Don Juan Tenorio/Partie I/Acte I
ACTE PREMIER
DON LUIS
DON DIEGO
DON GONZALO
BUTTARELLI
CIUTTI
CENTELLAS
AVELLANEDA
GASTON
MIGUEL
SCÈNE Ire
Quels cris poussent ces maudits ! Mais, dès que j’aurai fini ma lettre, la foudre m’écrase, s’ils ne me payent cher leur tapage ! (Il continue à écrire.)
Un bon Carnaval !
Et une bonne moisson pour remplir la caisse.
Oh ! À l’heure qu’il est, on ne trouve à Séville que peu de goût et beaucoup de moût ; et ce n’est pas ici que tombent les bons poissons. Ce sont là maisons mal vues des gens riches, et parfois méprisées.
Aujourd’hui pourtant…
Aujourd’hui n’entre pas en ligne de compte, Ciutti ; on a fait de bon ouvrage.
Chut ! Parle un peu plus bas, car mon maître s’impatiente facilement.
Tu es à son service ?…
Depuis un an de ça.
Et comment cela va-t-il pour toi ?
Il n’est pas de prieur dont le sort égale le mien ; j’ai tout ce que je souhaite, et plus. Du temps de libre, la bourse pleine, bonnes filles et bon vin.
Corbleu, quel destin !
Et tout cela aux frais d’un autre.
Riche, hein ?
L’argent au boisseau.
Généreux ?
Comme un étudiant.
Et noble ?
Comme un infant.
Et brave ?
Comme un pirate.
Espagnol ?
Je crois qu’oui.
Son nom ?
Je l’ignore, en somme.
Un aventurier !… Et où va-t-il ?
Ici.
Il en écrit long.
Il est grand écrivain.
Et à qui, mille diables, écrit-il avec tant d’attention et de prolixité ?
À son père.
Voilà un fils !
Par le temps qui court, c’est un homme extraordinaire ; mais… tais-toi.
Je signe et je plie. Ciutti ?
Señor ?
Ce pli sera placé dans le livre d’heures où prie Doña Inès, et devra lui parvenir en mains propres.
Y a-t-il une réponse à attendre ?
Oui, du diable en jupon qui lui tient compagnie. De sa duègne, qui sait mes intentions, tu prendras une clef, une heure et un signal ; et, plus léger que le vent, vite de retour ici.
C’est bien (Il s’en va).
SCÈNE II
Christofano, viens ici[1].
Excellence !
Tu comprends ?
Je comprends. Mais j’ai appris le castillan et si votre Excellence trouve plus facile de sa langue…
Oui, c’est mieux. Laisse donc là ton toscan, et dis-moi : Don Luis Mejia est-il venu aujourd’hui ?
Excellence, il n’est pas à Séville.
Son absence dure vraiment encore ?
Je le crois ainsi.
Et tu n’as de lui nouvelle aucune ?
Ah ! une histoire me vient à présent à la mémoire, qui pourra vous donner…
La lumière qu’il nous faut sur le cas ?
Peut-être.
Parle donc.
Non, je ne me trompe pas : cette nuit-ci l’année s’achève ! je l’avais oublié.
Parbleu ! En finiras-tu, avec ton histoire ?
Pardonnez, señor ; je me remettais le fait en mémoire.
Achève, vive Dieu ! car je m’impatiente.
Eh ! bien, señor, le fait est que le caballero Mejia, dont vous vous informez, fit un jour la plus mauvaise rencontre qui pût s’offrir à lui.
Supprime ce qui est étranger au fait : je sais qu’ils se sont défiés, Luis Mejia et Juan Tenorio, à qui, en un an, ferait, avec plus de succès, plus de méfaits.
Vous connaissez l’histoire ?
Tout entière ; c’est pour cela que je t’ai demandé des nouvelles de Mejia.
Oh ! Je serais enchanté que la gageure s’accomplît, car ils payent bien, et comptant.
Et tu n’as pas confiance que Don Luis arrive à ce rendez-vous ?
Hum ! ni espoir non plus ; le terme du délai approche, et je suis certain qu’aucun d’eux n’en garde la moindre mémoire.
Il suffit. Prends…
Excellence !… Et savez-vous quelque chose d’aucun d’eux ?
Peut-être.
Ils viendront donc ?
