais, pour demeurer anonyme, la personnalité qui présidait à ces sortes d’inscriptions chiffrées n’en était pas moins évidente. Ailleurs il y avait seulement une figure géométrique élémentaire. Au-dessous, la même figure était reproduite, mais avec un ou deux traits de plus qui en modifiaient le sens sans en changer le principe, et la figure arrivait ainsi, en se répétant avec des modifications nouvelles, à des significations singulières qui impliquaient le triangle ou le cercle originel, mais avec des résultats tout différens. Au milieu de ces allégories dont le sens n’était pas impossible à deviner, il y avait certaines maximes courtes et beaucoup de vers, tous à peu près contemporains de ce travail de réflexion sur l’identité humaine dans le progrès. La plupart étaient écrits au crayon, soit que le poète eût craint, soit qu’il eût dédaigné de leur donner trop de permanence en les gravant à perpétuité dans la muraille. Des chiffres enlacés, mais très rares, où une même majuscule se nouait avec un D, accompagnaient presque toujours quelques vers d’une acception mieux définie, souvenirs d’une époque évidemment plus récente. Puis tout à coup, et comme un retour vers un mysticisme plus douloureux ou plus hautain, il avait écrit, — sans doute par une rencontre fortuite avec le poète Longfellow, — Excelsior ! Excelsior ! Excelsior ! répétés avec un nombre indéfini de points d’exclamation. Puis, à dater d’une époque qu’on pouvait calculer approximativement par un rapprochement facile avec son mariage, il devenait évident que, soit par indifférence, soit plutôt résolument, il avait pris le parti de ne plus écrire. Jugeait-il que la dernière évolution de son existence était accomplie ? Ou pensait-il avec raison qu’il n’avait plus rien à craindre désormais pour cette identité de lui-même qu’il avait pris jusque-là tant de soin d’établir ? Une seule et dernière date très apparente existait à la suite de toutes les autres, et s’accordait exactement avec l’âge du premier enfant qui lui était né : son fils Jean.

Une grande concentration d’esprit, une active et intense observation de lui-même, l’instinct de s’élever plus haut, toujours plus haut et de se dominer en ne se perdant jamais de vue, les transformations entraînantes de la vie avec la volonté de se reconnaître à chaque nouvelle phase, la nature qui se fait entendre, des sentimens qui naissent et attendrissent ce jeune cœur égoïstement nourri de sa propre substance, ce nom qui se double d’un autre nom et des vers qui s’échappent comme une fleur de printemps fleurit, des élans forcenés vers les hauts sommets de l’idéal, enfin la paix qui se fait dans ce cœur orageux, ambitieux peut-être, et certainement martyrisé de chimères, — voilà, si je ne me trompe, ce qu’on pouvait lire dans ce registre muet, plus significatif dans sa mnémotechnie confuse que beaucoup de mémoires écrits. L’âme de trente années d’existence palpitait encore émue dans cette chambre étroite, et quand Dominique était là, devant moi, penché vers la fenêtre, un peu distrait et peut-être encore poursuivi par un certain écho des rumeurs anciennes, c’était une question de savoir s’il venait là pour retrouver ce qu’il appelait l’ombre de lui-même ou pour l’oublier.

Un jour il prit un paquet de plusieurs volumes déposés dans un coin obscur de sa bibliothèque ; il me fit asseoir, ouvrit un des volumes, et sans autre préambule se mit à lire à demi-voix. C’étaient des vers sur des sujets trop épuisés depuis longues années, de vie champêtre, de sentimens blessés ou de passions tristes. Les vers étaient bons, d’un mécanisme ingénieux, libre, imprévu, mais peu lyriques en somme, quoique les intentions du livre le fussent beaucoup. Les sentimens étaient fins, mais ordinaires, les idées débiles. Cela ressemblait, moins la forme, qui, je le répète à cause de qualités rares, formait un désaccord assez frappant avec la faiblesse incontestable du fond, cela ressemblait, dis-je, à tout essai de jeune homme qui s’épanouit sous forme de vers, et qui se croit poète parce qu’une certaine musique intérieure le met sur la voie des cadences et l’invite à parler en mots rimes. Telle était du moins mon opinion, et, sans avoir à ménager l’auteur, dont j’ignorais le nom, je la fis connaître à Dominique aussi crûment que je l’écris.

— Voilà le poète jugé, dit-il, et bien jugé, ni plus ni moins que par lui-même. Auriez-vous eu la même franchise, ajouta-t-il, si vous aviez su que ces vers sont de moi ?

— Absolument, lui répondis-je un peu déconcerté.

— Tant mieux, reprit Dominique, cela me prouve qu’en bien comme en mal vous m’estimez ce que je vaux. Il y a là deux volumes de pareille force. Ils sont de moi. J’aurais le droit de les désavouer, puisqu’ils ne portent point de nom : mais ce n’est pas à vous que je tairai des faiblesses, tôt ou tard il faudra que vous les sachiez toutes. Je dois peut-être à ces essais manqués, comme beaucoup d’autres, un soulagement et des leçons utiles. En me démontrant que je n’étais rien, tout ce que j’ai fait m’a donné la mesure de ceux qui sont quelque chose. Ce que je vous dis là n’est qu’à demi modeste ; mais vous me pardonnerez de ne plus distinguer la modestie de l’orgueil, quand vous saurez à quel point il m’est permis de les confondre.

Il y avait deux hommes en Dominique, cela n’était pas difficile à deviner. « Tout homme porte en lui un ou plusieurs morts, » m’avait dit sentencieusement le docteur, qui soupçonnait aussi des renoncemens dans la vie du campagnard des Trembles ; mais celui qui n’existait plus avait-il du moins donné signe de vie ? Dans quelle mesure ? à quelle époque ? N’avait-il jamais trahi son incognito que par deux livres anonymes et ignorés ?

Je pris ceux des volumes que Dominique n’avait point ouverts : cette fois le titre m’en était connu. L’auteur, dont le nom estimé n’avait pas eu le temps de pénétrer bien avant dans la mémoire des gens qui lisent, occupait avec honneur un des rangs moyens de la littérature politique d’il y a quinze ou vingt ans. Aucune publication plus récente ne m’avait appris qu’il vécût ou écrivit encore. Il était du petit nombre de ces écrivains discrets qu’on ne connaît jamais que par le titre de leurs ouvrages, dont le nom entre dans la renommée sans que leur personne sorte de l’ombre, et qui peuvent parfaitement disparaître ou se retirer du monde sans que le monde, qui ne communique avec eux que par leurs écrits, sache ce qu’il est arrivé d’eux.

Je répétai le titre des volumes et le nom de l’auteur, et je regardai Dominique, qui se mit à sourire en comprenant que je le devinais.

— Surtout, me dit-il, ne flattez pas le publiciste pour consoler la vanité du poète. La plus réelle différence peut-être qu’il y ait entre les deux, c’est que la publicité s’est occupée du premier, tandis qu’elle n’a pas fait le même honneur au second. Elle a eu raison de se taire avec celui-ci ; n’a-t-elle pas eu tort de si bien accueillir l’autre ? J’avais plusieurs motifs, continua-t-il, pour changer de nom, comme j’en avais eu de graves d’abord pour garder tout à fait l’anonyme, des raisons diverses et qui toutes ne tenaient pas seulement à des considérations de prudence littéraire et de modestie bien entendue. Vous voyez que j’ai bien fait, puisque nul ne sait aujourd’hui que celui qui signait mes livres a fini platement par se faire maire de sa commune et vigneron.

— Et vous n’écrivez plus ? lui demandai-je.

— Oh ! pour cela, non, c’est fini ! D’ailleurs, depuis que je n’ai plus rien à faire, je puis dire que je n’ai plus le temps de rien. Quant à mon fils, voici quelles sont mes idées sur lui. Si j’avais été ce que je ne suis pas, j’estimerais que la famille des de Bray a assez produit, que sa tâche est faite, et que mon fils n’a plus qu’à se reposer ; mais la Providence en a décidé autrement, les rôles sont changés. Est-ce tant mieux ou tant pis pour lui ? Je lui laisse l’ébauche d’une vie inachevée, qu’il accomplira, si je ne me trompe. Rien ne finit, reprit-il, tout se transmet, même les ambitions.

Une fois descendu de cette chambre dangereuse, hantée de fantômes, où je sentais que les tentations devaient l’assiéger en foule, Dominique redevenait le campagnard ordinaire des Trembles. Il adressait un mot tendre à sa femme et à ses enfans, prenait son fusil, sifflait ses chiens, et, si le ciel s’embellissait, nous allions achever la journée dans la campagne trempée d’eau.

Cette existence intime dura jusqu’en novembre, facile, familière, sans grands épanchemens, mais avec l’abandon sobre et confiant que Dominique savait mettre en toutes choses où sa vie intérieure n’était pas mêlée. Il aimait la campagne en enfant et ne s’en cachait pas ; mais il en parlait en homme qui l’habite, jamais en littérateur qui l’a chantée. Il y avait certains mots qui ne sortaient pas de sa bouche, parce que, plus qu’aucun autre homme que j’aie connu, il avait la pudeur de certaines idées, el l’aveu des sentimens dits poétiques était un supplice au-dessus de ses forces. Il avait donc pour la campagne une passion si vraie, quoique contenue dans la forme, qu’il demeurait à ce sujet-là plein d’illusions volontaires, et qu’il pardonnait beaucoup aux paysans, même en les trouvant pétris d’ignorance et de défauts, quand ce n’est pas de vices. Il vivait avec eux dans de continuels contacts, quoiqu’il ne partageât, bien entendu, ni leurs mœurs, ni leurs goûts, ni aucun de leurs préjugés. La simplicité extrême de sa mise, celle de ses manières et de toute sa vie auraient au besoin servi d’excuses à des supériorités que personne au surplus ne soupçonnait. Tous à Villeneuve l’avaient vu naître, grandir, puis, après quelques années d’absence, revenir au pays et s’y fixer. Il y avait des vieillards pour lesquels, à quarante-cinq ans tout à l’heure, il était encore le petit Dominique, et parmi ceux qui passaient près des Trembles et reconnaissaient au second étage, à droite, la chambre qui avait été la sienne, nul assurément ne s’était jamais douté du monde d’idées et de sentimens qui la séparait d’eux.

J’ai parlé des visites que Dominique recevait aux Trembles, et je dois y revenir à cause d’un événement dont je fus en quelque sorte témoin et qui le frappa profondément.

