Dominique (RDDM)/02

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Revue des Deux Mondes2e période, tome 39 (p. 143-193).
DOMINIQUE

SECONDE PARTIE.

Quelques semaines après[1], M. d’Orsel se rendait à une ville d’eaux, sous prétexte de promenade et de santé, mais en réalité pour des raisons particulières que tout le monde ignorait, et que je ne connus qu’un peu plus tard. Madeleine et Julie l’accompagnaient.

Cette séparation, dont un autre aurait gémi comme d’un déchirement, me délivra d’un grand embarras. Je ne pouvais plus vivre à côté de Madeleine à cause de timidités soudaines qui toutes me venaient de sa présence. Je la fuyais. L’idée de lever les yeux sur elle était un trait d’audace. À la voir si calme quand je ne l’étais plus, à la trouver si parfaitement jolie, tandis que j’avais tant de motifs pour me déplaire avec ma tenue de collège et mon teint de campagnard mal débarbouillé, j’éprouvais je ne sais quel sentiment subalterne, comprimé, humiliant, qui me remplissait de défiance et transformait la plus paisible des camaraderies en une sorte de soumission sans douceur et d’asservissement mal enduré. C’était ce qu’il y avait eu de plus clair et de fort troublant dans l’effet instantané produit par la soirée que je vous ai dite. Madeleine en un mot me faisait peur. Elle me dominait avant de me séduire : le cœur a les mêmes ingénuités que la foi. Tous les cultes passionnés commencent ainsi.

Le lendemain de son départ, je courais rue des Carmélites. Olivier habitait une petite chambre perdue dans un pavillon élevé de l’hôtel. Habituellement je venais le prendre aux heures du collège, et l’appelais du jardin pour qu’il descendît. Je me souvins qu’à pareille heure, presque tous les jours, une autre voix me répondait, que Madeleine alors mettait la tête à sa fenêtre et me disait bonjour ; je pensai à l’émoi que me causait cette entrevue quotidienne, autrefois sans charme ni dangers, devenue si subitement un vrai supplice, et j’entrai hardiment, presque joyeux, comme si quelque chose en moi de craintif et de surveillé prenait ses vacances.

La maison était vide. Les domestiques allaient et venaient, comme étonnés, eux aussi, de n’avoir plus à se contraindre. On avait ouvert toutes les fenêtres, et le soleil de mai jouait librement dans les chambres, où toutes choses étaient remises en place. Ce n’était pas l’abandon, c’était l’absence. Je soupirai. Je calculai ce que cette absence devait durer. Deux mois ! cela me paraissait tantôt très long, tantôt très court. J’aurais souhaité, je crois, tant j’avais besoin de m’appartenir, que ce mince répit n’eût plus de fin.

Je revins le lendemain, les jours suivans : même silence et même sécurité. Je me promenai dans toute la maison, je visitai le jardin allée par allée, — Madeleine était partout. Je m’enhardis jusqu’à m’entretenir librement avec son souvenir. Je regardai sa fenêtre, et j’y revis sa jolie tête. J’entendis sa voix dans les allées du parc, et je me mis à fredonner, pour retrouver comme un écho de certaines romances qu’elle se plaisait à chanter en plein air, que. le vent rendait si fluides et que le bruit des feuilles accompagnait. Je revis mille choses que j’ignorais d’elle ou qui ne m’avaient pas frappé, certains gestes qui n’étaient rien et qui devenaient charmans ; je trouvai pleine de grâce l’habitude un peu négligée qu’elle avait de tordre ses cheveux en arrière et de les porter relevés sur la nuque et liés par le milieu comme une gerbe noire. Les moindres particularités de sa mise ou de sa tournure, une odeur exotique qu’elle aimait et qui me l’eût fait reconnaître les yeux fermés, tout, jusqu’à ses couleurs préférées adoptées depuis peu, le bleu qui la parait si bien et qui faisait valoir avec tant d’éclat sa blancheur sans trouble, tout cela revivait avec une lucidité surprenante, mais en me causant une autre émotion que sa présence, comme un regret, agréable à caresser, des choses aimables qui n’étaient plus là. Peu à peu je me pénétrai sans beaucoup de chaleur, mais avec un attendrissement continu, de ces réminiscences, le seul attrait presque vivant qui me restât d’elle, et moins de quinze jours après le départ de Madeleine ce souvenir envahissant ne me quittait plus.

Un soir, je montais chez Olivier, et comme à l’ordinaire je passais devant la chambre de Madeleine. Bien souvent déjà j’en avais trouvé la porte grande ouverte sans que la pensée me fût jamais venue d’y pénétrer. Ce soir-là, je m’arrêtai court, et après quelques hésitations accordées à des scrupules aussi nouveaux que tous les autres sentimens qui m’agitaient, je cédai à une tentation véritable, et j’entrai.

Il y faisait presque nuit. Le bois sombre de quelques meubles anciens se distinguait à peine, l’or des marqueteries luisait faiblement. Des étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes, tout un ensemble de choses pâles et douces y répandait une sorte de léger crépuscule et de blancheur de l’effet le plus tranquille et le plus recueilli. L’air tiède y venait du dehors avec les exhalaisons du jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile, plus émouvante à respirer que toutes les autres, l’habitait comme un souvenir opiniâtre de Madeleine. J’allai jusqu’à la fenêtre : c’était là que Madeleine avait l’habitude de se tenir, et je m’assis dans un petit fauteuil à dossier bas qui lui servait de siège. J’y demeurai quelques minutes en proie à une anxiété des plus vives, retenu malgré moi par le désir de savourer des impressions dont la nouveauté me paraissait exquise. Je ne regardais rien ; pour rien au monde, je n’aurais osé porter la main sur le moindre des objets qui m’entouraient. Immobile, attentif seulement à me pénétrer de cette indiscrète émotion, j’avais au cœur des battemens si convulsifs, si précipités, si distincts, que j’appuyais les deux mains sur ma poitrine pour en étouffer autant que possible les palpitations incommodes.

Tout à coup j’entendis dans les corridors le pas rapide et sec d’Olivier. Je n’eus que le temps de me glisser jusqu’à la porte ; il arrivait. — Je t’attendais, me dit-il assez simplement pour me persuader, ou qu’il ne m’avait pas vu sortir de la chambre de Madeleine, ou qu’il n’y trouvait rien à redire.

Il était fort élégamment mis, en tenue légère, avec une cravate un peu lâche et des habits larges, tels qu’il aimait à les porter, surtout en été. Il avait cette démarche aisée, cette façon libre de se mouvoir dans des habits flottans qui lui donnaient à certains momens comme un air fort original de jeune homme étranger, soit anglais, soit créole. C’était l’instinct d’un goût très sûr qui l’invitait à s’habiller de la sorte. Il en tirait une grâce toute personnelle, et moi qui ai connu ses qualités en même temps que ses faiblesses, je ne puis pas dire qu’il y mît beaucoup de prétention, quoiqu’il en fît l’objet d’une réelle étude. Il considérait la composition d’une toilette, le choix des nuances, les proportions d’un habit comme une chose très sérieuse dans la conduite générale d’un homme de bon ton ; mais, une fois la toilette admise, il n’y pensait plus, et c’eût été lui faire injure que de le supposer préoccupé de sa mise au-delà du temps voulu par les soins ingénieux qu’il y donnait.

— Allons jusqu’aux boulevards, me dit-il en s’emparant de mon bras. Je désire que tu m’accompagnes, et voici la nuit.

il marchait vite et m’entraînait comme s’il eût été pressé par l’heure. Il prit le plus court, traversa lestement les allées désertes et me conduisit tout droit vers cette partie des avenues où l’on se promenait l’été à la nuit tombante. Il y avait une certaine foule, ce qu’une très petite ville comme Ormesson comptait alors de plus mondain, de plus riche et de plus élégant. Olivier s’y glissa sans s’arrêter, les yeux en éveil, excité par une secrète impatience qui l’absorbait au point de lui faire oublier que j’étais là. Tout à coup il ralentit le pas, se raffermit à mon bras pour se contraindre à modérer je ne sais quelle enfantine effervescence qui sans doute aurait manqué de mesure ou d’esprit. Je compris qu’il était au bout de ses recherches.

Deux femmes se dirigeaient vers nous, au bord de l’allée, et assez mystérieusement abritées sous le plafond bas des ormeaux. L’une était jeune et remarquablement jolie ; ma très récente expérience m’avait formé le goût sur ces définitions délicates, et je ne m’y trompais plus. J’observais cette façon légère et contenue de fouler à petits pas le gazon qui s’étendait au pied des arbres, comme si elle eût marché sur les laines souples d’un tapis. Elle nous regardait fixement, avec moins de charme que Madeleine, plus de volonté que jamais celle-ci n’eût osé le faire, et de loin se préparait par un sourire insolite à répondre au salut d’Olivier. Ce salut fut échangé d’aussi près que possible avec la même grâce un peu négligée, et dès que la jeune tête blonde et encore souriante eut disparu dans les dentelles de son chapeau, Olivier se tourna vers moi avec un air d’interrogation audacieuse.

— Tu connais Mme X… ? me dit-il.

Il me nommait une personne dont on parlait un peu dans le monde où quelquefois j’accompagnais ma tante. Il n’était que très naturel qu’Olivier lui eût été présenté, et naïvement je le lui dis.

— Précisément, ajouta-t-il, j’ai dansé un soir de cet hiver avec elle, et depuis…

Il s’interrompit, et après un silence : — Mon cher Dominique, reprit-il, je n’ai ni père ni mère, tu le sais ; je ne suis que le neveu de mon oncle, et de ce côté je n’attends que les affections qui me sont dues, c’est-à-dire une bien petite part dans le patrimoine de tendresse qui revient de droit à mes deux cousines. J’ai donc besoin qu’on m’aime et autrement que d’une amitié de collège… Ne te récrie pas ; je te suis reconnaissant de l’attachement que tu me témoignes, et je suis sûr que tu me le continueras, quoi qu’il arrive. Je te dirai aussi que tu m’es très cher ; mais enfin tu me permettras de trouver un peu tièdes les affections estimables qui me sont échues. Il y a deux mois qu’un soir, au bal, je parlais à peu près des mêmes choses à la personne que nous venons de rencontrer. Elle s’en est amusée d’abord, n’y voyant que les doléances d’un collégien que le collège ennuie ; mais comme j’avais la ferme volonté d’être écouté sérieusement quand je parlais de même, et la certitude qu’on me croirait si je le voulais bien : « Madame, lui dis-je, ce sera une prière, s’il vous plaît de le prendre ainsi ; sinon c’est un regret que vous n’entendrez plus. » Elle me donna deux petits coups d’éventail, sans doute afin de m’interrompre ; mais je n’avais plus rien à lui dire, et pour ne pas me démentir je quittai le bal aussitôt. Depuis j’ai tenu parole, je n’ai pas ajouté un mot qui pût lui faire croire que j’eusse ou la moindre espérance ou le moindre doute. Elle ne m’entendra plus ni me plaindre ni la supplier : elle est libre, parfaitement libre… Mais je sens qu’en pareil cas j’aurai beaucoup de patience, et j’attendrai.

En me parlant ainsi, Olivier était très calme. Un peu plus de brusquerie dans son geste, un certain accent plus vibrant dans sa voix, c’était le seul signe perceptible qui trahît le tremblement intérieur, s’il tremblait au fond du cœur, ce dont je doute. Quant à moi, je l’écoutais avec une réelle et profonde angoisse. Ce langage était si nouveau, la nature de ses confidences était telle que je n’en ressentis d’abord qu’un grand trouble, comme au contact d’une idée tout à fait incompréhensible.

— Eh bien ? lui dis-je, sans trouver autre chose à répondre que cette exclamation de naïf ébahissement.

— Eh bien ! voilà ce que je voulais t’apprendre, Dominique, ceci et pas autre chose. Lorsqu’à ton tour tu me diras de t’écouter, je saurai le faire.

Je lui répondis plus laconiquement encore par un serrement de main des plus tendres, et nous nous séparâmes.

Il en fut des confidences d’Olivier comme de toutes les leçons trop brus pies ou trop fortes : cette infusion capiteuse me fit tourner l’esprit, et il me fallut beaucoup de méditations violentes pour démêler les vérités utiles ou non que contenaient des aveux si graves. Au point où j’en étais, c’est-à-dire osant à peine épeler sans émoi le mot le plus innocent et le plus usuel de la langue du cœur, mes prévisions les plus hardies n’auraient jamais dépassé toutes seules l’idée d’un sentiment désintéressé et muet. Partir de si peu pour arriver aux hypothèses ardentes où m’entraînaient les témérités d’Olivier, passer du silence absolu à cette manière libre de s’exprimer sur les femmes, le suivre enfin jusqu’au but marqué par son attente, il y avait là de quoi me beaucoup vieillir en quelques heures. Cette enjambée exorbitante, je la fis cependant, mais avec des effrois et des éblouissemens que je ne saurais vous dire, et ce qui m’étonna le plus quand j’eus acquis le degré de lucidité voulue pour comprendre pleinement les leçons d’Olivier, ce fut de comparer les chaleurs qui m’en venaient avec la froide contenance et les calculs savans de ce soi-disant amoureux.

Quelques jours après, il me montrait une lettre sans signature.

— Vous vous écrivez ? lui demandai-je.

— Cette lettre, me dit-il, est le seul billet que j’aie reçu d’elle, et je n’ai pas répondu.

La lettre était à peu près conçue en ces termes :

« Vous êtes un enfant qui prétendez agir comme un homme, et vous avez doublement tort de vous vieillir. Les hommes, quoi que vous fassiez, seront toujours meilleurs ou pires que vous n’êtes. Je vous crois à plaindre, car vous êtes seul, et je vous estime assez pour admettre que vous devez en effet souffrir d’être privé d’une amitié vigilante et tendre ; mais vous feriez mieux de parler à cœur ouvert que de vous confier un jour à l’improviste à quelqu’un qui vous apprécie, et puis de vous taire. Je ne vois ni le bien que j’ai pu vous faire en écoutant vos confidences, ni le but que vous vous proposez en ne les renouvelant plus. Vous avez trop de raison pour un âge dont l’ingénuité est à la fois le seul attrait et la seule excuse, et, si vous aviez autant d’abandon que de sang-froid, vous seriez plus intéressant et surtout plus heureux. »

Malgré ces rares accès de franchise auxquels il cédait par caprice, je n’étais qu’à demi dans les confidences d’Olivier. Quoiqu’à peu près de mon âge et inférieur à moi sur beaucoup de points sans doute, il me trouvait un peu jeune, comme il disait, sur les questions de conduite qui s’agitaient dans son esprit. C’était à peine si je pouvais accepter le premier mot du dessein qu’il entendait poursuivre jusqu’à la pleine satisfaction de son amour-propre ou de son plaisir. Je le voyais toujours aussi calme, libre d’esprit, prompt à tout, avec son aimable visage aux accens un peu froids, ses yeux impertinens pour tous ceux qui n’étaient pas ses amis, et ce sourire rapide et très séduisant dont il savait faire avec tant d’à-propos tantôt une caresse et tantôt une arme. Il n’était aucunement triste et pas beaucoup plus distrait, même dans les circonstances où, de son propre aveu, son imperturbable confiance avait un peu souffert. Le dépit ne se traduisait chez lui que par une sorte d’irritabilité plus aiguë, et ne faisait pour ainsi dire qu’ajouter un ressort de trempe plus sèche à son audace.

— Si tu crois que je vais me rendre malheureux, tu te trompes, me disait-il à quelque temps de là, dans un de ces momens de courtes hésitations où, comme à plaisir, il donnait à ses paroles une expression d’hostilité méchante. Si elle m’aime un jour, tôt ou tard, ceci n’est rien. Sinon…

— Sinon ? lui dis-je.

Sans me répondre, il fit tournoyer et siffler autour de sa tête un petit jonc qu’il tenait à la main, comme s’il eût voulu trancher quelque chose en fendant l’air. Puis, tout en continuant de fouetter le vide avec une véhémence extrême, il ajouta : — Si je pouvais seulement lire dans ses yeux un oui ou un non ! Je n’en connais pas d’aussi tourmentans ni d’aussi beaux, excepté ceux de mes deux cousines, qui ne me disent rien.

Un autre jour, un accident contraire le rendait à lui-même. Il devenait sensible, agité, légèrement enthousiaste, en tout beaucoup plus naturel. Il s’abandonnait à quelques douceurs de gestes et de langage, qui, quoique toujours fort réservées, m’en apprenaient assez sur ses espérances.

— Es-tu bien sûr de l’aimer ? lui demandai-je enfin, tant cette première condition pour qu’il se montrât exigeant me semblait indispensable et cependant douteuse.