Un au moins ; mais pour le cas où, l’un après l’autre, tous les deux dirigeraient leurs pas de ce côté, prépare tes deux meilleures bouteilles.
Mais…
Chut !… Adieu.
SCÈNE III
Sainte Madone ! Mejia et Tenorio sont de retour sans doute… et tous deux garderont la parole donnée. Oui ! oui ! : cet homme m’a tout l’air de savoir cela à fond. (Bruit au dehors.) Mais qu’est ceci ? (Il va à la porte.)
Allons ! L’étranger est à se quereller sur la place ! Dieu m’assiste ! quel tumulte ! Comme la foule s’attroupe autour de lui, et comme il lui tient tête à lui seul !… Bon ! quelle bagarre ! comme ils courent devant lui ! Il n’y a pas de doute, ils sont tous les deux en Castille, et voici déjà Séville toute en révolution ! — Miguel !
SCÈNE IV
Quels ordres[2] ?…
Vite, ami, dispose ici une table, et apporte deux bouteilles du plus vieux Lacryma.
Oui, signor padrone.
Mon petit Miguel, prépare, je t’en prie, ce que nous avons de plus exquis, et dépêche-toi !
Je me dépêche, signor padrone. (Il s’en va.)
SCÈNE V
C’est ici. — Patron ?
Qu’y a-t-il ?
Je veux parler à l’hôtelier.
Vous lui parlez ; ainsi dites.
C’est vous ?
Oui ; mais dépêchez, car je suis pressé.
En ce cas, voyez si ce double est bon et de poids, et parlez franc.
Oh ! Excellence !
Vous connaissez Don Juan Tenorio ?
Oui.
Et il est certain qu’il a ici, aujourd’hui, un rendez-vous ?
Oh ! seriez-vous l’autre ?
Quel autre ?
Don Luis.
Non ; mais j’ai intérêt à assister à son entrevue.
Je prépare pour eux cette table ; si vous avez envie de vous placer à cette autre, vous pourrez être témoin du souper que je leur servirai…
Oh ! ce sera une scène où vous aurez, j’espère, de quoi admirer.
Je le crois.
Ce sont, sans contredit, les deux jeunes gens de meilleur mine de l’Espagne.
Oui, et les plus vils aussi.
Bah ! On leur impute tout le mal qui se fait en ce jour ; mais la malignité invente, car personne ne paie son compte comme Tenorio et Mejia.
Vraiment !
C’est le besoin de médire ; car avec moi, señor, personne n’en agit mieux, et je puis bien le jurer.
Il n’est pas nécessaire ; mais…
Quoi ?
Je voudrais les voir secrètement, et sans que les gens me reconnaissent.
Ma foi, c’est chose très facile, señor. Les fêtes du Carnaval permettent à l’homme le plus considérable, sans déshonneur pour son rang, de se servir d’un masque ; et sous lui, qui peut reconnaître, à moins qu’il ne se découvre, quelle figure cache ce mystère ?
Mieux vaudrait, dans une chambre contiguë…
Il n’y en a aucune ici.
Eh bien ! Alors, apportez-moi le masque.
Dans l’instant.
SCÈNE VI
Mon cœur ne peut admettre qu’il puisse exister un tel homme, et je ne veux pas lui faire injure. Je préfère rechercher moi-même la vérité… Mais pour elle, si la gageure est réelle, je veux la voir morte plutôt que sa femme ! Il n’est pas au monde d’intérêt qui me persuade, s’il lui est nuisible. Je serai premièrement bon père, et bon gentilhomme après. L’alliance a de grands avantages ; mais je ne veux pas que Tenorio taille un suaire dans le voile du mariage.
SCÈNE VII
(apportant un masque).
Le voici.
Merci, patron. Tarderont-ils beaucoup à arriver ?
S’ils viennent, ils ne peuvent tarder ; il est près de huit heures.
C’est l’heure convenue ?
Le terme est échu, et celui qui ne sera pas là au premier coup de l’horloge, aura perdu, c’est convenu.
Dieu veuille que ce soit une plaisanterie, et non pas ce qu’on dit !
Je ne tiens pas encore pour très sûr l’espoir qu’ils aient tenu leur pari ; mais s’il vous importe tant de savoir ce qu’il en est, comme l’heure est sur le point de sonner, ce n’est qu’un court moment à attendre.
