Don Juan Tenorio/Partie I/Acte II
ACTE SECOND
DON LUIS
DOÑA ANA DE PANTOJA
CIUTTI
PASCUAL
LUCIA
BRIGIDA
SCÈNE Ire
Me voici devant la maison de Doña Ana, et il est nécessaire que cette nuit je lui donne avis de ce qui se passe à Séville. Je n’ai rencontré personne, pour mon bonheur… Oh ! quelle inquiétude ! À cette heure, señor Don Juan, à chacun sa fortune. Si l’honneur et la vie sont en jeu, mon adresse et ma valeur joueront pour ma vie et pour mon honneur… Mais quelqu’un s’approche.
SCÈNE II
Qui croirait pareille affaire ! Jésus ! quel scandale ! Arrêtés !
Que vois-je ? Est-ce Pascual ?
C’est à s’en casser la tôle !
Pascual !
Qui m’appelle si vivement ?
Moi. — Don Luis.
Dieu m’aide !
Qui t’étonne ?
Que ce soit vous.
Vois, Pascual, dans quelle situation je me trouve ! Si je n’étais, moi, ce que je suis, et si je ne t’avais rencontré à cette heure, l’honneur de ma dame, de Doña Ana, périrait aujourd’hui.
Qu’est-ce que vous dites, là ?
Tu connais Don Juan Tenorio ?
Oui. Qui ne le connaît ici ?… Mais, selon la voix publique, vous étiez arrêtés tous les deux. Voilà les mensonges de la foule !
Cette fois la foule a dit juste ! et Dieu sait que si mon cousin, le trésorier royal, n’avait bien voulu répondre de moi, Pascual, je perdais tout ce que j’estime le plus.
Comment donc ?
Tu es prêt à me servir ?
Jusqu’à la mort.
Eh bien ! écoute. Don Juan et moi nous nous tenons engagés dans une joute inutilement périlleuse ; mais si tu veux bien me venir en aide, tu peux me sauver plus que la vie.
Qu’y a-t-il à faire ? Voyons.
Nous avons donné, il y a quelque temps, dans une insigne folie : une gageure à qui des deux saurait faire pis avec meilleure fortune. Nous nous sommes tous deux conduits gaillardement, à qui mieux mieux ; mais c’est un Satan, et en fin de compte, il l’a emporté. J’ai opposé je ne sais quel mais ; nous avons dit je ne sais quoi à ce sujet ; et le fait est que lui, raillant orgueilleusement, me dit : « Et si cela ne vous agrée, puisque vous épousez dona Ana, je vous fais le pari que demain je vous l’enlève. »
Elle est bonne ! Il a eu l’effronterie de dire cela ?
Le mal n’est pas qu’il l’ait dit, Pascal, mais qu’il réussisse, à ce qu’il prétend.
Réussir ? Tant que je serai ici, ne vous en embarrassez point, Don Luis.
Je te jure que si je n’assure pas solidement le succès de la chose, je ne sais ce qu’il adviendra de moi.
Par la Vierge del Pilar, le craignez-vous ?
Non ! Dieu l’atteste ! Mais cet homme mène avec lui quelque diable familier.
Pour cela, soyez-en sûr.
Oh ! mon inquiétude est telle, que je ne m’en fie plus à moi-même, avec un homme aussi audacieux.
Je vous jure, moi, par Saint-Ginés, qu’avec toute son audace, un Aragonais a de quoi, sur ma vie, lui faire mauvais quartier ; nous verrons bien.
Ah ! Pascual, comme tu ignores ce que tu entreprends-là !
Je me suis vu dans de plus graves périls et n’en suis pas sorti mal.
Il se fonde sur le peu de temps qui reste pour se retourner, et sur ce qu’il est-ce qu’il est.
Et puis sur ce qu’un bon Aragonais ne saurait valoir un Tenorio… Tous ces insolents, spadassins de métier, ne sont que façade, et capables que de peu d’énergie. Ils ont une langue pour déshonorer les femmes, et des mains pour insulter les vieillards ou bâtonner les marchands. Mais quand une bonne épée, agitée par un bon bras, les convie à la mort, toute leur valeur tombe à rien. Leurs entreprises et leurs tapages se réduisent, tous tant qu’ils sont, à mal parler des filles et à fuir devant les patrouilles.