Olivier me regarda dans le blanc des yeux, et, comme si ma question lui paraissait le comble de la niaiserie ou de la folie, il partit d’un éclat de rire insolent qui m’ôta toute envie de continuer.

L’absence de Madeleine dura le temps convenu. Quelques jours avant son retour, en pensant à elle, et j’y pensais à toutes les minutes, je récapitulai les changemens qui s’étaient opérés en moi depuis son départ, et j’en fus stupéfait. Le cœur gros de secrets, l’âme émue d’impulsions hardies, l’esprit chargé d’expérience avant d’avoir rien connu, je me vis en un mot tout différent de celui qu’elle avait quitté. Je me persuadai que cela me servirait à diminuer d’autant l’ascendant bizarre auquel j’étais soumis, et cette légère teinte de corruption répandue sur des sentimens parfaitement candides me donna comme un semblant d’effronterie, c’est-à-dire tout juste assez de bravoure pour courir au-devant de Madeleine sans trop trembler.

Elle arriva vers la fin de juillet. De loin j’entendis les grelots des chevaux, et je vis approcher, encadrée dans le rideau vert des charmilles, la chaise de poste, toute blanche de poussière, qui les amena par le jardin jusque devant le perron. Ce que j’aperçus d’abord, ce fut le voile bleu de Madeleine, qui flottait à la portière de la voiture. Elle en descendit légèrement et se jeta au cou d’Olivier. Je sentis, à la vive et fraternelle étreinte de ses deux petites mains cordialement posées dans les miennes, que la réalité de mon rêve était revenue ; puis, s’emparant avec une familiarité de sœur aînée du bras d’Olivier et du mien, s’appuyant également sur l’un et sur l’autre, et versant sur tous les deux comme un rayon de vrai soleil, la limpide lumière de son regard direct et franc, comme une personne un peu lasse, elle monta les escaliers du salon.

Cette soirée-là fut pleine d’effusion, Madeleine avait tant à nous dire ! Elle avait vu de beaux pays, découvert toute sorte de nouveautés, de mœurs, d’idées, de costumes. Elle en parlait, dans le premier désordre d’une mémoire encombrée de souvenirs tumultueux, avec la volubilité d’un esprit impatient de répandre en quelques minutes cette multitude d’acquisitions faites en deux mois. De temps en temps elle s’interrompait, essoufflée de parler, comme si elle l’eût été de monter et de descendre encore les échelons de montagne où son récit nous conduisait. Elle passait la main sur son front, sur ses yeux, relevait en arrière de ses tempes ses épais cheveux, un peu hérissés par la poussière et le vent du voyage. On eût dit que ce geste d’une personne qui marche et qui a chaud rafraîchissait aussi sa mémoire. Elle cherchait un nom, une date, perdait et retrouvait sans cesse le fil embrouillé d’un itinéraire, puis se mettait à rire aux éclats quand, la confusion s’introduisant dans son récit, elle était obligée d’appeler à son aide la claire et sûre mémoire de Julie. Elle exhalait la vie, le plaisir d’apprendre, les curiosités satisfaites. Quoique brisée par un long voyage en voiture, il lui restait encore de ce perpétuel déplacement une habitude de se mouvoir vite qui la faisait dix fois de suite se lever, agir, changer de place, jeter les yeux dans le jardin, donner un coup d’œil de bienvenue aux meubles, aux objets retrouvés. Quelquefois elle nous regardait, Olivier et moi, attentivement, comme pour être bien assurée de se reconnaître et mieux constater son retour et sa présence au milieu de nous ; mais soit qu’elle nous trouvât l’un et l’autre un peu changés, soit que deux mois de séparation et la vue de tant de figures nouvelles l’eussent déshabituée de nos visages, je voyais dans sa physionomie poindre une vague surprise.

— Eh bien ! lui disait Olivier, nous retrouves-tu ?

— Pas tout à fait, disait-elle ingénument ; je vous voyais autrement quand j’étais loin.

Je restais cloué sur un fauteuil. Je la regardais, je l’écoutais, et quoi qu’elle pût penser de nous, le changement que j’apercevais en elle était bien autrement réel, et sans contredit plus absolu, sinon plus profond.

Elle avait bruni. Son teint, ranimé par un hâle léger, rapportait de ses courses en plein air comme un reflet de lumière et de chaleur qui le dorait. Elle avait le regard plus rapide avec le visage un peu plus maigre, les yeux comme élargis par l’effort d’une vie très remplie et par l’habitude d’embrasser de grands horizons. Sa voix, toujours caressante et timbrée pour l’expression des mots tendres, avait acquis je ne sais quelle plénitude nouvelle qui lui donnait des accens plus mûrs. Elle marchait mieux, d’une façon plus libre ; son pied lui-même s’était aminci en s’exerçant à de longues courses dans les sentiers difficiles. Toute sa personne avait pour ainsi dire diminué de volume en prenant des caractères plus fermes et plus précis, et ses habits de voyage, qu’elle portait à merveille, achevaient cette fine et robuste métamorphose. C’était Madeleine embellie, transformée par l’indépendance, par le plaisir, par les mille accidens d’une existence imprévue, par l’exercice de toutes ses forces, par le contact avec des élémens plus actifs, par le spectacle d’une nature grandiose. C’était toute la juvénilité de cette créature exquise, avec je ne sais quoi de plus nerveux, de plus élégant, de mieux défini, qui marquait un progrès dans la beauté, mais qui certainement aussi révélait un pas décisif dans la vie.

Je ne sais pas si je me rendis compte alors de tout ce que je vous dis là ; je sais seulement que je devinais d’elle à moi des supériorités de plus en plus manifestes, et jamais encore je n’avais mesuré avec tant de certitude et d’émotion la distance énorme qui séparait une fille de dix-huit ans à peu près d’un écolier de dix-sept ans.

Un autre indice plus positif encore aurait dû dès ce soir-là m’ouvrir les yeux.

Il y avait parmi les bagages un admirable bouquet de rhododendrons, arrachés de terre avec leurs racines, et qu’une main prévoyante avait entourés de fougères et de plantes alpestres encore humides des eaux de la montagne. Ce bouquet, apporté de si loin, et dont M. d’Orsel paraissait prendre un soin particulier, leur avait été envoyé, disait Madeleine, en souvenir d’une excursion faite au pic de *** par un compagnon de voyage qu’on désignait vaguement comme un homme aimable, poli, prévenant, rempli d’égards pour M. d’Orsel. Au moment où Julie défaisait les enveloppes, une carte s’en détacha. Olivier la vit tomber, s’en empara prestement, la retourna une ou deux fois, afin d’en examiner en quelque sorte la physionomie, puis il y lut un nom : Comte Alfred de Nièvres.

Personne ne releva ce nom, qui résonna sèchement au milieu d’un silence absolu et résolu. Madeleine eut l’air de ne pas entendre. Julie ne sourcilla pas. Olivier se tut. M. d’Orsel prit la carte et la déchira. Quant à moi, le plus intéressé de tous à préciser les moindres circonstances de ce voyage, que vous dirai-je ? J’avais besoin d’être heureux : là est le secret de beaucoup d’aveuglemens moins explicables encore que celui-ci.

Entre Madeleine presque femme et l’adolescent à peine émancipé que je vous montre, entre ses brillantes années et les miennes, il y avait mille obstacles connus ou inconnus, flagrans ou cachés, nés ou à naître. N’importe, je m’obstinais à n’en voir aucun. J’avais regretté Madeleine, je l’avais désirée, attendue, et vous devinez que plus d’une fois depuis son départ j’avais maudit le misérable esprit de rébellion qui m’avait aigri contre la plus enviable, la plus douce et la moins calculée des servitudes. Elle revenait enfin, affectueuse à me ravir, séduisante à m’émerveiller ; je la possédais, et, comme il arrive aux gens dont un excès de lumière a troublé la vue, je n’apercevais rien au-delà du confus éblouissement qui m’aveuglait.

Grâce à cette absence de raison, je devrais dire à cette cécité, je me plongeai dans les mois qui suivirent, comme si j’étais entré dans un infini. Imaginez un vrai printemps, rapide et déjà très ardent, comme toutes les saisons tardives, plein de riantes erreurs, de floraisons généreuses, d’imprévoyances, de joies parfaites. Autant je m’étais étroitement replié sur moi-même avant cette subite éclosion qui me surprenait dans l’engourdissement de la véritable enfance, autant je mis de promptitude à m’épanouir. Je ne demandai point s’il m’était permis de m’offrir, je me donnai sans réserve, et dans des effusions où je prodiguai ce qu’il y avait en moi de sincèrement intelligent, de meilleur, surtout de plus inflammable. Je .vous peindrais mal ce rare et court moment de désintéressement total qui peut servir d’excuse à bien des accès d’égoïsme où je tombai depuis, et pendant lequel ma vie brûla tout entière en manière d’offrande, et flamba sous les pieds de Madeleine, pure et seulement parfumée de bons instincts, comme un feu d’autel.

Nous reprîmes nos vieilles habitudes. C’était le cadre ancien embelli par le prodigieux éclat d’une vie nouvelle. Je m’étonnai de trouver tout si dissemblable, et qu’une seule influence eût pu changer la physionomie des choses au point de rajeunir tant de décrépitudes et de remplacer des aspects si moroses par de pareilles gaîtés. Les veillées étaient courtes, les soirées chaudes. On ne se réunissait plus guère au salon. On veillait soit sous les arbres du jardin d’Orsel, soit en pleine campagne au bord des prés humides. Quelquefois je donnais le bras à Julie pendant de lentes promenades faites en commun. Les grands parens suivaient. La nuit venait et faisait descendre entre nous de longs silences, autorisés par ces heures douteuses où l’on parle moins et plus bas. La ville enfermait l’horizon de ses silhouettes graves ; le bruit des cloches, des sonneries gothiques, accompagnait ces sortes de promenades allemandes où je n’étais pas Werther, où je crois que Madeleine aurait valu Charlotte. Je ne lui parlais point de Klopstock, et jamais ma main ne se posa sur la sienne autrement que comme une main de frère.

La nuit, je continuais d’écrire avec fureur, car je ne faisais plus rien à demi. Il me semblait parfois, tant je ne sais quel amas d’illusions se donnaient rendez-vous dans ma tête, que j’étais près d’enfanter des chefs-d’œuvre. J’obéissais à une force étrangère à ma volonté, comme toutes celles qui me possédaient. Si, avec les souvenirs de cette époque, j’avais conservé de même la moindre des ignorances qui la rendirent si belle et si stérile, je vous dirais que cette faculté singulière, toujours dominante et jamais soumise, inégale, indisciplinable, impitoyable, venant à son heure et s’en allant comme elle était venue, ressemblait, à s’y méprendre, à ce que les poètes nomment l’inspiration et personnifient dans la Muse. Elle était impérieuse et infidèle, deux traits saillans qui me la firent prendre pour l’inspiratrice ordinaire des esprits vraiment doués, jusqu’au jour où plus tard je compris que la visiteuse à qui je dus tant de joies d’abord et puis tant de mécomptes n’avait rien des caractères de la Muse, sinon beaucoup d’inconstance et de cruauté.

Cette double vie de fièvre de cœur, de fièvre d’esprit, faisait de moi un être fort équivoque. Je le sentis. Il y avait là plus d’un danger auquel je voulus parer, et je crus le moment venu de me débarrasser d’un secret sans valeur, pour en sauver un plus précieux.

— C’est singulier,… me dit Olivier ; où cela te mènera-t-il ?… Au fait, tu as raison, si cette occupation t’amuse. — Courte réponse qui contenait pas mal de dédain et peut-être beaucoup d’étonnement.

Au milieu de ces diversions, mes études allaient comme elles pouvaient. Une grâce d’état continuait de me donner des succès que je dédaignais en les comparant à des hauteurs de sentimens qui faisaient de moi un si petit jeune homme et, je l’imaginais, un cœur si grand. De loin en loin cependant je recevais du dehors une impulsion qui me rendait ces succès moins méprisables. Depuis le jour où nous nous étions séparés, Augustin ne m’avait jamais perdu de vue. Autant qu’il le pouvait, il continuait à distance ses enseignemens commencés aux Trembles. Avec la supériorité que lui donnait l’expérience de la vie abordée par ses côtés les plus difficiles, sur le plus grand des théâtres, et d’après les progrès d’esprit qu’il supposait aussi dans son élève, il avait peu à peu élevé le ton de ses conseils. Ses leçons devenaient presque des conversations d’homme à homme. Il me parlait peu de lui, excepté dans des termes vagues et pour me dire qu’il travaillait, qu’il rencontrait de grands obstacles, mais qu’il espérait en venir à bout. Quelquefois un tableau rapide, un aperçu du monde, des faits, des ambitions qui l’entouraient, venait après des encouragemens tout personnels, comme pour m’éprouver d’avance et me préparer aux leçons pratiques que j’étais exposé plus tard à recevoir des réalités les plus brutales. Il s’inquiétait de ce que je faisais, de ce que je pensais, et me demandait sans cesse ce que j’avais enfin résolu d’entreprendre après ma sortie de province.

« J’apprends, me disait-il, que vous êtes à la tête de votre classe. C’est bien. Ne faites pas fi de pareils avantages. L’émulation au collège est la forme ingénue d’une ambition que vous connaîtrez plus tard. Habituez-vous à garder le premier rang et tenez-vous-y, afin de n’être jamais satisfait de vous dans la suite, s’il vous arrivait de n’occuper que le second. Surtout ne vous trompez pas de mobile, et ne confondez pas l’orgueil avec le sentiment modeste de ce que vous pouvez. Ne considérer en toutes choses, surtout dans les choses de l’esprit, que l’extrême élévation du but, la distance où vous en êtes et la nécessité d’en approcher le plus possible ; cela vous rendra très humble et très fort. L’impossibilité, presque égale pour tous, d’atteindre l’extrémité de certains rêves, vous fera paraître estimable et digne de pitié l’effort que tout homme de bonne foi tentera vers la perfection. Si vous vous en sentez plus près que lui, calculez de nouveau ce qui vous reste à faire, et vos découragemens vaudront mieux au point de vue moral, et vous profiteront plus que vos vanités. »

Au reste, laissez-moi vous rapporter quelques extraits des lettres d’Augustin ; il vous sera facile, en supposant les réponses, de comprendre l’esprit général de notre correspondance, et vous y verrez plus complètement ce qu’étaient alors sa vie et la mienne.