Je me couvre donc, et m’asseois. (Il s’assied à une table à droite et met son masque.)
Le vieillard me semble curieux du mystère qui l’amène… et je ne serai pas content tant que je ne saurai qui il est. (Il nettoie et porte des objets, en considérant de côté l’inconnu.)
Un homme comme moi, venir attendre ici, et s’accommoder d’un semblable rôle ! Enfin, ce qui m’importe, c’est la tranquillité de ma maison et le bonheur d’une fille simple et pure ; et il n’en faut pas faire un jeu.
SCÈNE VIII
DON DIEGO (à la porte du fond)
Le délai convenu est à son terme. Il est ici : on m’a bien informé. Je viens donc.
Encore un autre, cape relevée.
Holà ! quelqu’un !
Voilà !
L’auberge du Laurier ?
Vous y êtes, caballero.
L’hôtelier est-il à la maison ?
Vous lui parlez.
Êtes-vous Buttarelli ?
C’est moi.
Est-il vrai qu’aujourd’hui Tenorio a ici un rendez-vous ?
Oui.
Et il y est venu ?
Non.
Mais il y viendra ?
Je ne sais.
L’attendez-vous ?
Si par hasard il lui plaît de venir.
En ce cas, je l’attendrai aussi. (Il s’assied du côté opposé à Don Gonzalo.)
Désirez-vous que je vous serve quelque plat jusque-là ?
Non ; prenez.
Excellence !
Et épargnez-moi toute conversation importune.
Pardonnez !
Je vous pardonne ; mais laissez-moi.
Jésus-Christ ! De toute ma vie je n’ai vu homme de plus mauvaise humeur.
Un homme de ma race descendre jusqu’à une aussi vile demeure ! Mais il n’est pas d’humiliation à laquelle un père ne s’abaisse pour un fils. Je veux voir de mes yeux la vérité, et ce monstre d’impudicité à qui j’ai pu donner existence.
Allons ! c’est une paire d’hommes de pierre ! avec eux mes provisions sont de trop ; mais parbleu ! ils paient la dépense qu’ils ne font pas : c’est donc tout bénéfice.
SCÈNE IX
Ils sont arrivés, et je vous assure que la gageure s’accomplira.
Entrons donc. — Buttarelli ?
Señor capitaine Centellas, vous ici !
Oui, Christofano. Quand donc ont-elles pu se passer de ma présence, les orgies qui ont marqué cette époque ?
Il y a vraiment si longtemps que je ne vous ai vu…
Les guerres de l’empereur m’ont conduit à Tunis, mais mes intérêts me font retourner à Séville ; et d’après ce qu’on me raconte, j’arrive le plus à propos du monde pour renouveler de vieilles amitiés. Donc dispose-nous promptement quelques bouteilles, autant qu’il en faut, et tandis que nous nous humectons la gorge, fais-nous une relation vraie d’un événement sur lequel il y a controverse.
Tout ce que vous voudrez ; mais auparavant, laissez-moi aller à la cave.
Oui, oui.
SCÈNE X
Asseyez-vous, señors, et qu’Avellaneda poursuive l’histoire de Don Luis.
Il n’y a rien de plus à en dire, sinon que je crois impossible que celle de Tenorio soit plus endiablée, et que je parie pour Don Luis.
Il se peut que tu perdes. On sait que Don Juan Tenorio est la plus mauvaise tête du monde, et jamais on n’a trouvé d’homme qui ait pu le dépasser dans les cas où sa seule inclination le portait ; que ne fera-t-il donc pas, s’il y est engagé ?
Pour moi, je sais bien que Mejia a fait de telles choses qu’on peut parier aveuglément pour lui.
Eh bien ! le capitaine Centellas engage, pour Don Juan Tenorio, tout ce qu’il a.
Et moi, je tiens le pari pour Don Luis, qui est mon ami.
Je risque tout contre lui, parce qu’il n’y a pas sur la terre un autre homme comme Tenorio, et sa fortune est proverbiale autant qu’extrêmes ses entreprises.
SCÈNE XI
Voici du Falerne, du Bourgogne, du Sorrente.
Sers de celui que tu voudras, Christofano, et dis-nous : qu’y a-t-il de certain dans une gageure faite, il y a un an, par Don Juan Tenorio et Don Luis Mejia ?