Au nombre des amis qui se réunirent aux Trembles cette année-là, et selon l’usage pour fêter la Saint-Hubert, se trouvait un de ses plus anciens camarades fort riche, et qui vivait retiré, disait-on, sans famille dans un château éloigné d’une douzaine de lieues. On l’appelait d’Orsel. Il était du même âge que Dominique, quoique sa chevelure blonde et son visage presque sans barbe lui donnassent par momens des airs de jeunesse qui pouvaient faire croire à quelques années de moins. C’était un garçon de bonne tournure, très soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les paroles et l’accent, qui, au milieu d’un certain monde un peu blasé, n’eût pas manqué d’un attrait réel. Il y avait en lui beaucoup de lassitude, ou beaucoup d’indifférence, ou beaucoup d’apprêt. Il aimait la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne voyageait plus. Parisien d’adoption, presque de naissance, un beau jour on avait appris qu’il quittait Paris, et sans qu’on pût déterminer le vrai motif d’une pareille retraite, il était venu s’ensevelir, au fond de ses marais d’Orsel, dans la plus inconcevable solitude. Il y vivait bizarrement, comme en un lieu de refuge et d’oubli, se montrant peu, ne recevant pas du tout, et dans les obscurités de je ne sais quel parti-pris morose qui ne s’expliquait que par un acte de désespoir de la part d’un homme jeune, riche, à qui l’on pouvait supposer sinon de grandes passions, du moins des ardeurs de plus d’un genre. Très peu lettré, quoiqu’il eût passablement appris par ouï-dire, il témoignait un certain mépris hautain pour les livres et beaucoup de pitié pour ceux qui se donnaient la peine de les écrire. À quoi bon ? disait-il ; l’existence était trop courte et ne méritait pas qu’on en prît tant de souci. Et il soutenait alors, avec plus d’esprit que de logique, la thèse banale des découragés, quoiqu’il n’eût jamais rien fait qui lui donnât le droit de se dire un des leurs. Ce qu’il y avait de plus sensible dans ce caractère un peu effacé comme sous des poussières de solitude, et dont les traits originaux commençaient à sentir l’usure, c’était comme une passion à la fois mal satisfaite et mal éteinte pour le grand luxe, les grandes jouissances et les vanités artificielles de la vie. Et l’espèce d’hypocondrie froide et élégante qui perçait dans toute sa personne prouvait que si quelque chose survivait au découragement de beaucoup d’ambitions si vulgaires, c’était à la fois le dégoût de lui-même avec l’amour excessif du bien-être. Aux Trembles, il était toujours le bienvenu, et Dominique lui pardonnait la plupart de ses bizarreries en faveur d’une ancienne amitié dans laquelle d’Orsel mettait au surplus tout ce qu’il avait de cœur.

Pendant les quelques jours qu’il passa aux Trembles, il se montra ce qu’il savait être dans le monde, c’est-à-dire un compagnon aimable, beau chasseur, bon convive, et, sauf un ou deux écarts de sa réserve ordinaire, rien à peu près ne parut de tout ce que contenait l’homme ennuyé.

Mme de Bray avait entrepris de le marier, entreprise chimérique, car rien n’était plus difficile que de l’amener à discuter raisonnablement des idées pareilles. Sa réponse ordinaire était qu’il avait passé l’âge où l’on se marie par entraînement, et que le mariage, comme tous les actes capitaux ou dangereux de la vie, demandait un grand élan d’enthousiasme. — C’est un jeu, le plus aléatoire de tous, disait-il, qui n’est excusable que par la valeur, le nombre, l’ardeur et la sincérité des illusions qu’on y engage, et qui ne devient amusant que lorsque de part et d’autre on y joue gros jeu.

Et comme on s’étonnait de le voir s’enfermer à Orsel, dans une inaction dont ses amis s’affligeaient, à cette observation qui n’était pas nouvelle, il répondit :

— Chacun fait selon ses forces.

Quelqu’un dit : — C’est de la sagesse.

— Peut-être, reprit d’Orsel. En tout cas, personne ne peut dire que ce soit une folie de vivre paisiblement sur ses terres et de s’en trouver bien.

— Cela dépend, dit Mme de Bray.

— Et de quoi ? je vous prie, madame.

— De l’opinion qu’on a sur les mérites de la solitude, et d’abord du plus ou moins de cas qu’on fait de la famille, ajouta-t-elle en regardant involontairement ses deux enfans et son mari.

— Vous saurez, interrompit Dominique, que ma femme considère une certaine habitude sociale, souvent discutée d’ailleurs, et par de très bons esprits, comme un cas de conscience et comme un acte obligatoire. Elle prétend qu’un homme n’est pas libre, et qu’il est coupable de se refuser à faire le bonheur de quelqu’un quand il le peut.

— Alors vous ne vous marierez jamais ? reprit encore Mme de Bray.

— C’est probable, dit d’Orsel sur un ton beaucoup plus sérieux. Il y a tant de choses que j’aurais dû faire avec moins de dangers pour d’autres et d’appréhensions pour moi-même et que je n’ai pas faites ! Risquer sa vie n’est rien, engager sa liberté, c’est déjà plus grave ; mais épouser la liberté et le bonheur d’une autre !… Il y a quelques années que je réfléchis là-dessus, et la conclusion, c’est que je m’abstiendrai.

Le soir même de cette conversation, qui mettait en relief une partie des sophismes et des impuissances de M, d’Orsel, celui-ci quitta les Trembles. Il partit à cheval, suivi de son domestique. La nuit était claire et froide.

— Pauvre Olivier ! dit Dominique en le voyant s’éloigner au galop de chasse dans la direction d’Orsel.

Quinze jours après, ce devait être au milieu de novembre, le facteur rural entra le matin, et remit à Dominique une lettre cachetée de noir. Dominique, en la lisant, devint très pâle ; puis il passa sur la terrasse, en nous faisant signe de laisser les enfans au salon.

— Voici des nouvelles d’Olivier, dit-il ; j’étais certain qu’il en viendrait Là.


« Orsel, novembre 18…

« Mon cher Dominique,

« C’est bien véritablement un mort qui t’écrit. Ma vie ne servait à personne, on me l’a trop répété, et ne pouvait plus qu’humilier tous ceux qui m’aiment. Il était temps de l’achever moi-même. Cette idée, qui ne date pas d’hier, m’est revenue l’autre soir en te quittant. Je l’ai mûrie pendant la route. Je l’ai trouvée raisonnable, sans aucun inconvénient pour personne, et mon entrée chez moi, la nuit, dans un pays que tu connais, n’était pas une distraction de nature à me faire changer d’avis. J’ai manqué d’adresse, et n’ai réussi qu’à me défigurer. N’importe, j’ai tué Olivier. Le peu qui reste de lui attendra son heure. Je quitte Orsel et n’y reviendrai plus. Je n’oublierai pas que tu as été, je ne dirai pas mon meilleur ami, je dis mon seul ami. Tu es l’excuse de ma vie. Tu témoigneras pour elle. Adieu, sois heureux, et si tu parles de moi à ton fils, que ce soit pour qu’il ne me ressemble pas.

« Olivier. »


Vers midi, la pluie se mit à tomber. Dominique se retira dans son cabinet, où je l’accompagnai. La lettre d’Olivier avait amèrement ravivé certains souvenirs qui n’attendaient qu’une circonstance décisive pour se répandre. Je ne lui demandai point ses confidences ; il me les offrit. Et comme s’il n’eut fait que traduire en paroles les mémoires chiffrés que j’avais sous les yeux, il me raconta sans déguisemens, mais non sans émotion, l’histoire suivante.


III.

Ce que j’ai à vous dire de moi est fort peu de chose, et cela pourrait tenir en quelques mots : un campagnard qui s’éloigne un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à la manie d’écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son histoire. Le plat résumé que voici, le dénoûment bourgeois que vous lui connaissez, c’est encore ce que cette histoire contiendra de meilleur comme moralité, et peut-être de plus romanesque comme aventure. Le reste n’est instructif pour personne, et ne saurait émouvoir que mes souvenirs. Je n’en fais pas mystère, croyez-le bien ; mais j’en parle le moins possible, et cela pour des raisons particulières qui n’ont rien de commun avec l’envie de me rendre plus intéressant que je ne le suis.

Des quelques personnes qui se trouvent mêlées à ce récit, et dont je vous entretiendrai presque autant que de moi-même, l’un est un ami ancien, difficile à définir, plus difficile encore à juger sans amertume, et dont vous avez lu tout à l’heure la lettre d’adieu et de deuil. Jamais il ne se serait expliqué sur une existence qui n’avait pas lieu de lui plaire. C’est presque la réhabiliter que de la mêler à ces confidences. L’autre n’a aucune raison d’être discret sur la sienne. Il appartient à des situations qui font de lui un homme public : ou vous le connaissez, ou il vous arrivera probablement de le connaître, et je ne crois pas le diminuer du plus petit de ses mérites en vous avertissant de la médiocrité de ses origines. Quant à la troisième personne dont le contact eut une vive influence sur ma jeunesse, elle est placée maintenant dans des conditions de sécurité, de bonheur et d’oubli, à défier tout rapprochement entre les souvenirs de celui qui vous parlera d’elle et les siens.

Je puis dire que je n’ai pas eu de famille, et ce sont mes enfans qui me font connaître aujourd’hui la douceur et la fermeté des liens qui m’ont manqué quand j’avais leur âge. Ma mère eut à peine la force de me nourrir et mourut. Mon père vécut encore quelques années, mais dans un état de santé si misérable que je cessai de sentir sa présence longtemps avant de le perdre, et que sa mort remonte pour moi bien au-delà de son décès réel, en sorte que je n’ai pour ainsi dire connu ni l’un ni l’autre, et que le jour où, en deuil de mon père, qui venait de s’éteindre, je demeurai seul, je n’aperçus aucun changement notable qui me fit souffrir. Je n’attachai qu’un sens des plus vagues au mot d’orphelin qu’on répétait autour de moi comme un nom de malheur, et je comprenais seulement, aux pleurs de mes domestiques, que j’étais à plaindre.