« Paris, 18…

« Déjà dix-huit mois que je suis ici ! Oui, mon cher Dominique, il y a dix-huit mois que je vous ai quitté sur cette petite place où nous nous sommes dit au revoir. Vingt-quatre heures après, chacun de nous se mettait à l’œuvre. Je vous souhaite, mon cher ami, d’être plus satisfait de vous que je ne le suis de moi, La vie n’est facile pour personne, excepté pour ceux qui l’effleurent sans y pénétrer. Pour ceux-là, Paris est le lieu du monde où l’on peut le plus aisément avoir l’air d’exister. Il suffit de se laisser aller dans le courant, comme un nageur dans une eau lourde et rapide. On y flotte et l’on ne s’y noie pas. Vous verrez cela un jour, et vous serez témoin de bien des succès qui ne tiennent qu’à la légèreté des caractères, et de certaines catastrophes qui n’auraient point eu lieu avec un poids différent dans les convictions. Il est bon de se familiariser de bonne heure avec le spectacle vrai des causes et des résultats. J’ignore quelles idées vous avez sur tout cela, si même vous en avez. En tout cas, il est peu probable qu’elles soient justes, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que vous avez raison. Le monde devrait être tout pareil à ce que vous l’imaginez. Si vous saviez pourtant comme il est différent. En attendant que vous en jugiez par vous-même, accoutumez-vous à ces deux idées : qu’il y a des vérités et qu’il y a des hommes. Ne variez jamais sur le sentiment natif que vous avez des unes ; quant aux autres, attendez-vous à tout pour le jour où vous les connaîtrez. »

« Ecrivez-moi plus souvent. Ne dites pas que je connais d’avance votre vie et que vous n’avez rien à m’en apprendre. À l’âge que vous avez et dans un esprit comme le vôtre, il y a chaque jour du nouveau. Vous souvenez-vous de l’époque où vous mesuriez les feuilles naissantes et me disiez de combien de lignes elles avaient grandi sous l’action d’une nuit de rosée ou d’une journée de fort soleil ? Il en est de même pour les instincts d’un garçon de votre âge. Ne vous étonnez pas de cet épanouissement rapide, qui, si je vous connais bien, doit vous surprendre et peut-être vous effrayer. Laissez agir des forces qui n’auront chez vous rien de dangereux ; parlez-moi seulement pour que je vous connaisse ; permettez-moi de vous voir tel que vous êtes, et c’est moi, à mon tour, qui vous apprendrai de combien vous aurez grandi. Surtout soyez naïf dans vos sensations. Qu’avez-vous besoin de les étudier ? N’est-ce point assez d’en être ému ? La sensibilité est un don admirable ; dans l’ordre des créations que vous devez produire, elle peut devenir une rare puissance, mais à une condition, c’est que vous ne la retournerez pas et contre vous-même. Si d’une faculté créatrice, éminemment spontanée et subtile, vous faites un sujet d’observations, si vous raffinez, si vous examinez, si la sensibilité ne vous suffit pas et qu’il vous faille encore en étudier le mécanisme, si le spectacle d’une âme émue est ce qui vous satisfait le plus dans l’émotion, si vous vous entourez de miroirs convergens pour en multiplier l’image à l’infini, si vous mêlez l’analyse humaine aux dons divins, si de sensible vous devenez sensuel, il n’y a pas de limites à de pareilles perversités, et je vous en préviens, cela est très grave. Il y a dans l’antiquité une fable charmante qui se prête à beaucoup de sens et que je vous recommande. Narcisse devint amoureux de son image ; il ne la quitta point des yeux, ne put la saisir et mourut de cette illusion même, qui l’avait charmé. Pensez à cela, et quand il vous arrivera de vous apercevoir agissant, souffrant, aimant, vivant, si séduisant que soit le fantôme de vous-même, détournez-vous. »

« Vous vous ennuyez, dites-vous. Cela veut dire que vous souffrez : l’ennui n’est fait que pour les esprits vides et pour les cœurs qui ne sauraient être blessés de rien ; mais de quoi souffrez-vous ? Cela peut-il se dire ? Si j’étais près de vous, je le saurais. Quand vous m’aurez donné le droit de vous interroger plus positivement, je vous dirai ce que j’imagine. Si je ne me trompe pas et s’il est vrai que vous ignoriez vous-même ce qui commence à vous faire souffrir, tant mieux, c’est un signe que votre cœur a retenu toute la naïveté que votre esprit n’a plus. »

« Ne me demandez pas que je vous parle de moi, mon moi n’est rien jusqu’à présent. Qui le connaît excepté vous ? Il n’est vraiment intéressant pour personne. Il travaille, il s’efforce, il ne se ménage point, ne s’amuse guère, espère quelquefois, et quand même continue de vouloir. Cela suffit-il ? Nous verrons…

« J’habite un quartier qui probablement ne sera pas le vôtre, car vous aurez le droit de choisir. Tous ceux qui comme moi partent de rien pour arriver à quelque chose viennent où je suis, dans la ville des livres, en un coin désert, consacré par quatre ou cinq siècles d’héroïsmes, de labeurs, de détresses, de sacrifices, d’avortemens, de suicides et de gloire. C’est un très triste et très beau séjour. J’aurais été libre que je n’en aurais pas choisi d’autre. Ne me plaignez donc pas d’y vivre, j’y suis à ma place. »

« Vous écrivez, cela devait être. Que vous en fassiez un secret pour ceux qui vous entourent, c’est une timidité que je comprends, et je vous sais d’autant plus gré de vous ouvrir à moi. Le jour où votre besoin de confidence ira jusque-là, envoyez-moi les fragmens que vous pourrez me communiquer, sans trop effaroucher vos premières pudeurs d’écrivain…

« Autre renseignement qu’il me plairait bien d’avoir : que devient cet ami dont vous ne me parlez presque plus ? Le portrait que vous me faisiez de lui était séduisant. Si je vous ai bien compris, ce doit être un charmant mauvais écolier. Il prendra la vie par les côtés faciles et brillans. Conseillez-lui, dans ce cas, de vivre sans ambition, les ambitions qu’il aurait étant de la pire espèce. Et dites-lui bien qu’il n’a qu’une chose à faire, c’est d’être heureux. Il serait impardonnable d’introduire des chimères dans des satisfactions si positives, et de mêler ce que vous appelez l’idéal à des appétits de pure vanité. »

« Votre Olivier ne me déplaît pas ; il m’inquiète. Il est évident que ce jeune homme précoce, positif, élégant, résolu, peut faire fausse route et passer à côté du bonheur sans s’en douter. Il aura, lui aussi, ses fantasmagories, et se créera des impossibilités. Quelle folie ! Il a du cœur, j’aime à le croire, mais quel usage en fera-t-il ?… N’a-t-il pas deux cousines, m’avez-vous dit, ce Chérubin qui aspire à devenir un don Juan ?… Mais j’oublie, en vous citant ces deux noms, que vous ne connaissez peut-être encore ni l’un ni l’autre. Votre professeur de rhétorique vous a-t-il déjà permis Beaumarchais et le Festin de Pierre ? Quant à Byron, j’en doute, et sans inconvénient vous pouvez attendre… »

Plusieurs mois s’étaient écoulés sans aucun trouble, l’hiver approchait, quand je crus apercevoir sur le visage de Madeleine une ombre et comme un souci qui n’y avait jamais paru. Sa cordialité, toujours égale, contenait autant d’affection, mais plus de gravité. Une appréhension, un regret peut-être, quelque chose dont l’effet seul était visible venait de s’introduire entre nous comme un premier avis de désunion ; rien de net, mais un ensemble de désaccords, d’inégalités, de différences, qui la transfiguraient en quelque sorte en une personne absente et déjà lui donnaient le charme particulier des choses que le temps ou la raison nous dispute, et qui s’en vont. Par des silences, par des retraites soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement et sans rien briser, on eût dit qu’elle s’appliquait avec des ménagemens extrêmes à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait rendus trop étroits. Je pensais à son âge ; je la comparais à beaucoup de femmes qui n’avaient pas beaucoup plus d’années. Tout à coup un souvenir oublié, un nom étranger que je n’avais entendu qu’une fois, bref une supposition positive et menaçante me traversait le cœur ; puis cette sensation aiguë se dissipait elle-même au moindre retour de sécurité, pour revivre l’instant d’après avec la vivacité d’une évidence.

Un dimanche, on attendit en vain Madeleine et Julie. Le lendemain, Olivier ne vint point au collège. Trois jours se passèrent ainsi sans nouvelles. J’étais horriblement inquiet. Le soir, je courus droit à la rue des Carmélites, et je demandai Olivier.

M. Olivier est au salon, me dit le domestique.

— Seul ?

— Non, monsieur, il y a quelqu’un.

— Alors je vais l’attendre.

À peine engagé dans l’escalier qui menait à la chambre d’Olivier, je n’allai pas plus loin, arrêté sur place par un battement de cœur inexprimable. Je redescendis, je traversai sans bruit l’antichambre déserte, et me glissai par une des allées latérales qui conduisaient de la cour au jardin. Le salon s’ouvrait au rez-de-chaussée par trois fenêtres élevées au-dessus du parterre de toute la hauteur du perron. Sous chacune des fenêtres, il y avait un banc de pierre. J’y montai. La nuit était noire ; personne ne pouvait se douter que j’étais là ; je plongeai les yeux dans le salon.

Toute la famille était réunie, toute, y compris Olivier, qui, droit et ferme, habillé de noir, se tenait debout près de la cheminée. Deux personnes se faisaient face au coin du foyer. L’une était M. d’Orsel ; l’autre, un homme jeune encore, grand, correct, de mise irréprochable, Olivier à trente-cinq ans, avec moins de finesse et plus de raideur. Je distinguais le geste un peu lent dont il accomgnait ses paroles et la grâce sérieuse avec laquelle il se tournait de temps à autre vers Madeleine. Madeleine était assise près d’une table de travail. Je la vois encore, la tête un peu penchée sur sa tapisserie, le visage envahi par l’ombre de ses cheveux bruns, enveloppée dans le reflet rougissant des lampes. Julie, les deux mains posées sur ses genoux, immobile, avec l’expression de la plus intense curiosité, tenait ses grands yeux taciturnes fixés sur l’étranger.

Ce que je vous dis là, je m’en rendis compte en quelques secondes. Puis il me sembla que les lumières s’éteignaient. Mes jambes fléchirent. Je tombai sur le banc. De la tête aux pieds, je fus pris d’un tremblement affreux. Je sanglotais dans un état de douleur à faire pitié, me tordant les mains et répétant : — Madeleine est perdue, et je l’aime !


VII.

Madeleine était perdue pour moi, et je l’aimais. Une secousse un peu moins vive ne m’aurait peut-être éclairé qu’à demi sur l’étendue de ce double malheur ; mais la vue de M. de Nièvres, en m’atteignant à ce point, m’avait tout appris. Je restai anéanti, n’ayant plus qu’à subir une destinée qui fatalement s’accomplissait, et comprenant trop bien que je n’avais ni le droit d’y rien changer ni le pouvoir de la retarder d’une heure.

Je vous ai dit comment j’aimais Madeleine, avec quelle étourderie de conscience et quel détachement de tout espoir précis. L’idée d’un mariage, idée cent fois déraisonnable d’ailleurs, n’avait pas même encouragé le naïf élan d’une affection qui se suffisait presque à elle-même, se donnait pour se répandre, et cherchait un culte uniquement afin d’adorer. Quels étaient les sentimens de Madeleine ? Je n’y songeais pas non plus. À tort ou à raison, je lui prêtais des indifférences et des impassibilités d’idole ; je la supposais étrangère à tous les attachemens qu’elle inspirait ; je la plaçais ainsi dans des isolemens chimériques, et cela suffisait au secret instinct qui, mal- gré tout, se loge au fond des cœurs les moins occupés d’eux-mêmes, au besoin d’imaginer que Madeleine était insensible et n’aimait personne.

Madeleine, j’en étais certain, ne pouvait ressentir aucun intérêt pour un étranger que le hasard avait jeté dans sa vie comme un accident. Il était possible qu’elle regrettât son passé de jeune fille, et qu’elle ne vît pas approcher sans alarme le moment d’adopter un parti si grave ; mais il n’était pas douteux non plus, en admettant qu’elle fût libre de toute affection sérieuse, que le désir de son père, les considérations de rang, de position, de fortune, ne la décidassent pour une union où M. de Nièvres apportait, en outre de tant de convenances, des qualités sérieuses et attachantes.

Je n’éprouvais contre l’homme qui me rendait si malheureux ni ressentiment, ni colère, ni jalousie. Déjà il représentait l’empire de la raison avant de personnifier celui du droit. Aussi le jour où, quelque temps après, dans le salon de Mme Ceyssac, M. d’Orsel nous présenta l’un à l’autre en disant de moi que j’étais le meilleur ami de sa fille, je me souviens qu’en serrant la main de M. de Nièvres loyalement, je me dis : « Eh bien ! s’il en est aimé, qu’il l’aime ! » Et tout aussitôt j’allai m’asseoir au fond du salon, et là, les regardant tous deux, bien convaincu de mon impuissance, plus que jamais condamné à me taire, sans aucune irritation contre l’homme qui ne me prenait rien, puisqu’on ne m’avait rien donné, je revendiquai pourtant le droit d’aimer comme inséparable du droit de vivre, et je me disais avec désespoir : « Et moi ! »

À partir de ce jour, je m’isolai beaucoup. Moins qu’à personne, il m’appartenait de gêner des tête-à-tête d’où devait sortir l’intelligence de deux cœurs sans doute assez loin de se connaître. Je n’allai plus que le moins possible à l’hôtel d’Orsel. J’y jouais dorénavant un si petit rôle au milieu des intérêts qui s’y débattaient qu’il n’y avait pas le moindre inconvénient à m’y faire oublier.

Aucun de ces changemens de conduite n’échappa certainement à Olivier ; mais il eut l’air de les trouver tout naturels, ne me parla de rien, ne s’étonna de rien, et ne s’expliqua pas davantage sur les faits qui se passaient dans sa famille. Une seule fois, une fois pour toutes, avec une habileté qui me dispensait presque d’un aveu, il avait établi que nous nous comprenions au sujet de M. de Nièvres.

— Je ne te demande pas, me dit-il, comment tu trouves mon futur cousin. Tout homme qui, dans un petit monde aussi restreint et aussi uni que le nôtre, vient prendre une femme, c’est-à-dire nous enlever une sœur, une cousine, une amie, apporte par cela même un certain trouble, fait un trou dans nos amitiés, et dans aucun cas ne saurait être le bienvenu. Quant à moi, ce n’est pas précisément le mari que j’aurais voulu pour Madeleine. Madeleine est de sa province. M. de Nièvres me semble n’être de nulle part, comme beaucoup de gens de Paris ; il la transplantera et ne la fixera pas. À cela près, il est fort bien.

— Fort bien ! lui dis-je ; je suis convaincu qu’il fera le bonheur de Madeleine,… et c’est après tout…

— Sans doute, reprit Olivier sur un ton de négligence affectée, sans doute, avec désintéressement ; c’est tout ce que nous pouvons souhaiter.

Le mariage avait été fixé pour la fin de l’hiver, et nous y touchions. Madeleine était sérieuse ; mais cette attitude toute de convenance ne laissait plus le moindre doute sur l’état de ses résolutions. Elle gardait seulement cette mesure exquise qui lui servait à limiter avec tant de finesse l’expression des sentimens les plus délicats. Elle attendait en pleine indépendance, au milieu de délibérations loyales, l’événement qui devait la lier pour toujours et de son propre aveu. De son côté, pendant cette épreuve aussi difficile à diriger qu’à subir, M. de Nièvres avait beaucoup plu et déployé les ressources du savoir-vivre le plus sûr unies aux qualités du plus galant homme.

Un soir qu’il causait avec Madeleine, dans l’entraînement d’un entretien à demi-voix, on le vit faire le geste amical de lui présenter les deux mains. Madeleine alors jeta un rapide regard autour d’elle, comme pour nous prendre tous à témoin de ce qu’elle allait faire ; puis elle se leva, et, sans prononcer une seule parole, mais en accompagnant ce mouvement d’abandon du plus candide et du plus beau des sourires, elle posa ses deux mains dégantées dans les mains du comte.

Ce soir-là même elle m’appela près d’elle, et, comme si la netteté de sa situation nouvelle lui permettait dorénavant de traiter en toute franchise les questions relatives à des affections secondaires : — Asseyez-vous là que nous causions, me dit-elle. Il y a longtemps que je ne vous vois plus. Vous avez cru devoir vous retirer un peu de nous, ce dont je suis fâchée pour M. de Nièvres, car, grâce à votre discrétion, vous ne le connaissez guère… Enfin je me marie dans huit jours, et c’est le moment ou jamais de nous entendre. M. de Nièvres vous estime ; il sait le prix des affections que je possède ; il est et sera votre ami, vous serez le sien ; c’est un engagement que j’ai pris en votre nom, et que vous tiendrez, j’en suis certaine…

Elle continua de la sorte simplement, librement, sans aucune ambiguïté de langage, parlant du passé, réglant en quelque sorte les intérêts de notre amitié future, non pour y mettre des conditions, mais pour me convaincre que les liens en seraient plus étroits ; puis elle ramenait entre nous le nom de M. de Nièvres, qui, disait-elle, ne désunissait rien, mais consolidait au contraire des relations qu’un autre mariage peut-être aurait pu briser. Son but évident, en m’intéressant de la sorte aux garanties offertes par M. de Nièvres, était d’obtenir de moi quelque chose comme une adhésion au choix qu’elle avait fait, et de s’assurer que sa détermination, prise en dehors de tout conseil d’ami, ne me causait aucun déplaisir.

Je fis de mon mieux pour la satisfaire, je lui promis que rien ne serait changé entre nous, et je lui jurai de demeurer fidèle à des sentimens mal exprimés, c’était possible, mais trop évidens pour qu’elle en doutât. Pour la première fois peut-être j’eus du sang-froid, de l’audace, et je réussis à mentir impudemment. Les mots d’ailleurs se prêtaient à tant de sens, les idées à tant d’équivoques, qu’en toute autre circonstance les mêmes protestations auraient pu signifier beaucoup plus. Elle les prit dans le sens le plus simple, et m’en remercia si chaudement qu’elle faillit m’ôter tout courage.

— À la bonne heure. J’aime à vous entendre parler ainsi. Répétez encore ce que vous avez dit, pour que j’emporte de vous ces bonnes paroles qui consolent de vos ennuyeux silences et réparent bien des oublis qui blessent sans que vous le sachiez.

Elle parlait vite, avec une effusion de gestes et de paroles, une ardeur de physionomie qui rendait notre entretien des plus dangereux.