Señor capitaine, je ne sais pas la chose assez à fond pour pouvoir vous tirer de doute, mais je vous dirai ce que je sais.
Parle, parle.
À dire vrai, bien que le débat ait eu lieu dans ma propre maison, ils convinrent, pour le terme du délai, d’une date si lointaine que j’ai toujours cru qu’il n’aboutirait jamais. Si bien que jusqu’à cette heure-ci je ne me ressouvenais aucunement de pareille chose. Mais cet après-midi, comme la nuit tombait à peine, un caballero entra ici et me pria de lui donner ce qu’il faut pour écrire une lettre. Tout absorbé qu’il était à écrire, il me donna le temps de faire la causette avec un valet qu’il avait avec lui, un mien pays, de Gênes. Je ne tirai rien du valet, qui est, par Dieu, un bien fin coquin ; mais quand son maître eut achevé sa lettre, il l’envoya la porter à l’adresse indiquée, et le caballero me parla dans ma langue, en me demandant des nouvelles de Don Luis. Il ajouta qu’il savait entièrement l’histoire de tous deux et qu’il avait la certitude que l’un d’eux, au moins, serait présent à l’heure convenue. Moi je voulus en savoir davantage, mais il me mit deux pièces d’or dans la main, en disant : « Pour le cas où les deux hommes arriveraient au moment convenu, tiens-leur prêtes tes deux meilleures bouteilles. » — Il s’éloigna sans en dire plus, et moi, vu son argent, j’ai réservé leurs places à cette table, au même endroit où ils firent la gageure. La voici, avec deux chaises, deux verres et deux bouteilles.
Eh bien ! señor, il n’y a pas à en douter : c’était Don Luis.
C’était Don Juan.
Tu n’as pas vu sa figure ?
Il l’avait couverte d’un masque !
Mais, homme, tu ne te les rappelles pas tous deux ? Tu ne sais pas distinguer les gens à leurs gestes aussi bien qu’à leurs figures ?
Je confesse donc ma maladresse : je ne l’ai pas su reconnaître, et pourtant je l’ai essayé. Mais silence !
Qu’y a-t-il ?
L’horloge commence à sonner les quatre quarts de 8 heures. (Ils sonnent.)
Voyez, voyez le monde qui entre !
C’est que Séville tout entière est curieuse de cette aventure.
(On entend sonner 8 heures ; diverses personnes entrent et s’éparpillent en silence sur la scène ; au huitième coup, Don Juan, masqué, se dirige vers la table que Buttarelli a préparée au centre de la scène, et se dispose à occuper une des deux chaises placées devant elle. Immédiatement après lui entre Don Luis, aussi masqué, qui se dirige vers l’autre. Tous les regardent.)
SCÈNE XII
En voilà un, s’ils viennent, qui va s’attirer une bonne affaire.
Et cet autre qui va occuper l’autre siège ! Allons ! nous y voilà !
Cette chaise est louée, hidalgo.
J’en dis autant, hidalgo : j’ai retenu et payé cette autre pour un ami.
Je prouverai que celle-ci est mienne.
Et moi aussi celle-là.
Alors vous êtes Don Luis Mejia.
Et vous devez être Don Juan Tenorio.
Il se peut.
Vous le dites.
Vous ne vous y fiez pas ?
Non.
Moi non plus.
Alors, ne faisons plus de façons.
Je suis Don Juan.
Moi Don Luis.
(Ils se découvrent et s’assoient. Le capitaine Centellas, Avellaneda, Buttarelli et quelques autres vont à eux et les saluent, les embrassent, leur donnent la main, et font autres démonstrations semblables d’affection et d’amitié. Don Juan et Don Luis les reçoivent courtoisement.)
Don Juan !
Don Luis !
Caballeros !
Oh ! amis ! quelle joie est-ce là !
Nous savions votre gageure, et sommes venus à temps pour vous voir.
Don Juan et moi vous savons grand gré d’une telle bonté.
Ne gaspillons pas le temps, Don Luis. — (Aux autres :) Approchez vos sièges. — (À ceux qui se tiennent plus loin.) Caballeros, je suppose que, vous aussi, la gageure vous a attirés ici, et pour moi je ne m’oppose pas à ce désir.