Pascual !
Je ne dis pas cela pour vous, car bien que vous soyez une tête folle, vous gardez une âme droite et vous vous battez bien, je l’atteste !
Mais si la valeur chez moi est si notoire, remarque, Pascual, qu’elle est proverbiale dans la famille des Tenorio. Et c’est parce que je connais bien l’excès de sa valeur, que j’ai peur que ses ruses ne me renversent, moi et mon honneur.
Puisque vous voici délivré, Don Luis, et que tant vous aiguillonne le mal de la jalousie, prévenez par l’astuce son astuce même. Que craignez-vous de lui ?
Je ne sais ; mais j’ai le soupçon que cette nuit lui permettra d’accomplir la chose.
Vous rêvez.
Pourquoi ?
N’est-il pas arrêté ?
Oui, certes ! mais je l’étais également, et un hidalgo a répondu pour moi.
Mais qui répondra pour lui ?
En définitive, je ne trouve qu’un seul moyen de me satisfaire.
Lequel ?
C’est, Pascual, que je passe cette nuit dans la maison même.
Considérez qu’ainsi vous vous jouez de l’honneur de Doña Ana.
Mais, mille tonnerres ! ne vais-je pas être au matin son mari ?
Mais, señor, ne vous dis-je pas que je vous suis garant, sur mon existence ?
Oui, je m’en rapporte à toi pour te dégager d’une attaque ; non, d’une ruse subtile. Et puis enfin, ou je passerai la nuit dans la maison, ou je barrerai la rue, quitte à me faire attraper par une ronde de justice.
Señor Don Luis, voilà qui dépasse l’entêtement, et c’est un caprice que je vous conseille d’abandonner : vous vous en trouverez bien.
Je ne l’abandonne pas, Pascual.
Don Luis !
C’est dit.
Vive Dieu ! tant d’angoisse ?
Tu diras ce qu’il te plaira, mais je me porte beaucoup moins garant des femmes que de Don Juan. Et puisque le cas est extrême et la chose entreprise par deux fous, un fou intrépide fera bien, vis-à-vis d’un fou sans âme.
Considérez bien ce que vous dites ; pensez que moi, je sers Doña Ana depuis qu’elle est née, et que demain vous serez son époux, Don Luis.
Pascual, cette heure-là arrivée et ce droit acquis, je saurai être son mari et ferai qu’elle soit bien mariée. Mais en attendant…
Ne parlez pas davantage. Je vous connais depuis que vous étiez enfants et sais ce que c’est que les inclinations, par la vie de Barrabas ! Écoutez : mon logement est suffisant pour nous deux ; demeurez-y. Mais donnez-moi votre parole de rester muet.
Je te la donne.
Et jusqu’à demain, unis en une double prévoyance, nous monterons la garde.
Et Doña Ana sera sauvée.
Ainsi soit !
Eh bien ! allons.
Arrêtez. Qu’allez-vous faire ?
Entrer.
Déjà ?
Qui sait ce qu’il fera, lui ?
Réprimez vos appétits jaloux ; cela ne peut pas être avant que mon maître, Don Gil de Pantoja, ne se retire et que tout repose dans le silence.
Par le… !
Eh ! Donnez donc une fois une courte trêve à l’amour !
Et a quelle heure ce bon seigneur a-t-il coutume de se coucher ?
À dix heures. Il y a sur cette petite rue étroite une fenêtre grillée : appelez-y, à dix heures, et jusque-là reposez-vous sur moi.
C’est chose faite.
Don Luis, à tout à l’heure donc !
Adieu, Pascual, à tout à l’heure !