— Ainsi voilà qui est convenu, continua-t-elle. Notre bonne et vieille amitié n’a plus rien à craindre. Vous en répondez pour ce qui vous regarde. C’est tout ce que je voulais savoir. Il faut qu’elle nous suive et qu’elle ne se perde pas dans ce grand Paris, qui, dit-on, disperse tant de bons sentimens et rend oublieux les cœurs les plus droits. Vous savez que M. de Nièvres a l’intention de s’y fixer, au moins pendant les mois d’hiver. Olivier et vous, vous y serez à la fin de l’année. J’emmène avec moi mon père et Julie. J’y marierai ma sœur. Oh ! j’ai pour elle toute sorte d’ambitions, les mêmes à peu près que pour vous, dit-elle en rougissant imperceptiblement. Personne ne connaît Julie. C’est encore un caractère fermé, celui-là : mais moi, je la connais. Et maintenant je vous ai dit, je crois, tout ce que j’avais à vous dire, excepté sur un dernier point que je vous recommande. Veillez sur Olivier. Il a le meilleur cœur du monde ; qu’il en soit économe, et qu’il le réserve pour les grands momens. — Et ceci est mon testament de jeune fille, ajouta-t-elle assez haut pour que M. de Nièvres l’entendît. — Et elle l’invita à se rapprocher.

Très peu de jours après, le mariage eut lieu. C’était vers la fin de l’hiver, par une gelée rigoureuse. Le souvenir d’une réelle douleur physique se mêle encore aujourd’hui, comme une souffrance ridicule, au sentiment confus de mon chagrin. Je donnais le bras à Julie, et c’est moi qui la conduisis à travers la longue église encombrée de curieux, suivant l’usage importun des provinces. Elle était pâle comme une morte, tremblante de froid et d’émotion. Au moment où fut prononcé le oui irrévocable qui décidait du sort de Madeleine et du mien, un soupir étouffé me tira de la stupeur imbécile où j’étais plongé. C’était Julie qui se cachait le visage dans son mouchoir et qui sanglotait. Le soir, elle était encore plus triste, si c’est possible ; mais elle faisait des efforts inouïs pour se contraindre devant sa sœur.

Quelle étrange enfant c’était alors : brune, menue, nerveuse, avec son air impénétrable de jeune sphinx, son regard qui quelquefois interrogeait, mais ne répondait jamais, son œil absorbant ! Cet œil, le plus admirable et le moins séduisant peut-être que j’aie jamais vu, était ce qu’il y avait de plus frappant dans la physionomie de ce petit être ombrageux, souffrant et fier. Grand, large, avec de longs cils qui n’y laissaient jamais paraître un seul point brillant, voilé d’un bleu sombre qui lui donnait la couleur indéfinissable des nuits d’été, il se dilatait sans lumière, et tous les rayonnemens de la vie s’y concentraient pour n’en plus jaillir.

— Prenons garde à Madeleine, me disait-elle dans une angoisse où perçaient des perspicacités qui m’effrayaient.

Puis elle essuyait ses joues avec colère, et s’en prenait à moi de cet accès d’insurmontable faiblesse contre lequel les vigoureux instincts de sa nature se révoltaient.

— C’est aussi votre faute si je pleure. Regardez Olivier, comme il se tient bien.

Je comparais cette douleur innocente à la mienne, je lui enviais amèrement le droit qu’elle avait de la laisser paraître, et ne trouvais pas un mot pour la consoler.

La douleur de Julie, la mienne, la longueur des cérémonies, la vieille église où tant de gens indifférens chuchotaient gaîment autour de ma détresse, la maison d’Orsel transformée, parée, fleurie pour cette fête unique, des toilettes, des élégances inusitées, un excès de lumière et d’odeurs troublantes à me faire évanouir, certaines sensations poignantes dont le ressentiment a persisté longtemps comme la trace d’inguérissables piqûres, en un mot les souvenirs incohérens d’un mauvais rêve, voilà tout ce qui reste aujourd’hui de cette journée qui vit s’accomplir un des malheurs de ma vie les moins douteux. Une figure apparaît distinctement sur le fond de ce tableau quasi imaginaire et le résume : c’est le spectre un peu bizarre lui-même de Madeleine, avec son bouquet, sa couronne, son voile et ses habits blancs. Encore y a-t-il des momens, tant la légèreté singulière de cette vision contraste avec les réalités plus crues qui la précèdent et qui la suivent, où je la confonds pour ainsi dire avec le fantôme de ma propre jeunesse, vierge, voilée et disparue.

J’étais le seul qui n’eût point osé embrasser Mme de Nièvres au retour de l’église. En fit-elle la remarque ? Y eut-il chez elle un mouvement de dépit, ou céda-t-elle tout simplement à l’élan plus naturel d’une amitié dont elle avait voulu, quelques jours auparavant, régler elle-même les engagemens très sincères ? Je ne sais ; mais dans la soirée M. d’Orsel vint à moi, me prit le bras et m’amena plus mort que vif jusque devant Madeleine. Elle était au milieu du salon, debout près de son mari, dans cette tenue éblouissante qui la transfigurait.

— Madame,… lui dis-je.

Elle sourit à ce nom nouveau, et, j’en demande pardon à la mémoire d’un cœur irréprochable, incapable de détour et de trahison, son sourire avait à son insu des significations si cruelles qu’il acheva de me bouleverser. Elle fit un geste pour se pencher vers moi. Je ne sais plus ni ce que je lui dis, ni ce qu’elle ajouta. Je vis ses yeux effrayans de douceur tout près des miens, puis tout cessa d’être intelligible.

Quand il me fut possible de me reconnaître au milieu d’un cercle d’hommes et de femmes parées qui m’examinaient avec un intérêt indulgent capable de me tuer, je sentis que quelqu’un me saisissait rudement ; je tournai la tête, c’était Olivier.

— Tu te donnes en spectacle ; es-tu fou ? me dit-il assez bas pour que personne autre que moi ne l’entendît, mais avec une vivacité d’expression qui me remplit d’épouvante.

Je restai quelques instans encore contenu par la violence de son étreinte. Je gagnai la porte avec lui. Arrivé là, je me dégageai.

— Ne me retiens pas, au nom de ce qu’il y a de plus sacré, ne me parle jamais de ce que tu as vu.

Il me suivit jusque dans la cour et voulut parler,

— Tais-toi, lui dis-je encore, et je m’échappai.

Aussitôt que je fus rentré dans ma chambre et que je pus réfléchir, j’eus un accès de honte, de désespoir et de folle amoureuse qui ne me consola pas, mais qui me soulagea. Je serais bien en peine de vous dire ce qui se passa en moi pendant ces quelques heures tumultueuses, les premières qui me tirent connaître avec mille pressentimens de délices mille souffrances toutes atroces, depuis les plus avouables jusqu’aux plus vulgaires. Sensation de ce que je pouvais rêver de plus doux, crainte effroyable de m’être à jamais perdu, angoisses de l’avenir, sentiment humiliant de ma vie présente, tout, je connus tout, y compris une douleur inattendue très cuisante, et qui ressemblait beaucoup à l’acre frisson de l’amour-propre blessé.

Il était tard, la nuit était profonde. Je vous ai parlé de ma chambre située dans les combles, sorte d’observatoire où je m’étais créé, comme aux Trembles, mille intelligences avec ce qui m’entourait, soit par la vue, soit par l’habitude constante d’écouter. J’y marchai longtemps (et mes souvenirs redeviennent ici très précis) dans un abattement que je ne saurais vous peindre. Je me disais : J’aime une femme mariée ! Je demeurais fixé sur cette idée, vaguement aiguillonné par ce qu’elle avait d’irritant, mais atterré surtout et fasciné pour ainsi dire par ce qu’elle contenait d’impossible, et je m’étonnais de répéter le mot qui m’avait tant surpris dans la bouche d’Olivier : J’attendrai… Je me demandais : quoi ? Et à cela je n’avais rien à répondre, sinon des suppositions abominables dont l’image de Madeleine me paraissait aussitôt profanée. Puis j’apercevais Paris, l’avenir, et dans des lointains en dehors de toute certitude, la main cachée du hasard qui pouvait simplifier de tant de manières ce terrible tissu de problèmes, et, comme l’épée du Grec, les trancher, sinon les résoudre. J’acceptais même une catastrophe, à la condition qu’elle fût une issue, et peut-être, avec quelques années de plus, j’aurais lâchement cherché le moyen de terminer tout de suite une vie qui pouvait nuire à tant d’autres.

Vers le milieu de la nuit, j’entendis à travers le toit, à travers la distance, à toute portée de son, un cri bref, aigu, qui, même au plus fort de ses convulsions, me fit battre le cœur comme un cri d’ami. J’ouvris la fenêtre et j’écoutai. C’étaient des courlis de mer qui remontaient avec la marée haute et se dirigeaient à plein vol vers la rivière. Le cri se répéta une ou deux fois, mais il fallut le surprendre au passage, puis on ne l’entendit plus. Tout était immobile et sommeillant. Un petit nombre d’étoiles très brillantes vibraient dans l’air calme et bleu de la nuit. À peine avait-on le sentiment du froid, quoiqu’il fût rendu plus intense encore par la limpidité du ciel et l’absence de vent.

Je pensai aux Trembles ; il y avait si longtemps que je n’y pensais plus ! Ce fut comme une lueur de salut. Chose bizarre, par un retour subit à des impressions si lointaines, je fus rappelé tout à coup vers les aspects les plus austères et les plus caïmans de ma vie champêtre. Je revis Villeneuve avec sa longue ligne de maisons blanches à peine élevées au-dessus du coteau, ses toits fumans, sa campagne assombrie par l’hiver, ses buissons de prunelliers roussis par les gelées et bordant des chemins glacés. Avec la lucidité d’une imagination surexcitée à un point extrême, j’eus en quelques minutes la perception rapide, instantanée de tout ce qui avait charmé ma première enfance. Partout où j’avais puisé des agitations, je ne rencontrais plus que l’immuable paix. Tout était douceur et quiétude dans ce qui m’avait autrefois causé les premiers troubles que j’aie connus. Quel changement ! pensais-je, et sous les incandescences dont j’étais brûlé, je retrouvais plus fraîche que jamais la source de mes premiers attachemens.

Le cœur est si lâche, il a si grand besoin de repos, que pendant un moment je me jetai dans je ne sais quel espoir aussi chimérique que tous les autres de retraite absolue dans ma maison des Trembles. Personne autour de moi, des années entières de solitude avec une consolation certaine, mes livres, un pays que j’adore et le travail, toutes choses irréalisables, et cependant cette hypothèse était la plus douce, et je retrouvai un peu de calme en y songeant.

Puis les heures voisines du matin se mirent à sonner. Deux horloges les répétaient ensemble, presque à l’unisson, comme si la seconde eût été l’écho immédiat de la première. C’était le séminaire et le collège. Ce brusque rappel aux réalités dérisoires du lendemain écrasa ma douleur sous une sensation unique de petitesse, et m’atteignit en plein désespoir comme un coup de férule.


VIII.

« Très certainement il faut que vous ayez beaucoup souffert, m’écrivait Augustin en réponse à des déclamations fort exaltées que je lui adressais très peu de jours après le départ de Madeleine et de son mari ; mais de quoi ? comment ? par qui ? J’en suis encore à me poser des questions que vous ne voulez jamais résoudre. J’entends bien en vous le retentissement de quelque chose qui ressemble à des émotions très connues, très définies, toujours uniques et sans pareilles pour celui qui les éprouve ; mais cette chose n’a pas encore de nom dans vos lettres, et vous m’obligez à vous plaindre aussi vaguement que vous vous plaignez. Ce n’est pourtant pas ce que je voudrais faire. Rien ne me coûte, vous le savez, quand il s’agit de vous, et vous êtes dans une situation de cœur ou d’esprit, comme vous le voudrez, à réclamer quelque chose de plus actif et de plus efficace que des mots, si compatissans qu’ils soient. Vous devez avoir besoin de conseils. Je suis un triste médecin pour les maux dont je vous crois atteint ; je vous conseillerais pourtant un remède qui s’applique à tout, même à ces maladies de l’imagination que je connais mal : c’est une hygiène. J’entends par là l’usage des idées justes, des sentimens logiques, des affections possibles, en un mot l’emploi judicieux des forces et des activités de la vie. La vie, croyez-moi, voilà la grande antithèse et le grand remède à toutes les souffrances dont le principe est une erreur. Le jour où vous mettrez le pied dans la vie, dans la vie réelle, entendez-vous bien ; le jour où vous la connaîtrez avec ses lois, ses nécessités, ses rigueurs, ses devoirs et ses chaînes, ses difficultés et ses peines, ses vraies douleurs et ses enchantemens, vous verrez comme elle est saine, et belle, et forte, et féconde, en vertu même de ses exactitudes ; ce jour-là, vous trouverez que le reste est factice, qu’il n’y a pas de fictions plus grandes, que l’enthousiasme ne s’élève pas plus haut, que l’imagination ne va pas au-delà, qu’elle comble les cœurs les plus avides, qu’elle a de quoi ravir les plus exigeans, et ce jour-là, mon cher enfant, si vous n’êtes pas incurablement malade, malade à mourir, vous serez guéri.

« Quant à vos recommandations, je les suivrai. Je verrai M. et Mme de Nièvres, et je vous sais gré de me donner cette occasion de m’entretenir de vous avec des amis qui ne sont pas étrangers, je suppose, aux agitations que je déplore. Soyez sans inquiétude au surplus, j’ai la meilleure des raisons pour être discret : j’ignore tout. »

Un peu plus tard, il m’écrivait encore :

« J’ai vu Mme de Nièvres ; elle a bien voulu me considérer comme un de vos meilleurs amis. À ce titre, elle m’a dit à propos de vous et sur vous des choses affectueuses qui me prouvent qu’elle vous aime beaucoup mais qu’elle ne vous connaît pas très bien. Or, si votre amitié mutuelle ne vous a pas mieux éclairés l’un sur l’autre, ce doit être votre faute, et non la sienne, ce qui ne prouve pas que vous ayez eu tort de ne vous révéler qu’à demi, mais ce qui me démontrerait au moins que vous l’avez voulu. J’arrive ainsi à des conclusions qui m’inquiètent. Encore une fois, mon cher Dominique, la vie, le possible, le raisonnable ! Je vous en supplie, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l’ennemi du beau, parce qu’il est l’inséparable ami de la justice et de la vérité. »

Je vous rapporte une partie des conseils qu’Augustin m’adressait, sans savoir au juste à quoi les appliquer, mais en le devinant.

Quant à Olivier, le lendemain même de cette soirée, qui devait m’épargner les premiers aveux, à l’heure même où Madeleine et M. de Nièvres partaient pour Paris, il entrait dans ma chambre.

— Elle est partie ? lui dis-je en l’apercevant.

— Oui, me répondit-il, mais elle reviendra ; elle est presque ma sœur, tu es plus que mon ami ; il faut tout prévoir.

Il allait continuer, quand le pitoyable état d’abattement où il me vit le désarma sans doute et lui fit ajourner ses explications.

— Nous en recauserons, dit-il.

Puis il tira sa montre, et comme il était tout près de huit heures : — Allons, Dominique, viens au collège, c’est ce que nous pouvons faire de plus sage.

Il devait arriver que les conseils d’Augustin ni les avertissemens d’Olivier ne prévaudraient pas contre un entraînement trop irrésistible pour être arrêté par des avis. Ils le comprirent et ils firent comme moi : ils attendirent ma délivrance ou ma perte de la dernière ressource qui reste aux hommes sans volonté ou à bout de combinaisons, l’inconnu.

Augustin m’écrivit encore une ou deux lois pour m’envoyer des nouvelles de Madeleine. Elle avait visité près de Paris la terre où l’intention de M. de Nièvres était de passer l’été. C’était un joli château dans les bois, « le plus romantique séjour, m’écrivait Augustin, pour une femme qui peut-être partage à sa manière vos regrets de campagnard et vos goûts de solitaire. » Madeleine écrivait de son côté à Julie, et sans doute avec des épanchemens de sœur qui ne parvenaient pas jusqu’à moi. Une seule fois, pendant ces plusieurs mois d’absence, je reçus un court billet d’elle où elle me parlait d’Augustin. Elle me remerciait de le lui avoir fait connaître, me disait le bien qu’elle pensait de lui : que c’était la volonté même, la droiture et le plus pur courage, et me donnait à entendre qu’en dehors des besoins du cœur je n’aurais jamais de plus ferme et de meilleur appui. Ce billet, signé de son nom de Madeleine, était accompagné des souvenirs affectueux de son mari.

Ils ne revinrent qu’aux vacances, et très peu de jours avant la distribution des prix, dernier acte de ma vie de dépendance, qui m’émancipait.

J’aurais beaucoup mieux aimé, vous le comprendrez, que Madeleine n’assistât pas à cette cérémonie. Il y avait en moi de telles disparates, ma condition d’écolier formait avec mes dispositions morales des désaccords si ridicules, que j’évitais comme une humiliation nouvelle toute circonstance de nature à nous rappeler à tous deux ces désaccords. Depuis quelque temps surtout, mes susceptibilités sur ce point devenaient très vives. C’était, je vous l’ai dit, le côté le moins noble et le moins avouable de mes douleurs, et si j’y reviens à propos d’un incident qui fit de nouveau crier ma vanité, c’est pour vous expliquer par un détail de plus la singulière ironie de cette situation.