Ni moi ; car bien que l’engagement n’ait été pris qu’entre nous deux, on ne peut dire, par Dieu, que j’en aie jamais eu honte.
Moi non plus : l’univers est témoin que je ne suis pas hypocrite, puisque partout où je vais le scandale va avec moi.
Eh ! Et les deux là ne s’approchent pas pour écouter ?… Vous ?… (désignant Don Diego et Don Gonzalo.)
Je suis bien là.
Et vous ?
D’ici j’entends également.
Ils ont quelque raison, sans doute, pour se dérober.
(Tous s’assoient autour de la table où sont Don Luis Mejia et Don Juan Tenorio.)
Sommes-nous prêts ?
Nous le sommes.
Nous avons tenu parole comme gens de notre sorte.
Voyons donc ce que nous avons fait.
Buvons d’abord.
Buvons. (Ils boivent.)
La gageure fut…
C’est qu’un jour, je dis que dans l’Espagne entière il ne se trouverait personne qui fît ce que ferait Luis Mejia.
Et moi, comme mon opinion était contraire à la vôtre, je vous dis : « Il n’est personne qui fasse ce que fera Don Juan Tenorio. » N’est-ce pas ainsi ?
Sans aucun doute. Et nous en vînmes à parier qui des deux saurait faire pire, avec meilleure fortune, dans le délai d’un an, nous donnant rendez-vous ici, en ce jour, pour les preuves.
Et me voici.
Comme moi.
Engagement bien extraordinaire, sur ma vie !
Parlez donc.
Non, vous devez commencer.
Comme vous voulez ; cela m’est égal et je ne me fais jamais attendre. Ainsi donc, señor, pour ce qui est de moi, en quittant ce lieu, je cherchai un plus vaste champ à mes hauts faits, et portai mon choix sur l’Italie, parce que là le plaisir tient sa cour. De la guerre et de l’amour c’est l’antique et classique terre ; et l’Empereur s’y trouvait, en guerre avec elle et la France. Aussi me dis-je : « Où trouver mieux ? Où il y a soldats il y a jeu, querelles et amours ! » — Je gagnai donc aussitôt l’Italie, cherchant, coûte que coûte, amours et duels. À Rome, fidèle à mon pari, j’affichai sur ma porte ce défi demi-hostile et demi-amoureux : Don Juan Tenorio est ici pour quiconque souhaitera de lui quelque chose. De ces jours-là, je renonce à vous conter l’histoire ; je m’en remets au souvenir que je laissai là-bas, et de ma gloire vous pouvez juger par ce qu’on publie de moi. Les Romaines, capricieuses ; les mœurs, licencieuses ; moi, gaillard et tête folle… qui ferait le compte de mes entreprises amoureuses ? Je m’évadai finalement de Rome, comme vous pouvez vous le figurer, sous un déguisement suffisamment misérable et sur le dos d’une méchante rosse, parce qu’on voulait me pendre. — Je fus droit à l’armée espagnole ; mais c’était tous compatriotes, soldats en terre étrangère ; aussi quittai-je vite leur compagnie, après cinq ou six duels. — Naples, riche verger d’amour, foire de plaisir, vit mon second cartel : Ici est Don Juan Tenorio, et il n’est pas d’homme qui le vaille. Depuis la fière princesse jusqu’à la pêcheuse en sa pauvre barque, il n’est femelle qu’il n’accueille, et quelle que soit l’entreprise, il la prendra en main, si elle se fonde sur l’or ou la valeur. Que les querelleurs le recherchent, que les joueurs l’entourent, que les glorieux l’arrêtent : l’on verra s’il est quelqu’un qui le dépasse au jeu, au combat ou aux amours. — J’écrivis cela ; et pendant la demi-année que ma présence charma Naples, il n’y eut événement extraordinaire, ni scandale ou fourberie dont je ne prisse ma part. Partout où je fus, je foulai aux pieds la raison, je raillai la vertu, je trompai la justice et je trahis les femmes. Je descendis jusqu’à la chaumière, je montai jusqu’au palais, j’escaladai les cloîtres, et en tous lieux je laissai de moi un amer souvenir. Je ne reconnus pas d’asile, et il ne fut raison ni lieu que mon audace respectât : je ne m’amusai pas à distinguer le clerc du séculier. Je provoquai qui me plut, je me battis contre qui voulut, et jamais ne considérai que pût aussi me tuer celui que je tuai. Tels sont les hauts faits de Don Juan : ce papier porte écrit combien de succès il a obtenus ainsi, et ce qu’il y a consigné, il l’atteste.