SCÈNE III
Jamais je n’eus telle inquiétude. Il me semble que cette nuit est une date fatale pour moi… et je ne sais quel vague pressentiment, quel désastre, redoute mon âme oppressée. Par Dieu, je n’ai jamais pensé que j’aimerais ainsi Doña Ana, et pour nulle autre je n’ai éprouvé ce que j’éprouve pour elle… Oh ! sur ma foi, ce qui m’épouvante, de Don Juan, ce n’est pas sa valeur, mais sa chance. Il semble que Satan le préserve dans tout ce qu’il entreprend. Oui, oui, c’est un homme infernal, et je tiens, quant à moi, que si je m’éloigne d’ici, il me jouera, malgré Pascual. Bien qu’il me traite de téméraire, je veux entrer ; car avec Don Juan, les précautions ne sont pas choses à regarder comme superflues. (Il appelle à la fenêtre.)
SCÈNE IV
Qui va là ?
N’est-ce pas Pascual ?
Don Luis !
Doña Ana !
Tu appelles par la fenêtre, à cette heure ?
Ah ! Doña Ana, que tu arrives au bon moment !
Que se passe-t-il donc, Mejia ?
Un engagement pour ta beauté avec un homme que je redoute.
Et qu’y a-t-il en lui qui t’épouvante, quand tu es le maître de mon cœur ?
Doña Ana, tu ne peux comprendre ce qu’est cet homme, sans connaître son nom et sa fortune.
Sa bonne fortune sera vaine, avec moi ; tu vois bien que quelques heures seulement nous séparent du mariage, et que tu es assailli par de vaines terreurs.
Dieu m’est témoin que rien ne me fait peur, pour ce qui est de moi, tant que je tiens une épée, et à condition que cet homme vienne face à face sur moi. Mais s’il est audacieux comme le lion, il est aussi rusé et prudent comme l’astucieux serpent…
Bah ! dors en paix, Don Luis ; son audace et sa prudence n’obtiendront rien de moi, car c’est en toi que je garde enfermée la bonne renommée de ma vie.
Eh bien, Ana, au nom de cet amour dont tu m’assures, et pour ne pas craindre cet homme, je vais te demander une faveur.
Dis ; mais bas, si quelqu’un écoutait par hasard.
Entends donc. (Ils parlent bas.)
SCÈNE V
Señor, sur ma vie, votre fortune est heureuse et extrême.
Ciutti, il n’y a personne comme moi ; tu as bien vu avec quelle facilité le brave geôlier, homme prudent, a traité avec moi et m’a donné liberté. Mais ce n’est pas le moment de parler de cela : tu as accompli mes ordres ?
Je les ai tous exécutés, mieux que je ne pouvais espérer.
La béate ?
Voici la clef de la porte du jardin, mais il faudra une escalade pour finir ; car, comme vous savez bien que c’est l’usage, les murs de ce couvent n’ont aucune entrée.
Et elle t’a donné une lettre ?
Aucune ; elle m’a dit qu’elle allait, dans le moment, se mettre en route ; qu’elle s’en retournait au couvent et qu’elle parlerait à vous.
Cela est mieux.
Je le pense aussi.
Et les chevaux ?
Je les ai déjà la, sellés et bridés.
Et les hommes ?
Ils sont près d’ici.
Bien, Ciutti. Tandis que Séville repose tranquille, et dort en me croyant en prison, j’ajoute deux autres noms à ma liste si nombreuse. Ah ! ah !
Señor…
Quoi ?
Taisez-vous.
Qu’y a-t-il, Ciutti ?
En doublant le coin, j’ai vu un homme à cette fenêtre grillée près d’ici.
C’est la vérité ; l’aventure alors n’en est que meilleure : et serait-ce lui ?
Qui ?
Don Luis.
Impossible.
Allons donc ! Ne suis-je pas ici, moi ?
Il y a une différence entre lui et vous.
Je crois, Ciutti, que voici la preuve : on aperçoit là bas une dame, à travers la grille.
Une servante, peut-être.
C’est ce qu’il importe de voir, parbleu ! Ne perdons pas l’occasion ni ma réputation. Attention Ciutti ! Tu vas te glisser avec quelques-uns des miens par cette rue, comme si vous étiez une ronde, et faire, en l’inspectant, tout le tour de la maison.
Mais dans ce cas, elle fermera la fenêtre.