Je grandis au milieu de ces braves gens, surveillé de loin par une sœur de mon père. Mme Ceyssac, qui ne vint qu’un peu plus tard s’établir aux Trembles, dès que les soins de ma fortune et de mon éducation réclamèrent décidément sa présence. Elle trouva en moi un enfant sauvage, inculte, en pleine ignorance, facile à soumettre, plus difficile à convaincre, vagabond dans toute la force du terme, sans nulle idée de discipline et de travail, et qui, la première fois qu’on lui parla d’étude et d’emploi du temps, demeura bouche béante, étonné que la vie ne se bornât pas au plaisir de courir les champs. Jusque-là je n’avais pas fait autre chose. Les derniers souvenirs qui m’étaient restés de mon père étaient ceux-ci : dans les rares momens où la maladie qui le minait lui laissait un peu de répit, il sortait, gagnait à pied le mur extérieur du parc, et là, pendant de longues après-midi de soleil, appuyé sur un grand jonc et avec la démarche lente qui me le faisait paraître un vieillard, il se promenait des heures entières. Pendant ce temps, je parcourais la campagne et j’y tendais mes pièges aux oiseaux. N’ayant jamais reçu d’autres leçons, à une légère différence près, je croyais imiter assez exactement ce que j’avais vu faire à mon père. Et quant aux seuls compagnons que j’eusse alors, c’étaient des fils de paysans du voisinage, ou trop paresseux pour suivre l’école, ou trop petits pour être mis au travail de la terre, et qui tous m’encourageaient de leur propre exemple dans la plus parfaite insouciance en fait d’avenir. La seule éducation qui me fût agréable, le seul enseignement qui ne me coûtât pas de révolte, et, notez-le bien, le seul qui dût porter des fruits durables et positifs, me venait d’eux. J’apprenais confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui sont la science et le charme de la vie de campagne. J’avais, pour profiter d’un pareil enseignement, toutes les aptitudes désirables : une santé robuste, des yeux de paysan, c’est-à-dire des yeux parfaits, une oreille exercée de bonne heure aux moindres bruits, des jambes infatigables, avec cela l’amour des choses qui se passent en plein air, le souci de ce qu’on observe, de ce qu’on voit, de ce qu’on écoute, peu de goût pour les histoires qu’on lit, la plus grande curiosité pour celles qui se racontent ; le merveilleux des livres m’intéressait moins que celui des légendes, et je mettais les superstitions locales bien au-dessus des contes de fées.

À dix ans, je ressemblais à tous les enfans de Villeneuve : j’en savais autant qu’eux, j’en savais un peu moins que leurs pères ; mais il y avait entre eux et moi une différence, imperceptible alors, et qui se détermina tout à coup : c’est que déjà je tirais de l’existence, et des faits qui nous étaient communs, des sensations qui toutes paraissaient leur être étrangères. Ainsi il est bien évident pour moi, lorsque je m’en souviens, que le plaisir de faire des pièges, de les tendre le long des buissons, de guetter l’oiseau, n’était pas ce qui me captivait le plus dans la chasse, et la preuve, c’est que le seul témoignage un peu vif qui me soit resté de ces continuelles embuscades, c’est la vision très nette de certains lieux, la note exacte de l’heure et de la saison, et jusqu’à la perception de certains bruits qui n’ont pas cessé depuis de se faire entendre. Peut- être vous paraîtra-t-il assez puéril de me rappeler qu’il y a trente-cinq ans tout à l’heure, un soir que je relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel temps, tel vent, que l’air était calme, le ciel gris, que des tourterelles de septembre passaient dans la campagne avec un battement d’ailes très sonore, et que tout autour de la plaine, les moulins à vent, dépouillés de leur toile, attendaient le vent qui ne venait pas. Vous dire comment une particularité de si peu de valeur a pu se fixer dans ma mémoire, avec la date précise de l’année et peut-être bien du jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la conversation d’un homme plus que mûr, je l’ignore ; mais si je vous cite ce fait entre mille autres, c’est afin de vous indiquer que quelque chose se dégageait déjà de ma vie extérieure, et qu’il se formait en moi je ne sais quelle mémoire spéciale assez peu sensible aux faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions.

Ce qu’il y avait de plus évident surtout pour ceux que mon avenir eût intéressés, c’est que cette éducation soi-disant vigoureuse était détestable. Tout dissipé que je fusse, et coudoyé et tutoyé par des camaraderies de village, au fond j’étais seul, seul de ma race, seul de mon rang, et dans des désaccords de toute sorte avec l’avenir qui m’attendait. Je m’attachais à des gens qui pouvaient être mes serviteurs, non mes amis ; je m’enracinais partout sans le vouloir, et Dieu sait par quelles fibres résistantes, dans des lieux qu’il faudrait quitter, et quitter le plus tôt possible : je prenais enfin des habitudes qui ne menaient à rien qu’à faire de moi le personnage ambigu que vous connaîtrez plus tard, moitié paysan et moitié dilettante, tantôt l’un, tantôt l’autre, et souvent les deux ensemble, sans que jamais ni l’un ni l’autre ait prévalu.

Mon instruction laissait tout à faire ; ma tante le sentit : elle se hâta d’appeler aux Trembles un précepteur, jeune maître d’étude du collège d’Ormesson. C’était un esprit bien fait, simple, direct, précis, nourri de faits et de lectures, ayant un avis sur tout, prompt à agir, mais jamais avant d’en discuter les motifs, très pratique et forcément très ambitieux. Je n’ai jamais vu personne entrer dans la vie avec moins d’idéal et plus de sang-froid, ni envisager sa destinée d’un œil plus ferme, en y comptant aussi peu de ressources. Il avait l’œil clair, le geste libre, la parole nette, et juste assez d’agrément de tournure et d’esprit pour se glisser inaperçu dans les foules. Il dépendait d’un tel caractère, aux prises avec le mien, qui lui ressemblait si peu, de me faire beaucoup souffrir ; mais j’ajouterai qu’avec une bonté d’âme réelle, il avait une droiture de sentimens et une rectitude d’esprit à toute épreuve. C’était le propre de cette nature incomplète, et pourtant sans trop de lacunes, de posséder certaines facultés dominantes qui lui tenaient lieu des qualités absentes, et de se compléter elle-même en n’y laissant pas supposer le moindre vide. On lui eût donné tout près de trente ans, quoiqu’il en eût tout juste vingt-quatre. Son nom de baptême était Augustin ; jusqu’à nouvel ordre, je l’appellerai ainsi.

Aussitôt qu’il fut installé près de nous, ma vie changea, en ce sens du moins qu’on en fit deux parts. Je ne renonçai point aux habitudes prises, mais on m’en imposa de nouvelles. J’eus des livres, des cahiers d’étude, des heures de travail ; je n’en contractai qu’un goût plus vif pour les distractions permises aux heures du repos, et ce que je puis appeler ma passion pour la campagne ne fit que grandir avec le besoin de divertissemens.

La maison des Trembles était alors ce que vous la voyez. Était-elle plus gaie ou plus triste ? Les enfans ont une disposition qui les porte à tellement égayer comme à grandir ce qui les entoure, que plus tard tout diminue et s’attriste sans cause apparente, et seulement parce que le point de vue n’est plus le même. André, que vous connaissez, et qui n’est pas sorti de la maison depuis soixante ans, m’a dit bien souvent que chaque chose s’y passait à peu près comme aujourd’hui. La manie, que je contractai de bonne heure, d’écrire mon chiffre, et à tout propos de poser des scellés commémoratifs, servirait au reste à redresser mes souvenirs, si mes souvenirs sur ce point n’étaient pas infaillibles. Aussi il y a des momens, vous comprendrez cela, où les longues années qui me séparent de l’époque dont je vous parle disparaissent, où j’oublie que j’ai vécu depuis, qu’il m’est venu des soins plus graves, des causes de joie ou de tristesse différentes, et des raisons de m’attendrir beaucoup plus sérieuses. Les choses étant demeurées les mêmes, je vis de même ; c’est comme une ancienne ornière où l’on retombe, et, permettez-moi cette image, un peu plus conforme à ce que j’éprouve, comme une ancienne plaie parfaitement guérie, mais sensible, qui tout à coup se ranime, et, si l’on osait, vous ferait crier. Imaginez qu’avant de partir pour le collège, où j’allai tard, pas un seul jour je ne perdis de vue ce clocher que vous voyez là-bas, vivant aux mêmes lieux, dans les mêmes habitudes, que je retrouve aujourd’hui les objets d’autrefois comme autrefois, et dans l’acception qui me les fit connaître et me les fit aimer. Sachez que pas un seul souvenir de cette époque n’est effacé, je devrais dire affaibli. Et ne vous étonnez pas si je divague en vous parlant de réminiscences qui ont la puissance certaine de me rajeunir au point de me rendre enfant. Aussi bien il y a des noms, des noms de lieux surtout, que je n’ai jamais pu prononcer de sang-froid : le nom des Trembles est de ce nombre.

Vous auriez beau connaître les Trembles aussi bien que moi, je n’en aurais pas moins beaucoup de peine à vous faire comprendre ce que j’y trouvais de délicieux. Et pourtant tout y était délicieux, tout, jusqu’au jardin, qui, vous le savez cependant, est bien modeste. Il y avait des arbres, chose rare dans notre pays, et beaucoup d’oiseaux, qui aiment les arbres et qui n’auraient pu se loger ailleurs. Il y avait de l’ordre et du désordre, des allées sablées faisant suite à des perrons, menant à des grilles, et qui flattaient un certain goût que j’ai toujours eu pour les lieux où l’on se promène avec quelque apparat, où les femmes d’une autre époque auraient pu déployer des robes de cérémonie. Puis des coins obscurs, des carrefours humides où le soleil n’arrivait qu’à peine, où toute l’année des mousses verdâtres poussaient dans une terre spongieuse, des retraites visitées de moi seul, avaient des airs de vétusté, d’abandon, et sous une autre forme me rappelaient le passé, impression qui dès lors ne me déplaisait pas. Je m’asseyais, je m’en souviens, sur de hauts buis taillés en banquettes qui garnissaient le bord des allées. Je m’informais de leur âge, ils étaient horriblement vieux, et j’examinais avec des curiosités particulières ces petits arbustes, aussi âgés, me disait André, que les plus vieilles pierres de la maison, que mon père n’avait pas vu planter, ni mon grand-père, ni le père de celui-ci. Puis le soir il arrivait une heure où tout ébat cessait. Je me retirais au sommet du perron, et de là je regardais au fond du jardin, à l’angle du parc, les amandiers, les premiers arbres dont le vent de septembre enlevât les feuilles, et qui formaient un transparent bizarre sur la tenture flamboyante du soleil couchant. Dans le parc, il y avait beaucoup d’arbres blancs, de frênes et de lauriers, où les grives et les merles habitaient en foule pendant l’automne ; mais ce qu’on apercevait de plus loin, c’était un groupe de grands chênes, les derniers à se dépouiller comme à verdir, qui gardaient leurs frondaisons roussâtres jusqu’en décembre et quand déjà le bois tout entier paraissait mort, où les pies nichaient, où perchaient les oiseaux de haut vol, où se posaient toujours les premiers geais et les premiers corbeaux que l’hiver amenait régulièrement dans le pays.