Lisez, alors.
Non ! écoutons d’abord vos valeureux excès, et si vous produisez, en terminant, vos notes justificatives, nous comparerons les deux écrits.
Vous dites bien ; cette manière de faire, Don Juan, est tout à fait raisonnable ; bien que, à ce qu’il me paraît, il doive y avoir peu de différence de l’une à l’autre relation.
Commencez donc.
C’est cela. — Cherchant donc, comme vous, de grandes entreprises pour ma valeur, je me dis : « Où irai-je, vive Dieu ! pour l’amour et les combats, où trouverai-je mieux qu’en Flandre ? Là, puisqu’on est en pleine guerre, j’aurai à souhaits, par centaines, de merveilleuses occasions de querelles et de galanteries. » Et j’allai droit en Flandre ; mais ce fut avec une fortune si noire que dans le mois de mon arrivée je perdis tout mon capital, double après double, un par un. Quand on me vit dans une aussi complète pénurie d’argent, tout le monde m’évita ; mais je me cherchai de la compagnie, et me joignis à quelques bandits. Ma foi, nous fîmes de beaux coups ! Nous allâmes, si loin, avec une chance colossale, qu’à Gand, nous mîmes à sac le palais épiscopal. Quelle nuit ! En l’honneur de la Pâque, le brave évêque était descendu présider au chœur, et j’ai encore des frissons de joie au souvenir de son trésor. Tout tomba en notre pouvoir ; mais mon capitaine, un avare, mit ma part en séquestre. Nous nous battîmes, je fus plus adroit et le traversai sans remède. Les hommes me proclamèrent, sur l’heure, capitaine, comme le plus vaillant, et moi je leur jurai franche amitié ; mais la nuit suivante je m’enfuis et les laissai sans un blanc. Je m’étais rappelé le proverbe, que « qui vole un voleur gagne cent années de pardon », et je me jetai dans cette extrémité, pour songer à mon salut. — Je passai dans l’opulente Allemagne ; mais un provincial de l’ordre de Saint-Jérôme, homme de beaucoup de moyens, me reconnut et me dénonça sans retard par une lettre anonyme. J’achetai, à force d’argent, la liberté et la lettre ; et rencontrant dans un sentier ce religieux, je lui envoyai d’une main sûre une balle enveloppée dans ce même papier. — De là je sautai en France… Bon pays !… et comme vous à Naples, je publiai dans Paris un cartel ainsi conçu : Ici est un Don Luis, qui en vaut au moins deux. Il s’arrêtera ici quelques mois, et n’a pas d’autre intérêt, ou ne se prête à d’autres entreprises, que d’adorer les Françaises et de se battre avec les Français. Tels étaient les termes ; et pendant la demi-année que ma présence charma Paris, il n’y eut événement extraordinaire, scandale ni méfait dont je ne prisse ma part… Mais, comme Don Juan, je renonce aussi à développer mon histoire ; car il suffit à ma gloire, le souvenir magnifique que j’ai laissé là sur mon compte. Tel que vous, partout où je fus, je foulai aux pieds la raison, je raillai la vertu, je trompai la justice et je trahis les femmes. J’ai vu à trois reprises ma fortune perdue ; mais c’est mon caprice de la refaire, et mon mariage, convenu avec Doña Ana de Pantoja, m’y pousse. On la tient pour une femme fort riche, et c’est demain que doivent aboutir les négociations échangées : je vous en avertis, Don Juan, au cas où vous voudriez assister à la cérémonie. — Tels sont les hauts faits de Don Luis ; ce papier porte écrit combien de succès il obtint ; et ce qu’il y a consigné, il l’atteste.
L’histoire est tellement semblable que la balance est en équilibre ; mais passons à l’important, c’est-à-dire au chiffre atteint par les calculs écrits : nous allons bien voir.
Vous avez parfaitement raison. Voici mon papier : remarquez que j’ai rangé à part, en une colonne, pour plus de clarté, les noms donnés comme preuves.