Eh bien ! de cette façon, elle ignorant tout, et lui pris, le champ nous restera libre.
Vous dites bien.
Cours, et arrête-le, car c’est en quoi consiste la victoire.
Mais si le truand fait résistance ?
Alors, fends-le en taille.
SCÈNE VI
Tu me donnes donc ton agrément ?
Je consens
Tu es satisfaite, de cette façon-là ?
Absolument.
Je veillerai donc sur toi jusqu’au jour.
Oui, Mejia.
Que le ciel te paie, mon Ana, une satisfaction aussi parfaite !
Pour que tu me juges sincère, je consens à tout, Mejia.
Je reviendrai donc à un autre moment.
Oui, à dix heures.
Tu m’attendras, Ana ?
Oui.
Ici ?
Et tu seras ponctuel, hein ?
Je le serai.
Je te donnerai donc la clef.
Et une fois moi dans ta maison, que vienne Tenorio !
Quelqu’un passe… À 10 heures !
J’y serai.
SCÈNE VII
Mais on se rapproche. Qui va là ?
Celui qui va.
De qui va ainsi, que conclure ?
Qu’il veut…
Voir si je lui arrache la langue ?
Le champ libre.
Il est gardé.
Et moi, suis-je manchot ?
Vous pourriez le demander avec courtoisie.
Et à qui ?
À Don Luis Mejia.
Celui qui va veut le champ libre.
Vous me connaissez ?
Oui.
Et moi vous ?
L’un et l’autre.
Et sur quoi se fonde le débat ?
Sur la rue.
Pour en être maîtres tous deux ?
C’est cela.
Nous sommes deux, sans plus, qui puissions en avoir besoin en même temps.
Je le sais.
Vous êtes Don Juan.
Parbleu ! Et nous voici tous les deux dans la rue.
Ne vous a-t-on pas arrêté ?
Comme vous.
Vive Dieu ! — Et vous avez fui ?
Je vous ai imité. Et après ?
Vous perdrez.
Nous ne savons pas.
Nous le verrons.
Nous tenons tous deux ensemble la dame assiégée, et vous voilà pris.
J’ai le temps.
Temps perdu pour vous.
Vive Dieu ! c’est que nous verrons !
(Don Luis tire son épée ; mais Ciutti, qui s’est glissé adroitement avec les siens jusque derrière lui, l’arrête.)
Senor Don Luis, voyez-le donc.
C’est trahison.
La bouche !… (aux siens, qui bâillonnent Don Luis.)
Oh !
Attachez-le par derrière (ils lui attachent les bras,) davantage. — L’entreprise, señor Mejia, est digne de moi. — (Aux siens) : Enfermez-le-moi jusqu’au jour. (À Don Luis) : Le pari est déjà dans ma main. Adieu, Don Luis ; si je vous le gagne, c’est trahison, mais digne de moi.
SCÈNE VIII
Bonne aventure, par tous les cieux ! Voilà de celles qui donnent la renommée ; en attendant que je lui souffle la dame, il s’arrachera les cheveux, enfermé dans ma cave. Et elle ?… Quand elle croira se trouver avec lui… Ah ! ah ! — Oh ! et il ne peut se plaindre ; c’est du franc jeu. Je l’ai envoyé en prison, et il en est sorti ; il m’y a envoyé, et j’en suis sorti : notre rencontre ici était forcée… Le voilà parti. Chacun défend ses positions, dans un aussi grave pari. Mais Mejia est en mauvais termes avec le sort, et il perd encore celui-là. Nonobstant, et pour tout prévoir, il n’est pas de trop de s’assurer de Lucia : n’allons pas gâter l’affaire, pour si aisée qu’elle soit. — Mais par là-bas une forme noire s’approche…, et, à ce qu’il me semble, cette forme est une femme. — Autre aventure ? À merveille.
SCÈNE IX
Caballero ?
Qui va là ?
Êtes-vous Don Juan ?
Par la vie !… c’est la béate ! Ma foi, je l’avais déjà oubliée. Approchez, je suis Don Juan.
Êtes-vous seul ?