Chaque saison nous ramenait ses hôtes, et chacun d’eux choisissait aussitôt ses logemens, les oiseaux de printemps dans les arbres à fleurs, ceux d’automne un peu plus haut, ceux d’hiver dans les broussailles, les buissons persistans et les lauriers. Quelquefois en plein hiver ou bien aux premières brumes, un matin, un oiseau plus rare s’envolait à l’endroit du bois le plus abandonné avec un battement d’ailes inconnu, très bruyant et un peu gauche, quoique rapide. C’était une bécasse arrivée la nuit ; elle montait en battant les branches et se glissait entre les rameaux des grands arbres nus ; à peine apparaissait-elle une seconde, de manière à montrer son long bec droit. Puis on n’en rencontrait plus que l’année suivante, à la même époque, au même lieu, à ce point qu’il semblait que c’était le même émigrant qui revenait.

Des tourterelles de bois arrivaient en mai, en même temps que les coucous. Ils murmuraient doucement à de longs intervalles, surtout par des soirées tièdes, et quand il y avait dans l’air je ne sais quel épanouissement plus actif de sève nouvelle et de jeunesse. Dans les profondeur des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers blancs, dans les troènes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et d’arômes, toute la nuit, pendant ces longues nuits où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie ; pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. Dès que le temps était triste, ils se taisaient ; ils reprenaient avec le soleil, avec les vents plus doux, avec l’espoir de l’été prochain. Puis, les couvées faites, on ne les entendait plus. Et quelquefois à la fin de juin, par un jour brûlant, dans la robuste épaisseur d’un arbre en pleine feuilles, je voyais un petit oiseau muet et de couleur douteuse, peureux, dépaysé, qui errait tout seul et prenait son vol : c’était l’oiseau du printemps qui nous quittait.

Au dehors, les foins blondissaient prêts à mûrir. Le bois des plus vieux sarmens éclatait ; la vigne montrait ses premiers bourgeons. Les blés étaient verts : ils s’étendaient au loin dans la plaine onduleuse, où les sainfoins se teignaient d’amarante, où les colzas éblouissaient la vue comme des carrés d’or. Un monde infini d’insectes, de papillons, d’oiseaux agrestes, s’agitait, se multipliait à ce soleil de juin dans une expansion inouïe. Les hirondelles remplissaient l’air, et le soir, quand les martinets avaient fini de se poursuivre avec leurs cris aigus, alors les chauves-souris sortaient, et ce bizarre essaim, qui semblait ressuscité par les soirées chaudes, commençait ses rondes nocturnes autour des clochetons. La récolte des foins venue, la vie de campagne n’était plus qu’une fête. C’était le premier grand travail en commun qui fît sortir les attelages au complet et réunît sur un même point un grand nombre de travailleurs.

J’étais là quand on fauchait, là quand on relevait les fourrages, et je me laissais emmener par les chariots qui revenaient avec leurs immenses charges. Étendu tout à fait à plat sur le sommet de la charge, comme un enfant couché dans un énorme lit, et balancé par le mouvement doux de la voiture roulant sur des herbes coupées, je regardais de plus haut que d’habitude un horizon qui me semblait n’avoir plus de fin. Je voyais la mer s’étendre à perte de vue par-dessus la lisière verdoyante des champs ; les oiseaux passaient plus près de moi ; je ne sais quelle enivrante sensation d’un air plus large, d’une étendue plus vaste, me faisait perdre un moment la notion de ma vie réelle. Presque aussitôt les foins rentrés, c’étaient les blés qui jaunissaient. Même travail alors, même mouvement, dans une saison plus chaude, sous un soleil plus cru : — des vents violens alternant avec des calmes plats, des midis accablans, des nuits belles comme des aurores, et l’irritante électricité des jours orageux. Moins d’ivresse avec plus d’abondance, des monceaux de gerbes tombant sur une terre lasse de produire et consumée de soleil : voilà l’été. Vous connaissez l’automne dans nos pays, c’est la saison bénie. Puis l’hiver arrivait ; le cercle de l’année se refermait sur lui. J’habitais un peu plus ma chambre ; mes yeux, toujours en éveil, s’exerçaient encore à percer les brouillards de décembre et les immenses rideaux de pluie qui couvraient la campagne d’un deuil plus sombre que les frimas.

Les arbres entièrement dépouillés, j’embrassais mieux l’étendue du parc. Rien ne le grandissait comme un léger brouillard d’hiver qui en bleuissait les profondeurs et trompait sur les vraies distances. Plus de bruit, ou fort peu ; mais chaque note plus distincte. Une sonorité extrême dans l’air, surtout le soir et la nuit. Le chant d’un roitelet de muraille se prolongeait à l’infini dans des allées muettes et vides, sans obstacle au son, imbibées d’air humide et pénétrées de silence. Le recueillement qui descendait alors sur les Trembles était inexprimable ; pendant quatre mois d’hiver, j’amassais dans ce lieu où je vous parle, je condensais, je concentrais, je forçais à ne plus jamais s’échapper ce monde ailé, subtil, de visions et d’odeurs, de bruits et d’images qui m’avait fait vivre pendant les huit autres mois de l’année d’une vie si active et qui ressemblait si bien à des rêves.

Augustin s’emparait de moi. La saison lui venait en aide, je lui appartenais alors presque sans partage, et j’expiais de mon mieux ce long oubli de tant de jours sans emploi. Étaient-ils sans profit ?

Très peu sensible aux choses qui nous entouraient, tandis que son élève en était à ce point absorbé, assez indifférent au cours des saisons pour se tromper de mois comme il se serait trompé d’heure, invulnérable à tant de sensations dont j’étais traversé, délicieusement blessé dans tout mon être, froid, méthodique, correct et régulier d’humeur autant que je l’étais peu, Augustin vivait à mes côtés sans prendre garde à ce qui se passait en moi, ni le soupçonner. Il sortait peu, quittait rarement sa chambre, y travaillait depuis le matin jusqu’à la nuit, et ne se permettait de relâche que dans les soirées d’été, où l’on ne veillait point, et parce que la lumière du jour venait à lui manquer. Il lisait, prenait des notes : pendant des mois entiers, je le voyais écrire. C’était de la prose, et le plus souvent de longues pages de dialogues. Un calendrier lui servait à choisir des séries de noms propres. Il les alignait sur une page blanche avec des annotations à la suite ; il leur donnait un âge, il indiquait la physionomie de chacun, son caractère, une originalité, une bizarrerie, un ridicule. C’était là, dans ses combinaisons variables, le personnel imaginé pour des drames ou des comédies. Il écrivait rapidement, d’une écriture déliée, symétrique, très nette à l’œil, et semblait se dicter à lui-même à demi-voix. Quelquefois il souriait quand une observation plus aiguë naissait sous sa plume, et après chaque couplet un peu long, où sans doute un de ses personnages avait raisonné juste et serré, il réfléchissait un moment, le temps de reprendre haleine, et je l’entendais qui disait : « Voyons, qu’allons-nous répondre ? » Lorsque par hasard il était en humeur de confidence, il m’appelait près de lui et me disait : « Écoutez donc cela, monsieur Dominique. » Rarement j’avais l’air de comprendre. Comment me serais-je intéressé à des personnages que je n’avais pas vus, que je ne connaissais point ?

Toutes ces complications de diverses existences si parfaitement étrangères à la mienne me semblaient appartenir à une société imaginaire où je n’avais nulle envie de pénétrer. « Allons, vous comprendrez cela plus tard, » disait Augustin. Confusément j’apercevais bien que ce qui délectait ainsi mon jeune précepteur, c’était le spectacle même du jeu de la vie, le mécanisme des sentimens, le conflit des intérêts, des ambitions, des vices ; mais, je le répète, il était assez indifférent pour moi que ce monde fut un échiquier, comme me le disait encore Augustin, que la vie fût une partie jouée bien ou mal, et qu’il y eût des règles pour un pareil jeu. Augustin écrivait souvent des lettres. Il en recevait quelquefois ; plusieurs portaient le timbre de Paris. Il décachetait celles-ci avec plus d’empressement, les lisait à la hâte ; une légère émotion animait un moment son visage, ordinairement très discret, et la réception de ces lettres était toujours suivie, soit d’un battement qui ne durait jamais plus de quelques heures, soit d’un redoublement de verve qui l’entraînait à toute bride pendant plusieurs semaines.

Une ou deux fois je le vis faire un paquet de certains papiers, les mettre sous enveloppe avec l’adresse de Paris et les confier avec des recommandations pressantes au facteur rural de Villeneuve. Il attendait alors dans une anxiété visible une réponse à son envoi, réponse qui venait ou ne venait pas ; puis il reprenait du papier blanc comme un laboureur passe à un nouveau sillon. Il se levait tôt, courait à son bureau de travail comme il se serait mis à un établi, se couchait fort tard, ne regardait jamais à sa fenêtre pour savoir s’il pleuvait ou s’il faisait beau temps, et je crois bien que le jour où il a quitté les Trembles il ignorait qu’il y eût sur les tourelles des girouettes sans cesse agitées qui indiquaient le mouvement de l’air et le retour alternatif de certaines influences. « Qu’est-ce que cela vous fait ? » me disait-il, lorsqu’il me voyait m’inquiéter du vent. Grâce à une prodigieuse activité dont sa santé ne se ressentait point et qui semblait son naturel élément, il suffisait à tout, à mon travail en même temps qu’au sien. Il me plongeait dans les livres, me les faisait lire et relire, me faisait traduire, analyser, copier, et ne me lâchait en plein air que lorsqu’il me voyait trop étourdi par cette immersion violente dans une mer de mots. J’appris avec lui rapidement et d’ailleurs sans trop d’ennuis tout ce que doit savoir un enfant dont l’avenir n’est pas encore déterminé, mais dont on veut d’abord faire un collégien. Son but était d’abréger mes années de collège en me préparant le plus vite possible aux hautes classes. Quatre années se passèrent de la sorte, au bout desquelles il me jugea prêt à me présenter en seconde. Je vis approcher avec un inconcevable effroi le moment où j’allais quitter les Trembles.

Jamais je n’oublierai les derniers jours qui précédèrent mon départ : ce fut un accès de sensibilité maladive qui n’avait plus aucune apparence de raison ; un vrai malheur ne l’aurait pas développée davantage. L’automne était venu ; tout y concourait. Un seul détail vous en donnera l’idée.