J’ai réglé de la même façon mes comptes sur mon papier : en deux colonnes séparées, les hommes morts en duel, et les femmes trompées. Comptez.
Comptez.
Vingt-trois.
Ce sont les morts. — Voyons pour vous… Par la croix de Saint-André ! J’en compte ici trente-deux.
Ce sont les morts.
Voilà tuer !
Je vous dépasse de neuf.
Vous m’avez vaincu. Passons aux conquêtes.
Je compte ici cinquante-six.
Et moi je compte dans vos listes soixante-douze.
Vous perdez donc.
C’est incroyable, Don Juan.
Si vous en doutez, les témoins sont notés ici, et ils déposeront s’ils y sont invités.
Oh !… votre liste est dans les règles.
Depuis une princesse royale jusqu’à la fille d’un pêcheur, mon amour a parcouru toute l’échelle sociale. Trouvez-vous quelque chose à reprendre ?
Seulement un manque, en bonne justice.
Pouvez-vous me le signaler ?
Oui, certes : une novice sur le point de prononcer ses vœux.
Bah ! Je vous satisferai donc doublement, car je vous avertis que je joindrai à cette novice la dame qu’un mien ami est sur le point d’épouser.
Parbleu ! vous êtes hardi !
Je vous en fais le pari, si vous voulez.
Ma foi, j’accepte la proposition. Pour déclarer l’entreprise manquée, voulez-vous vingt jours ?
Six.
Par Dieu ! vous êtes un homme extraordinaire ! combien de jours employez-vous pour chaque femme que vous aimez ?
Répartissez les jours de l’année entre celles que vous trouvez ici : Un pour s’éprendre d’elles, un pour en jouir, un pour les abandonner, deux pour les remplacer, et une heure pour les oublier. — Mais, à vous dire la vérité, je n’ai pas fantaisie d’en exiger davantage, et puisque vous allez vous marier, je songe à vous enlever demain Doña Ana de Pantoja.
Don Juan, que dites-vous là ?
Don Luis, ce que vous avez entendu.
Voyez, Don Juan, ce que vous entreprenez.
Le succès que je veux obtenir, Don Luis.
— Gaston !
Señor.
Viens ici. (Don Luis parle en secret à Gaston, et celui-ci s’en va précipitamment.)
— Ciutti !
Señor.
Viens ici. (Don Juan parle de même à Ciutti, et celui-ci sort de même.)
Vous maintenez ce que vous avez dit ?
Oui.
Il s’agit donc de la vie.
Ainsi soit.
(Don Gonzalo, se levant de la table devant laquelle il était resté immobile pendant cette scène, marche vers Don Juan et Don Luis.)
Insensés ! Vive Dieu ! si les mains ne me tremblaient pas, c’est à coups de bâton, comme des vilains, que je vous assommerais tous les deux !
Voyons cela !
C’est inutile, car j’ai vécu suffisamment pour n’avoir pas besoin de faire le brave quand je ne puis rien.
Allez-vous-en, alors.
Avant que je sorte, Don Juan, d’où vous pouvez m’entendre, il est nécessaire que vous écoutiez ce que j’ai à vous dire. Votre bon père, Don Diego, pour terminer des procès, vous a engagé en un mariage qui allait se célébrer incessamment. Mais moi, désirant voir par moi-même ce que vous étiez, je suis venu ici sur le soir, et ce que j’ai vu de vous, m’a fait rougir.
Par Satan ! vieil insensé, je ne sais comment j’ai gardé assez mon sang-froid pour l’entendre sans te châtier ! Mais dis vite qui tu es, car je me sens capable de t’arracher ton masque, et ton âme avec !
Don Juan !
Vite !…
Regarde donc.
Don Gonzalo !
Moi-même. Et là-dessus, adieu, Don Juan ; mais, de ce jour, ne pensez plus à Doña Inès. Car avant de consentir à son union avec vous, c’est le sépulcre, je le jure devant Dieu, que j’ouvrirais pour elle de ma propre main.
Vous me faites rire, Don Gonzalo. Venir me provoquer, c’est aller faire peur à un lion avec un mauvais bâton. Et puisque vous m’en donnez l’occasion, je tiens à vous avertir en retour, que, ou vous me la donnerez, ou, par Dieu, j’irai vous l’enlever.