Avec le diable.
Jésus-Christ !
Je dis cela pour vous.
C’est moi qui suis le diable ?
Je le crois.
Allons ! Quelles idées vous avez ! C’est bien vous qui êtes un petit diable…
Qui te remplira la bourse, si tu le sers.
Vous le verrez.
Eh bien ! décharge ton cœur. Qu’as-tu fait ?
Tout ce que m’a dit votre valet… Et quel mauvais insecte que ce Ciutti !
Qu’a-t-il fait ?
C’est un grand coquin !
Ne t’a-t-il pas remis une bourse et un papier ?
Doña Inès doit être, à cette heure, en train de le lire.
Tu l’as préparée ?
Sûrement ! Et je l’ai convaincue si adroitement et de telle manière qu’elle vous suivra comme un agneau.
Cela t’a été si facile ?
Bah ! Pauvre oiselle enfermée et née dans sa cage, que sait-elle s’il y a plus de vie ailleurs, et plus d’air où voler ? Elle qui jamais ne vit briller ses plumes aux splendeurs du soleil, que sait-elle des couleurs dont elle peut s’enorgueillir ? La pauvrette ne compte pas dix-sept printemps, et vierge encore aux premières impressions de l’amour, elle n’a jamais conçu le bonheur en dehors de sa propre demeure, où on l’a traitée, depuis l’enfance, avec une prudente rigueur. Et tant d’années monotones de solitude et de couvent ont tenu sa pensée resserrée en des matières si mesquines, un espace si restreint et un cercle si étroit, que le cloître était sa destinée et l’autel sa fin. « Ici est Dieu », lui a-t-on dit ; et elle dit : « Ici je l’adore. » — « Ici sont le cloître et le chœur » ; et elle pensa : « Il n’y a rien de plus là-bas. » — Et sans autres illusions que ses songes enfantins, elle a passé dix-sept avrils, et peut-être ne s’en rend pas compte.
Et elle est jolie ?
Oh ! comme un ange !
Et tu lui as dit ?…
Figurez-vous quel affreux chaos je lui aurai mis dans la tête, Don Juan ! Je lui ai parlé de l’amour, du monde, de la cour et des plaisirs, et dit combien avec les femmes vous êtes prodigue et galant. Je lui ai expliqué que vous étiez l’homme à elle destiné par son père ; je vous ai peint comme mort d’amour pour elle, désespéré pour elle, pour elle persécuté, et pour elle décidé à perdre vie et honneur. Enfin mes douces paroles, en se nichant dans ses oreilles, ont attiré après elles ses désirs mal endormis, et allumé au fond de son cœur une flamme si violente que déjà elle vous aime et ne pense plus qu’à vous.
Une aussi excitante peinture me transporte les sens, et mon âme ardente me remplit de sa passion insensée. Cela a commencé par un pari, une extravagance l’a suivi, un désir en est né aussitôt, et aujourd’hui le cœur me brûle. C’est peu, le milieu d’un cloître ; dans l’enfer même je descendrais, et à coups d’épée je l’arracherais des bras de Satan ! Oh ! précieuse fleur dont le calice ne s’est pas encore ouvert à la rosée, Don Juan va te transplanter dans le jardin de ses amours… Brigida ?
Je reste là à vous écouter, et vous me faites perdre le jugement. Je vous croyais un libertin sans âme et sans cœur.
Tu t’étonnes de cela ? N’est-il pas clair qu’un objet si exquis a de quoi intéresser deux fois plus que les autres ?
Vous avez raison.
Et maintenant, à quelle heure se retirent les mères ?
Elles seront déjà rentrées chez elles. Vous avez prévu toutes choses ?
Toutes.
Eh bien ! aussitôt qu’on sonnera pour les âmes du Purgatoire, sautez dans le jardin au moyen d’une perche, et vous pourrez facilement entrer dans le couvent avec la clef que je vous ai envoyée. C’est celle d’un cloître obscur et étroit : suivez bien droit, et vous donnerez avec peu de peine sur notre cellule.