Augustin m’avait imposé, comme essai définitif de ma force, une composition latine dont le sujet était le départ d’Annibal quittant l’Italie. Je descendis sur la terrasse ombragée de vignes, et c’est en plein air, sur la banquette même qui borde le jardin, que je me mis à écrire. Le sujet était du petit nombre des faits historiques qui, dès lors, avaient par exception le don de m’émouvoir beaucoup. Il en était ainsi de tout ce qui se rattachait à ce nom, et la bataille de Zama m’avait toujours causé la plus personnelle émotion, comme une catastrophe où je ne regardais que l’héroïsme sans m’occuper du droit. Je me rappelai tout ce que j’avais lu, je tâchai de me représenter l’homme arrêté par la fortune ennemie de son pays, cédant à des fatalités de race plutôt qu’à des défaites militaires, descendant au rivage, ne le quittant qu’à regret, lui jetant un dernier adieu de désespoir et de défi, et tant bien que mal j’essayai d’exprimer ce qui me paraissait être la vérité, sinon historique, au moins lyrique.

La pierre qui me servait de pupitre était tiède ; des lézards s’y promenaient à côté de ma main sous un soleil doux. Les arbres, qui déjà n’étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait, avec le charme sérieux propre à l’automne, de déclin, de défaillance et d’adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu’au fond du cœur. Un attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir, montait en moi comme un flot prêt à jaillir, mêlé d’amertume et de ravissemens. Quand Augustin descendit sur la terrasse, il me trouva tout en larmes.

— Qu’avez-vous ? me dit-il. Est-ce Annibal qui vous fait pleurer ?

Mais je lui tendis, sans répondre, la page que je venais d’écrire.

Il me regarda de nouveau avec une sorte de surprise, s’assura qu’il n’y avait autour de nous personne à qui il pût attribuer l’effet d’une aussi singulière émotion, jeta un coup d’œil rapide et distrait sur le parc, sur le jardin, sur le ciel, et me dit encore : — Mais qu’avez-vous donc ? — Puis il reprit la page et se mit à lire.

— C’est bien, me dit-il quand-il eut achevé, mais un peu mou. Vous pouvez mieux faire, quoique une pareille composition vous classe à un bon rang dans une seconde de force moyenne. Annibal exprime trop de regrets ; il n’a pas assez de confiance dans le peuple qui l’attend en armes de l’autre côté de la mer. Il devinait Zama, direz-vous ; mais s’il a perdu Zama, ce n’est pas sa faute. Il l’aurait gagné, s’il avait eu le soleil à dos. D’ailleurs, après Zama, il lui restait Antiochus. Après la trahison d’Antiochus, il avait le poison. Rien n’est perdu pour un homme tant qu’il n’a pas dit son dernier mot.

Il tenait à la main une lettre tout ouverte qu’il venait à la minute même de recevoir de Paris. Il était plus animé que de coutume ; une certaine excitation forte, joyeuse et résolue éclairait ses yeux, dont le regard était toujours très direct, mais qui s’illuminaient peu d’habitude.

— Mon cher Dominique, reprit-il en faisant avec moi quelques pas sur la terrasse, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, une nouvelle qui vous fera plaisir, car je sais l’amitié que vous avez pour moi. Le jour où vous entrerez au collège, je partirai pour Paris. Il y a longtemps que je m’y prépare. Tout est prêt aujourd’hui pour assurer la vie que je dois y mener. J’y suis attendu. En voici la preuve. — Et en disant cela il me montrait la lettre. — Aujourd’hui le succès ne dépend que d’un petit effort, et j’en ai fait de plus grands ; vous êtes là pour le dire, vous qui m’avez vu à l’œuvre. Écoutez-moi, mon cher Dominique : dans trois jours, vous serez un collégien de seconde, c’est-à-dire un peu moins qu’un homme, mais beaucoup plus qu’un enfant. L’âge est indifférent. Vous voilà seize ans. Dans six mois, si vous le voulez bien, vous pouvez en avoir dix-huit. Quittez les Trembles et n’y pensez plus. N’y pensez jamais que plus tard, et quand il s’agira de régler vos comptes de fortune. La campagne n’est pas faite pour vous, ni l’isolement, qui vous tuerait. Vous regardez toujours ou trop haut ou trop bas. Trop haut, mon cher, c’est l’impossible ; trop bas, ce sont les feuilles mortes. La vie n’est pas là ; regardez directement devant vous à hauteur d’homme, et vous la verrez. Vous avez beaucoup d’intelligence, un beau patrimoine, un nom qui vous recommande ; avec un pareil lot dans son trousseau de collège, on arrive à tout. — Encore un conseil : attendez-vous à n’être pas très heureux pendant vos années d’études ; mais vous n’en avez que trois, et cela passera vite. Songez que la soumission n’engage à rien pour l’avenir, et que la discipline imposée n’est rien non plus quand on a le bon esprit de se l’imposer soi-même. Ne comptez pas trop sur les amitiés de collège, à moins que vous ne soyez libre absolument de les choisir ; et quant aux jalousies dont vous serez l’objet, si vous avez des succès, ce que je crois, prenez-en votre parti d’avance et tenez-les pour un apprentissage. Maintenant ne passez pas un seul jour sans vous dire que le travail conduit au but, et ne vous endormez pas un seul soir sans penser à Paris, qui vous attend, et où nous nous reverrons.

Il me serra la main avec une autorité de geste tout à fait virile, et ne fit qu’un bond jusqu’à l’escalier qui menait à sa chambre.

Je descendis alors dans les allées du jardin, où le vieux André sarclait des plates-bandes.

— Qu’y a-t-il donc, monsieur Dominique ? me demanda André en remarquant que j’étais dans le plus grand trouble.

— Il y a que je vais partir dans trois jours pour le collège, mon pauvre André.

Et je courus au fond du parc, où je restai caché jusqu’au soir.


IV.

Trois jours après, je quittai les Trembles en compagnie de Mme Ceyssac et d’Augustin. C’était le matin de très bonne heure. Toute la maison était sur pied. Les domestiques nous entouraient. André se tenait à la tête des chevaux, plus triste que je ne l’avas jamais vu depuis le dernier événement qui avait mis la maison en deuil ; puis il monta sur le siège, quoiqu’il ne fût pas dans ses habitudes de conduire, et les chevaux partirent au grand trot. En traversant Villeneuve, où je connaissais si bien tous les visages, j’aperçus deux ou trois de mes petits compagnons d’autrefois, jeunes garçons, déjà presque des hommes, qui s’en allaient du côté des champs, leurs outils de travail sur le dos. Ils tournèrent la tête au bruit de la voiture, et, comprenant qu’il s’agissait de quelque chose de plus qu’une promenade, ils me firent des signes joyeux pour me souhaiter un heureux voyage. Le soleil se levait. Nous entrâmes en pleine campagne. Je cessai de reconnaître les lieux ; je vis passer de nouveaux visages. Ma tante avait les yeux sur moi et me considérait avec bonté. La physionomie d’Augustin rayonnait. J’éprouvais presque autant d’embarras que j’avais de chagrin.

Il nous fallut une longue journée pour faire les douze lieues qui nous séparaient d’Ormesson, et le soleil était tout près de se coucher, quand Augustin, qui ne quittait pas la portière, dit brusquement à ma tante : — Madame, voici qu’on aperçoit les tours de Saint-Pierre.

Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de clochers d’église, commençait à se montrer derrière un rideau d’oseraies. Les marécages alternaient avec des prairies, les saules blanchâtres avec les peupliers jaunissans. Une rivière coulait à droite et roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de limon. Au bord et parmi des joncs plies en deux par le cours de l’eau, il y avait des bateaux amarrés chargés de planches et de vieux chalands échoués dans la vase, comme s’ils n’eussent jamais flotté. Des oies descendaient des prairies vers la rivière et couraient devant la voiture en poussant des cris sauvages. Des brouillards fiévreux enveloppaient de petites métairies qu’on voyait de loin, perdues dans des chanvrières, sur le bord des canaux, et une humidité qui n’était plus celle de la mer me donnait le frisson, comme s’il eût fait très froid. La voiture atteignit un pont que les chevaux passèrent au petit pas, puis un long boulevard où l’obscurité devint complète, et le premier pas des chevaux qui résonna sur un pavé plus dur m’avertit que nous entrions dans la ville. Je calculai que douze heures me séparaient déjà du moment du départ, que douze lieues me séparaient des Trembles ; je me dis que tout était fini, irrévocablement fini, et j’entrai dans la maison de Mme Ceyssac comme on franchit le seuil d’une prison.

C’était une vaste maison, située dans le quartier non pas le plus désert, mais le plus sérieux de la ville, confinant à des couvens, avec un très petit jardin qui moisissait dans l’ombre de ses hautes clôtures, de grandes chambres sans air et sans vue, des vestibules sonores, un escalier de pierre tournant dans une cage obscure, et trop peu de gens pour animer tout cela. On y sentait la froideur des mœurs anciennes et la rigidité des mœurs de province, le respect des habitudes, la loi de l’étiquette, l’aisance, un grand bien-être et l’ennui. À l’étage supérieur, on avait vue sur une partie de la ville, c’est-à-dire sur des toitures fumeuses, sur des dortoirs de couvent et sur des clochers. C’est là qu’était ma chambre.

Je dormis mal, ou je ne dormis pas. Toutes les demi-heures ou tous les quarts d’heure, les horloges sonnaient chacune avec un timbre distinct ; pas une ne ressemblait à la sonnerie rustique de Villeneuve, si reconnaissable à sa voix rouillée. Des pas résonnaient dans la rue. Une sorte de bruit pareil à celui d’une crécelle agitée violemment retentissait dans ce silence particulier des villes qu’on pourrait appeler le sommeil du bruit, et j’entendais une voix singulière, une voix d’homme lente, scandée, un peu chantante, qui disait, en s’élevant de syllabe en syllabe : « Il est une heure, il est deux heures, il est trois heures, trois heures sonnées. »

Augustin entra dans ma chambre au petit jour. — Je désire, me dit-il, vous introduire au collège et faire entendre au proviseur le bien que je pense de vous. Une pareille recommandation serait nulle, ajouta-t-il avec modestie, si elle ne s’adressait pas à un homme qui m’a témoigné jadis beaucoup de confiance et qui paraissait apprécier mon zèle.

La visite eut lieu comme il avait dit ; mais j’étais absent de moi-même. Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les classes d’étude avec une indifférence absolue pour ces sensations nouvelles.

Ce jour-là même, à quatre heures, Augustin, en tenue de voyage, portant lui-même tout son bagage contenu dans une petite valise de cuir, se rendit sur la place, où, tout attelée déjà et prête à partir, stationnait la voiture de Paris.