La distribution avait lieu dans une ancienne chapelle abandonnée depuis longtemps, qui n’était ouverte et décorée qu’une fois par an pour ce jour-là. Cette chapelle était située au fond de la grande cour du collège ; on y arrivait, en passant sous la double rangée de tilleuls dont la vaste verdure égayait un peu ce froid promenoir. De loin, je vis entrer Madeleine en compagnie de plusieurs jeunes femmes de son monde en toilette d’été, habillées de couleurs claires avec des ombrelles tendues qui se diapraient d’ombre et de soleil. Une fine poussière, soulevée par le mouvement des robes, les accompagnait comme un léger nuage, et la chaleur faisait que des extrémités des rameaux déjà jaunis une quantité de feuilles et de fleurs mûres tombaient autour d’elles, et s’attachaient à la longue écharpe de mousseline dont Madeleine était enveloppée. Elle passa, riante, heureuse, le visage animé par la marche, et se retourna pour examiner curieusement notre bataillon de collégiens réunis sur deux lignes et maintenus en bon ordre comme de jeunes conscrits. Toutes ces curiosités de femmes, et celle-ci surtout, rayonnaient jusqu’à moi comme des brûlures. Le temps était admirable ; c’était vers le milieu du mois d’août. Les oiseaux familiers s’étaient enfuis des arbres et chantaient sur les toitures où le soleil dardait. Des murmures de foule suspendaient enfin ce long silence de douze mois, des gaîtés inouïes épanouissaient la physionomie du vieux collège, les tilleuls le parfumaient d’odeurs agrestes. Que n’aurais-je pas donné pour être déjà libre !

Les préliminaires furent très longs, et je comptais les minutes qui me séparaient encore du moment de ma délivrance. Enfin le signal se fit entendre. À titre de lauréat de philosophie, mon nom fut appelé le premier. Je montai sur l’estrade, et quand j’eus ma couronne d’une main, mon gros livre de l’autre, debout au bord des marches, faisant face à l’assemblée qui applaudissait, je cherchai des yeux Mme Ceyssac ; le premier regard que je rencontrai avec celui de ma tante, le premier visage ami que je reconnus précisément au-dessous de moi, au premier rang, fut celui de Mme de Nièvres. Éprouva-t-elle un peu de confusion elle-même en me voyant là dans l’attitude affreusement gauche que j’essaie de vous peindre ? Eut-elle un contre-coup du saisissement qui m’envahit ? Son amitié souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement en devinant que je pouvais souffrir ? Quels furent au juste ses sentimens pendant cette rapide, mais très cuisante épreuve qui sembla nous atteindre tous les deux à la fois et presque dans le même sens ? Je l’ignore ; mais elle devint très rouge, elle le devint encore davantage quand elle me vit descendre et m’approcher d’elle. Et quand ma tante, après m’avoir embrassé, lui passa ma couronne en l’invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance ; Je ne suis pas bien sûr de ce qu’elle me dit pour me témoigner qu’elle était heureuse et me complimenter suivant l’usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je crois, de me dire : « Je suis bien fière, mon cher Dominique, » ou « c’est très bien. » Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme ou d’intérêt ou de compassion, ou seulement une larme involontaire de jeune femme timide… Qui sait ? Je me le suis demandé souvent, et je ne l’ai jamais su.

Nous sortîmes. Je jetai mes couronnes dans la cour avant d’en franchir le seuil pour la dernière fois. Je ne regardai pas seulement en arrière, pour rompre plus vite avec un passé qui m’exaspérait. Et si j’avais pu me séparer de mes souvenirs aussi précipitamment que j’en dépouillai la livrée, j’aurais eu certainement à ce moment-là des sensations d’indépendance et de virilité sans égales.

— Maintenant qu’allez-vous faire ? me demanda Mme Ceyssac à quelques heures de là.

— Maintenant ? lui dis-je, je n’en sais rien.

Et je disais vrai, car l’incertitude où j’étais s’étendait à tout, depuis le choix d’une position qu’elle espérait et voulait brillante jusqu’à l’emploi d’une autre partie de mes ardeurs qu’elle ignorait.

Il était convenu que Madeleine irait d’abord se fixer à Mièvres, puis qu’elle reviendrait achever l’hiver à Paris. Quant à nous, nous devions nous y rendre directement, de manière qu’elle nous y trouvât déjà établis et dans des habitudes de travail dont le choix dépendait de nous-mêmes, mais dont la direction regarderait beaucoup Augustin. Ces dispositions de départ et ces sages projets nous occupèrent ensemble une partie de ces dernières vacances, et cependant cette idée de travail, de but à poursuivre, ce programme très vague dont le premier article était encore à formuler, n’avaient pas de sens bien défini, ni pour Olivier, ni pour moi. Dès le lendemain de ma liberté, j’avais complètement oublié mes années de collège ; c’était la seule époque de mon passé qui me laissât l’âme froide, le seul souvenir de moi-même qui ne me rendît pas heureux. Quant à Paris, j’y pensais avec la confuse appréhension qui s’attache à des nécessités prévues, inévitables, mais peu riantes, et qu’on connaîtra toujours assez tôt. Olivier, à mon grand étonnement, ne témoignait aucune espèce de regret de s’éloigner.

— Maintenant, me dit-il avec beaucoup de sang-froid, quelques jours seulement avant notre départ, je n’ai plus rien qui me retienne en province.

En avait-il donc si vite épuisé toutes les joies ?


IX.

Nous arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il pleuvait ; il faisait froid. Je n’aperçus d’abord que des rues boueuses, des pavés mouillés, luisans sous le feu des boutiques, le rapide et continuel éclair de voitures qui se croisaient en s’éclaboussant, une multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut prodigieuse. Je fus frappé, je m’en souviens, des odeurs de gaz qui annonçaient une ville où l’on vivait la nuit autant que le jour, et de la pâleur des visages qui m’aurait fait croire qu’on s’y portait mal. J’y reconnus le teint d’Olivier, et je compris mieux qu’il avait une autre origine que moi.

Au moment où j’ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas, et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers portant des torches et escortant une suite de voitures aux lanternes flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au galop.

— Regarde vite, me dit Olivier, c’est le roi.

Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce défilé retentissant d’hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches.

Olivier s’assura de la direction que prenaient les attelages ; puis, quand la dernière voiture eut disparu : — C’est bien cela, dit-il avec la satisfaction d’un homme qui connaît son Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens.

Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit, quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille intérêts pressans semblaient tous diriger vers des buts contraires.

— Es-tu content ? lui dis-je.

Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette vie extraordinaire l’eût tout à coup rempli d’aspirations démesurées.

— Et toi ? me dit-il.

Puis, sans attendre ma réponse : — Oh ! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n’es pas plus à Paris que je n’étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C’est ici qu’on envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas ; tu es riche, tu n’es pas le premier venu, et tu aimes ! ajouta-t-il en me parlant aussi bas que possible. — Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m’embrassa et me dit : — À demain, cher ami, à toujours !

Une heure après, le silence était aussi profond qu’en pleine campagne. Cette suspension de vie, l’engourdissement subit et absolu de cette ville enfermant un million d’hommes, m’étonna plus encore que son tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que par une sorte d’évanouissement de ma volonté.

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. Il avait déjà vieilli, quoiqu’il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d’ouverture et plus d’éclat. Sa main toute blanche à peau plus fine s’était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail exclusif du maniement de la plume. Personne n’aurait pu dire, à voir sa tenue, s’il était pauvre ou riche. Il portait des habits très simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l’habit n’est rien.

Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d’attendre avant d’en faire un autre soi-même. Olivier de son côté ne se livra qu’à demi, soit que l’enveloppe de l’homme lui parût bizarre, soit qu’il sentit par-dessous la résistance d’une volonté tout aussi bien trempée que la sienne et formée d’un métal plus pur.

— J’avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral. Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable, mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même étoile.

Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre : — Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant et en sueur, comme tous les gens qui n’ont pour eux que le vouloir et qui n’arrivent que par le travail. J’aime mieux des dons d’esprit ou de la naissance, ou, faute de cela, j’aime mieux rien.

Plus tard leur opinion changea. Augustin finit par aimer Olivier, mais sans jamais l’estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime véritable, mais ne l’aima point.

Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartemens voisins, mais séparés. Notre amitié très étroite et l’indépendance de chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos habitudes étaient celles d’étudians libres à qui leurs goûts ou leur position permettent de choisir, de s’instruire un peu au hasard et de puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit devra s’arrêter.

Très peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous invitait l’un et l’autre à nous rendre à Nièvres.

C’était, je vous l’ai dit, je crois, d’après une lettre d’Augustin, à quelques lieues de Paris, une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois de châtaigniers et de chênes. J’y passai une semaine de beaux jours froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles, mais qui m’empêchèrent de les regretter, tant ils étaient beaux, et qui semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les tourelles ne dépassaient que de très peu sa ceinture de vieux chênes, et qu’on n’apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée, ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes, — le château lui-même résumait en quelques traits saisissans ce caractère attristé de la saison et du lieu. C’était toute une existence nouvelle pour Madeleine, et pour moi c’était aussi quelque chose de bien nouveau que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus vastes, avec la liberté d’allures, l’ampleur d’habitudes, ce je ne sais quoi de supérieur et d’assez imposant que donnent l’usage et la responsabilité d’une grande fortune.

Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la rue des Carmélites : c’était M. d’Orsel. Quant à moi, s’il m’eût fallu choisir, j’aurais hésité. Les lieux ne m’étaient plus rien. Un même attrait était aujourd’hui mon présent et mon passé, mes regrets et mes habitudes ; entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un amour impossible à un amour coupable. Et quand je quittai Nièvres, j’étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver, s’ensevelir ici.

Madeleine ne vint point à Paris de tout l’hiver, diverses circonstances ayant retardé l’établissement que M. de Nièvres projetait d’y faire. Elle était heureuse, entourée de tout son monde ; elle avait Julie, son père ; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse de sa modeste et régulière existence de province aux étonnemens qui l’attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la revis une ou deux fois dans l’été, mais à de longs intervalles et pendant de très courts momens, lâchement surpris à l’impérieux devoir qui me recommandait de la fuir.

J’avais eu l’idée de profiter de cet éloignement très opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité, surtout dans l’ordre des activités de l’esprit, et si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre dans cette atmosphère. J’y puisai même ces forces réelles que donne aux poumons la respiration d’un air plus vif, plus riche en principes de vie.

Quant à la vie de Paris, telle que l’entendait Olivier, je ne me faisais point d’illusions, et ne la considérais nullement comme un secours. J’y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour m’étourdir et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé de milieu. N’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi, et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne, qui polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l’expérience.

J’étais seul ou à peu près, car Augustin ne s’appartenait guère, et dès le premier jour j’avais bien compris qu’Olivier n’était pas homme à m’appartenir longtemps. Tout de suite il avait pris des habitudes qui ne gênaient en rien les miennes, mais n’y ressemblaient nullement. Je fouillais les bibliothèques, je pâlissais de froid dans de graves amphithéâtres, et m’enfouissais le soir dans des cabinets de lecture où des misérables, condamnés à mourir de faim, écrivaient, la fièvre dans les yeux, des livres qui ne devaient ni les illustrer ni les enrichir. Je devinais là des impuissances et des misères physiques et morales dont le voisinage était loin de me fortifier. J’en sortais navré. Je m’enfermais chez moi, j’ouvrais d’autres livres et je veillais. J’entendis ainsi passer sous mes fenêtres toutes les fêtes nocturnes du carnaval. Quelquefois, en pleine nuit, Olivier frappait à ma porte. Je reconnaissais le son bref du pommeau d’or de sa canne. Il me trouvait à ma table, me serrait la main et gagnait sa chambre en fredonnant un air d’opéra. Le lendemain, je recommençais sans ostentation, sans viser au martyre, avec la conviction ingénue que cet austère régime était excellent.

Au bout de quelques mois passés ainsi, je n’en pouvais plus. Mes forces étaient épuisées, et, comme un édifice élevé par miracle, un matin, en m’éveillant, je sentis mon courage s’écrouler. Je voulus retrouver une idée poursuivie la veille, impossible ! Je me répétai vainement certains mots de discipline qui m’aiguillonnaient quelquefois, comme on stimule avec des locutions convenues les chevaux de trait qui lâchent pied. Un immense dégoût me vint aux lèvres rien qu’à la pensée de reprendre un seul jour de plus cet affreux métier de fouilleur de livres. L’été était venu. Il y avait un joyeux soleil dans les rues. Des martinets tourbillonnaient gaîment autour d’un clocher pointu qu’on voyait de ma fenêtre. Sans hésiter une seule minute et sans réfléchir que j’allais perdre en un instant le bénéfice de tant de mois de sagesse, j’écrivis à Madeleine. Ce que je lui disais était fort insignifiant. De courts billets que j’avais reçus d’elle avaient établi une fois pour toutes le ton de notre correspondance. Je ne mis dans celui-ci rien de plus ni rien de moins, et cependant, la lettre partie, j’attendis la réponse comme un événement.

Il y a dans Paris un grand jardin fait pour les ennuyés : on y trouve une solitude relative, des arbres, des gazons verts, des plates-bandes fleuries, des allées sombres, et une foule d’oiseaux qui paraissent s’y plaire presque autant que dans un séjour champêtre. J’y courus. J’y errai pendant le reste de la journée, étonné d’avoir secoué mon joug, et plus étonné encore de l’extrême intensité d’un souvenir que j’avais eu la bonne foi de croire assoupi. Peu à peu, comme une flamme qui se rallume, je sentis naître en moi cet ardent réveil. Je marchais sous les arbres, discourant tout seul, et faisant sans le vouloir le mouvement d’un hom.me enchaîné longtemps qui se délivre.

— Comment ! me disais-je, elle ne saura pas même que je l’ai aimée ! elle ignorera que pour elle, à cause d’elle, j’ai usé ma vie et tout sacrifié, tout, jusqu’au bonheur si innocent de lui montrer ce que j’ai fait dans l’intérêt de son repos ! Elle croira que j’ai passé à côté d’elle sans la voir, que nos deux existences auront coulé bord à bord sans se confondre ni même se toucher, pas plus que deux ruisseaux indifférens ! Et le jour où plus tard je lui dirai : « Madeleine, savez-vous que je vous ai beaucoup aimée ? » elle me répondra : « Est-ce possible ? » Et ce ne sera plus l’âge où elle aurait pu me croire !

Puis je sentais qu’en effet nos deux destinées étaient parallèles, très rapprochées, mais irréconciliables, qu’il fallait vivre côte à côte et séparés, et que c’était fini de moi. Alors j’imaginais des hypothèses. Il y avait des qui sait ? qui surgissaient aussitôt comme des tentations. À quoi je répondais : Non, cela ne sera jamais ! Mais de ces suppositions insensées il me restait je ne sais quelle saveur horriblement douce dont le peu de volonté que j’avais était enivré ; puis je pensais que c’était bien la peine d’avoir si courageusement lutté pour en arriver là.

Je découvrais en moi une telle absence d’énergie et je concevais un tel mépris de moi-même, que ce jour-Là très sérieusement je désespérai de ma vie. Elle ne me semblait plus bonne à rien, pas même à être employée à des travaux vulgaires. Personne n’en voulait, et je n’y tenais plus. Des enfans vinrent jouer sous les arbres. Des couples heureux passèrent étroitement liés. J’évitai leur approche, et je m’éloignai, cherchant où je pourrais aller, moi, pour n’être plus seul. Je revins par des rues désertes. Il y avait là de grands ateliers d’industrie, clos et bruyans, des usines dont les cheminées fumaient, où l’on entendait bouillonner des chaudières, gronder des rouages. Je pensais à ces effervescences qui me consumaient depuis plusieurs mois, à ce foyer intérieur toujours allumé, toujours brûlant, mais pour une application qui n’était pas prévue. Je regardai les vitres noires, le reflet des fourneaux ; j’écoutai le bruit des machines.

— Qu’est-ce qu’on fait là dedans ? me disais-je. Qui sait ce qui doit en sortir, si c’est du bois ou du métal, du grand ou du petit, du très utile ou du superflu ? — Et l’idée qu’il en était ainsi de mon esprit n’ajouta rien à un découragement déjà complet, mais le confirma.