Si je réussis à dérober un si grand trésor, il faudra que je te donne ton poids d’or
Il ne tient pas à moi, Don Juan.
Va et attends-moi.
Je vais donc entrer par la porterie, et fermer les yeux à sœur Maria, la tourière. Jusqu’au revoir.
(Brigida s’en va ; un peu avant la conclusion de cette scène, apparaît Ciutti, qui s’arrête et attend, dans le fond.)
SCÈNE X
Eh bien ! mon maître, voilà une glorieuse partie ! J’ai fait bien des choses jusqu’à cette heure, mais, par Dieu, celle d’aujourd’hui aura de quoi me mettre en réputation. — Mais je vois que déjà Ciutti m’attend. (L’appelant.) Mon lévrier !
Me voici.
Et Don Luis ?
Vous êtes débarrassé de lui pour aujourd’hui.
À présent je voudrais voir Lucia.
Vous pouvez le faire ici (montrant la fenêtre grillée à droite). Je l’appellerai, et quand elle aura paru à mon signal, vous la pourrez aborder.
Appelle donc.
Elle connaît trop bien le mot d’ordre pour hésiter à accourir.
Si seulement elle arrive, le reste est mon affaire.
(Ciutti appelle à la fenêtre grillée, au moyen d’un signal qui paraît convenu. Lucia montre la tête, et à la vue de Don Juan, s’arrête un moment.)
SCÈNE XI
Que voulez-vous, bon caballero ?
Je veux…
Que voulez-vous ? Voyons un peu.
Voir…
Voir ? Que verrez-vous à cette heure ?
Ta maîtresse.
Allez à la male heure, hidalgo. Qui pensez-vous qui demeure ici ?
Doña Ana Pantoja ; et je veux voir ta maîtresse.
Vous savez que Doña Ana se marie ?
Oui, demain.
Et déjà il faut qu’elle soit si infidèle ?
Oui, elle le sera.
N’est-elle donc pas à Don Luis Mejia ?
Oh ! le jour d’après. Aujourd’hui n’est pas demain, Lucia. Moi j’ai affaire aujourd’hui avec Doña Ana, et si elle se marie demain, demain sera le jour d’après.
Ah ! — Elle compte vous recevoir ?
Possible.
Que dois-je faire, s’il faut vous servir ?
Ouvrir.
Bah ! — Et qui ouvre cette forteresse ?
Cette bourse.
De l’or !
Son éclat t’a vite frappée.
Combien ?
Plus de cent doubles.
Jésus !
Compte et dis : Cette maison, cette bourse pourra-t-elle l’ouvrir ?
Oh ! s’il est, celui qui me dore le bec…
Très riche.
Oui ? — Quel nom porte le galant ?
Don Juan.
Son nom de famille, connu ?
Tenorio.
Âmes du Purgatoire ! Vous Don Juan ?
Pourquoi cet effroi, s’il se présente à tes yeux très riche, Don Juan Tenorio ?
La serrure grincera.
On prendra ses sûretés avec elle.
Et avec moi, qui ? Par Belsébuth !
Toi-même.
Et qui m’ouvrira le chemin ?
Un sage jugement.
Bah ! — Suivez votre destin.
On doublera la somme.
Je me rends.
Tu vois bien que ton sage jugement sait prendre ses sûretés avec tout.
Donnez-moi quelque temps, pardi !
Jusqu’à dix heures.
Où faut-il vous chercher, — ou vous moi ?
Ici.
Alors vous serez ponctuel, hein ?
Je le serai.
Je vous apporterai donc une clef.
Et moi une autre somme égale.
Ne me jouez pas.
Non, en vérité : à dix heures je serai ici. Ainsi, adieu, et fie-toi à moi.
Comme à moi le beau galant.
Adieu, donc, franche Lucia.
Adieu donc, riche Don Juan.
(Lucia ferme la fenêtre. Ciutti s’approche de Don Juan à un signal de celui-ci.)
SCÈNE XII
Avec l’or, rien qui manque son effet. — Ciutti, tu sais déjà mes intentions : à neuf heures, au couvent ; à dix heures, dans cette rue. (Ils s’en vont.)