— Madame, dit-il à ma tante, qui l’accompagnait avec moi, je vous remercie encore une fois d’un intérêt qui ne s’est pas démenti pendant quatre années. J’ai fait de mon mieux pour donner à M. Dominique l’amour de l’étude et les goûts d’un homme. Il est certain de me retrouver à Paris quand il y viendra et assuré de mon dévouement, à quelque moment que ce soit, comme aujourd’hui.

— Ecrivez-moi, me dit-il en m’embrassant avec une véritable émotion. Je vous promets d’en faire autant. Bon courage et bonnes chances ! Vous les avez toutes pour vous.

À peine était-il installé sur la haute banquette que le postillon rassembla les rênes.

— Adieu ! me dit-il encore avec une expression moitié tendre et moitié radieuse.

Le fouet du postillon cingla les quatre chevaux d’attelage, et la voiture se mit à rouler vers Paris.

Le lendemain, à huit heures, j’étais au collège. J’entrai le dernier pour éviter le flot des élèves et ne pas me faire examiner dans la cour de cet œil jamais tout à fait bienveillant dont on regarde les nouveau-venus. J’y marchai droit devant moi, l’œil fixé sur une porte peinte en jaune, au-dessus de laquelle il y avait écrit : Seconde. Sur le seuil se tenait un homme à cheveux grisonnans, blême et sérieux, à visage usé, sans dureté ni bonhomie. « Allons, me dit-il, allons un peu plus vite. » Ce rappel à l’exactitude, le premier mot de discipline qu’un inconnu m’eût encore adressé, me fit lever la tête et le considérer. Il avait l’air ennuyé, indifférent, et ne songeait déjà plus à ce qu’il m’avait dit. Je me rappelai la recommandation d’Augustin. Un éclair de stoïcisme et de décision me traversa l’esprit. « Il a raison, pensai-je, je suis d’une demi-minute en retard, » et j’entrai. Le professeur monta dans sa chaire et se mit à dicter. C’était une composition de début. Pour la première fuis, mon amour-propre avait à lutter contre des ambitions rivales. J’examinai mes nouveaux camarades, et me sentis parfaitement seul. La classe était sombre ; il pleuvait. À travers la fenêtre à petits carreaux, je voyais des arbres agités par le vent et dont les rameaux trop à l’étroit se frottaient contre les murs noirâtres du préau. Ce bruit familier du vent pluvieux dans les arbres se répandait comme un murmure intermittent au milieu du silence des cours. Je l’écoutais sans trop d’amertume dans une sorte de tristesse frissonnante et recueillie dont la douceur par momens devenait extrême. « Vous ne travaillez donc pas ? me dit tout à coup le professeur. Cela vous regarde… » Puis il s’occupa d’autre chose. Je n’entendis plus que les plumes courant sur des papiers.

Un peu plus tard, l’élève auprès de qui j’étais placé me glissait adroitement un billet. Ce billet contenait une phrase extraite de la dictée, avec ces mots : « Aidez-moi, si vous le pouvez ; tâchez de m’épargner un contre-sens. » Tout aussitôt je lui renvoyai la traduction bonne ou mauvaise, mais copiée sur ma propre version. moins les termes, avec un point d’interrogation qui voulait dire : « Je ne réponds de rien, examinez. » Il me fit un sourire de remercîment. et sans examiner davantage il passa outre. Quelques instans après, il m’adressait un second message, et celui-ci portait : « Vous êtes nouveau ? » La question me prouvait qu’il l’était aussi. J’eus un mouvement de joie véritable en répondant à mon compagnon de solitude : « Oui. » C’était un garçon de mon âge à peu près, mais de complexion plus délicate, blond, mince, avec de jolis yeux bleus doucereux et vifs, le teint pâle et brouillé d’un enfant élevé dans les villes, une mise élégante et des habits d’une forme particulière où je ne reconnaissais pas l’industrie de nos tailleurs de province.

Nous sortîmes ensemble.

— Je vous remercie, me dit mon nouvel ami quand il se trouva seul avec moi. J’ai horreur du collège, et maintenant je m’en moque. Il y a là toute uns rangée de fils de boutiquiers qui ont les mains sales, et dont jamais je ne ferai mes amis. Ils nous prendront en grippe, cela m’est égal. À nous deux nous en viendrons à bout. Vous les primerez, ils vous respecteront. Disposez de moi pour tout ce que vous voudrez, excepté pour vous trouver le sens des phrases. Le latin m’ennuie, et si ce n’était qu’il faut être reçu bachelier, je n’en ferais de ma vie.

Puis il m’apprit qu’il s’appelait Olivier d’Orsel, qu’il arrivait de Paris, que des nécessités de famille l’avaient amené à Ormesson, où il finirait ses études, qu’il demeurait rue des Carmélites avec son oncle et deux cousines, et qu’il possédait à quelques lieues d’Ormesson une terre d’où lui venait son nom d’Orsel.

— Allons, reprit-il, voilà une classe de passée, n’y pensons plus jusqu’à* ce soir.

Et nous nous quittâmes. Il marchait lestement, faisait craquer de fines chaussures en choisissant avec aplomb les pavés les moins boueux, et balançait son paquet de livres au bout d’un lacet de cuir étroit et bouclé comme un bridon anglais.

À part ces premières heures, qui se rattachent, comme vous le voyez, aux souvenirs posthumes d’une amitié contractée ce jour-là, tristement et définitivement morte aujourd’hui, le reste de ma vie d’études ne nous arrêtera guère. Si les trois années qui vont suivre m’inspirent à l’heure qu’il est quelque intérêt, c’est un intérêt d’un autre ordre, où les sentimens du collégien n’entrent pour rien. Aussi, pour en finir avec ce germe insignifiant qu’on appelle un écolier, je vous dirai en termes de classe que je devins un bon élève, et cela malgré moi et impunément, c’est-à-dire sans y prétendre ni blesser personne ; qu’on m’y prédit, je crois, des succès futurs ; qu’une continuelle défiance de moi, trop sincère et très visible, eut le même effet que la modestie, et me fit pardonner des supériorités dont je faisais moi-même assez peu de cas ; enfin que ce manque total d’estime personnelle annonçait dès lors les insouciances ou les sévérités d’un esprit qui devait s’observer de bonne heure, se priser ta sa juste valeur et se condamner.

La maison de Mme Ceyssac n’était pas gaie, je vous l’ai dit, et le séjour d’Ormesson l’était encore moins. Imaginez une très petite ville, dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, ne menant nulle part, ne servant à rien, d’où la vis se retirait de jour en jour, et que la campagne envahissait ; une industrie nulle, un commerce mort, une bourgeoisie vivant étroitement de ses ressources, une aristocratie qui boudait ; le jour, des rues sans mouvement ; la nuit, des avenues sans lumières ; un silence hargneux, interrompu seulement par des sonneries d’église, et tous les soirs, à dix heures, la grosse cloche de Saint-Pierre sonnant le couvre-feu sur une ville déjà aux trois quarts endormie plutôt d’ennui que de lassitude. De longs boulevards, plantés d’ormeaux très beaux, très sombres, l’entouraient d’une ombre sévère. J’y passais quatre fois par jour pour aller au collège et pour en revenir. Ce chemin, non pas le plus direct, mais le plus conforme à mes goûts, me rapprochait de la campagne : je la voyais s’étendre au loin dans la direction du couchant, triste ou riante, verte ou glacée, suivant la saison. Quelquefois j’allais jusqu’à la rivière ; le spectacle n’y variait pas : l’eau jaunâtre en était constamment remuée en sens contraire par les mouvemens de la marée, qui se faisait sentir jusque-là. On y respirait, dans les vents humides, des odeurs de goudron, de chanvre et de planches de sapin. Tout cela était monotone et laid, et rien au fond ne me consolait des Trembles.

Ma tante avait le génie de sa province, l’amour des choses surannées, la peur des changemens, l’horreur des nouveautés qui font du bruit. Pieuse et mondaine, très simple avec un assez grand air, parfaite en tout, même en ses légères bizarreries, elle avait réglé sa vie d’après deux principes qui, disait-elle, étaient des vertus de famille : la dévotion aux lois de l’église, le respect des lois du monde, et telle était la grâce facile qu’elle savait mettre dans l’accomplissement de ces deux devoirs, que sa piété, très sincère, semblait n’être qu’un nouvel exemple de son savoir-vivre. Son salon, comme tout le reste de ses habitudes, était une sorte d’asile ouvert et de rendez-vous pour ses réminiscences ou ses affections héréditaires, chaque jour un peu plus menacées. Elle y réunissait, particulièrement le dimanche soir, les quelques survivans de son ancienne société. Tous appartenaient à la monarchie tombée, et s’étaient retirés du monde avec elle. La révolution, qu’ils avaient vue de près, et qui leur fournissait un fonds commun d’anecdotes et de griefs, les avait tous aussi façonnés de même en les trempant dans la même épreuve. On se souvenait des durs hivers passés ensemble dans la citadelle de ***, du bois qui manquait, des dortoirs de caserne où l’on couchait sans lit, des enfans qu’on habillait avec des rideaux, du pain noir qu’on allait acheter en cachette. On se surprenait à sourire de ce qui jadis avait été terrible. La mansuétude de l’âge avait calmé les plus vives colères. La vie avait repris son cours, fermant les blessures, réparant les désastres, amortissant les regrets, ou les apaisant sous des regrets plus récens. On ne conspirait point, on médisait à peine, on attendait. Enfin, dans un coin du salon, il y avait une table de jeu pour les enfans, et c’est là que chuchotaient, tout en remuant des cartes, le parti de la jeunesse et les représentans de l’avenir, c’est-à-dire de l’inconnu.

Le jour même de ma rencontre avec Olivier, en rentrant du collège, je m’étais empressé de dire à ma tante que j’avais un ami.

— Un ami ! m’avait dit Mme Ceyssac ; vous vous hâtez peut-être un peu, mon cher Dominique. Savez-vous son nom ; quel âge a-t-il ?

Je racontai ce que je savais d’Olivier, et le peignis sous les couleurs aimables qui à première vue m’avaient séduit ; mais le nom seul avait suffi pour rassurer ma tante.

— C’est un des plus anciens noms et des meilleurs de notre pays, me dit-elle. Il est porté par un homme pour lequel j’ai moi-même beaucoup d’estime et d’amitié.

Très peu de semaines après ce nouveau lien formé, l’union des deux familles était complète, et le premier mois de l’hiver inaugura nos réunions soit chez Mme Ceyssac, soit à l’hotel d’Orsel, comme Olivier disait en parlant de la maison de la rue des Carmélites, habitée sans grand apparat par son oncle et ses cousines.