J’avais couvert des rames de papier. Il y en avait une montagne accumulée sur ma table de travail. Je ne les considérais jamais avec beaucoup d’orgueil ; j’évitais ordinairement d’y jeter les yeux de trop près, et je vivais au jour le jour des illusions de la veille. Dès le lendemain j’en fis justice. J’en feuilletai au hasard des lambeaux : une fade odeur de médiocrité me souleva le cœur. Je pris le tout et le mis au feu. J’étais assez calme en exécutant ce sacrifice, qui en toute autre circonstance m’aurait coûté quelques regrets. En ce moment même, la réponse de Madeleine arriva. Sa lettre était ce qu’elle devait être, cordiale, tendre, exquise, et pourtant je restai stupéfait de me sentir au cœur un espoir déçu. Le flamboiement de tant de paperasses brûlées éclairait encore ma chambre, et j’étais debout, tenant à la main la lettre de Madeleine, comme un homme qui se noie tient un fil brisé, quand par hasard Olivier entra.

Il vit cet amas de cendres fumantes et comprit : il jeta un rapide coup d’œil sur la lettre.

— On se porte bien à Nièvres ? me dit-il froidement.

Pour prévenir le moindre soupçon, je lui tendis la lettre ; mais il affecta de ne point la lire, et comme s’il eût décidé que le moment était venu de me parler raison et de débrider largement une plaie qui languissait, sans résultat :

— Ah ça ! me dit-il, où en es-tu ? Depuis six mois, tu veilles, tu te morfonds : tu mènes une vie de séminariste qui a fait des vœux, de bénédictin qui prend des bains de science pour calmer la chair ; où cela t’a-t-il mené ?

— À rien, lui dis-je.

— Tant pis, car toute déception prouve au moins une chose : c’est qu’on s’est trompé sur les moyens de réussir. — Tu t’es imaginé que la solitude, quand on doute de soi, est le meilleur des conseillers. Qu’en penses-tu aujourd’hui ? Quel conseil t’a-t-elle donné, quel avis qui te serve, quelle leçon de conduite ?

— De me taire toujours, lui dis-je avec désespoir.

— Si telle est la conclusion, je t’engage alors à changer de système. Si tu attends tout de toi, si tu as assez d’orgueil pour supposer que tu viendras à bout d’une situation qui en a découragé de plus forts, et que tu pourras demeurer sans broncher debout sur cette difficulté effroyable où tant de braves cœurs ont défailli, tant pis encore une fois, car je te crois en danger, et sur l’honneur je ne dormirai plus tranquille.

— Je n’ai ni orgueil ni confiance, et tu le sais aussi bien que moi. Ce n’est pas moi qui veux, c’est, comme tu le dis, une situation qui me commande. Je ne puis empêcher ce qui est, je ne puis prévoir ce qui doit être. Je reste où je suis, sur un danger, parce qu’il m’est défendu d’être ailleurs. Ne plus aimer Madeleine ne m’est pas possible, l’aimer autrement ne m’est pas permis. Le jour où sur cette difficulté, d’où je ne puis descendre, la tête me tournera, eh bien ! ce jour-là tu pourras me pleurer comme un homme mort.

— Mort ! non, reprit Olivier, mais tombé de haut. N’importe, ceci est funèbre. Et ce n’est point ainsi que j’entends que tu finisses. C’est bien assez que la vie nous tue tous les jours un peu ; pour Dieu, ne l’aidons pas à nous achever plus vite. Prépare-toi, je te prie, à entendre des choses très dures, et si Paris te fait peur comme un mensonge, habitue-toi du moins à causer en tête-à-tête avec la vérité.

— Parle, lui dis-je, parle. Tu ne me diras rien que je ne me sois mille fois répété.

— C’est une erreur. J’affirme que tu ne t’es jamais tenu ce langage : Madeleine est heureuse ; elle est mariée, elle aura l’une après l’autre les joies légitimes de la famille, sans en excepter aucune, je le désire et je l’espère. Elle peut donc se passer de toi. Elle ne t’est rien qu’une amie fort tendre, tu n’es rien non plus pour elle qu’un excellent camarade qu’elle serait désespérée de perdre comme ami, impardonnable de prendre pour amant. Ce qui vous unit n’est donc qu’un lien, charmant s’il n’est qu’un lien, horrible s’il devenait une chaîne. Tu lui es nécessaire dans la mesure où l’amitié compte et pèse dans la vie ; tu n’as en aucun cas le droit de faire de toi un embarras. Je ne parle pas de mon cousin, qui, s’il était consulté, ferait valoir ses droits suivant les formes connues et avec les argumens des maris menacés dans leur honneur, ce qui est déjà grave, et dans leur bonheur, ce qui est beaucoup plus sérieux. Voilà pour Mme de Nièvres. En ce qui te regarde, la position n’est pas moins simple. Le hasard qui t’a fait rencontrer Madeleine t’avait fait naître aussi six ou huit ans trop tard, ce qui est certainement un grand malheur pour toi et peut-être un accident regrettable pour elle. Un autre est venu qui l’a épousée. M. de Mièvres n’a donc pris que ce qui n’était à personne ; aussi n’as-tu jamais protesté parce que tu as beaucoup de sens, même en ayant beaucoup de cœur. Après avoir décliné toute prétention sur Madeleine comme mari, voudrais-tu, peux-tu y prétendre autrement ? Et pourtant tu continues de l’aimer. Tu n’as pas tort, parce qu’un sentiment comme le tien n’a jamais tort ; mais tu n’es pas dans le vrai, parce qu’une impasse ne mène à rien. Cependant, comme il n’y a dans la vie la plus bouchée que de fausses impasses, comme des carrefours les plus étroits il faut sortir en définitive, bon gré, mal gré, sinon sans avaries, tu sortiras de celui-ci, et tu n’y laisseras rien, je l’espère, ni ton honneur ni ta vie. Encore un mot, et ne t’en offense pas : Madeleine n’est pas la seule femme en ce monde qui soit bonne, ni qui soit jolie, ni qui soit sensible, ni qui soit faite pour te comprendre et pour t’estimer. Suppose un hasard différent : Madeleine serait une autre femme, que tu aimerais de même, exclusivement, et dont tu dirais pareillement : Elle, et pas une autre ! Il n’y a donc de nécessaire et d’absolu qu’une chose, le besoin et la force d’aimer. Ne t’occupe pas de savoir si je raisonne en logicien, et ne dis pas que mes théories sont affreuses. Tu aimes et tu dois aimer, le reste est le fait de la chance. Je ne connais pas de femme, pourvu que je la suppose digne de toi, qui ne soit en droit de te dire : Le véritable et l’unique objet de vos sentimens, c’est moi !

— Ainsi, m’écriai-je, il faudrait ne plus aimer ?

— Au contraire, mais une autre.

— Ainsi il faudrait l’oublier ?

— Non, mais la remplacer.

— Jamais ! lui dis-je.

— Ne dis pas : Jamais ; dis : Pas maintenant.

Et là-dessus Olivier sortit.

J’avais les yeux secs, mais une atroce douleur me tenaillait le cœur. Je relus la lettre de Madeleine ; il s’en exhalait cette vague tiédeur des amitiés vulgaires, désespérante à sentir quand on voudrait plus. Il a raison, cent fois raison, pensais-je en me répétant comme un arrêt sans appel l’agaçante argumentation d’Olivier. Et tout en repoussant ses conclusions de toute l’horreur d’un cœur passionnément épris, je me disais cette vérité irréfutable : Je ne suis rien à Madeleine, rien qu’un obstacle, une menace, un être inutile ou dangereux !

Je regardai ma table vide. Un monceau de cendres noires encombrait le foyer. Cette destruction d’une autre partie de moi-même, cette ruine totale et de mes efforts el de mon bonheur m’abattit enfin sous la sensation sans pareille d’un néant complet.

— À quoi donc suis-je bon ? m’écriai-je.

Et le visage caché dans mes mains, je restai là, les yeux dans le vide, ayant devant moi toute ma vie, immense, douteuse et sans fond comme un précipice.

Au bout d’une heure, Olivier me retrouva dans le même état, c’est-à-dire inerte, immobile et consterné. Très amicalement il me posa la main sur l’épaule et me dit : — Veux-tu m’accompagner ce soir au théâtre ?

— Y vas-tu seul ? lui demandai-je.

Il sourit et me répondit : — Non.

— Alors tu n’as pas besoin de moi, lui dis-je, et je lui tournai le dos.

— Soit, dit-il avec un accent d’impatience.

Puis se ravisant tout à coup : — Tu es stupide, injuste et insolent, reprit-il en se posant carrément devant moi. Que crois-tu donc ? que je veux te surprendre ? Joli métier que tu m’attribues ! Non, mon cher, je ne préparerai jamais la plus innocente épreuve où ta probité de cœur puisse être engagée. Ce serait un vilain calcul et de plus un procédé maladroit. Ce que je veux, m’entends-tu ? c’est que tu sortes de ta tanière, esprit chagrin, pauvre cœur blessé. Tu t’imagines que la terre a pris le deuil et que la beauté s’est voilée, et que tous les visages sont en larmes, et qu’il n’y a plus ni espérances, ni joies, ni vœux comblés, parce que dans ce moment la destinée te maltraite. Regarde donc un peu autour de toi, et mêle-toi à la foule des gens qui sont heureux ou qui croient l’être. Ne leur envie pas l’insouciance, mais apprends d’eux ceci : c’est que la Providence, en qui tu crois, a pourvu à tout, qu’elle a tout proportionné et disposé d’inépuisables ressources pour les besoins des cœurs affamés.

Je ne fus point ébranlé par ce flux de paroles ; mais je finis par l’écouter. L’affectueuse exaspération d’Olivier agit comme un calmant sur mes nerfs, affreusement tendus, et les attendrit. Je lui pris la main. Je le fis asseoir près de moi. Je lui demandai pardon d’un mot dit étourdiment, qui ne contenait nulle défiance. Je le suppliai de laisser passer cette crise de défaillance, qui ne durerait pas, lui disais-je, et qui résultait de longues fatigues. Je lui promis d’ailleurs de changer de conduite. Nous avions le même monde ; j’avais le plus grand tort de n’y jamais aller. Il était de mon devoir de m’y faire connaître et de ne pas me singulariser par un éloignement systématique. Je lui dis une foule de choses sensées, comme si la raison m’était subitement revenue. Et comme il subissait lui-même l’influence d’un épanchement qui semblait nous rendre tous les deux ensemble plus souples, plus concilians et meilleurs, je parlai de lui, de sa vie presque entièrement passée loin de moi, et me plaignis de ne pas mieux savoir ni ce qu’il faisait, ni s’il avait des raisons d’être satisfait.

— Satisfait est le mot, me dit-il avec une expression à moitié comique. Chaque homme a le vocabulaire de ses ambitions. Oui, je suis à peu près satisfait dans ce moment, et si je m’en tiens à des satisfactions qui n’ont rien de chimérique, ma vie se passera dans un équilibre parfait et sera comblée jusqu’à satiété.

— As-tu des nouvelles d’Ormesson ? lui demandai-je.

— Aucune. Tu sais comment l’histoire a fini.

— Par une rupture ?

— Par un départ, ce qui n’est pas la même chose, car nous avons gardé l’un de l’autre le seul regret qui ne gâte jamais les souvenirs.

— Et maintenant ?

— Maintenant ? Est-ce que tu sais ?

— Je ne sais rien : mais j’imagine que tu as dû faire ce que tu me recommandes.

— C’est vrai, dit-il en souriant.

Puis il devint sérieux, et me dit : Dans tout autre moment je te raconterais, mais pas aujourd’hui. L’air de cette chambre est plein d’une émotion respectable. Il n’y a pas de promiscuité permise entre la femme dont j’aurais à t’entretenir et celle dont il ne faut pas même prononcer le nom lorsqu’il est question de la première.

Le bruit d’un pas dans l’antichambre l’interrompit. Mon domestique annonça Augustin, qui venait rarement à pareille heure. La vue de cette ardente et inflexible physionomie me rendit en quelque sorte une lueur de courage. Il me semblait que c’était un renfort que le hasard m’envoyait dans un moment où j’en avais si grand besoin.

— Vous venez à propos, lui dis-je en faisant bonne contenance. Tenez, c’était bien la peine de me donner tant de mal. J’ai tout détruit.

Je lui parlais toujours un peu comme un disciple à son maître, et je lui reconnaissais le droit de m’interroger sur mon travail.

— C’est à recommencer, dit-il sans s’émouvoir autrement ; je connais cela.

Olivier se taisait. Après quelques minutes de silence, il passa la main dans ses cheveux bouclés, bâilla doucement, et nous dit : — Je m’ennuie, et je vais au bois.


X.

— Est-ce qu’il travaille ? me demanda Augustin quand Olivier nous eut quittés.

— Fort peu, et cependant il apprend comme s’il travaillait.

— Tant mieux ; il a séduit la fortune. Si la vie n’était qu’une loterie, reprit Augustin, ce jeune homme rêverait toujours les numéros gagnans.

Augustin n’était pas de ceux qui séduisent la fortune, ni qu’un numéro rêvé doit enrichir. Ce que je vous ai dit de lui peut vous faire comprendre qu’il n’était pas né pour les faveurs du hasard, et que, dans toutes les combinaisons où jusqu’à présent il avait mis sa volonté pour enjeu, l’enjeu représentait beaucoup plus que le gain. Depuis le jour où vous l’avez vu quitter les Trembles, tenant à la main une lettre reçue de Paris, comme un jeune soldat muni de sa feuille de route, ses espérances avaient, je crois, reçu plus d’un échec, mais sans diminuer sa foi robuste ni le faire douter une seule minute que le succès, sinon la gloire, ne fût à Paris même, et juste au bout du chemin qu’il y suivait. Il ne se plaignait point, n’accusait personne, ne désespérait de rien. Il avait, sans aucune illusion, la ténacité des espoirs aveugles, et ce qui chez d’autres aurait pu passer pour de l’orgueil n’existait chez lui que comme un sentiment très exactement déterminé de son droit. Il appréciait les choses avec le sang-froid d’un lapidaire essayant des bijoux de qualité douteuse, et se trompait rarement sur le choix de celles qui méritaient de lui de la peine et du temps.

Il avait eu des protecteurs. Il ne trouvait pas que solliciter fût un déshonneur, parce qu’il ne proposait alors qu’un échange de valeurs équivalentes, et que de pareils contrats, disait-il, n’humilient jamais celui qui, pour sa part de société, apporte l’appoint de son intelligence, de son zèle et de son talent. Il n’affectait pas de mépriser l’argent, dont il avait grand besoin, je le savais, sans qu’il en parlât. Il n’en dédaignait point les résultats, mais le mettait beaucoup au-dessous d’un capital d’idées que, selon lui, rien ne saurait ni représenter ni payer. — Je suis un ouvrier, disait-il, qui travaille avec des outils fort peu coûteux, c’est vrai ; mais ce qu’ils produisent est sans prix, quand cela est bon. Il ne se considérait donc comme l’obligé de personne. Les services qu’on avait pu lui rendre, il les avait achetés et bien payés. Et dans ces sortes de marchés, qui de sa part excluaient, sinon tout savoir-vivre, du moins toute humilité, il avait une manière de s’offrir qui marquait au plus juste le haut prix qu’il entendait y mettre. — Du moment qu’on traite avec l’argent, disait-il, ce n’est plus qu’une affaire où le cœur n’entre pour rien, et qui n’engage aucunement la reconnaissance. Donnant, donnant. Le talent même en pareil cas n’est qu’une obligation de probité.

Il avait essayé de beaucoup de situations, tenté déjà beaucoup d’entreprises, non par aptitude, mais par nécessité. N’ayant pas le choix des moyens, il avait l’application plus encore que la souplesse qui permet de les employer tous. À force de volonté, de clairvoyance, d’ardeurs, il suppléait presque aux qualités naturelles dont il se savait privé. Sa volonté seule, appuyée sur un rare bon sens, sur une droiture parfaite, sa volonté faisait des miracles. Elle prenait toutes les formes, jusqu’aux plus élevées, jusqu’aux plus nobles, quelquefois jusqu’aux plus brillantes. Il ne sentait pas tout, mais il n’y avait rien qu’il ne comprît. Il approchait ainsi de l’imagination par la tension d’un esprit sans cesse en contact avec ce que le monde des idées contient de meilleur et de plus beau, et touchait au pathétique par la connaissance parfaite des duretés de la vie et par l’ambition dévorante d’en gagner les joies légitimes, fût-ce au prix de beaucoup de combats.

Après avoir à ses débuts abordé le théâtre, pour lequel il ne se jugeait ni assez recommandé ni assez mûr, il s’était jeté dans le journalisme. Quand je dis jeté, le mot n’est pas exact pour un homme qui ne faisait rien à l’étourdie, et qui se présentait sur le champ de bataille avec cette hardiesse mêlée de prudence qui ne risque beaucoup que pour réussir. Plus récemment, il venait d’entrer comme secrétaire dans le cabinet d’un homme politique éminent.