Misérable !
C’est dit : une femme seulement, comme celle-ci, manque à ma gageure ; ainsi donc le pari est ouvert sur elle.
(Don Diego, se levant de la table où il était resté caché pendant la scène précédente, descend vers le centre du Théâtre, de manière à être en face de Don Juan.)
Je ne puis t’écouter davantage, vil Don Juan, car je redoute pour toi quelque foudre du ciel toute prête à t’anéantir. Ah !… ne pouvant croire ce qu’on disait de toi, voulant espérer qu’on mentait, je suis venu ce soir pour te voir. Mais je te jure, scélérat, que je m’en repens, puisqu’il fallait partir convaincu de ce que j’ignorais encore. Suis donc avec une ardeur aveugle ta honteuse frénésie, mais ne reviens jamais vers moi : je ne te connais pas, Don Juan !
Qui jamais est revenu vers toi ? Qui ose me parler ainsi ? Que m’importe à moi que tu me connaisses ou non ?
Adieu donc ; mais n’oublie pas qu’il y a un Dieu justicier !
Arrête !
Que veux-tu ?
Je veux te voir.
Jamais ! En vain tu me le demandes.
Jamais ?
Non !
Quand il me plaira !
Comment ?
Ainsi. (Il lui arrache son masque.)
Don Juan !
Indigne ! Tu m’as mis ta main à la face.
Par le Christ ! Mon père !
Tu mens ! Je ne le fus jamais.
Contenez-vous, par Belzébuth !
Non ! Les fils tels que toi sont fils de Satan. — Commandeur, que ce qui a été dit entre nous soit nul !
Je le pense bien ainsi, quant à moi. Partons.
Oui, partons d’ici, allons où l’on ne voit plus un tel monstre. Don Juan, je t’abandonne, désolé, dans les bras du vice ; tu me tues… mais je te pardonne au saint tribunal de Dieu ! (Don Diego et Don Gonzalo s’en vont à pas lents.)
C’est un long délai que vous me donnez ! mais remarquez : je tiens à vous avertir que je n’ai jamais été vous prier de me pardonner. Ainsi, ne soyez désormais tourmenté d’aucune inquiétude à mon sujet : car comme il a vécu jusqu’ici, vivra toujours Don Juan.
SCÈNE XIII
Ah ! Nous voici tirés d’embarras, et l’homélie n’a rien qui doive surprendre : ce sont là sermons de famille, de ceux dont je n’ai jamais fait cas. Ainsi c’est dit, Don Luis : Doña Ana et Doña Inès sont l’enjeu.
Et le prix est la vie.
Comme vous dites. Allons !
Allons.
(Une ronde se présente quand ils sortent, et les arrête.)
SCÈNE XIV
Halte-là… Don Juan Tenorio ?
C’est moi.
Je vous arrête.
Je rêve ! Pourquoi ?
Vous le verrez plus tard.
(s’approchant de Don Juan et le raillant.)
Tenorio, ne vous étonnez pas ; car, en considération de l’objet du pari, mon valet vous a dénoncé pour que vous ne gagniez pas.
Ah ! Je ne vous supposais pas une telle hardiesse, parbleu !
Vous voyez donc que, pour cette fois, Don Juan, la partie est à moi.
Eh bien, allons !
(Comme ils sortent, une autre ronde les arrête et entre en scène.)
SCÈNE XV
Arrêtez… Don Luis Mejia ?
C’est moi.
Je vous arrête.
Je rêve !… Moi arrêté !
Ah ! ah ! ah ! ah ! Mejia, ne vous étonnez pas, car, en considération de l’objet du pari, mon valet vous a dénoncé, afin que vous ne m’embarrassiez pas.
Je me tiendrai pour satisfait, quoique nous nous enfermions l’un l’autre à la fois.
Allons ! — Señors, nous restons donc au même point, et le pari dure toujours.
(Les rondes emmènent Don Juan et Don Luis ; beaucoup les suivent. Le capitaine Centcllas, Avellaneda et leurs amis restent en scène et se regardent les uns les autres.
SCÈNE XVI
Tout ceci semble un jeu, une comédie !
Si on ne l’avait vu, on ne le croirait pas !
Je tiens donc le pari pour Mejia.
Et moi pour Tenorio.