De ces deux cousines, l’une était une enfant appelée Julie ; l’autre, plus âgée que nous d’un an à peu près, s’appelait Madeleine, et sortait du couvent. Elle en gardait la tenue comprimée, les gaucheries de geste, l’embarras d’elle-même ; elle en portait la livrée modeste ; elle usait encore, au moment dont je vous parle, une série de robes tristes, étroites, montantes, limées au corsage par le frottement des pupitres, et fripées aux genoux par les génuflexions sur le pavé de la chapelle. Blanche avec des froideurs de teint qui sentaient la vie à l’ombre et l’absence totale d’émotions, des yeux qui s’ouvraient mal comme au sortir du sommeil, ni grande, ni petite, ni maigre, ni grasse, avec une taille indécise qui avait besoin de se définir et de se former, on la disait déjà fort jolie, et je le répétais volontiers sans y prendre garde et sans y croire.

Quant à Olivier, que je ne vous ai montré que sur les bancs, imaginez un garçon aimable, un peu bizarre, très ignorant en fait de lectures, très précoce dans toutes les choses de la vie, aisé de gestes, de maintien, de paroles, ne sachant rien du monde et le devinant, le copiant dans ses formes, en adoptant déjà les préjugés ; représentez-vous je ne sais quoi d’inusité, comme une ardeur un peu singulière, jamais risible, d’anticiper sur son âge et de s’improviser un homme à seize ans à peine, quelque chose de naissant et de mûr, d’artificiel et de très séduisant, et vous comprendrez comment Mme Ceyssac en fut charmée au point de pardonner à ses défauts d’écolier, comme au seul reste d’enfantillage qu’il y eut en lui. Olivier d’ailleurs arrivait de Paris, et c’était là la grande supériorité d’où lui venaient toutes les autres, et qui, sinon pour ma tante, au moins pour nous, les résumait toutes.

Aussi loin que je retourne en arrière à travers ces souvenirs si médiocres à leur source, si tumultueux plus tard, et dont j’ai quelque peine à remonter le cours, je retrouve à leur place accoutumée, autour de la table en drap vert, sous le jour des lampes, ces trois jeunes visages, sourians alors, sans l’ombre d’un souci réel, et que des chagrins ou des passions devaient un jour attrister de tant de manières : la petite Julie avec des sauvageries d’enfant boudeur, Madeleine encore à demi pensionnaire, Olivier causeur, distrait, quinteux, élégant sans viser à l’être, mis avec goût à une époque et dans un pays où les enfans s’habillaient on ne peut plus mal, maniant les cartes vivement, prestement, avec l’aplomb d’un homme qui jouera beaucoup et qui saura jouer, puis tout à coup, dix fois en deux heures, quittant le jeu, jetant les cartes, bâillant, disant : Je m’ennuie, et allant s’enfouir dans une profonde bergère. On l’appelait, il ne bougeait pas. À quoi pense Olivier ? disait-on. Il ne répondait à personne, et continuait de regarder devant lui sans dire un mot, avec cet air d’inquiétude qui lui-même était un attrait, et cet étrange regard qui flottait dans la demi-obscurité du salon comme une étincelle impossible à fixer. Assez peu régulier d’ailleurs dans ses habitudes, déjà discret comme s’il avait eu des mystères à cacher, inexact à nos réunions, introuvable chez lui, actif, flâneur, toujours partout et nulle part, cette sorte d’oiseau mis en cage avait trouvé le moyen de se créer des imprévus dans la vie de province, et de voler comme en plein air dans sa prison. Il se disait d’ailleurs exilé, et comme s’il eût quitté la Rome d’Auguste pour venir en Thrace, il avait appris par cœur quelques lambeaux d’une latinité de décadence qui le consolaient, disait-il, d’habiter chez les bergers.

Avec un pareil compagnon, j’étais fort seul. Je manquais d’air, et j’étouffais dans ma chambre étroite, sans horizon, sans gaîté, la vue barrée par cette haute barrière de murailles grises où couraient des fumées, au-dessus desquelles par hasard des goélands de rivière volaient. C’était l’hiver, il pleuvait des semaines entières, il neigeait ; puis un dégel subit emportait la neige, et la ville apparaissait de plus en plus noire après ce rapide éblouissement qui l’avait couverte un moment des fantaisies de cette âpre saison. Un matin, longtemps après, des fenêtres s’ouvraient et faisaient revivre des bruits ; on entendait des voix s’appeler d’une maison à l’autre, des oiseaux privés, qu’on exposait à l’air, chantaient ; le soleil brillait ; je regardais d’en haut l’entonnoir de notre petit jardin, des bourgeons pointaient sur les rameaux couleur de suie. Un paon, qu’on n’avait pas vu de tout l’hiver, escaladait lentement le faîte d’une toiture et s’y pavanait, le soir surtout, comme s’il eût choisi pour ses promenades les tiédeurs modérées d’un soleil bas. Il épanouissait alors sur le ciel la gerbe constellée de sa queue énorme, et se mettait à crier de sa voix perçante, enrouée comme tous les bruits qu’on entend dans les villes. J’apprenais ainsi que la saison changeait. Le désir de m’échapper ne m’entraînait pas bien loin. Et moi aussi j’avais lu dans les Tristes des distiques que je disais tout bas, en pensant à Villeneuve, le seul pays que je connusse et qui me laissât des regrets cuisans.

J’étais tourmenté, agité, désœuvré surtout, même en plein travail, parce que le travail occupait un surplus de moi-même qui déjà ne comptait pour rien dans ma vie. J’avais dès lors deux ou trois manies, entre autres celle des catégories et celle des dates. La première avait pour but de faire une sorte de choix dans mes journées, toutes pareilles en apparence, et sans aucun accident notable qui les rendît meilleures ni pires, et de les classer d’après leur mérite. Or le seul mérite de ces longues journées de pur ennui, c’était un degré de plus ou de moins dans les mouvemens de vie que je sentais en moi. Toute circonstance où je me reconnaissais plus d’ampleur de forces, plus de sensibilité, plus de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d’un meilleur timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense ou d’expansion plus tendre était un jour à ne jamais oublier. De là cette autre manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéroglyphes, dont vous avez la preuve ici, comme partout où j’ai cru nécessaire d’imprimer la trace d’un moment de plénitude et d’exaltation. Le reste de ma vie, ce qui se dissipait en tiédeurs, en sécheresses, je le comparais à ces bas-fonds taris qu’on découvre dans la mer à chaque marée basse et qui sont comme la mort du mouvement.

Une pareille alternative ressemblait assez aux feux à éclipse des fanaux tournans, et j’attendais incessamment je ne sais quel réveil en moi, comme j’aurais attendu le retour du signal.

Ce que je vous raconte en quelques mots n’est, bien entendu, que le très court abrégé de longues, obscures et multiples souffrances. Le jour où je trouvai dans des livres, que je ne connaissais pas alors, le poème ou l’explication dramatique de ces phénomènes très spontanés, je n’eus qu’un regret, ce fut de parodier peut-être en les rapetissant ce que de grands esprits avaient éprouvé avant moi. Leur exemple ne m’apprit rien, leur conclusion, quand ils concluent, ne me corrigea pas non plus. Le mal était fait, si l’on peut appeler un mal le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j’entrai dans la vie sans la haïr, quoiqu’elle m’ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi inséparable, bien intime et positivement mortel : c’était moi-même.


V.

Toute une année s’écoula de la sorte. Du fond de la ville, je vis l’automne qui rougissait les arbres et reverdissait les pâturages, et le jour où le collège se rouvrit, j’y ramenai comme à l’ordinaire un être agité, malheureux, une sorte d’esprit plié en deux, comme un fakir attristé qui s’examine.

Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable, tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et soupçonneux comme un juge, cet état de permanente indiscrétion vis à-vis des actes les plus ingénus d’un âge où d’habitude on s’observe peu, tout cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou d’excitations qui me conduisaient tout droit à une crise.

Cette crise arriva vers le printemps, au moment même où je venais d’atteindre mes dix-sept ans. Un jour, c’était vers la fin d’avril, et ce devait être un jeudi, jour de sortie, je quittai la ville de bonne heure et m’en allai seul, au hasard, me promener sur les grandes routes. Les ormeaux n’avaient point encore de feuilles, mais ils se couvraient de bourgeons ; les prairies ne formaient qu’un vaste jardin fleuri de marguerites, les haies d’épines étaient en fleur ; le soleil, vif et chaud, faisait chanter les alouettes et semblait les attirer plus près du ciel, tant elles pointaient en ligne droite et volaient haut. Il y avait partout des insectes nouveau-nés que le vent balançait comme des atomes de lumière à la pointe des grandes herbes, et des oiseaux qui, deux à deux, passaient à tire-d’aile et se dirigeaient soit dans les foins, soit dans les blés, soit dans les buissons, vers des nids qu’on ne voyait pas. De loin en loin se promenaient des malades ou des vieillards que le printemps rajeunissait ou rendait à la vie, et dans les endroits plus ouverts au vent, des troupes d’enfans lançaient des cerfs-volans à longues banderoles frissonnantes, et les regardaient à perte de vue, fixés dans le clair azur comme des écussons blancs, ponctués de couleurs vives.

Je marchais rapidement, pénétré et comme stimulé par ce bain de lumière, par ces odeurs de végétations naissantes, par ce vif courant de puberté printanière dont l’atmosphère était imprégnée. Ce que j’éprouvais était à la fois très doux et très ardent. Je me sentais ému jusqu’aux larmes, mais sans langueur ni fade attendrissement. J’étais poursuivi par un besoin de marcher, d’aller loin, de me briser par la fatigue, qui ne me permettait pas de prendre une minute de repos. Partout où j’apercevais quelqu’un qui put me reconnaître, je tournais court, prenais un biais, et je m’enfonçais à perte d’haleine dans les sentiers étroits coupant les blés verts, là où je ne voyais plus personne. Je ne sais quel sentiment sauvage, plus fort que jamais, m’invitait à me perdre au sein même de cette grande campagne en pleine explosion de sève. Je me souviens que d’un peu loin j’aperçus les jeunes gens du séminaire défilant deux à deux le long des haies fleuries, conduits par de vieux prêtres qui, tout en marchant, lisaient leur bréviaire. Il y avait de longs adolescens rendus bizarres et comme amaigris davantage par l’étroite robe noire qui leur collait au corps, et qui en passant arrachaient des fleurs d’épines et s’en allaient avec ces fleurs brisées dans la main. Ce ne sont point des contrastes que j’imagine, et je me rappelle la sensation que fit naître en moi en pareille circonstance, à pareille heure, en pareil lieu, la vue de ces tristes jeunes gens, vêtus de deuil et déjà tout semblables à des veufs. De temps en temps je me retournais du côté de la ville ; on ne voyait plus à la limite lointaine des prairies que la ligne un peu sombre de ses boulevards et l’extrémité de ses clochers d’église. Alors je me demandais comment j’avais fait pour y demeurer si longtemps, et comment il m’avait été possible de m’y consumer sans y mourir ; puis j’entendis sonner les vêpres, et ce bruit de cloches, accompagné de mille souvenirs, m’attrista, comme un rappel à des contraintes sévères. Je pensai qu’il faudrait revenir, rentrer avant la nuit, m’enfermer de nouveau, et je repris avec plus d’emportement ma course du côté de la rivière.