— J’y suis, me disait-il, au centre d’un mouvement qui ne m’édifie point, mais qui m’intéresse et qui m’éclaire. La politique, à l’heure qu’il est, touche à tant d’idées, élabore tant de problèmes, qu’il n’y a pas d’étude plus instructive, ni de meilleur carrefour pour une ambition qui cherche un débouché.

Sa situation matérielle m’était inconnue. Je la supposais difficile ; mais c’était un des rares sujets sur lesquels il me paraissait interdit de l’interroger. Quelquefois seulement cet inébranlable courage trahissait non l’hésitation, mais la souffrance. Le stoïque Augustin n’en disait rien. Son attitude était la même, sa ferme raison toujours aussi claire. Il continuait d’agir, de penser, de résoudre, comme s’il n’avait jamais reçu la moindre atteinte ; mais il y avait en lui je ne sais quoi, comme ces taches rouges qu’on voit paraître sur les habits d’un soldat blessé. Longtemps je m’étais demandé quelle partie vulnérable, dans cette organisation de fer, un mal quelconque avait pu frapper ; puis je m’étais aperçu qu’Augustin, tout comme les autres, avait un cœur, et j’avais enfin compris que c’était ce pauvre et vaillant cœur qui saignait.

Dès qu’il se fut assis, et que je le vis croiser ses jambes l’une sur l’autre dans l’attitude d’un homme qui n’a rien à dire et qui entre en oubliant l’objet de sa visite, je m’aperçus bien qu’il n’était pas, lui non plus, dans des dispositions riantes.

— Et vous aussi, mon cher Augustin, lui dis-je, vous n’êtes pas heureux ?

— Vous le devinez, me dit-il avec un peu d’amertume.

— Il le faut bien, puisque vous avez l’orgueil de ne pas l’avouer.

— Mon cher enfant, reprit-il dans ces formes un peu paternelles qu’il n’abandonnait pas et qui donnaient un certain charme à la raideur de ses conseils, la question n’est pas de savoir si l’on est heureux, mais de savoir si l’on a tout fait pour le devenir. Un honnête homme mérite incontestablement d’être heureux, mais il n’a pas toujours le droit de se plaindre quand il ne l’est pas encore. C’est une affaire de temps, de moment et d’à-propos. Il y a beaucoup de manières de souffrir : les uns souffrent d’une erreur, les autres d’une impatience. Pardonnez-moi ce peu de modestie, je suis peut-être seulement trop impatient.

— Impatient ? et de quoi ? Peut-on le savoir ?

— De n’être plus seul, me dit-il avec une singulière émotion, afin que, si j’ai jamais quelque nom, je n’en sois pas réduit à ce triste résultat d’en couronner mon égoïsme.

Puis il ajouta : — Ne parlons pas de ces choses-là trop tôt. Vous serez le premier que j’en instruirai quand le moment sera venu.

— Ne restons pas ici, me dit-il au bout d’un instant, cela sent la déroute. Ce n’est pas qu’on s’y ennuie, mais on y contracte des envies de se laisser aller.

Nous sortîmes ensemble, et chemin faisant je le mis au courant des motifs particuliers de lassitude et de découragement que j’avais. Mes lettres l’avaient averti, et le reste lui était devenu bien clair le jour où Mme de Nièvres et lui s’étaient rencontrés. Je n’avais donc pas eu l’embarras de lui expliquer les difficultés d’une situation qu’il connaissait aussi bien que moi, ni les perplexités d’un esprit dont il avait mesuré toutes les résistances comme toutes les faiblesses.

— Il y a quatre ans que je vous sais amoureux, me dit-il au premier mot que je prononçai,

— Quatre ans ? lui dis-je, mais je ne connaissais pas alors Mme de Nièvres.

— Mon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le jour où je vous ai surpris pleurant sur les malheurs d’Annibal ? Eh bien ! je m’en suis étonné d’abord, n’admettant pas qu’une composition de collège pût émouvoir personne à ce point. Depuis, j’ai bien pensé qu’il n’y avait rien de commun entre Annibal et votre émotion, en sorte qu’à la première ouverture de vos lettres je me suis dit : Je le savais. Et à la première vue de Mme de Nièvres, j’ai compris qu’il s’agissait d’elle.

Quant à ma conduite, il la jugeait difficile, mais non pas impossible à diriger. Avec des points de vue très différens de ceux d’Olivier, il me conseillait aussi de me guérir, mais par des moyens qui lui semblaient les seuls dignes de moi.

Nous nous séparâmes après de longs circuits sur les quais de la Seine. Le soir venait. Je me retrouvai seul au milieu de Paris à une heure inaccoutumée, sans but, n’ayant plus d’habitudes, plus de liens, plus de devoirs, et me disant avec anxiété : « Que vais-je faire ce soir ? que ferai-je demain ? » J’oubliais absolument que depuis des mois, pendant un long hiver, les trois quarts du temps je n’avais pas eu de compagnon. Il me sembla que, celui qui agissait en moi m’ayant quitté, il ne me restait plus d’auxiliaire aujourd’hui pour se charger d’une vie qui désormais allait m’accabler de son vide et de son désœuvrement. L’idée de rentrer chez moi ne me vint même pas, et la pensée d’aller feuilleter des livres m’aurait rendu malade de dégoût.

Je me rappelai qu’Olivier devait être au théâtre. Je savais à quel théâtre et dans quelle compagnie. N’ayant plus à me raidir contre une lâcheté de plus, je pris une voiture, et m’y fis conduire. Je louai une salle obscure d’où j’espérais découvrir Olivier sans être aperçu. Je ne le vis dans aucune des loges qui me faisaient face. J’en conclus ou qu’il avait changé de projet ou qu’il était placé juste au-dessus de moi dans cette autre partie de la salle qui m’était cachée. Ce désir bizarre et indiscret que j’avais eu de le surprendre en partie galante étant déçu, je me demandai ce que j’étais venu faire en pareil lieu. J’y restai cependant, et j’aurais de la peine à vous expliquer pourquoi, tant le désordre de mon esprit se compliquait de chagrin, d’ennuis, de faiblesses et de curiosités perverses. Je plongeais les yeux dans toutes les loges peuplées de femmes ; cela formait, vu d’en bas, une irritante exposition de bustes à peu près sans corsage et de bras nus gantés très court. J’examinais les chevelures, le teint, les yeux, les sourires ; j’y cherchais des comparaisons persuasives qui pourraient nuire au souvenir si parfait de Madeleine. Je n’avais plus qu’une idée, l’impétueuse envie de me soustraire quand même à la persécution de ce souvenir unique. Je l’avilissais à plaisir et le déshonorais, espérant par là le rendre indigne d’elle et m’en débarrasser par des salissures. À la sortie du théâtre et comme je traversais le péristyle, une voix que j’entendis dans la foule me fit reconnaître Olivier. Il passa tout près de moi sans me voir. Je pus à peine apercevoir la personne élégante et de grande allure qu’il accompagnait. Nous rentrâmes pour ainsi dire ensemble, et j’étais encore en tenue de sortie quand il parut au seuil de ma chambre.

— D’où viens-tu ? me dit-il.

— Du théâtre.

Je lui nommai lequel.

— M’as-tu cherché ?

— Je n’y suis point allé pour te chercher, lui dis-je, mais pour te voir.

— Je ne te comprends pas, me dit-il ; dans tous les cas, ce sont des enfantillages ou des taquineries qu’un autre que moi ne te pardonnerait pas ; mais tu es malade, et je te plains.

Je ne le vis plus pendant deux ou trois jours. Il eut la sévérité de me tenir rigueur. Il s’informa de moi près de mon domestique, et je sus qu’il se préoccupait de mon état et me surveillait sans en avoir l’air. Chaque journée d’inaction m’épuisait et me démoralisait davantage. Je ne prenais aucun parti décisif, mais il me semblait que ma faiblesse allait s’abattre devant le premier accident qui la ferait broncher.

Très peu de jours après, dans une avenue du bois où je me promenais seul en désespéré, je vis venir une voiture légère menée doucement et parfaitement attelée. Elle contenait deux personnes. Olivier me découvrit à l’instant même où je le reconnus. Il fit arrêter, sauta lestement dans l’allée, me prit par le bras, et, sans dire un mot, me poussa à sa place dans la voiture ; puis, après s’être assis en face de moi, comme s’il se fût agi d’un enlèvement, il dit au cocher : « Continuez. » Je me sentis perdu, et je l’étais en effet, au moins pour quelque temps.

Des deux mois que dura cet inutile égarement, car il dura deux mois tout au plus, je vous dirai seulement l’incident facile à prévoir qui le termina. D’abord j’avais cru oublier Madeleine, parce que, chaque fois que son souvenir me revenait, je lui disais : « Va-t’en ! » comme on dérobe à des yeux respectés la vue de certains tableaux blessans ou honteux. Je ne prononçai pas une seule fois son nom. Je mis entre elle et moi un monde d’obstacles et d’indignités. Olivier put croire un moment que c’était bien fini ; mais la personne avec qui je tâchai de tuer cette mémoire importune ne s’y trompa pas. Un jour j’appris par une étourderie d’Olivier, qui s’observait un peu moins à mesure qu’il se croyait plus sûr de ma raison, j’appris que des nécessités d’affaires rappelaient M. d’Orsel en province, et que tous les habitans de Nièvres allaient bientôt partir pour Ormesson. À la minute même, ma détermination fut prise, et je voulus rompre.

— Je viens vous dire adieu, dis-je en entrant dans un appartement où je ne devais plus remettre les pieds.

— Ce que vous faites, je l’aurais fait un peu plus tard, mais bientôt, me dit-elle sans marquer ni surprise ni contrariété.

— Alors vous ne m’en voulez pas ?

— Aucunement. Vous ne vous appartenez pas, et je n’ai nulle envie de faire tort à personne.

Elle était à sa toilette et s’y remit.

— Adieu, reprit-elle sans tourner la tête.

Elle me regarda dans son miroir et me sourit. Je la quittai sans aucune autre explication.

— Encore une sottise ! me dit Olivier quand il fut informé de ce que j’avais fait.

— Sottise ou non, me voilà libre, lui dis-je. Je pars pour les Trembles, et je t’emmène. Il ne sera pas difficile de les déterminer tous à venir y passer les vacances.

— Aux Trembles avec toi, Madeleine aux Trembles ! reprenait Olivier, dont cette brusque et téméraire décision renversait tous les plans de conduite.

— Cher ami, lui dis-je en me jetant follement dans ses bras, ne me dis rien, n’objecte rien ; je serai sage, je serai prudent, mais je serai heureux ; accorde-moi ces deux mois qui ne reviendront plus, que je ne retrouverai jamais ; c’est bien court, et c’est peut-être tout ce que j’aurai de bonheur dans ma vie.

Je lui parlai dans l’entraînement d’un désir si vrai, il me vit si ranimé, si transformé par la perspective inattendue de ce voyage, qu’il se laissa séduire, et qu’il eut la faiblesse et la générosité de consentir à tout.

— Soit, dit-il. En définitive, cela vous regarde. Je n’ai pas charge d’âmes, et c’est trop d’avoir à gouverner tout seul deux fous comme toi et moi.


XI.

Ces deux mois de séjour avec Madeleine dans notre maison solitaire, en pleine campagne, au bord de notre mer si belle en pareille saison, ce séjour unique dans mes souvenirs fut un mélange de continuelles délices et de tourmens où je me purifiai. Il n’y a pas un jour qui ne soit marqué par une tentation petite ou grande, pas une minute qui n’ait eu son battement de cœur, son frisson, son espérance ou son dépit. Je pourrais vous dire aujourd’hui, moi dont c’est la grande mémoire, la date et le lieu précis de mille émotions bien légères, et dont la trace est cependant restée. Je vous montrerais tel coin du parc, tel escalier de la terrasse, tel endroit des champs, du village, de la falaise, où l’âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et le mien, que si je l’y cherchais encore, et Dieu m’en garde, je l’y retrouverais aussi reconnaissable qu’au lendemain de notre départ.

Madeleine n’était jamais venue aux Trembles, et ce séjour un peu triste et fort médiocre lui plaisait pourtant. Quoiqu’elle n’eût pas les mêmes raisons que moi pour l’aimer, elle m’en avait si souvent entendu parler, que mes propres souvenirs en faisaient pour elle une sorte de pays de connaissance et l’aidaient sans doute à s’y trouver bien.

— Votre pays vous ressemble, me disait-elle. Je me serais doutée de ce qu’il était, rien qu’en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d’une chaleur douce. La vie doit y être très calme et réfléchie. Et je m’explique maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre esprit, qui sont les vrais caractères de votre pays natal.

Je trouvais le plus grand plaisir à l’introduire ainsi dans la familiarité de tant de choses étroitement liées à ma vie. C’était comme une suite de confidences subtiles qui l’initiaient à ce que j’avais été, et l’amenaient à comprendre ce que j’étais. Outre la volonté de l’entourer de bien-être, de distractions et de soins, il y avait aussi ce secret désir d’établir entre nous mille rapports d’éducation, d’intelligence, de sensibilité, presque de naissance et de parenté, qui devaient rendre notre amitié plus légitime en lui donnant je ne sais combien d’années de plus en arrière.

J’aimais surtout à essayer sur Madeleine l’effet de certaines influences plutôt physiques que morales auxquelles j’étais moi-même si continuellement assujetti. Je la mettais en face de certains tableaux de la campagne choisis parmi ceux qui, invariablement composés d’un peu de verdure, de beaucoup de soleil et d’une immense étendue de mer, avaient le don infaillible de m’émouvoir. J’observais dans quel sens elle en serait frappée, par quels côtés d’indigence ou de grandeur ce triste et grave horizon toujours nu pourrait lui plaire. Autant que cela m’était permis, je l’interrogeais sur ces détails de sensibilité tout extérieure. Et lorsque je la trouvais d’accord avec moi, ce qui arrivait beaucoup plus souvent que je ne l’eusse espéré, lorsque je distinguais en elle l’écho tout à fait exact et comme l’unisson de la corde émue qui vibrait en moi, c’était une conformité de plus dont je me réjouissais comme d’une nouvelle alliance.

Je commençais ainsi à me laisser voir sous beaucoup d’aspects qu’elle avait pu soupçonner, mais sans les comprendre. En jugeant à peu près des habitudes normales de mon existence, elle arrivait à connaître assez exactement quel était le fond caché de ma nature. Mes prédilections lui révélaient une partie de mes aptitudes, et ce qu’elle appelait des bizarreries lui devenait plus clair à mesure qu’elle en découvrait mieux les origines. Rien de tout cela n’était un calcul ; j’y cédais assez ingénument pour n’avoir aucun reproche à me faire, si tant est qu’il y eût là la moindre apparence de séduction ; mais que ce fût innocemment ou non, j’y cédais. Elle en paraissait heureuse. De mon côté, grâce à ces continuelles communications qui créaient entre nous d’innombrables rapports, je devenais plus libre, plus ferme, plus sûr de moi dans tous les sens, et c’était un grand progrès, car Madeleine y voyait un pas fait dans la franchise. Cette fusion complète et de tous les instans dura sans aucun accident pendant deux grands mois. Je vous cache les blessures secrètes, sans nombre, infinies ; elles n’étaient rien, si je les compare aux consolations qui aussitôt les guérissaient. Somme toute, j’étais heureux ; oui, je crois que j’étais heureux, si le bonheur consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans aucun sujet de repentir et sans espoir.

M. de Nièvres était chasseur, et c’est à lui que je dois de l’être devenu. Il me dirigeait avec beaucoup de cordialité dans ces premiers essais d’un exercice que depuis j’ai passionnément aimé. Quelquefois Mme de Nièvres et Julie nous accompagnaient à distance ou nous attendaient sur les falaises pendant que nous faisions de longues battues dans la direction de la mer. On les apercevait de loin, comme de petites fleurs brillantes posées sur les galets, tout à fait au bord des flots bleus. Quand le hasard de la chasse nous avait entraînés trop avant dans la campagne ou retenus trop tard, alors on entendait la voix de Madeleine qui nous invitait au retour. Elle appelait tantôt son mari, tantôt Olivier ou moi. Le vent nous apportait ces appels alternatifs de nos trois noms. Les notes grêles de cette voix, lancée du bord de la mer dans de grands espaces, s’affaiblissaient à mesure en volant au-dessus de ce pays sans écho. Elles ne nous arrivaient plus que comme un souffle un peu sonore, et quand j’y distinguais mon nom, je ne puis vous dire la sensation de douceur et de tristesse infinies que j’en éprouvais. Quelquefois le soleil se couchait que nous étions encore assis sur la côte élevée, occupés à regarder mourir à nos pieds les longues houles qui venaient d’Amérique. Des navires passaient tout empourprés des lueurs du soir. Des feux s’allumaient à fleur d’eau : soit la vive étincelle des phares, soit le fanal rougeâtre des bateaux mouillés en rade, ou le feu résineux des canots de pèche. Et le vaste mouvement des eaux, qui continuait à travers la nuit et ne se révélait plus que par ses rumeurs, nous plongeait dans un silence où chacun de nous pouvait recueillir un monde incalculable de rêveries.