Je revins, non pas épuisé, mais plus excité au contraire par ce vagabondage de plusieurs heures au grand air, dans la tiédeur des routes, sous l’âpre et mordant soleil d’avril. J’étais dans une sorte d’ivresse, rempli d’émotions extraordinaires, qui sans contredit se manifestaient sur mon visage, dans mon air, dans toute ma personne.

— Qu’avez-vous, mon cher enfant ? me dit Mme Ceyssac en m’apercevant.

— J’ai marché très-vite, lui dis-je avec égarement.

Elle m’examina de nouveau, et, par un geste de mère inquiète, elle m’attira sous le feu de ses yeux clairs et profonds. J’en fus horriblement troublé : je ne pus supporter ni la douceur de leur examen, ni la pénétration de leur tendresse : je ne sais quelle confusion me saisit tout à coup, qui me rendit la vague interrogation de ce regard insupportable.

— Laissez-moi, je vous prie, ma chère tante, lui dis-je.

Et je montai précipitamment à ma chambre ; je la trouvai tout illuminée par les rayons obliques du soleil couchant, et je fus comme ébloui par le rayonnement de cette lumière chaude et vermeille qui l’envahissait comme un flot de vie. Pourtant je me sentis plus calme en m’y voyant seul, et me mis à la fenêtre, attendant l’heure salutaire où ce torrent de clarté allait s’éteindre. Peu à peu la face des hauts clochers rougit, les bruits devinrent plus distincts dans l’air un peu plus humide, des barres de feu se formèrent au couchant, du côté où s’élevaient, au-dessus des toitures, les mâts des navires amarrés dans la rivière. Je restai là jusqu’à la nuit, me demandant ce que j’éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant, sentant, étouffé par les pulsations d’une vie extraordinaire, plus émue, plus forte, plus active, moins compressible que jamais. J’aurais souhaité que quelqu’un fut là ; mais pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Et qui ? Je le savais encore moins. S’il m’avait fallu choisir à l’heure même un confident parmi les êtres qui m’étaient alors le plus chers, il m’eût été impossible de nommer personne.

Quelques minutes seulement avant que le dernier rayon du jour eût disparu, je descendis ; je me glissai par les rues que je savais désertes jusqu’aux endroits du boulevard où l’herbe poussait en pleine solitude. Je longeai la place où j’entendis commencer les premières sonneries de la retraite militaire. Puis le bruit des clairons s’éloigna, et j’en suivis la marche de loin par les rues sinueuses, d’après des échos plus distincts ou plus confus suivant la largeur de l’espace où, dans l’air tranquille du soir, le son se déployait. Seul, tout seul, dans le crépuscule bleu qui descendait du ciel, sous les ormeaux garnis de frondaisons légères, aux lueurs des premières étoiles qui s’allumaient à travers les arbres, comme des étincelles de feu semées sur la dentelle des feuillages, je marchais dans la longue avenue, écoutant cette musique si bien rhythmée, et me laissant conduire par ses cadences. J’en marquais la mesure ; mentalement je la répétai quand elle eut fini de se faire entendre. Il m’en resta dans l’esprit comme un mouvement qui se continua, et cela devint une sorte de mode et d’appui mélodique sur lequel involontairement je mis des paroles. Je n’ai plus aucun souvenir des paroles, ni du sujet, ni du sens des mots, je sais seulement que cette exhalaison singulière sortit de moi, d’abord comme un rhythme, puis avec des mots rhythmés, et que cette mesure intérieure tout à coup se traduisit, non-seulement par la symétrie des mesures, mais par la répétition double ou multiple de certaines syllabes sourdes ou sonores se correspondant et se faisant écho. J’ose à peine vous dire que c’étaient là des vers, et cependant ces paroles chantantes y ressemblaient beaucoup.

À ce moment même, et pendant que je faisais cette réflexion, je reconnus devant moi, dans l’allée que je suivais, notre ami de tous les jours, M. d’Orsel et ses deux filles. J’étais trop près d’eux pour les éviter, et la préoccupation même où j’étais plongé ne m’en eût pas laissé la force. Je me trouvai donc face à face avec le regard paisible et le blanc visage de Madeleine.

— Comment ! vous ici ? me dit-elle.

J’entends encore cette voix nette, aérienne, avec un léger accent du midi qui me fit frissonner. Je pris machinalement la main qu’elle me tendait, sa petite main fine et fraîche, et la fraîcheur de ce contact me fit sentir que la mienne était brûlante. Nous étions si près l’un de l’autre, et je distinguais si nettement les contours de son visage, que je fus effrayé de penser qu’elle me voyait aussi.

— Nous vous avons fait peur ? ajouta-t-elle.

Je compris au changement de sa voix à quel point mon trouble était visible. Et comme rien au monde n’aurait pu me retenir une seconde de plus dans cette situation sans issue, je balbutiai je ne sais quoi de déraisonnable, et, perdant tout à fait la tête, étourdiment, sottement, je pris la fuite.

Ce soir-là, je ne passai point par le salon de ma tante, et je m’enfermai dans ma chambre, de peur qu’on ne m’y surprît. Là, sans réfléchir à quoi que ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme attiré par je ne sais quelle irrésistible entreprise qui l’épouvante autant qu’elle le séduit, d’une haleine, sans me relire, presque sans hésiter, j’écrivis toute une série de choses inattendues, qui parurent me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein qui sortit de mon cœur, et dont il était soulagé au fur et à mesure qu’il se désemplissait. Ce travail fiévreux m’entraîna bien avant dans la nuit. Puis il me sembla que ma tâche était faite ; toutes les fibres irritées se calmèrent, et vers le matin, à l’heure où s’éveillent les premiers oiseaux, je m’endormis dans une lassitude délicieuse.

Le lendemain, Olivier me parla de ma rencontre avec ses cousines, de mon embarras, de ma fuite.

— Tu fais le mystérieux, me dit-il, tu as tort ; si j’avais un secret, je le partagerais avec toi.

J’hésitai d’abord à lui dire la vérité. C’était ce qu’il y avait de plus simple, et cela certainement aurait mieux valu ; mais il y avait dans un pareil aveu mille embarras réels ou imaginaires, qui me le représentaient comme impossible. En quels termes d’ailleurs lui faire comprendre ce que j’éprouvais depuis longtemps, sans que personne en eût le soupçon ? Comment lui parler de sang-froid de ces pudeurs extrêmes que le grand jour offusquait, qui ne supportaient aucun examen, pas plus le mien que celui des autres, et qui demandaient, comme une plaie trop vive ou trop récente, à n’être pas même effleurées du regard ? Comment lui raconter cette crise de sensibilité inexplicable et cet ensorcellement de la nuit, dont j’avais trouvé le matin même à mon réveil le témoignage écrit ?

Je répondis par un mensonge : j’étais souffrant depuis quelques jours ; la chaleur de la veille m’avait donné une sorte de vertige, et je priais Madeleine d’excuser la sotte figure que j’avais faite en la rencontrant.

— Madeleine ! reprit Olivier ; mais nous n’avons pas de comptes à rendre à Madeleine… Il y a des choses qui ne la regardent plus.

Il avait en disant cela un singulier sourire, avec un regard des plus pénétrans et des plus vifs. Quelque effort qu’il fit cependant pour lire au fond de ma pensée, j’étais bien sûr qu’il n’y verrait rien ; mais je comprenais aussi qu’il y cherchait quelque chose, et si je ne devinais pas quels étaient les sentimens très présumables qu’Olivier me supposait en raisonnant d’après lui-même, je me vis l’objet d’une investigation qui me fit réfléchir et d’un soupçon qui m’embarrassa.

J’étais si parfaitement candide et ignorant que le premier éveil qui m’ait surpris au milieu de mes ingénuités me vint ainsi d’un regard inquiet de ma tante, d’un sourire équivoque et curieux d’Olivier. Ce fut l’idée qu’on me surveillait qui me donna le désir d’en chercher la cause, et ce fut un faux soupçon qui pour la première fois de ma vie me fit rougir. Je ne sais quel indéfinissable, instinct me gonfla le cœur d’une émotion tout à fait nouvelle. Une lueur bizarre éclaira tout à coup ce verbe enfantin, le premier que nous avons tous conjugué soit en français, soit en latin, dans les grammaires. Deux jours après ce vague avertissement donné par une mère prudente et par un camarade émancipé, je n’étais pas loin d’admettre, tant mon cerveau roulait de scrupules, de curiosités et d’inquiétudes, que ma tante et Olivier avaient raison en me supposant amoureux, mais de qui ?

La soirée du dimanche suivant nous réunit tous comme à l’ordinaire dans le salon de Mme Ceyssac. J’y vis paraître Madeleine avec un certain trouble ; je ne l’avais pas revue depuis le jeudi soir. Sans doute elle attendait une explication : moins que jamais je me sentais en disposition de la lui donner, et je me tus. J’étais affreusement embarrassé de ma personne et distrait. Olivier, qui ne se croyait aucune raison d’être charitable, me harcelait de ses épigrammes. Rien n’était plus inoffensif, et cependant j’en étais atteint, tant l’état d’extrême irritabilité nerveuse où je me trouvais depuis quelques jours me rendait vulnérable et me prédisposait à souffrir sans motif. J’étais assis près de Madeleine, d’après une ancienne habitude où la volonté de l’un et de l’autre n’entrait pour rien. Tout à coup l’idée me vint de changer de place. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la lumière directe des lampes me blessait, et qu’ailleurs je me trouverais bien. En levant les yeux qu’elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l’autre côté de la table, précisément vis-à-vis d’elle.

— Eh bien ! dit-elle avec un air de surprise.

Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever.

Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. De plus, elle avait dix-huit ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m’éclairer peu à peu, m’apprit en une demi-seconde tout ce que j’ignorais d’elle et de moi-même. Ce fut comme une révélation définitive qui compléta les révélations des jours précédens, les réunit pour ainsi dire en un faisceau d’évidences, et, je crois, les expliqua toutes.


EUGÈNE FROMENTIN.