À l’extrémité du pays, sur une sorte de presqu’île caillouteuse battue de trois côtés par les lames, il y avait un phare, aujourd’hui détruit, entouré d’un très petit jardin, avec des haies de tamarins plantés si près du bord qu’ils étaient noyés d’écume à chaque marée un peu forte. C’était assez ordinairement le lieu choisi pour le rendez-vous de chasse dont je vous parle. L’endroit était particulièrement désert, la falaise y était plus haute, la mer plus vaste et plus conforme à l’idée qu’on se fait de ce bleu désert sans limites et de cette solitude agitée. L’horizon circulaire qu’on embrassait de ce point culminant du rivage, même sans quitter le pied de la tour, offrait une surprise grandiose dans un pays si pauvrement dessiné qu’il n’a presque jamais ni contours ni perspectives.

Je me souviens qu’un jour Madeleine et M. de Nièvres voulurent monter au sommet du phare. Il faisait du vent. Le bruit de l’air, que l’on n’entendait point en bas, grandissait à mesure que nous nous élevions, grondait comme un tonnerre dans l’escalier en spirale, et faisait frémir au-dessus de nous les parois de cristal de la lanterne. Quand nous débouchâmes à cent pieds du sol, ce fut comme un ouragan qui nous fouetta le visage, et de tout l’horizon s’éleva je ne sais quel murmure irrité dont rien ne peut donner l’idée quand on n’a pas écouté la mer de très haut. Le ciel était couvert. La marée basse laissait apercevoir entre la lisière écumeuse des flots et le dernier échelon de la falaise le morne lit de l’Océan pavé de roches et tapissé de végétations noirâtres. Des flaques d’eau miroitaient au loin parmi les varechs, et deux ou trois chercheurs de crabes, si petits qu’on les aurait pris pour des oiseaux pêcheurs, se promenaient au bord des vases, imperceptibles dans la prodigieuse étendue des lagunes. Au-delà commençait la grande mer, frémissante et grise, dont l’extrémité se perdait dans les brumes. Il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l’un et l’autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle de l’immensité répétée deux fois, et par conséquent double d’étendue, aussi haute qu’elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la plate-forme du phare, et de quelle émotion commune il nous saisit. Chacun de nous en fut frappé diversement sans doute ; mais je me souviens qu’il eut pour effet de suspendre aussitôt tout entretien, et que le même vertige physique nous fit subitement pâlir et nous rendit sérieux. Une sorte de cri d’angoisse s’échappa des lèvres de Madeleine, et, sans prononcer une parole, tous accoudés sur la légère balustrade qui seule nous séparait de l’abîme, sentant très distinctement l’énorme tour osciller sous nos pieds à chaque impulsion du vent, attirés par l’immense danger, et comme sollicités d’en bas par les clameurs de la marée montante, nous restâmes longtemps dans la plus grande stupeur, semblables à des gens qui, le pied posé sur la vie fragile, par miracle, auraient un jour l’aventure inouïe de regarder et de voir au-delà.

C’était là comme une place marquée.

Que ce fût moi ou un autre, je sentis parfaitement que, sous un pareil frisson, une corde humaine devait se briser. Il fallait que l’un de nous cédât ; sinon le plus ému, du moins le plus frêle. Ce fut Julie.

Elle était immobile à côté d’Olivier, sa petite main tremblante placée tout près de la main du jeune homme et fortement crispée sur la rampe, la tête penchée vers la mer, avec les yeux demi-fermés, cette expression d’égarement que donne le vertige, et presque la pâleur d’un enfant qui va mourir. Olivier s’aperçut le premier qu’elle allait s’évanouir et la prit dans ses bras. Quelques secondes après, elle revint à elle en poussant un soupir d’angoisse qui souleva son mince corsage.

— Ce n’est rien, dit-elle en réagissant aussitôt contre cet irrésistible accès de défaillance, et nous descendîmes.

On n’eut plus à parler de cet incident, qui fut oublié sans doute comme beaucoup d’autres. Je me le rappelle aujourd’hui, en vous parlant de nos promenades au phare, comme étant la première indication de certains faits très obscurs qui devaient avoir leur dénoûment beaucoup plus tard.

Quelquefois, quand le temps était particulièrement calme et beau, un bateau venait nous prendre à la côte au bout de la prairie et nous conduisait assez loin en mer. C’était un bateau de pêche, et dès qu’il avait gagné le large, on amenait les voiles ; puis, dans une mer lourde, plate et blanche au soleil comme de l’étain, le patron de la barque laissait tomber des filets plombés. D’heure en heure on retirait les filets, et nous voyions apparaître toute sorte de poissons aux vives écailles et de produits étranges, surpris dans les eaux les plus profondes ou arrachés pêle-mêle avec des algues du fond de leurs retraites sous-marines. Chaque nouveau sondage amenait une surprise, puis on rejetait le tout à la mer, et le bateau s’en allait à la dérive, maintenu seulement par le gouvernail et légèrement incliné du côté où les filets plongeaient. Nous passions ainsi des journées entières à regarder la mer, à voir s’amincir ou s’élever la terre éloignée, à mesurer l’ombre du soleil qui tournait autour du mât comme autour de la longue aiguille d’un cadran, affaiblis par la pesanteur du jour, par le silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire frappés d’oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour finissait, et quelquefois c’était en pleine nuit que la marée du soir nous ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.

Rien n’était plus innocent pour tous, et cependant je me rappelle aujourd’hui ces heures de prétendu repos et de langueur comme les plus belles et les plus dangereuses peut-être que j’aie traversées dans ma vie. Un jour entre autres le bateau ne marchait presque plus. D’insensibles courans le conduisaient en le faisant à peine osciller. Il filait droit et très lentement, connue s’il eût glissé sur un plan solide ; le bruit du sillage était nul, tant l’eau se déchirait doucement sous la quille. Les matelots se taisaient, réunis dans le faux pont, et tous mes compagnons, hormis Julie, sommeillaient sur les planches chaudes de la barque, à l’abri de la voile étendue sur l’arrière en forme de tente. Rien ne bougeait à bord. La mer était figée comme du plomb à demi fondu. Le ciel, limpide et décoloré par l’éclat de midi, s’y reproduisait comme dans un miroir terni. Il n’y avait pas un bateau de pêche en vue. Seulement, au large et déjà coupé à demi par la ligne de l’horizon, un navire, toutes voiles déployées, attendait le retour de la brise de terre, et s’y préparait, comme un oiseau de grand vol, en ouvrant ses hautes ailes blanches.

Madeleine, à demi couchée, dormait. Ses mains molles et légèrement ouvertes s’étaient séparées de celles du comte ; Elle avait la pose abandonnée que donne le sommeil. La chaleur concentrée sous la tente animait ses joues d’ardeurs un peu plus vives, et je voyais dans l’écartement de ses lèvres briller l’extrémité de ses petites dents blanches, comme les deux bords d’une coquille de nacre. Il n’y avait personne autre que moi pour assister au sommeil de cet être charmant. Julie, perdue dans je ne sais quelle confuse aspiration, surveillait attentivement le départ du grand navire qui appareillait. Alors je tâchai de fermer les yeux, je voulus ne plus voir, je fis de sincères efforts pour oublier. Je me levai, j’allai m’asseoir à l’avant, sans ombre sur la tête, appuyé contre le beaupré brûlant ; puis malgré moi mes yeux revenaient à la place où Madeleine dormait dans ses mousselines légères, étendue sur la rude toile qui lui servait de tapis. Étais-je ravi ? Étais-je torturé ? J’aurais plus de peine encore à vous dire si j’aurais souhaité quelque chose au-delà de cette vision décente et exquise qui contenait à la fois toutes les retenues et tous les attraits. Pour rien au monde, je n’aurais fait le plus petit mouvement qui pût en suspendre le charme. Je ne sais combien dura ce véritable enchantement, peut-être plusieurs heures, peut-être seulement plusieurs minutes ; mais j’eus le temps de beaucoup réfléchir, autant qu’un esprit peut le faire lorsqu’il est aux prises avec un cœur absolument privé de sang-froid.

Quand mes compagnons s’éveillèrent, ils me trouvèrent occupé à regarder le sillage.

— Le beau temps ! dit Madeleine avec un épanouissement de femme heureuse.

— Et qui ferait tout oublier, ajouta Olivier ; ce qui n’est pas dommage.

— Seriez-vous homme à avoir des soucis ? demanda en souriant M. de Nièvres.

— Qui le sait ? répondit Olivier.

Le vent ne se leva point. La mer, absolument morte, nous retint au large jusqu’à la nuit tombante. Vers sept heures, au moment où la pleine lune apparut au-dessus des terres, toute ronde et dans des brouillards chauds qui la rougissaient, on fut obligé, faute d’air, de prendre les avirons. Ce que je vous raconte, — jadis, quand j’étais jeune, plus d’une fois il m’a passé par la tête de l’écrire ou, comme on disait alors, de le chanter. À cette époque, il me semblait qu’il n’y avait qu’une langue pour fixer dignement ce que de pareils souvenirs avaient, selon moi, d’inexprimable. Aujourd’hui que j’ai retrouvé mon histoire dans les livres des autres, dont quelques-uns sont immortels, que vous dirai-je ? Nous revînmes aux étoiles, au bruit des rames, conduits, je crois, par les bateliers d’Elvire.

Ce furent là les adieux de la saison ; presque aussitôt les premières brumes arrivèrent, puis les pluies, qui nous avertirent que l’hiver approchait. Le jour où le soleil, qui nous avait comblés, disparut pour ne plus se montrer que de loin en loin et dans les pâleurs de son déclin, j’y vis comme un triste présage oui me serra le cœur.

Ce jour-là, et comme si le même avertissement de départ eût été donné pour chacun de nous, Madeleine me dit :

— Il est temps de penser aux choses sérieuses. Les oiseaux que nous devions si bien imiter sont partis depuis un mois déjà. Faisons comme eux, croyez-moi ; voici la fin de l’automne, retournons à Paris.

— Déjà ? lui dis-je avec une expression de regret qui m’échappa. Elle s’arrêta court, comme si pour la première fois elle eût entendu un son nouveau.

Le soir, il me sembla qu’elle était plus sérieuse, et qu’avec une adresse extrême elle me surveillait d’assez près. Je réglai ma tenue en vue de ces indications, bien légères sans doute et cependant assez inquiétantes. Les jours suivans, je m’observai davantage encore, et j’eus la joie de retrouver la confiance de Madeleine et de me tranquilliser tout à fait.

Je passai les derniers momens qui nous restaient à rassembler, à mettre en ordre pour l’avenir toutes les émotions si confusément amassées dans ma mémoire. Ce fut comme un tableau que je composai avec ce qu’elles contenaient de meilleur et de moins périssable. Ce dernier nuage excepté, on eût dit, à les voir déjà d’un peu loin, que ces jours cependant mêlés de beaucoup de soucis n’avaient plus une ombre. La même adoration paisible et ardente les baignait de lueurs continues.

Madeleine me surprit une fois dans les allées sinueuses du parc, au milieu de mes réminiscences. Julie la suivait, portant une énorme gerbe de chrysanthèmes qu’elle avait cueillie pour les vases du salon. Un clair massif de lauriers nous séparait.

— Vous faites un sonnet ? me dit-elle en m’interpellant à travers les arbres.

— Un sonnet ? lui dis-je ; à quel propos ? Est-ce que j’en suis capable ?

— Oh ! pour cela oui, dit-elle en jetant un petit éclat de rire qui retentit dans le bois sonore comme un chant de fauvette.

Je rebroussai chemin, et, la suivant dans la contre-allée, toujours une épaisseur de taillis entre nous deux :

— Olivier est un bavard ! lui criai-je.

— Nullement bavard, dit-elle. Il a bien fait de m’avertir ; sans lui, je vous aurais cru une passion malheureuse, et je sais maintenant ce qui vous distrait : ce sont des rimes, ajouta-t-elle en insistant de la voix sur ce dernier mot, qui résonna comme une impertinence joyeuse.

— O Madeleine ! Madeleine ! répétai-je tout bas, épargnez-moi. Nous touchions au moment du départ, que je ne pouvais encore m’y résoudre. Paris me faisait plus peur que jamais. Madeleine allait y venir. Je l’y verrais, mais à quel prix ? Elle présente, je ne risquais plus de défaillir, du moins de tomber si bas ; mais pour un danger de moins combien d’autres surgiraient ! Cette vie que nous avions menée ici, cette vie de loisir et d’imprévoyance, silencieuse et exaltée, si constamment et si diversement émue, cette vie de réminiscences et de passions, tout entière calquée sur d’anciennes habitudes, reprise à ses origines et renouvelée par des sensations d’un autre âge, ces deux mois de rêve en un mot m’avaient replongé plus avant que jamais dans l’oubli des choses et dans la peur des changemens. Il y avait quatre ans que j’avais quitté les Trembles pour la première fois, vous vous souvenez peut-être avec quel dur détachement. Et les souvenirs de ces adieux, les premiers qu’il m’ait fallu faire à des objets aimés, se ranimaient à la même date, au même lieu, dans des conditions extérieures à peu près semblables, mais cette fois combinés avec des sentimens nouveaux, qui les rendaient bien autrement poignans.

Je proposai pour la veille même du départ une promenade qui fut acceptée. Ce devait être la dernière, et, sans prévoir l’avenir, je supposais, je ne sais trop pourquoi, que les chemins de mon village ne nous reverraient jamais ensemble. Le temps était à demi pluvieux, et par cela même, disait Madeleine, que son éducation de province avait aguerrie, très bien approprié à des visites d’adieux. Les dernières feuilles tombaient ; des débris roussâtres se mêlaient assez tristement à la rigidité des rameaux nus. La plaine, dépouillée et sévère, n’avait plus un brin de chaume sec qui rappelât ni l’été ni l’automne, et ne montrait pas une herbe nouvelle qui fît espérer le retour des saisons fertiles. Des charrues s’y promenaient encore de loin en loin, attelées de bœufs roux d’un mouvement lent et comme embourbées dans les terres grasses. À quelque distance que ce fût, on distinguait la voix des tâcherons qui stimulaient les attelages. Cet accent plaintif et tout local se prolongeait indéfiniment dans le calme absolu de cette journée grise. De temps en temps, une pluie fine et chaude descendait à travers l’atmosphère, comme un rideau de gaze légère. La mer commençait à rugir au fond des passes. Nous suivîmes la côte. Les marais étaient sous l’eau ; la marée haute avait en partie submergé le jardin du phare et battait paisiblement le pied de la tour, qui ne reposait plus que sur un îlot.

Madeleine marchait légèrement dans les chemins détrempés. À chaque pas, elle y laissait dans la terre molle la forme imprimée de sa chaussure étroite à talons saillans. Je regardais cette trace fragile, je la suivais, tant elle était reconnaissable à côté des nôtres. Je calculais ce qu’elle pouvait durer. J’aurais souhaité qu’elle restât toujours incrustée, comme des témoignages de présence, pour l’époque incertaine où je repasserais là sans Madeleine ; puis je pensais que le premier passant venu l’effacerait, qu’un peu de pluie la ferait disparaître, et je m’arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce singulier sillage laissé par l’être que j’aimais le plus sur la terre même où j’étais né.

Au moment où nous approchions de Villeneuve, je montrai de loin la route blanchâtre qui sort du village et s’étend en ligne droite jusqu’à l’horizon.

— Voilà la route d’Ormesson, dis-je à Madeleine.

Ce mot d’Ormesson sembla réveiller en elle une série de souvenirs déjà affaiblis ; elle suivit attentivement des yeux cette longue avenue plantée d’ormeaux, tous pliés de côté par les vents de mer, et sur laquelle il y avait au loin des chariots qui roulaient, les uns pour rentrer à Villeneuve, les autres pour s’en éloigner.

— Cette fois, reprit-elle, vous n’y voyagerez plus seul.

— En serai-je plus heureux ? répondis-je. Serai-je plus certain de ne pas regretter ? Où retrouverai-je ce que je laisse ici ?

Madeleine alors me prit le bras, s’y appuya avec l’apparence d’un entier abandon, et me répondit un seul mot :

— Mon ami, vous êtes un ingrat !

Nous quittâmes les Trembles au milieu de novembre, par une froide matinée de gelée blanche. Les voitures suivirent l’avenue, traversèrent Villeneuve, comme autrefois je l’avais fait. Et je regardais alternativement et la campagne, qui disparaissait derrière nous, et l’honnête visage de Madeleine assise en face de moi.


EUGENE FROMENTIN.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.